François NICOLAS

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L'oeuvre musicale peut-elle contribuer à l'éducation de son auditeur?

n Artistes et philosophes : éducateurs ? (Éd. Centre Pompidou, 1994)

 

En quel sens cette question se pose-t-elle? Pourquoi envisager que l'oeuvre et non pas l'artiste puisse être responsable d'une éducation de l'auditeur?

Cette interrogation a une acuité particulière dans l'ère contemporaine de la musique, et c'est cela que je voudrais tout d'abord préciser.

L'oeuvre classique - j'entends par là tout simplement l'oeuvre de la musique dite "classique" - était triplement normée d'être une oeuvre tonale, métrique et thématique, et ce triplet se nouait en l'existence - bien singulière, si on l'examine rétrospectivement - de formes générales (la fugue, la sonate, les variations sur un thème, le rondo...).

Une instruction musicale était alors requise de l'auditeur - elle l'est d'ailleurs toujours, pour l'auditeur actuel de cette musique - c'est-à-dire la possession d'un savoir qui autorise une écoute active et donc le fait non pas tant d'être affecté par l'oeuvre, plus ou moins passivement, que de saisir son mouvement global, d'éprouver ses enjeux et de se rapporter à son idée. Cette instruction était dispensée par les institutions propres à chaque société, et selon que ces institutions y étaient plus ou moins développées, l'ensemble des auditeurs éclairés y était plus ou moins étendu. Ainsi, dit-on, l'Allemagne est-elle devenue musicienne grâce au développement de ses institutions luthériennes. C'est rappeler que le développement de l'instruction musicale était soumis - et l'est d'ailleurs toujours - à d'autres rythmes que ceux, stricto sensu, de la pensée musicale.

Sans doute cette instruction ne suffisait-elle pas à saisir l'oeuvre musicale novatrice, si elle suffisait pour juger d'une production plus académique. Ainsi, même les auditeurs éclairés et les musiciens lettrés pouvaient-ils être outrés par le chromatisme et la liberté des divertissements dans les fugues de J.S.Bach, ou être encore devenus sourds au développement des symphonies de Beethoven (Kreutzer sortant de la création de la 2° Symphonie en criant "Au fou!"). En effet chaque oeuvre procédait à une torsion singulière des principes dont elle avait hérité, et l'acquisition de savoirs musicaux ne prédisposait nullement à accueillir favorablement ces nouvelles opérations propres à l'oeuvre créée (et ainsi ajoutée au monde musical). Mais du moins cette instruction existait-elle, car existaient la tonalité, la métrique et le thématisme, et le compositeur savait pouvoir faire fond sur cette triple instance, pouvoir opérer à partir de là. Quand Bach nommait fugue telle oeuvre pour orgue - et il n'avait même pas besoin de la nommer telle : chacun savait reconnaître à la qualité d'un thème exposé à nu qu'une fugue commençait là -, quand Beethoven nommait Sonate telle oeuvre pour piano - et il n'avait là encore guère besoin de le faire s'il est vrai que toute forme était gagée à son époque sur le principe de la sonate -, quand Brahms intitulait Variations telle oeuvre orchestrale, chacun des trois savait bien engager de ce seul fait une logique musicale à la fois terriblement complexe et cependant immédiatement perceptible à partir de laquelle pouvaient se déployer les opérations singulières mises en jeu dans cette oeuvre.

D'une certaine façon, ces compositeurs n'avaient guère besoin de se soucier d'une éducation de leurs auditeurs : l'instruction existante y suffisait. L'oeuvre classique n'avait pas à supporter la charge d'indiquer la particularité de ses opérations puisque, pourrait-on dire, ces opérations étaient réparties en espèces (tonales, métriques, thématiques) et en genres (fugue, sonate, variations...).

Ce contexte a commencé d'être subjectivement modifié dans l'ère romantique de la musique. Le premier à prendre conscience de ce qu'instruction ne valait pas nécessairement éducation fut sans doute Schumann, et il fut le premier à inventer un nouveau dispositif d'intervention musicale, lançant cette revue (1) qui continue, 150 ans plus tard, d'exister (c'est dire que ce qu'elle pouvait comporter à l'origine de militantisme musical a dû, depuis, définitivement s'académiser) ; mais c'est bien sûr Wagner qui donna un tour plus "manifeste" - en tous les sens du terme - à ce propos. Les principales ponctuations ont été ensuite apportées - pour faire bref - par Schoenberg, puis par les sériels en les personnes de Stockhausen, Boulez et Pousseur.

Pourquoi reconnaître, en ce mouvement qu'on nomme habituellement mouvement de théorisation croissante de la pratique compositionnelle, une volonté d'éducation? Parce que ce dont il est ici question est avant tout le travail du compositeur sur lui-même, et ce pour cette raison : la composition musicale doit désormais s'enraciner dans de nouvelles catégories, les anciennes étant devenues inopérantes. Ce n'est pas à proprement parler qu'il y ait eu "destruction" du système tonal, du mètre ou de la logique thématique (ceux-ci continuent d'exister, et pas uniquement dans la sphère académique, ne serait-ce que par l'exécution toujours actuelle des oeuvres musicales du passé) mais plutôt qu'il y ait eu perte de puissance novatrice des catégories de pensée antérieures.

