François NICOLAS

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VERTIGES, MOMENTS FAVORIS (1)






On prend aisément le parti de considérer le geste musical comme s'il était sculpté dans le matériau sonore. Le geste serait ainsi cette modalité particulière de plénitude qui s'épanouit en corps sonore, profile des membres gorgés de présence et d'évidence. En cette approche, le geste s'impose à la perception d'être lesté d'une substance qui lui confère densité et contours. On déclarera alors trouver, en ce trait substantiel, le fondement de cette gravité du geste qui lui autorise puissance de significations; sans doute accordera-t-on que le sens qui procède du geste reste ainsi équivoque, soumis à l'herméneutique de l'interprète et de l'auditeur mais on tiendra que cette pluralité fait précisément l'Un du geste, composant l'épaisseur de son trait, meublant la surface temporelle qu'il découpe.

Le geste serait donc le vecteur privilégié de cette conception du temps musical où la durée procèderait d'une permanence substantielle, d'une persistance de ce qui est disposé en présence. Sans doute l'éloge du geste peut-il prendre un autre tour et faire valoir moins la durée du moment musical qu'il organise que l'incise de l'instant qu'il délimite de son point d'irruption; c'est donc seulement une modalité particulière de conception du geste que je convoque ici.

On peut également établir de bien d'autres façons le temps musical comme apothéose de la présence sonore; en recourant par exemple aux catégories qui exhaussent la densité du matériau sonore: on relèvera ainsi l'abondance des partie(l)s dont regorge le timbre, tel un organe débordant d'attributs, mais on pourra aussi faire valoir le penchant dynamique du matériau et sa vertu dialectique. Le geste n'a donc ici nulle exclusivité: il n'est qu'une des versions possibles pour fonder en présence le phénomène musical.


Le parti que je voudrais tenter ici de suivre propose de décliner tout autrement temps et geste musicaux. Le point de départ en serait ceci: il n'y a pas lieu de confondre présence et existence et, de manière plus circonscrite, il ne convient pas de faire équivaloir présence perceptible et existence sensible. S'il est vrai que l'art est le champ d'exercice de la pensée sensible et que la musique est le nom de cette pensée particulière qui procède du sensible sonore, il n'en découle nullement que la réflexion doive prendre pour catégories centrales celles de perception et de présence, comme s'il n'y avait de sensible que de perceptible et de l'existant que de l'exposé en présence. Sans nier la pertinence des catégories de perception et de présence (dont on sait qu'elles sont philosophiquement articulées)(2), je tenterai seulement, sous un biais ici très particulier, d'indiquer qu'elles ne sauraient prétendre à l'hégémonie; et si elles parviennent parfois à se présenter telles, c'est au prix de confusions qu'il convient de dissiper.

Il s'agit là, en quelque sorte, de circonscrire le champ de validité de ces catégories et, par là, de procéder à ce même type d'opération de pensée auxquels ont procédé certains mathématiciens du 19· siècle (Bolzano, Riemann, Weierstrass) dans le domaine des fonctions quand ils ont disjoint les propriétés de continuité et de dérivabilité: jusqu'à Cauchy en effet, on tenait que toute fonction continue était nécessairement différentiable (et vis versa); on admettait donc que ces deux propriétés s'équivalent. Bolzano le premier exhiba une fonction possédant une caractéristique sans l'autre (une fonction continue non dérivable) et Weierstrass poursuivit l'entreprise. Riemann travailla parallèlement sur la refonte de la catégorie de dérivabilité qui découlait de cette découverte et, ce faisant, inaugura une nouvelle conception de l'intégration (l'opération mathématique inverse).

Le processus effectif de transformation radicale de la pensée mathématique ainsi engagé tressait à la fois l'établissement de faits et la recomposition des concepts. Nulle succession imposée en cette affaire où l'on aurait vu un fait s'autoaffirmer en préalable à toute pensée mathématique, la réflexion venant ensuite s'emparer de ce qui lui aurait été ainsi prodigué de l'extérieur: il n'y avait en réalité qu'un unique processus de pensée où il s'agissait tout à la fois de concevoir la difficulté, d'examiner les concepts et de construire ce qui deviendrait ensuite un pas acquis, un nouveau fait composé comme tel par/pour la science mathématique.

