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LE FEUILLETE DU TEMPO
(Essai sur les "modulations métriques")
La théorie musicale ne prend guère en compte le fait que la musique "classique", celle par rapport à laquelle la musique "contemporaine" tente de se définir, tirait sa consistance de bien d'autres caractéristiques que celles de la seule tonalité. On a souvent réfléchi le point que la musique actuelle ne saurait plus se fonder sur le système tonal; et même si cela continue pour certains de faire problème, au moins est-ce unanimement considéré comme une question. Or la musique "classique" -j'entends par là très succinctement celle qui a précédé la première guerre mondiale- a reposé sur une vaste organisation musicale fortement déployée dans laquelle le cadre tonal n'en constituait qu'une part (sans doute capitale mais qui n'en était pas moins qu'une part); s'il s'agit, aujourd'hui encore, de penser la distance radicale qui à la fois nous en écarte et ce faisant nous y rapporte, il convient alors de ne pas nous en faire une représentation par trop restreinte.
Je tiendrai pour cela que la "musique classique" a disposé d'une triple assise où chaque fondement eut une égale importance: elle était tout à la fois une musique tonale, métrique et thématique.
Le premier aspect touche plus directement à l'organisation hiérarchisée des hauteurs mais aussi -à bien y regarder- à celui des timbres, de l'orchestration... Le deuxième concerne le problème rythmique, celui de la hiérarchie des durées; et le troisième porte sur la définition des objets musicaux (_).
Ton, mètre et thème constituent ainsi le trépied de cette musique "classique": on retrouve ici la triple problématique des hauteurs, des durées et des objets musicaux ou encore de l'harmonico-mélodique, du rythme et de la Forme. Le point remarquable est qu'on ait surtout réfléchi la détermination tonale quand les deux autres prescriptions sont restées relativement moins explorées.
Je n'ignore pas les recherches du XX· siècle en matière de rythme -celles de Bartok, de Stravinsky, de Conwell, de Nancarrow...- mais la réflexion sur le mètre musical et son mode propre de hiérarchisation m'apparait cependant être restée relativement en retrait. De même la réflexion sur le thème, sur sa fonction "classique" et sur l'éventuel usage moderne de cette catégorie, a sans doute connu quelques développements (_) mais ces questionnements, outre qu'ils aboutissent souvent à la conclusion qu'il n'y a pas lieu d'opérer sur ce plan des ruptures aussi radicales que celles qui ont prévalu en matière de tonalité, restent relativement latéraux et ne sont pas considérés comme décisifs pour l'avenir de la composition musicale.
Je tiens pourtant qu'il convient d'interroger à part égale ces trois fondements de la musique classique. Chacun sait bien qu'aucun de ces trois aspects ne saurait exister indépendamment des deux autres et que ton, mètre et thème ne sont pas des entités autonomes. Pour n'en donner qu'un exemple, Stockhausen avait remarqué, il y a longtemps déjà (_), que le rythme mozartien incorporait une détermination tonale et que les cadences de ses concertos étaient tout autant prescrites par leurs rythmes que par leurs harmonies. Et qui pourrait ignorer les rapports entre carrure (rythmique et mesurée), tonalité et positions thématiques. Il est clair qu'on n'a pas ici affaire à des entités aisément séparables, ne serait-ce que parce que la composition les dispose -de par son nom même- en réseaux intriqués. Chacun sait bien aussi qu'il n'existe pas plus de système tonal "en soi", pur et indépendant de toute oeuvre, qu'il n'existe de Forme-Sonate en soi ou de mètre musical canonique. Seule une opération singulière de la pensée peut en ce point distinguer, relier des données partielles et organiser de telles catégories.
Mon propos posera ici les limites dans lesquelles il choisit de se déployer: il s'agira de réfléchir le mètre musical (tel qu'hérité d'une tradition occidentale) et d'envisager les possibilités de son renouvellement contemporain. Nul parti-pris d'exhaustivité dans ce champ ainsi circonscrit, mais plutôt le désir d'un compositeur de réfléchir ce qu'il fait dans ses oeuvres, à la lumière de ce que font ou ont fait ces prédécesseurs qu'il ne saurait ignorer.
Je partirai d'une anecdote: Eliott Carter, il y a quelque temps, était interrogé à la radio sur la signification du terme "modulation métrique" souvent utilisé à l'égard de sa musique. Il était questionné sur ce point par un critique musical -doté de la compétence musicale requise- en présence d'un jeune compositeur du conservatoire -formé par quelques maîtres érudits de cette institution-. Or aucun des trois protagonistes ne sut (ou ne voulut) ce jour-là proposer une formulation simple du terme, chacun d'eux se rangeant à l'opinion qu'il s'agissait là de phénomènes trop complexes pour être cernables en quelques mots; moyennant quoi l'auditeur dut rester sur sa faim quand bien même le terme, devenu indéchiffrable, continuait d'être convoqué dans la suite de leurs propos.
Je perçois en cette éludation, adoptée ce jour-là -notons le bien- par E.Carter lui-même (il ne s'agit donc nullement là d'une ignorance ou d'un défaut d'instruction), le symptôme d'un retard significatif de la réflexion contemporaine sur les questions de rythme, de mesure et de mètre. Il eut été pourtant assez simple de définir le terme de modulation métrique: cela, en soi, ne présente pas plus de difficultés que de définir la catégorie de modulation tonale. On aurait pu ainsi avancer que la modulation métrique est un changement de tempo et de mètre par pivotement sur une unité stable de durée, de même qu'une modulation harmonique est un changement de tonalité par pivotement sur un même accord (selon une double fonction harmonique). Je ne prétends pas que cette définition soit immédiatement transparente mais elle n'est somme toute pas plus opaque que celle de la modulation tonale; et pour cette dernière nul commentateur averti ne se déroberait à l'expliciter s'il y était convoqué. De même il eut été tout aussi simple de fournir quelques exemples aisément identifiables de modulations métriques -et j'en donnerai en abondance un peu plus avant- quand les trois interlocuteurs de cette émission restèrent ici sur leur réserve.
