François NICOLAS

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Nombre, note et oeuvre musicales


Résumé

 

1) En 1742, Jean-Jacques Rousseau présentait un projet de réforme de l'écriture musicale visant à remplacer la note traditionnelle par des chiffres. En plus d'arguments de nature idéologico-politique (dont le noyau porte sur l'égalité face à la musique), Rousseau justifiait le chiffrage généralisé qu'il proposait en remarquant que les chiffres trouvent leur force en eux-mêmes (non, comme la note de musique, dans une place occupée) et qu'ils expriment mieux, ce faisant, les rapports (propriété capitale en matière de sons).

Cette proposition de chiffrer la musique connut ensuite bien d'autres tours (ainsi au XIX· siècle l'application du braille à l'écriture musicale peut-elle être envisagée comme une préfiguration de l'écriture informatique et de son entreprise de numérisation généralisée). Examinant les propositions de Rousseau et leur argumentaire (on les comparera pour ce faire aux réformes défendues par Schoenberg en 1924), on tentera une caractérisation de la note de musique et de ses rapports - via le chiffre - à la catégorie de nombre.

2) Mais le concept moderne de nombre ne saurait nullement s'identifier à la puissance opératoire du chiffre. Prenant en compte une conception actualisée du nombre telle qu'on la trouve déployée aujourd'hui dans les mathématiques (Harry Gonshor : "An Introduction to the Theory of Surreal Numbers" 1) et ressaisie par la philosophie (Alain Badiou : "Le Nombre et les nombres" 2), on avancera quelques propositions concernant les rapports entre nombre et oeuvre musicale. Ceci, en particulier, devrait permettre, à rebours de la problématique de l' oeuvre ouverte, de caractériser le statut fini de toute oeuvre musicale.




INTRODUCTION



Qu'est-ce qu'écrire de la musique ? Qu'est-ce que composer une oeuvre musicale ? On tiendra que sur ces deux questions le concept moderne de nombre a quelque chose à nous enseigner. Mais pour apprendre en ce point des mathématiques et, plus encore, de la philosophie, il nous faut entendre nos deux questions liminaires comme étant bien distinctes et non pas comme la déclinaison d'une même interrogation. S'il en était besoin, le concept de nombre va précisément nous aider à distinguer ces deux questions puisqu'on se proposera d'établir que la catégorie de lettre musicale (de note de musique) au fond n'a guère à voir avec celle de nombre (comme les tentatives de transformer la note en chiffre en attestent a contrario) alors que la catégorie d'oeuvre entretient avec celle de nombre une profonde affinité ; or la catégorie de lettre renvoie à l'écriture alors que celle d'oeuvre renvoie à la composition...

La distinction proposée entre "écrire de la musique" et "composer une oeuvre" se joue en première instance sur trois points : écrire / composer, musique / oeuvre, de la (musique) / une (oeuvre).


* Écrire n'est pas ipso facto composer. Sans doute composer implique-t-il d'écrire - l'écriture ainsi peut être tenue pour une condition de l'art musical (i.e. de la musique comme art) - alors que l'inverse n'est pas vrai : écrire de la musique ne suffit nullement à assurer le processus de composition d'une oeuvre musicale. Cette idée que la composition ne se réduit nullement à l'écriture a conduit d'ailleurs certains à dénier toute valeur autre que fonctionnelle à l'écriture : pour eux, l'écriture ne serait qu'une notation, plus ou moins commode, qu'un médium dont l'idéal serait qu'il reste le plus neutre possible. En écart à cette position, on tiendra plutôt que l'écriture est un vecteur capital de la pensée musicale, vecteur qui ouvre l'accès à une consistance propre non seulement de la partition mais également de l'audition et par là de l'oeuvre musicale en tant que telle. On dira alors que l'écriture est ce qui structure les situations perceptibles ; or, sans structures écrites, on ne dispose que de structures conventionnelles, rabâchées, et immédiatement épuisées dans leur écoute.

Si composer implique bien d'écrire, on peut cependant très bien écrire de la musique sans jamais composer d'oeuvres musicales dignes de ce nom et se contenter de produire des pièces, ces pièces de musique qui semblent aujourd'hui constituer le seul horizon de tant de musiciens. Qu'il y ait là, comme en beaucoup d'autres points, une sorte de néo-romantisme abâtardi (la tradition francisée des Stücke) est patent s'il est vrai que le romantisme reste la référence en grande partie indépassée en matière de création musicale ; et j'ai déjà eu d'autres occasions de rappeler que le positivisme (et sa problématique de l'expérimentation où la technique tente de se parer des attributs du scientifique), loin d'être un dépassement de cette configuration de pensée, n'en est sur la plupart des points que le strict envers si bien que romantisme et positivisme relèvent stricto sensu d'un même temps de la pensée, d'un temps qu'il convient de dépasser - on verra comment le concept moderne de nombre peut en ce point nous aider à franchir un pas -.


* Si composer désigne plus qu'écrire (rappelons ce mot de Beethoven, après l'Héroïque : "Maintenant, je sais composer !" alors même qu'il savait à l'évidence écrire de la musique depuis déjà bien longtemps...), où passe la disjonction ? On écrit de la musique alors qu'on compose une oeuvre. "De la" (musique) signifie bien qu'un morceau de musique n'est qu'une "pièce" prélevée dans l'océan illimité de la musique : la musique est ici une sorte d'infini potentiel dans lequel "l'écrivain de musique" découpe des parties. Ces parties relèvent de la musique pour autant qu'en chacune d'elles "il y a de la musique". Chaque partie est alors une sorte de configuration locale qui retient certaines propriétés de l'espace musical. Écrire revient ainsi à capter en une structure locale ce potentiel d'existence musicale. Mais écrivain de musique et compositeur désignent deux déterminations différentes - il est clair, je l'espère, que je n'introduis là nulle différence de type sociologique, moins encore de type professionnelle ; compositeur est pris ici comme il devrait à mon sens toujours l'être : strictement comme la position subjective de qui compose, et rien de plus.