Je ne tiens pas qu'il y ait de science de la musique quoiqu'il y en ait un savoir. Je ne cherche nul modèle en la pensée mathématique et ne l'ai mentionnée qu'en tant qu'exemple: exemple de trouée dans le réseau des significations établies, de disjonction et de mise en doute de ce qui prend la forme de données apparemment bien établies. Je tiens en effet que s'il y a bien une réflexion musicale qui mérite ce nom, c'est-à-dire une pensée de la pensée musicale, ou -plus précisément- une pensée discursive de la pensée sensible, il y a sens à dialoguer avec d'autres domaines. Que ceci doive se faire sous conditions de la philosophie ne fait pas de doute à mes yeux et suffit à récuser cette vielle habitude (d'origine positiviste) qui croit pouvoir directement corréler science et art. Tel n'est pas mon propos.


La réflexion musicale actuelle semble tenir comme allant de soi que la perception soit le nom de l'activité sensible et que la présence (sonore) soit le mode d'existence de la musique au point que s'interroger sur le bien fondé de tels postulats puisse même paraître une question insensée. Et le geste musical de se trouver ainsi mobilisé comme figure éminente faisant règle de la présence et de la perception.

Pour restreindre ici mon champ, je tenterai simplement d'exhausser un point qui disjoigne les figures que je crois indûment confondues. L'enjeu restera modeste: il consistera à ouvrir un écart local qui invite ultérieurement à recomposer plus globalement les catégories en cause. Pour cela, je ne choisirai pas d'abandonner la catégorie de geste à cette modalité de pensée que j'ai décrite. La césure que je propose traversera donc le geste lui-même et refusera de le disposer d'un seul coté du partage. C'est ainsi qu'il y aurait (peut-être!) des gestes -un seul y suffirait- qui ne soient pas saturés de présence sonore mais puissent cependant prétendre à l'existence musicale; il y aurait un geste -au moins- qui ne relèverait pas strictement du perceptible tout en étant éminemment sensible.

Bien sûr, on songe alors à orienter sa recherche vers la pure et simple négation des catégories précédentes; on tenterait ainsi de fonder l'altérité recherchée sur l'imperceptible et le silence -cette absence sonore par excellence-. Telle ne sera pas ma méthode: une pareille inversion des catégories ne saurait établir l'écart auquel je songe; le renversement maintient trop étroitement le terme auquel on s'oppose comme point fixe, comme référent-pivot et interdit ainsi un déplacement effectif de la pensée. Et l'on sait trop que l'absence n'est qu'une autre modalité de la présence, que leur accord sous-jacent mais profond s'établit en une conception parménidienne de l'Etre où l'une est l'éloignement de ce dont l'autre est le voisinage (3). De même l'imperceptible -que ce soit telle ou telle composante enfouie dans le timbre, telle ou telle nuance investie dans le geste- ne saurait tenir lieu d'opérateur de descellement, pas plus que le concept mathématique de discontinuité ne saurait faire vaciller celui de continuité. Il faut plutôt produire une catégorie transversale qui soit à la fois sensible et diagonale par rapport à la polarité perceptible/imperceptible, qui soit une modalité d'existence musicale insituable dans la stricte dualité présence/absence.


***


Chacun, pour son propre compte, a en tête ce que Schoenberg appelait "ses moments favoris", ces brèves séquences d'oeuvres musicales qu'il affectionne au plus haut point et autour desquels, pour lui, la musique s'institue. Non point qu'elle prenne nécessairement élan en ces endroits -ces moments sont rarement les premières mesures des oeuvres- mais plutôt qu'en ces moments quelque chose se noue pour l'oreille, quelque chose advienne, qui n'était pas encore là et qui ensuite inaugure un parcours possible pour l'auditeur, une continuité envisageable pour l'attention.