Il me semble donc que le silence dans lequel ils se réfugièrent ce jour-là indique que le phénomène métrique et rythmique n'est pas réfléchi, théorisé et pris en compte avec la même clarté d'exposition que celui du ton et des hauteurs. On sait cependant qu'E.Carter a abondamment pratiqué ces modulations métriques et qu'il les connait donc parfaitement bien; c'est peut-être que la "connaissance sensible" qu'ont les musiciens contemporains de ces modulations métriques doit se transformer plus avant en "connaissance rationnelle". C'est en tous les cas à cette tâche que je voudrais m'employer ici, repartant pour ce faire du phénomène si spécifiquement musical de tempo; je tiens en effet qu'il y a là quelque chose du sensible musical qui est à la fois entièrement éminent et dont cependant la pensée contemporaine fait étrangement défaut.
Ce premier article se propose d'établir quelques catégories générales; un second article, consacré à l'analyse du travail rythmique d'E.Carter -en le mettant en parallèle d'avec celui de Bartok, Webern, Stockhausen et Ferneyhough- traitera plus immédiatement d'exemples prélevés dans le répertoire contemporain.
***
A. La trinité du tempo, triple détermination en une seule formule
Si l'on examine attentivement ce qu'est un tempo, on peut décomposer cette catégorie en trois aspects. Partons pour cela de la manière dont le tempo classiquement se note et -par exemple- de cette inscription: !=60
Que discerne-t-on? La forme de cette équation renvoie à la forme générale d'une égalité qu'on pourrait ainsi écrire: A=B et que je préfère noter ici, pour des raisons qui s'éclairciront plus loin, p=P.
On pose donc là trois inscriptions: un membre de gauche (! ou p), un membre de droite (60 ou P) et un signe médian d'égalité. Triplicité triviale mais qui mérite cependant notre attention.
Musicalement, cette inscription vise à convertir des durées écrites (des noires, des croches...) en des durées physiques (des secondes, des minutes...) selon le principe de leur notation par des fréquences (puisque "60" indique que 60 unités prendront place en une minute). Cette conversion semble se faire en un geste unique quand elle recouvre en fait trois aspects bien distincts si bien que le tempo va s'avérer compter trois là où l'on pourrait croire qu'il ne fait que compter un:
1. Le tempo d'abord inscrit une durée d'écriture: c'est le membre de gauche de l'équation, ici une noire. Par là, il prescrit (implicitement tout au moins: laissons ici de coté les exceptions tenant au caractère non mécanique de cette prescription) que l'on comptera et battra la mesure à la noire. On peut dire que le tempo définit ici la battue, la pulsation; et il n'est pas musicalement indifférent que cette pulsation soit prescrite comme s'écrivant en noires et non pas en croches ou en blanches: tout pianiste qui a abordé l'arietta de l'opus 111 connait l'importance qu'y joue la définition -apparemment arbitraire- d'une unité musicale à la triple croche (12/32) quand il semble qu'il eut été plus simple de choisir pour unité une valeur moins brève, une double croche par exemple; mais la noirceur de la partition ainsi engendrée n'en aurait pas été conservée, alors même que cet assombrissement établit une atmosphère de tension, de compression du matériau et suggère quelque disposition saturée et contrainte plutôt que détendue et dénouée. On voit par là que l'apparence "arbitraire" de cette écriture désigne précisément qu'il y avait en ce point un choix possible pour le compositeur et non pas qu'il n'y en ait pas eu (sous le fallacieux prétexte que toute décision eut été sans conséquence).
2. Le tempo inscrit ensuite (_) une fréquence: c'est le membre de droite de l'équation, ici le nombre 60. Ceci prescrit une fréquence de striure du temps physique en une succession régulière d'instants telle qu'il y en ait 60 en une minute. Les métronomes électroniques aujourd'hui disponibles matérialisent à l'envie cette donnée, qu'ils le fassent d'une impulsion sonore exactement ponctuelle -là où l'ancien métronome était plus complexe et, en un certain sens, plus "musical" par le moment intermédiaire qu'il inscrivait, entre deux déclics, de la trajectoire impulsive de son balancier- ou qu'il l'indique de brèves impulsions lumineuses qui n'ont plus cette puissance gestuelle du vieil instrument qui savait dynamiser la durée séparant deux instants consécutifs.
3. Enfin le tempo fixe une vitesse de paramétrage chronométrique par le signe "=" qui relie les deux membres de l'équation. Ici le tempo est saisi comme un simple flux dont il serait tout à fait équivalent de noter qu'il vaudra "noire=60" ou "blanche=30" ou encore "croche=120".
Pour rassembler cette triplicité de déterminations (_) on peut donc dire que le tempo prescrit:
* une battue par le membre de gauche,
* une fréquence par le membre de droite,
* une vitesse de paramétrage par le signe d'égalité qui les relie.
La définition de chaque terme est en soi indifférente à celle des deux autres: la battue sera semblable, qu'on note ! = 60 ou ! = 80. De même la fréquence sera la même si l'on inscrit noire=60 ou croche=60. Enfin la vitesse de paramétrage sera identique si l'on note noire=60 ou croche=120 puisque dans les deux cas le texte écrit sera paramétré ("défilera") à la même vitesse quoique battue et fréquence soient alors différentes.
Cette triplicité de déterminations n'est pas innocente; elle renvoie à une triplicité du temps musical: celle du moment, de l'instant et du flux. La battue se réfère au moment musical tel que disposé ici par une noire, la fréquence s'arrime à cette régularité d'instants ponctuels qu'elle décompte alors que la vitesse saisit le temps musical comme flux en cette modalité très particulière qui rapporte "le déroulement" de la partition à "l'écoulement" du temps physique.