* Puisque le corrélât de l'écriture est la lettre là où celui de la composition est l'oeuvre, la question de l'écriture musicale conduit à celle de la lettre : qu'est-ce qu'une lettre musicale ? Corrélativement, qu'est-ce donc que la note de musique ? Il n'y a là nulle évidence, pour qui en tous les cas ne se satisfait pas des pseudo-évidences fonctionnelles, les pseudo-évidences du "puisque ça marche, à quoi sert d'aller voir au-delà et d'interroger les ressorts cachés d'une mécanique bien au point ?" Mais, précisément, ce "fonctionnement" ne "marche" plus aussi bien qu'on le prétend : la catégorie même de note de musique est devenue problématique, et tout un pan de l'écriture musicale tend aujourd'hui à se développer en s'en écartant (l'écriture informatique...). On verra que cette question est en fait très ancienne, puisqu'on peut déjà retrouver certains termes du débat chez J.J.Rousseau. On tentera d'éclaircir en ce point les rapports entre trois catégories fortement nouées : celles de lettre, de chiffre et de nombre.


* Que veut dire aujourd'hui la catégorie d'oeuvre musicale ? Cette question (re)devient un enjeu de débats après que la thématique de l'oeuvre ouverte a semblé l'avoir définitivement résorbée. Il me semble qu'on peut l'aborder à nouveau à travers la question d'une articulation entre ouverture et fini. Je m'explique : comme toute oeuvre, l'oeuvre musicale est une configuration globale et non plus locale ou régionale (comme l'est celle de la pièce, du morceau de musique). Mais cette signature du global se donne dans une double propriété : l'oeuvre est à la fois finie et, par son ouverture, potentiellement infinie. On pourra dire que l'oeuvre croise d'une manière tout à fait singulière finitude et infinitude, l'infinitude étant ici indexée à son ouverture. D'un coté en effet l'oeuvre circonscrit une finitude : elle délimite un espace global qui est borné, et elle assume comme telle cette restriction. Que cette finitude soit ensuite nommée "manque" ou "inachèvement" n'y disconvient pas car il s'agit alors de nommer par les signifiants du manque non ce qu'est l'oeuvre mais ce qu'elle devrait être. On retrouve en ce point l'idéologie romantique de l'inachèvement : l'infini serait une cible inatteignable et nous serions condamnés au fini s'il n'y avait l'art réalisant la descente de l'infini dans le fini. D'où que le romantisme entretienne cette vieille conception selon laquelle il ne saurait y avoir de bonne musique sans régime de croyance, et que tout défaut prolongé de croyance se payerait en déficit de musique : somme toute les compositeurs resteraient les clercs d'une religion dilapidée dans un monde désenchanté...

Face à cette problématique, je ne veux aujourd'hui que relever ce point : l'oeuvre, il est vrai, est une modalité particulière de croisement entre fini et infini, croisement dont il existe bien un modèle en pensée dans la problématique de l'incarnation chrétienne (le romantisme a fait son nid d'une telle configuration...) mais ce modèle n'a rien d'unique ou d'impératif ; le concept de nombre devrait alors nous permettre d'en dégager un autre, adossé à une conception laïque et non croyante de l'infini.

À quel titre l'oeuvre est-elle finie ? Plus précisément : à quel titre l'oeuvre se finit-elle ? Non pas exactement "se termine-t-elle ?" - encore que cette question soit une réelle question pour la composition contemporaine... - mais plutôt : à quel titre s'achève-t-elle ? Son achèvement en effet ne saurait être uniquement dans la durée mais doit valoir également dans sa synchronicité, dans son effectif instrumental par exemple, dans sa prolifération instantanée, et l'on sait qu'il est une forme d'inachèvement entretenu par certains compositeurs qui ne tient pas à une durée infiniment extensible de l'oeuvre mais plutôt à une perpétuelle modification des détails (la double barre de clôture temporelle de l'oeuvre est bien posée mais son intérieur est sans cesse remanié si bien que sa finitude est assumée au regard de l'infiniment grand - de la durée potentiellement interminable - mais ne l'est pas au regard de l'infiniment petit - du détail, du local qui reste indéfiniment dépliable -).

Que veut donc dire qu'une oeuvre assume sa finitude ? Soit : "qu'est-ce exactement que la finitude d'une oeuvre ?" s'il est clair qu'une oeuvre n'est pas finie au même titre que l'est une lettre ou toute autre marque d'écriture....

On tiendra que le concept moderne de nombre est en état sur ce point de nous apprendre quelque chose : loin du modèle du corps, on avancera qu'une oeuvre peut être pensée comme l'équivalent d'un nombre. Pour cela il faudra examiner une nouvelle conception du nombre développée par les mathématiques et ressaisie par la philosophie : le nombre surréel qui a pour force singulière d'unifier en un même concept mathématique non seulement tous les nombres traditionnels (entiers, réels...) mais aussi les nombres infiniment petits (de l'analyse non standard) et les nombres infiniment grands (de la théorie ensembliste des grands cardinaux). Ce concept de nombre nous apportera alors quelque éclaircissement sur ce nouage singulier du fini et de l'infini auquel procède l'oeuvre.


1 London Mathematical Society Lecture Note Series ; n·110. Cambridge University Press. 1986
2 Des Travaux / Seuil. Paris 1990