François Regnault a relevé (4) combien le théâtre se soutenait de telles occurrences; il en a prélevé le paradigme dans le commentaire que fait Lacan de la première scène d'Athalie, dans ces "points de capiton" où signifiant et signifié s'accrochent (5), arrimant ainsi en quelques endroits le glissage incessant de l'un sous l'autre, faute de quoi sinon l'être parlant deviendrait psychotique -et quel auditeur n'a pas eu le sentiment d'être en proie à une telle menace lorsqu'il écoute certaines oeuvres (en certaines "interprétations"!), lorsque rien n'arrive à s'enclencher, quand le glissement sonore ne cesse d'opérer sans aucun arrimage musical en perspective, et que tout cela n'en finit plus de s'écouler-. La gesticulation, ce recours répétitif et désordonné aux gestes, est ici bien souvent le péril: si le geste connote l'idée de références et de significations et par là tend à y asservir le matériau musical, interrompant en son point d'émergence "le glissement incessant du signifié sous le signifiant", si le geste est donc à même, lorsqu'il est bien calculé et d'une occurrence précise, de fonctionner comme point de capiton, sa réitération intempestive conduit au résultat inverse et disloque irrémédiablement le tissu musical qui devient cloué en d'innombrables points incompatibles; et l'on sait que ce péril de la gesticulation menace tout autant l'interprétation que la composition contemporaine. Il ne saurait y avoir qu'un (ou deux?) point de capiton dans une oeuvre, faute de quoi celle-ci serait écartelée et démembrée.


Mes moments favoris fonctionnent bien souvent comme de tels points: à la fois ils m'assurent que la musique existe bien -quoiqu'elle soit rare, "plus rare encore que l'amour" disait déjà P.J.Jouve (6)- mais aussi ils m'introduisent à l'existence musicale de telle ou telle oeuvre. C'est en effet souvent à partir de tels points qu'une oeuvre musicale cesse pour moi d'être une nappe sonore, un voile jeté sur l'ordre courant des choses et devient une aventure proposée à l'oreille, une traversée incertaine et vacillante (7).

Un de mes moments favoris est ainsi la modulation (sol mineur-fa dièse mineur) qui ouvre, dans la 40· symphonie de Mozart, le développement du premier mouvement. Cette faille dont on peut mettre en évidence le caractère thématique (8) est le moment à partir duquel mon écoute devient véritablement tendue, astreinte par l'aléa de ce qui va suivre; plus exactement le moment à partir duquel elle peut être tendue car tout dépend là de l'interprétation: je ne suis jamais assuré que cela se produise mais je sais seulement que là doit se passer quelque chose pour que l'oeuvre naisse à ma sensibilité musicale.

Un autre de mes moments favoris est l'irruption de la foule lors de la Passion selon St Matthieu pour acclamer Barrabas. L'intervention au cours de l'oeuvre est ici très tardive. Ce n'est pas que je sois insensible à tout ce qui précède, ne serait-ce qu'au prélude initial et à ses lentes montées en spirales tournoyantes où quelque chose à la fois se cumule et semble en même temps aussitôt se dépenser, enivrant l'auditeur de ces échanges incessants où rien ne parait véritablement s'additionner et où tout ne cesse de se dissiper. Mais il y a là comme un premier temps qui rétrospectivement apparait telle une mise en condition (que l'on me pardonne ce terme de gymnastique), comme un préalable qui appelle et prépare autre chose, sans prétendre constituer à soi seul le développement principal. Peut-être ceci tient-il au fait -largement commenté par la philosophie (9)- qu'il faille toujours une double fondation, une occurrence répétée pour que s'instaure véritablement un nouveau principe de continuité. La clameur "Barrabas" serait ainsi pour moi ce second temps de La Passion, ce moment à partir duquel mon oreille stupéfaite est déstabilisée de sa première ivresse et, mise en danger, se dispose sur le qui vive et non plus dans l'euphorie.