Je tiens qu'on peut résumer le temps musical en une dualité de triangles où le sommet de l'un figure le coté de l'autre (et vice-versa) selon la représentation suivante:
On a posé ainsi trois temporalités distinctes -celle du moment (temporalité pulsée), celle de l'instant (temporalité striée) et celle du flux (temporalité lisse)- et trois modalités du temps: comme présent, comme durée et comme orientation (irréversible).
Chaque coté relie deux sommets. Ainsi dans le premier triangle chaque temporalité conjoint deux modalités du temps: le flux est le temps qui dure et celui qui est irréversiblement orienté, le moment est cette durée (sans orientation) du présent, l'instant est ce point sans durée du présent qui partage l'avant de l'après et par là oriente irréversiblement. Pour le second triangle, chaque modalité du temps est partagée en une dualité spécifique: le présent est moment (extatique) ou instantané, la durée est durée de persistance d'un moment ou durée d'intervalle dans un flux, le temps comme orientation peut être l'irréversibilité du flux ou l'irrépétable d'une interruption instantanée.
On remarque que le tempo a rapport à cette triple détermination du temps musical, plus particulièrement aux trois formes de temporalités:
la battue traite du moment c'est-à-dire d'une temporalité pulsée;
la fréquence traite de l'instant c'est-à-dire d'une temporalité striée;
la vitesse de paramétrage traite du flux c'est-à-dire d'une temporalité lisse (_).
Le tempo en ce sens rassemble une détermination complète du temps musical. Loin d'être une simple indication technique accessoire, il est une prescription capitale que chaque musicien intuitivement traite d'ailleurs bien comme telle: je ne prétends nullement découvrir ici quelque point ignoré des praticiens mais seulement tenter de mettre en forme ce que chacun d'eux connait.
L'équation réduite du tempo (p=P) peut alors être ainsi définie: une battue (p) est paramétrée (=) selon une fréquence (P). Ou encore: un temps pulsé (p) est rendu équivalent du point d'un temps lisse (=) à un temps strié (P).
Sans doute la perception ignore-t-elle cette analytique et synthétise-t-elle cette triplicité en un seul temps, ne serait-ce que parce qu'elle n'a pas de rapport direct au texte musical et donc à la battue écrite. On touche en cet endroit à une disposition stratégique du tempo: le tempo compose une dimension éminemment sensible du phénomène musical sans être pour autant perceptible en chacune de ses composantes. Ainsi en est-il en particulier du "temps lisse" dont je crédite le tempo (là où l'on pourrait croire qu'il signe au contraire son absence): ce temps, non perceptible comme tel dans le tempo (car non repérable, isolable, distinguable), en est cependant une strate sensible. Le tempo serait donc une des modalités par lesquelles la musique divise le sensible du perceptible (_).
Cet écart se trouve majoré dans le cadre de la musique contemporaine: bien souvent en effet non seulement la battue écrite et la vitesse de paramétrage y restent imperceptibles mais également la fréquence physique. On peut même avancer que le tempo devient ainsi dans la musique contemporaine une dimension inconsciente pour la perception de l'auditeur. Cette transformation par rapport à la musique "classique" doit, à mon sens, être prise comme une modalité de la rupture violente qui les disjoint.
B. Le trièdre du tempo, faisceau de trois plans.
Plus avant le tempo peut être vu comme une hiérarchie qui agit simultanément sur trois niveaux emboîtés. Cette hiérarchie est le coeur de l'organisation "mesurée" qui permet de distinguer -en allant de la durée la plus vaste à la plus restreinte- le niveau de la mesure, celui de la pulsation et enfin celui de la plus petite valeur (_). Décrivons cette hiérarchie à partir de l'exemple suivant:
1. Le premier niveau d'organisation rythmique met en jeu la plus petite durée susceptible d'être répétée. Je la nommerai impulsion et la noterai ultérieurement d'un "i"; c'est ici la double croche.
2. Le niveau immédiatement supérieur, qui constitue le registre médian, met en jeu l'unité de durée composée par sommation d'impulsions, supposées ici -par commodité d'exposition- toutes égales. Ce niveau concerne la pulsation (ou ce qui fut nommé, il y a bien longtemps, le tactus). Je le noterai d'un "p"; il est ici constitué de la noire.
3. Le niveau supérieur enfin est formé de la mesure et je l'inscrirai d'un "m"; il s'agit ici de la blanche pointée.
On a donc, du plus simple au plus composé: l'impulsion, la pulsation, la mesure. La composition progressive des unités supérieures peut être décrite comme multiplication de l'unité immédiatement inférieure. Si j'appelle "r" (pour "rythme") le nombre d'impulsions composées en une pulsation (ici r=4) et "t" (pour "temps" ou "tactus") le nombre de pulsations qui composent une mesure (ici t=3), j'aurai alors les formules élémentaires suivantes:
p=r*i et m=t*p d'où m=(r*t)*i soit ici:
!=4*! et !=3*! d'où !=(4*3)*i=12*!
Pour continuer de fixer un vocabulaire qui nous servira par la suite, je nommerai différemment les modifications de "vitesses" selon qu'elles vont affecter l'un ou l'autre niveau de cette hiérarchie. En effet les modifications de tempo n'affectent pas ces niveaux de manière nécessairement homogène et il importe donc de pouvoir les distinguer.
Je dirai que le niveau de l'impulsion est soumis à diminution ou augmentation, que celui de la pulsation est soumis à accélération ou ralentissement et que celui de la mesure est soumis à resserrement ou agrandissement. Quand le nombre r d'impulsions en une pulsation sera modifié, je parlerai de précipitation ou d'élargissement; quand ce sera le nombre t de pulsations (ou de "temps") en une mesure, je parlerai de contraction ou de dilatation. Il ne s'agit là que de conventions nominales qui permettront de qualifier précisément telle ou telle "modulation métrique".
Pour parachever le dispositif, il me faut distinguer pour chaque niveau ce qui concerne l'écriture d'une durée et ce qui concerne la notation de sa durée physique. Ceci concerne directement le tempo puisque nous avons vu que l'équation du tempo rapportait une durée écrite à une fréquence (c'est-à-dire implicitement à une durée physique).
Lorsque j'écris !=60 je note que la noire aura une durée telle qu'elle puisse se répéter uniformément 60 fois pendant une minute (et je note donc implicitement que sa durée physique sera d'une seconde). Conservant la notation habituelle du tempo où la durée physique n'est jamais inscrite mais seulement désignée par sa fréquence (en une minute), j'adopterai pour convention de noter d'une minuscule la durée d'écriture (ici "p" pour la noire) et d'une majuscule la durée physique désignée par sa fréquence en une minute (ici "P" pour 60) en sorte que l'équation précédente !=60 puisse être symbolisée par celle-ci: p=P.
On doit alors considérer, si l'on retient la triple hiérarchie définie précédemment, que la fixation d'un tempo pourrait s'inscrire bien autrement. En supposant ici que "r" et "t" soient fixés (c'est-à-dire le nombre -ici 4- d'impulsions par pulsation et le nombre -ici 3- de pulsations par mesure), on pourrait noter le tempo précédent par les équations suivantes: !=240 ou !=20. On retrouve bien là ce fait que la notation de la vitesse de paramétrage est relative et peut s'inscrire d'au moins trois manières différentes.
Si je généralise alors la distinction proposée entre minuscules et majuscules et que j'inscris systématiquement des minuscules pour désigner des durées d'écriture réservant les majuscules aux durées physiques définies par leur fréquence, je vois qu'au lieu d'écrire p=P (!=60) je peux aussi inscrire i=I (!=240) ou m=M (!=20). On passera facilement d'une forme à l'autre au moyen des "multiplicateurs" r et t selon les formules suivantes: i=r*P (!=4*60) et m=P/t (!=60/3); et l'on vérifie alors que les formules p=r*i (!=4*!) et m=t*p (!=3*!) [d'où m=(r*t)*i (!=12*!)] sont équivalentes aux formules I=r*P (240=4*60) et P=t*M (60=3*20) [d'où I=(r*t)*M (240=12*20)].
On voit donc que lorsque le tempo convertit une durée écrite en une durée physique (notée en fréquence), cette opération se déroule en vérité sur les trois niveaux de la hiérarchie. On pose ainsi qu'une seule régularité (celle par exemple du tactus) ne suffit pas à engendrer le phénomène du tempo mais qu'il y faut une organisation hiérarchisée, un feuilleté complexe. Cette stratification va constituer l'espace de déploiement des modulations métriques.
C Schéma général de la modulation métrique
J'ai inscrit, en mon schéma simplifié, 8 entités (i,p,m,I,P,M,r,t) qui s'avèrent très simplement reliées entre elles par 4 formules qui conjoignent, grâce à r et t, les strates de la hiérarchie (p=r*i, I=r*P, m=t*p, P=t*M).
8 variables et 4 équations: on dispose donc de 4 degrés de liberté sur lesquels on peut jouer ad libitum. On les choisit le plus souvent ainsi: p, m, r et P, soit dans notre exemple la pulsation à la noire, la mesure à 3 temps, le partage de la battue (la noire) en quatre (doubles croches) et le tempo à 60.
Remarquons qu'il est alors préférable d'indiquer l'équation spécifique du tempo par un signe d'équivalence (=) plutôt que par un signe d'égalité (=) puisque le tempo inscrit en vérité une correspondance entre unités de natures différentes plutôt qu'une stricte égalité entre unités de même nature -l'unité autorisant la stricte substitution des deux termes là où la correspondance ne l'autorise pas-; on inscrira donc désormais pour relier durée physique et durée d'écriture: p=P i=I et m=M.
Soit le tableau suivant:
i = I
r
p = P
t
m = M
Le principe de la modulation métrique va être d'introduire quelque contrainte lors des modifications de tempo; elle reviendra à fixer certaines variables en sorte qu'elles gardent une valeur commune de part et d'autre de la modulation. Donnons un exemple pour fixer l'attention: soit le cas d'une simple modification de tempo dans le cadre (inchangé) d'une mesure à 3/4 réalisée en doubles croches; on écrira ceci:
Que se passe-t-il? Les valeurs d'écriture sont toutes inchangées. Seule la vitesse de paramétrage est modifiée et affecte alors homothétiquement les durées physiques de chaque strate. Si l'on indice d'un · les nouvelles valeurs, on peut formaliser ainsi l'opération:
i·=i, p·=p, m·=m, r·=r, t·=t mais P·=2*P, I·=2*I, M·=2*M ce qui correspond aux transformations suivantes en matière de tempo:
i=240, p=60, m=20 et i·=480, p·=120, m·=40.
Il s'agit là bien sûr d'une modulation métrique toute élémentaire que le musicien, tel Monsieur Jourdain, réalise à son insu.
Prenons un exemple de modulation un peu moins triviale:
On a de part et d'autre de la modulation l'égalité suivante:
double croche (à !=60) = croche de triolet (à !=80) soit dans la formalisation proposée: I=I·=240.
Comme i=! et i·=! on a !=240 et !·=240.
Par ailleurs p=p·(=!), m=! quand m·=O tandis que P=60, P·=80 mais M=M·=20.
Enfin r=4 quand r·=3 tandis que t=3 quand t·=4.
On voit donc que cette modulation institue comme points-pivot fixes les valeurs de I (240), de M (20) et de p (noire) et varient les autres valeurs: de P mais aussi de i, m, r et t.
Le principe d'une modulation métrique sera ainsi défini comme une modification de tempo associée à la fixité d'une ou de plusieurs des variables rythmiques précédemment décrites.