Chacun pourrait proposer sa propre liste; et d'ailleurs comment résister au plaisir de se remémorer ces points de vacillement où s'établit pour chacun la certitude -improuvable et intransmissible mais bien réelle et décisive pour le sujet en proie à la musique- que cette dernière existe bien et qu'elle n'est pas une chimère. Pour en donner un autre exemple, je releverai ainsi la césure rythmique qui interrompt (autour de la mesure 270) le développement du premier mouvement de l'Héroïque. Et s'il me fallait évoquer l'opéra, le cri -féminin- jouerait bien souvent pour moi une telle fonction (celui de Donna Anna dans "Don Juan" ou de Senta dans "Le Vaisseau fantôme"), ce type de fonction du cri dans l'opéra ayant d'ailleurs été souvent relevé dans la littérature (10).

On voit combien de tels points de capiton arrachent l'auditeur au seul confort d'une passivité, d'une simple consommation du discours musical, comment ils peuvent fonctionner non point comme extase statique mais comme trouée dans le réseau dense des sonorités, comme déséquilibre entraînant l'auditeur en avant pour ne plus ensuite le lâcher ou, a contrario -si l'interprétation est ratée-, pour le laisser irrémédiablement désoeuvré et dépourvu de musique. Ces moments ne sont nullement, dans l'acception que j'en propose ici, des apothéoses; il ne s'agit nullement de la jouissance d'un paroxysme (dont le modèle serait pour moi le climax du 3· mouvement du concerto pour piano de Schumann); ces moments en effet sont à l'opposé d'être conclusifs. Il s'agit là plutôt de moments qui inaugurent un parcours possible, qui appellent une distance prise par rapport au train sonore des choses. Ces moments où l'envol du musical par rapport au sonore peut advenir, ces instants où s'opère ce que Mallarmé appelait "le miracle de la musique"(11), on peut raisonnablement leur reconnaître une identité de gestes: ils en ont la localisation restreinte, la concision intérieure en même temps que la diversité articulée.

Il est cependant un trait capital qui caractérise à mes yeux certains d'entre eux et que je voudrais ici dessiner. Pour cela je procéderai par contraste en convoquant ce geste célèbre par lequel Haydn fait jaillir au tout début de "La Création" l'éclat d'un Do majeur au moment même où Dieu proclame l'avènement de la lumière. Ce geste étincelant dont les vibrations s'étendent longuement, quoiqu'il joue d'un indéniable effet de surprise et mette en jeu une structure non d'apogée mais de rupture radicale (ne s'agit-il pas là d'ailleurs de la plus radicale rupture qui soit, la création du monde!) ne joue cependant pas du tout la fonction précédemment dévolue aux points de capiton.

Accordons-nous bien: ce trait discriminant relève moins de l'analyse musicale traditionnelle -encore qu'il serait facile d'en relever les constituants- que d'une approche plus directement guidée par la sensibilité particulière de l'auditeur; mais il sera aisé à tout un chacun pour qui la musique compte (ou a compté à quelque moment de son existence) de transposer ces exemples à ceux qui relèvent plus directement de sa propre sensibilité: je poserai, par hypothèse de travail, que le type d'expérience dont je parle ici est un universel de l'expérience artistique en matière musicale.

Si le geste de "La Création" n'inaugure rien d'équivalent à ce à quoi ouvraient les autres gestes, c'est en raison d'un trait essentiel: ce geste est trop massif, jouant de l'impact immédiat que procure la mise en présence de tout l'effectif orchestral. Qui plus est, le fortissimo qu'il imprime est longuement répercuté, déployé dans toute sa durée de résonances et d'échos: il emplit tout l'espace et tout le temps auxquels il peut légitimement prétendre. Il est un geste d'occupation, égal à ceux par lesquels Brahms ou Mahler attaquaient leur première symphonie; l'éblouissement qu'il procure tétanise l'attention plutôt qu'il ne l'éveille ou ne l'alerte. On a là l'exemple extrême de ce qui, exposé en présence sonore, ne saurait ne pas être perçu.