"Modification de tempo" sera pris ici en un sens strict et désignera une modification de la relation p=P. Si cette équation est inchangée alors qu'est modifiée l'une ou l'autre des deux autres relations (i=I et m=M), on ne parlera pas de modification de tempo au sens strict ni de modulation métrique mais seulement de modifications de rythme ou de mesure. Il s'agit là d'une délimitation a priori contingente et proposée ici comme hypothèse de travail. Remarquons qu'elle découle naturellement de la définition retenue du tempo: sans doute y a-t-il trois modalités de l'équivalence instituée par le tempo entre durées d'écriture et durées physiques (i=I, p=P et m=M) mais la prise en compte de la hiérarchie de cette triple instance impose de reconnaître un rôle cardinal à la strate médiane de la pulsation car c'est elle qui condense le mieux -sans fusionner- les différentes modifications rythmiques ou, plus exactement, c'est sur cette dimension qu'il convient de projeter les transformations de la stratification. En ce sens le tempo (saisi donc par p=P) est la prise en compte, en un simple noeud, d'une complexité bien plus vaste. Le tempo apparaît à nouveau comme une synthèse qui ne délivre nullement ses différentes composantes.
Par décision liminaire on nommera donc modification de tempo la transformation de la relation p=P (!=60 dans notre exemple canonique) en sorte qu'elle devienne soit p·=P (par exemple !=60), soit p=P· (par ex. !=120) soit encore p·=P· (tel !=120).
Si l'on souhaitait établir une typologie plus exhaustive -mais sans doute moins orientée vers des préoccupations compositionnelles- on pourrait classifier autrement les modulations et parler de
modulation rythmique quand l'équation i=I varie c'est-à-dire quand varie l'impulsion,
modulation de tempo quand l'équation p=P varie c'est-à-dire quand varie la pulsation,
modulation métrique (en un sens strict) quand l'équation m=M varie c'est-à-dire quand varie la mesure.
On compléterait alors la classification en parlant de modulation brusque quand la transformation se ferait sans transition, sans unité-pivot commune comme lors de ces modulations tonales (chez Schubert par exemple) dépourvue d'accord intermédiaire aux fonctions harmoniques ambivalentes, et l'on parlerait de modulation avec transition lorsqu'agirait une valeur-pivot, point fixe commun aux deux versants.
Mon propos n'étant pas ici d'exhaustivité j'adopterai une définition plus restreinte de la modulation (correspondant selon la terminologie esquissée ci-dessus à une "modification de tempo avec transition") et ce n'est que par conformité à l'usage devenu commun que je la dénommerai ici "modulation métrique" (quoiqu'elle puisse advenir sans qu'intervienne de modification stricte de la mesure écrite).
Dernière précision: il ne convient pas de confondre mètre et mesure. Le mètre a depuis longtemps fait l'objet de commentaires dans le champ de la poétique contemporaine: la poésie moderne a procédé en effet à une dislocation des mètres de la versification traditionnelle (dont le paradigme est l'alexandrin) sans que ceci la dépouille pour autant de toute unité métrique (_). Dans l'espace circonscrit de cet article, je proposerai de simplifier (_) les choses ainsi: la mesure, premier niveau de regroupement des battues, découpe des entités articulées qui ne deviennent perceptibles comme telles que prises dans un mètre, ce niveau plus vaste de regroupement qui à la fois établit une période (enveloppant plusieurs mesures) et en même temps articule intérieurement chacune des mesures (en différenciant leurs battues selon la polarité temps fort/faible) (_). Ainsi le mètre subsume-t-il la mesure en sorte que celle-ci devient à la fois élément (une des mesures) et partie (sous-ensemble de plusieurs battues) du mètre (_). En cette disposition grossièrement simplifiée, il apparaîtrait alors que la mesure puisse rester une unité éminente de la pensée musicale contemporaine (_) quand celui de mètre paraîtrait devenir plus problématique en particulier pour ce qu'il suggère de régularité (quant à la hiérarchisation interne des temps forts et faibles) et de répétition: le cas de la carrure -paradigme de tout mètre si l'on en croit la théorie du rythme et du mètre selon H.Riemann- serait ainsi le modèle de ce qui est devenu définitivement impraticable pour la pensée musicale contemporaine.
D. Tableau des modulations en 20 éléments
Le problème qui va maintenant nous occuper consistera en l'établissement d'une classification aussi complète que possible des modulations telles que précédemment délimitées.
On procédera pour ce faire à une première simplification supplémentaire en examinant les seules modulations qui conserveront une unité de plans dans la triple hiérarchie sans opérer de glissements d'un niveau de la hiérarchie à un autre. Je m'explique d'un exemple. Supposons cette modulation:
Elle correspond à ma définition précédente de la modulation puisqu'on y constate un changement évident de tempo (par modification des deux termes p et P) et qu'on vérifie l'existence d'unités-pivots (ici les durées physiques de l'impulsion et de la mesure qui restent constantes: I=I·=120 et M=M·=20). Le point particulier est qu'on constate de plus un glissement de terrain dans la hiérarchie d'écriture puisque la durée écrite de la première impulsion (la croche) devient la durée écrite de la seconde pulsation: on a là constitution d'un point-pivot qui opère un glissement vertical dans les strates de la hiérarchie écrite (i=p·). On pourrait donner bien d'autres exemples possibles de tels décrochages de la hiérarchie et tenter d'en produire une typologie spécifique. Je limiterai ici mon propos en excluant de telles modulations de mon champ d'investigation. Je n'examinerai donc dans la suite que les cas de figure où la nouvelle pulsation écrite (p·) diffère à la fois de la première impulsion (i) et de la première mesure (m) écrites tout en se situant strictement entre ces deux valeurs.
Si l'on retient l'ensemble des hypothèses précédemment exposées, on aboutit alors à la définition de 20 modulations élémentaires qui vont constituer une sorte de vocabulaire de base en matière de modulations métriques ou, pour filer une autre métaphore, qui vont disposer notre "Tableau de Mendeleïev des éléments" à partir duquel nous pourrons composer des molécules plus complexes et musicalement plus intéressantes.
J'expose ces 20 "atomes" en un tableau qui, par commodité de présentation, sera supposé opérer par rapport à une seule et unique situation de départ inscrite en tête.
Pour chaque modulation j'indique:
- en haut à gauche les paramètres constants,
- à droite les nouvelles valeurs qui sont modifiées par la modulation en respectant la disposition suivante:
i·= I·=
r·=
p·= P·=
t·=
m·= M·=
- en bas à gauche la durée-pivot quand elle existe; par exemple (cas n·19) !=! veut dire que la double croche d'avant la modulation (!=60) équivaut, en durée physique, à la croche d'après la modulation (!=120).
TABLEAU I
Je ne m'étendrai pas longuement sur cette classification. Relevons seulement une modulation exceptionnelle (cas n·4) qui apparaît pour l'oreille comme une modulation "inconsciente" puisqu'elle n'est décelable qu'à la lecture et reste rigoureusement imperceptible. Elle n'aurait bien sûr de justification musicale que dans un certain contexte, pour introduire par exemple à d'autres modulations qui prennent appui sur les transformations d'écriture ainsi imperceptiblement introduites.
On retrouve, a contrario, en n·5 la modulation banale qui conserve intacte l'écriture et ne modifie que la notation du tempo. On pourrait la nommer modulation "enrythmique" ou "enmétrique" par analogie avec la modulation "enharmonique" du cadre tonal puisque, à rebours du cas précédent où l'oeil différenciait -seul- ce que l'oreille confondait, elles fusionnent toutes deux dans l'écriture des logiques auditivement différenciées: des logiques et fonctions harmoniques dans le cas de l'enharmonie et ici des logiques et fonctions "rythmiques" (le passage d'un tempo !=60 à !=120 correspondant bien à deux agogiques entièrement dissemblables).
Mais plutôt que de procéder à un commentaire "élément" par "élément" je voudrais m'attacher à composer quelques ensembles de modulations plus vastes, mieux aptes à organiser des gestes dignes d'intérêt musical.
Scolie: Typologie restreinte en 5 cas
Si j'inscris une modulation élémentaire par son seul effet sur les durées physiques c'est-à-dire sur les trois fréquences I (de l'impulsion), P (de la pulsation) et M (de la mesure), je peux relever 5 types éminents de modulations élémentaires:
Note: + indique une majoration et - l'inverse (on pourrait tout aussi bien inverser à loisir ces signes)
Si l'on établit une correspondance entre les 20 éléments et ces 5 types on verra que j'élimine ainsi un certain nombre de cas peu significatifs et trop banals (les n· 4,5,6,8,10,13,14,15,16) et que je retiens les suivants:
E. Quatre grands gestes modulants
Pour distinguer et commenter successivement chacun
de ces gestes on utilisera la terminologie exposée en tête
de cet article, que je résumerai en ce tableau:
Je procéderai en deux temps: d'abord la présentation de gestes simplifiés puis celle de gestes plus complexes et plus significatifs musicalement. Je me contenterai des commentaires minima, laissant au lecteur le soin de circuler en cette bibliothèque de gestes modulants selon son humeur.
1."Ecritures"
Le principe du travail modulant est ici d'écrire une transformation progressive correspondant -en discontinuité- à ce qui d'ordinaire se note banalement d'une modification continue de la vitesse du tempo (c'est-à-dire, très prosaïquement, d'un accelerando ou d'un ralentando).
"ECRITURES"
Elémentaires
A. Jouant de l'impulsion i
1. à P constante: diminution-précipitation
2. à I constante: accélération-élargissement
B. Jouant de la mesure m
1. à M constante: accélération-dilatation
2. à P constante: resserrement-contraction
C. Jouant des deux
1. à P constante: diminution-précipitation et resserrement-contraction
2. à I et M constantes: double accélération par élargissement et dilatation
Plus complexes
A. Jouant de l'impulsion: accélération-élargissement puis diminution-précipitation
B. Jouant de la mesure: accélération-dilatation puis resserrement-contraction
C. Jouant des deux: accélération (avec élargissement et dilatation) puis diminution-précipitation et resserrement-contraction
2. "Ambivalences"
Le principe consiste à produire un mouvement bifide et divergent: une face du processus rythmique tend à majorer le tempo quand l'autre tend à le minorer en sorte que le résultat (noté par l'équation du tempo) se verra contrecarré par un évolution inverse, enfouie dans une autre strate du tempo mais directement inscrite dans les valeurs rythmiques.
"AMBIVALENCES"
A. Jouant de l'impulsion: élargissement continu avec alternance d'augmentation et d'accélération
B. Jouant de la mesure: dilatation continue avec alternance d'accélération et d'agrandissement
C. Jouant des deux: élargissement et dilatation continus avec alternance d'augmentation-agrandissement et d'accélération
3. "Spirales"
Le principe revient à écrire des mouvements d'aller et retour des différentes composantes rythmiques sans que pour autant le "retour" fasse revenir exactement au tempo initial en sorte que chaque boucle conduise ainsi le tempo un peu plus avant, en une spirale sans fin.
"SPIRALES"
A. Jouant de l'impulsion: augmentation-élargissement puis accélération-élargissement puis diminution-précipitation puis ralentissement-précipitation
B. Jouant de la mesure: resserrement-contraction puis accélération-dilatation puis agrandissement-dilatation puis ralentissement-contraction
C. Jouant des deux: augmentation-élargissement et resserrement-contraction puis accélération (par élargissement et dilatation) puis agrandissement-dilatation puis ralentissement (par précipitation et contraction)
4."Paradoxes"
Le principe sera la composition d'une évolution rythmique et mesurée telle qu'elle puisse apparemment se poursuivre indéfiniment quoiqu'elle se donne comme majoration (ou minoration) continue du tempo.