Ce qui assure selon moi la fonction d'alerte des autres gestes, c'est précisément un écart par rapport à une pure et simple parousie du sonore et tient à ce que je nommerai une force de vertige mise en jeu en ces moments singuliers. En chacun d'eux, il s'agit de trouée plus que de plénitude, il s'agit de défaillance réglée plutôt que de mise en place, il s'agit d'une coupure plutôt que d'une mise en route. Même dans le cas du "Barrabas" qui pourrait superficiellement s'apparenter au "Licht" de La Création par l'irruption d'une masse (ici vocale) imprésentée jusqu'alors, on saisit paradoxalement une vacillation plutôt qu'une affirmation: la promptitude de l'interjection, son hétérogénéité déversée n'inaugure pas un nouveau régime du discours musical (comme le fait le mode majeur dans La Création). Il y a là plutôt une sorte de déstabilisation et d'ébranlement général par excès évanouissant. D'où qu'ensuite, dans la Passion, la scène musicale se ressent autrement plus vaste que celle précédemment délimitée; et lorsqu'on pourra croire ultérieurement retrouver les contours antérieurs, on ne saurait désormais oublier la profondeur de champ ainsi brièvement dévoilée. L'air soliste qui bientôt suit se voit alors enchâssé dans un vide qui désormais l'entoure, tel un être humain perdu en une vaste place au sein d'une foule innombrable et qui, fermant les yeux, ne saisit plus cet espace et cette foule mais éprouve différemment ses propres contours, tel ce tournis déstabilisant l'homme qui, les yeux clos, tente de refaire ces mouvements simples qu'il parvient à réaliser sans effort lorsqu'il a les yeux arrimés à ses repères coutumiers.

Dans les autres exemples avancés, la dimension vertigineuse est encore plus immédiatement manifeste. Elle ne surgit pas d'une absentification du matériau, d'un silence inattendu qui épongerait la présence sonore. Elle est dans l'Héroïque une disruption dans la consécution de deux rythmes (à partir d'un rythme accentué à deux temps dans le cadre d'une mesure à 3/4). Dans la 40· symphonie, elle prend la forme d'une déchirure harmonique créant cette grande dérive modulante qui fera sentir ses effets tout au long du développement.

Ce qui m'intéresse en ces gestes est qu'ils soient à la fois éminemment sensibles et cependant difficilement perceptibles; en particulier la sensation de ces gestes n'a pas cette dimension transmissible qu'implique nécessairement la catégorie de perception. Si j'ai choisi de nommer vertigineux ces moments, c'est bien parce que le vertige est cette expérience sensible, difficilement intelligible pour qui ne la connait pas, qui peut d'ailleurs surgir à l'improviste et surprendre celui-là même qui croit en avoir l'habitude, expérience qui ne saurait se circonscrire en une dialectique absence/présence: l'essence du vertige ne réside nullement en l'absence d'un référent mais plutôt en un certain type de rapport direct au vide comme tel. Même si tel ou tel absentement est susceptible de le déclencher, le vertige ne procède pas d'une thématisation de l'absence mais bien d'une mise en relief du vide même, exhaussement qui n'a d'effectivité sensible que localement, en un point et non pas en étendue; si l'on se propose d'ailleurs de thématiser le vide en tant que tel, on tend nécessairement à l'objectiver en une nouvelle modalité de la présence, en un domaine désertifié et silencieux dont il s'agirait de faire l'expérience prolongée. Je ne convoque nulle "mystique" du vide et lui réserve, par les gestes précédemment décrits, une simple fonction d'incise locale et ponctuelle. Le rapport sensible qui en découle n'en est pas moins capital quoiqu'il soit radicalement sans étendue, ni "objectivité", en sorte qu'on a là, me semble-t-il, la donnée de gestes qui mettent en défaillance les catégories de perception et de stricte présence sonore tout en restant remarquablement sensibles et intégrés à la pensée musicale.