On transpose ici sur un plan rythmique le principe d'évolutions paradoxales déjà relevées par d'autres en matière harmonique: que l'on songe par exemple aux expériences de sons indéfiniment ascendants (_) directement reprises de la scène 4 de l'acte III de Wozzeck, en ce moment (_) où l'eau recouvre progressivement le corps du suicidé.
"PARADOXES"
Elémentaires
1. A impulsion (I) constante
2. A pulsation (P) constante
a. Jouant de l'impulsion
b. Jouant de la mesure
3. A mesure (M) constante
4. A nombre d'impulsions (r) et nombre de pulsations (t) constants
Plus complexes
1. A pulsation (P) constante
2. A impulsion (I) et mesure (M) constantes
On pourrait donner de nombreux exemples, prélevés dans la littérature musicale, de gestes apparentés à chacun de ces quatre archétypes; le premier quatuor d'Eliott Carter constituerait ici une mine de choix: il foisonne de modulations métriques au point même que la pensée musicale en paraisse parfois égarée, comme si l'oeuvre, s'enivrant de modulations incessantes, perdait en certains points le fil de son idée. C'est dire combien cette oeuvre capitale (_) progresse au péril de ses propres présupposés.
***
Le tempo apparait donc comme un centre névralgique de la pensée compositionnelle: noeud des trois temporalités musicales, faisceau des trois modalités du temps, stratification hiérarchisée de trois valeurs rythmiques, le tempo n'est pas cet être musical simple et homogène qu'on imagine trop souvent. Tout au contraire le tempo atteste que le temps musical se constitue dans le champ de dissensions entre différentes temporalités; il n'est pas un accord, moins encore une fusion de ces composantes, mais plutôt la captation en une gerbe unique de vecteurs indépendants, la saisie collective de strates mobiles et sans rivets.
Sans doute cette caractérisation du tempo est-elle un invariant de l'histoire musicale occidentale depuis deux ou trois siècles mais la musique contemporaine en traite avec une radicalité précédemment inconnue: la variabilité de chacune des composantes y est en effet poussée à son extrême quand la musique "classique" (en l'acception de ce terme précédemment introduite) maintenait en général une étroite interdépendance des paramètres. Le principe même du mètre, dont on doit convenir qu'il est désormais abandonné des compositeurs, ne consiste-t-il pas précisément à stabiliser les rapports antérieurement décrits entre impulsions, pulsations et mesures? La régularité qui s'y donne (qu'il faudrait compléter -si l'on voulait être plus exhaustif- d'autres régularités: non pas seulement celles disposées par les durées écrites mais aussi celles procurées par les régularités d'accentuation, de fluctuation...) était sans doute indispensable pour la musique classique puisque la proposition implicite de pensée qui s'y déployait était somme toute qu'un monde réglé, structuré en régularité répétitive était le cadre nécessaire pour l'avènement de quelque existence musicale.
On retrouve en ce point le trépied évoqué en tête de cet article, trépied qui articulait ton, thème et mètre. Il est clair en effet (_) que le thème, pour opérer dans l'oeuvre comme incise subjective et non pas comme pur objet structural, avait besoin d'un système ordonné dans lequel se déployer et faire jouer la surprise de sa propre personnalité. De ce point de vue la structuration musicale nécessaire aux avènements thématiques mettait en jeu non seulement l'organisation tonale mais aussi l'organisation métrique de la musique classique. Et l'on peut aisément constater que la péremption de ces deux modes d'organisation musicale a mis gravement en péril la disposition thématique en sorte que ceux qui tentent, aujourd'hui encore, d'en prolonger certains traits sont amenés à considérablement recomposer la catégorie de thème.
Si le mètre, comme le ton, est nécessaire au thème, l'inverse vaudrait tout aussi bien; il suffit de considérer les innombrables musiques tonales et métriques sans véritable processus thématique -songeons par exemple à toutes ces "improvisations" que dispensent à longueurs d'offices les organistes besogneux lors desquelles il ne s'agit que de "débiter" du système tonal et métrique selon la stricte durée prescrite par les sacristies à ce supplément d'âme que dispenserait la musique- pour discerner la vacuité du ton et du mètre quand le thème fait défaut (du moins ce qui mérite vraiment ce nom et non pas quelqu'objet musical domestiqué, quelque bibelot qu'on déplace à demeure pour faire valoir tel recoin ou pour meubler tel couloir). On pourrait compléter l'analyse en montrant qu'il n'y a pas plus de ton sans mètre et qu'un mètre sans le concours d'un ton n'est guère qu'une impasse, d'ailleurs assez promptement écartée par ceux-là même (Ecole de Vienne) qui, les premiers, eurent à explorer cette situation.
Aujourd'hui, la problématique compositionnelle semble plus dégagée, encore que la manière exacte dont elle l'est et surtout les véritables raisons qui président à ce dépouillement soient peu éclaircies. Il semble bien que le tempo doive désormais conquérir une émancipation qu'il n'a sans doute jamais connue, sauf peut-être aux époques lointaines où il n'était pas même noté (mais comment apprécier aujourd'hui la manière précise dont il opérait jadis?).