On m'objectera peut-être: comment pouvez-vous faire de la clameur "Barrabas" un exemple de tels gestes, en excès du perceptible quand il s'agit là à l'évidence d'une présence inévitable et éminemment perceptible quoique fort brève (une blanche)? C'est qu'ici j'en traite moins en soi qu'en situation, inséré dans "La Passion selon St Matthieu" et si je l'y relève, ce n'est pas pour la particularité de ce qui le compose intérieurement mais pour la spécificité de ses effets in situ. C'est là qu'opère un efficace vertigineux qui ne saurait être traité en objet (ni musical ni sonore), qui excède la perception objectivement définissable et qui cependant traverse le champ sensible de l'oeuvre et partage d'ailleurs nécessairement les sensibilités musicales.


***


J'ai prélevé mes exemples dans la musique tonale par souci didactique. Mais la musique contemporaine explore-t-elle également ce registre? Sans doute, quoique l'expérience devienne ici je crois encore plus singulière. Ceci tient déjà au rapport différent que la musique contemporaine entretient avec le thématisme. Une part de cette musique (en simplifiant: cette part de la musique sérielle qui va de Boulez à Ferneyhough) travaille en effet sur la dialectique présence/absence de l'objet musical et s'astreint par là à thématiser l'absence.

C'est le cas par excellence chez Brian Ferneyhough où cette dialectique s'exprime en celle du geste et de la figure. Le geste, pour lui, c'est l'objet musical, celui qui convoque la perception et la requiert d'identifier; mais chez lui cette identification est dans le même temps rendue vaine: c'est le même flux incessant qui à la fois coagule le geste en un point et aussitôt le dissout; la figure est le nom de cette capacité du geste à s'évaporer aussitôt que posé; elle est son versant d'absence et toute l'expressivité de sa musique tient à cette dissension des temporalités où d'un coté l'auditeur est convoqué au désir de perception, au désir d'identifier, de capter l'objet, et pour cela de retenir le temps pour mieux éployer la durée du geste, et de l'autre où le même auditeur se voit irrémédiablement emporté par le devenir en figures de ces mêmes gestes, par le flux incessant que rien n'arrête. En un certain sens très large du terme(12), c'est dire que cette pensée compositionnelle reste interne à une problématique thématique et c'est d'ailleurs ce qui, quand au fond et non quant aux techniques, arrime cette pensée au sérialisme.

Or les gestes vertigineux dont j'ai parlés n'ont pas en soi de caractère thématisable: il s'agit d'inserts locaux dont la fonction globale reste incertaine et livrée à l'aléa de l'oreille comme à celui de l'exécution. Leur destin au cours de l'oeuvre relève plus de l'attention en subjectivité de l'auditeur que d'un suivi analytique et "objectif" de la partition. Malgré cela ces instants n'ont nulle raison d'être ignorés des oeuvres contemporaines, y compris de celles qui conservent une inquiétude thématique: n'apparaissent-ils pas déjà lors des oeuvres hautement thématiques de l'ère tonale?

Pour moi, l'écoute d'une oeuvre contemporaine reste étroitement dépendante du surgissement de tels points vertigineux. Toute la différence avec la musique tonale et thématique est sans doute que ces points soient devenus fluctuants, insituables de manière relativement immuable comme j'ai pu le faire pour Bach, Mozart, Beethoven... Je sais cependant que les exécutions d'oeuvres contemporaines qui m'ont marqué ont toutes procédé d'un tel point. La nouveauté ressortirait plutôt du caractère empiriquement hasardeux et imprévisible de ces moments sans que la musique contemporaine, à mon sens, ne s'en exempte. Bien au contraire: là où la musique classique supportait plus facilement d'être exécutée sans ces "miracles" -sans doute s'y ennuie-t-on en leur absence mais au moins le réseau des significations communes reste noué et agissant- la musique contemporaine en devient plus étroitement dépendante. Et c'est donc d'un même mouvement que ces gestes y conquièrent absolue nécessité et occurrence aléatoire.