En ce point j'avancerai d'ailleurs la thèse radicale suivante: un tempo qui n'est pas notable -parce qu'il ne s'adosse pas à une partition, à une écriture de la musique- n'existe pas. On peut sans doute compléter des musiques qui furent écrites avec soin tout en restant dépourvues de notations explicites de tempo en sorte que le tempo puisse en devenir désormais une part constitutive (cf. les partitions de l'ère baroque). Mais des musiques comme le jazz, où la part écrite est en vérité anodine, ne saurait jouer à plein de cette dimension du tempo. Ce n'est pas qu'elles n'opèrent pas, elles aussi, dans le champ des trois temporalités -du moment, de l'instant et du flux- ou des trois modalités du temps -comme présent, durée et orientation-. On sait d'ailleurs que le jazz, par le "swing", porte à son plus haut le temps pulsé comme succession de moments dynamiques, instables et cependant toujours réitérables. Je tiens pour ma part cette musique en grande estime, si du moins je circonscris sa période d'existence véritable aux temps où elle supportait courageusement le désir d'excéder sa dimension culturelle native (afro-américaine) pour conquérir une dimension véritablement artistique (et universelle) -on sait par exemple que Charlie Parker voulut toute sa vie produire une musique qui soit à hauteur de l'art musical de son temps et qui ne soit pas réductible à l'expression exotique d'une communauté singulière-; je situerai en gros cette période des années 30 à la charnière des années 60-70 et l'on pourrait démontrer facilement que le jazz est ensuite mort, de sa belle mort, quand au milieu des années 70 son parcours a conduit les meilleurs d'entre les siens (les musiciens de Chicago par exemple) à s'égaler à la musique contemporaine quand bien d'autres, sans ressorts et plus rentiers, choisirent de faire fructifier les dividendes d'un nouvel académisme, exploitant le mausolée édifié en ces années sur le cadavre soigneusement embaumé du jazz. Mais cette grande musique, au temps même où elle vivait de toute sa puissance inventive, ne savait cependant accomplir le tempo du seul fait que, ne recourant pas à l'écriture, elle ne pouvait jouer du feuilleté complet du temps musical pour le tenir lié en une seule gerbe.
Suivre un propos sur le tempo est, je crois, une condition moderne de la pensée musicale. Un tel propos est à l'évidence à l'oeuvre dans la musique d'E.Carter mais aussi chez bien d'autres dont il faut reconnaître qu'ils tendent tous, d'une façon ou d'une autre, à s'inscrire dans une certaine "succession" sérielle, non qu'ils se déclarent nécessairement internes à ce courant mais qu'a minima ils prennent au sérieux sa proposition de pensée et ne se contentent pas de l'écarter négligemment, d'un revers de plume, au nom de quelque innovation technique qui rendrait obsolète ses catégories, quand ce n'est pas tout simplement pour en revenir à de plus antiques recettes, aux vertus bien éprouvées et aisément monnayables, telles celles par exemple des dialectiques mélodie/harmonie, tension/détente, consonance/dissonance...
Si l'on doit constater un écart grandissant entre la pensée sensible du tempo -telle qu'elle invente dans bien des oeuvres composées lors de ces dernières décennies- et la pensée réfléchie ou discursive -telle qu'elle formule ses catégories en la langue usuelle et les expose en des articles, livres ou conférences- la musique contemporaine pourra-t-elle poursuivre bien longtemps son oeuvre sans graves déboires dans l'hypothèse où cet écart deviendrait gouffre? Le moment est sans doute venu de faire travailler cette faille plus avant en sorte qu'elle puisse stimuler en retour la création musical
_ Cf. par exemple le dernier ouvrage de P.Boulez: "Jalons pour une décennie" C.Bourgois 1988
_ Cf. "Kadenzrythmik im Werk Mozarts"(1961) in "Texte Band 2". Verlag M. DuMont 1964
_ un "ensuite" de la pensée qui n'en est pas pour la chronologie puisque le tempo prodigue d'un même geste sa triplicité de déterminations
_ triplicité le plus souvent fusionnée dans les manuels mais que certains déploient sur deux plans seulement, tel Wallace Berry ("Structural functions in music" p.305; Dover 1987) qui distingue deux aspects du tempo: d'un coté en associant la battue et la vitesse ("activity-tempo") et de l'autre en distinguant la fréquence ("pulse-tempo").
_ Boulez dans les années 60 (cf. "Penser la musique aujourd'hui" p.99-107) ne distinguait que deux niveaux: le temps lisse et le temps strié(-pulsé). Depuis les années 80 (cf."Jalons..."; op.cit.) il déploie entièrement cette triplicité.
_ Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article "Vertiges, moments favoris" paru dans le programme du festival "Ars Musica 90" (Bruxelles Mars 1990)
_ Bien sûr cette hiérarchie pourrait aisément proliférer: vers de plus petites valeurs comme vers de plus grandes. Je ne découpe ici que trois niveaux par simplification didactique; le point qui m'importe est seulement d'expliciter la fonction médiatrice de la pulsation qui corrèle deux niveaux a priori distants.
_ Cf. par exemple: "La vieillesse d'Alexandre" J.Roubaud. Maspéro (Paris) 1978
_ On trouverait de plus amples développements sur cette question dans les travaux de Celestin Deliège, par exemple dans son article: "Pertinence du mètre musical" (Cahiers du C.R.E.M. n·1-2 "Musique et nombre"; Décembre 1986)
_ Cf. W.Berry (op.cit.) p.318
_ On retrouve là cette dimension "naturelle" du rythme puisque tout élément s'y avère être également une partie. Ainsi la "nature musicale" (cette part naturelle qu'on peut discerner en chaque oeuvre musicale comme en toute chose -s'il est vrai que le surnaturel n'existe pas-) a sans doute plus à faire avec le rythme qu'avec l'harmonie, là où les adeptes d'une "musique naturelle" (qui ajoutent que "la Nature" serait "Le modèle" fondamental de la musique) tiennent le parti inverse.
_ ce "rythme cadre servant d'enveloppe à des structures rythmiques plus fines" dont parle C.Deliège (article op.cit.p.19)
_ Cf. R.N.Shepard et surtout J.C.Risset pour les sons paradoxaux liés à la scission de la catégorie de hauteur en "hauteur spectrale" et "hauteur tonale". J.C.Risset a d'ailleurs également transposé ces paradoxes aux catégories rythmiques en sorte d'inventer des ralentis qui deviennent plus rapides et des accélérés qui deviennent plus lents!
_ mesures 284 et suivantes
_ que je me propose d'étudier -ainsi que Night Fantaisies- en un prochain article
_ Cf."Cela s'appelle un thème" F.Nicolas; Analyse musicale n·13. Octobre 1988