J'y reconnais une aptitude contemporaine de l'art musical pour disjoindre plus radicalement existence sensible et déploiement perceptible, comme on disjoint -ailleurs- être et présence. Cette capacité est aujourd'hui déniée par ce courant de pensée (à dominante positiviste) qui tente de faire de la perception le coeur de l'activité musicale, en particulier pour l'auditeur.

J'avancerai trois caractéristiques de la perception:

* La perception se meut dans l'espace de la présence (13); sa catégorie principale en musique est le sonore.

* La perception est une activité de construction de formes (14); elle n'est pas une passivité qui enregistrerait une réalité pré-structurée.

* La perception représente la chose par construction d'objets et constitue le sujet autour d'un désir d'objet (sonore ou musical).

Je tiendrai alors, selon cette triple approche de la perception, que la conscience musicale se joue dans la traversée oblique de cette faculté: non pas dans son plein exercice, savant et triomphant, mais en sa mise en défaillance réglée et insue de qui l'éprouve.

On retrouve bien là cette nécessité, déduite par Freud de son expérience analytique, "de séparer absolument perception et conscience; pour que ça passe dans la mémoire il faut d'abord que ça soit effacé dans la perception " (15). La vérité qui se joue en l'oeuvre d'art procède du sensible non par cumulation du perceptible, par récollection des objets qu'il découpe dans la présence sonore mais par incise subjective (ce qui désigne tout le contraire d'une pratique irrationnelle et impensable) dans le tissu ordonné des significations. En cette activité tout à la fois laborieuse et sans programme préétabli par laquelle la mémoire produit une continuité et invente un temps sans précédents, se joue que la musique continue de proposer, dans des conditions modernes, l'heureuse occurrence d'un vertige d'où le sujet musicien apprenne à procéder.


1 Article publié dans la revue du festival "Ars Musica 90". Bruxelles (Mars 1990)

2 "Ce que la pensée, en tant qu'elle est percevoir, perçoit, c'est le présent dans sa présence." Heidegger; Essais et conférences p.166 (Gallimard 1958)

3 Jean Beaufret: "Dialogue avec Heidegger" Tome I page 62 (Ed. de Minuit 1973)

4 Cf. "Le visiteur du soir - Comment peut-on parler d'un spectacle" François Regnault; Conférence n·1 du Perroquet (Avril 1985) (Ed. du Perroquet; Paris)

5 Cf. "Séminaire III: Les psychoses" J.Lacan p.304... (Seuil 1981)

6 Oeuvre Tome I p.929. Mercure de France (1987)

7 "Moments/Traversées du temps" intitulait Henri Michaux un recueil de ses poèmes.

8 Cf. "Cela s'appelle un thème" François Nicolas; Analyse Musicale n·13 (Octobre 1988) p.14

9 Cf. "Théorie du sujet" A.Badiou. Seuil (1982)

10 Par exemple: "L'opéra ou Le cri de l'ange" Michel Poizat; Ed. Métailié. Paris 1986

11 Cf. Oeuvres complètes; La Pléïade p.373

12 Cf. "Traversée du sérialisme" François Nicolas; Conférence n·16 du Perroquet (Avril 1988): p.35...

13 "Percevoir signifie: remarquer quelque chose de présent et, le remarquant, le prendre devant soi et l'accaparer comme chose présente." Heidegger; op.cit. p.165

14 "Dans toute perception, c'est-à-dire dans la forme la plus primitive de l'assimilation, l'essentiel est un acte ou plus exactement une imposition de formes." Nietzsche; La volonté de puissance, Tome II p.186 (Gallimard 1948)

15 Lacan: "Séminaire XI: les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse" p.46. Seuil. Paris