A ce titre, je préfère parler de développement d'une intellectualité musicale plutôt que d'un mouvement de théorisation (2). On dira alors que le musicien, plus encore le compositeur, pour créer une oeuvre musicale, doit assurer la production de nouvelles catégories de pensée aptes à organiser son oeuvre, et que ce mouvement inclut la capacité de nommer et d'organiser son propos compositionnel en un discours explicitement formulé.

Il y a là une nécessité que je crois réellement immanente au travail de composition et qui ne peut nullement se comprendre à partir de considérations étroitement sociologiques (volonté de paraître des compositeurs, ou que sais-je d'autre...). Ce mouvement comporte, comme part absolument irréductible, l'usage du langage, la faculté de nomination, la capacité de tenir un discours dans la langue usuelle. Et ce qu'on appelle le propos théorique des compositeurs est avant tout cela : une manière de s'éduquer eux-mêmes dans la puissance des nouvelles catégories, celles qui se présentent - et pour reprendre la distinction de Benveniste - comme catégories de langue en même temps que comme catégories de pensée, de pensée musicale s'entend.

 

Mais ce n'est pas ce type d'éducation que je voudrais ici interroger. Je voudrais en effet me centrer aujourd'hui sur ce que l'oeuvre est à même d'assurer comme éducation de son auditeur et non pas sur le discours parlé que tient le compositeur, en extériorité malgré tout à l'existence de l'oeuvre. Bien sûr, la puissance éducatrice d'une oeuvre lui est conférée par qui l'a composée - et à ce titre, on peut parfois en trouver trace dans le discours explicite tenu par le compositeur - mais cette puissance peut être interrogée de l'intérieur même de l'oeuvre, c'est-à-dire du point de qui l'écoute et la lit.

Sans doute vaut-il toujours mieux être un auditeur instruit - ici comme ailleurs l'ignorance n'est nullement une vertu - mais l'aptitude de l'oeuvre qu'il il va s'agir ici de débusquer ne relèvera pas nécessairement d'un savoir présupposé de l'auditeur. Elle concernera plutôt une façon pour l'oeuvre d'éduquer l'oreille de qui y prête attention.

Je précise un point : il s'agit dans mon propos d'aujourd'hui d'une problématique en cours plutôt que de résultats longuement attestés. La forme de séminaire donnée à ces rencontres m'encourage à présenter mes réflexions sur ces questions, même si elles ont le plus souvent l'apparence de questions, parfois de propositions plutôt que de conclusions. Tel est sans doute le régime de la pensée effective : avancer ce qui n'a pas encore été tenu, s'il est vrai que la démarche inverse ne ferait - par prudence - que répéter.

 

Comment à mon sens le problème se pose-t-il pour l'oeuvre moderne?

Je crois que la difficulté tient à cette question que je propose de nommer l'enjeu de l'oeuvre, enjeu qu'il convient, me semble-t-il, de différencier de ce qu'on pourrait nommer l'être de l'oeuvre (et sans donner à ce dernier terme un sens trop précisément philosophique). Mon hypothèse est celle-ci : l'enjeu de l'oeuvre ne se donne pas immédiatement dans son déploiement sensible (audible) alors que l'être de l'oeuvre, en un certain sens, s'y épuise.

Que peut-on appeler l'être d'une oeuvre musicale? C'est, je crois, ce que l'on recouvre, assez traditionnellement, d'un autre terme : le temps musical, soit le temps que produit l'oeuvre.

Vous voyez tout de suite que j'emploie là les termes d'être et de temps en un sens métaphorique, en tous les cas assez éloigné de leur usage philosophique : bien entendu, je ne prétend nullement ici corréler à ma manière être et temps, ni doter le temps d'un être, ou même d'un "exister" ; je parle du point d'une intellectualité de la musique, qui est interne à l'exercice effectif de la pensée musicale, et qui rencontre parfois, dans un autre monde que celui de la musique, la philosophie mais ne s'y établit pas. Veuillez donc accepter, pour ces quelques instants, un fonctionnement intuitif de ces termes.

Ce que j'appelle ici l'être de l'oeuvre, c'est donc ce temps qu'elle est, et qui surgit par dérivation d'un instant l'autre, par enchaînement d'un moment au suivant, par circulation le long de trajectoires sonores... Le point important est que ceci se donne directement à partir du sensible, en l'occurrence de l'audible ; je ne dis pas que ceci soit exposé tel quel dans la présence sonore (le temps musical n'est pas la durée d'exposition des sons) mais je soutiens que le temps musical procède par opérations directes sur l'existant sonore. J'ai posé précédemment le mot de dérivation, car ce mot, si on l'entend en un sens mathématique, me paraît assez bien circonscrire cette opération. Mais je ne voudrais pas trop m'étendre ici sur ce point. Disons qu'il y a l'oeuvre musicale telle qu'exposée dans sa présence sensible, telle qu'elle requiert de son auditeur une attention à ses configurations successives, attention qui suffira somme toute à l'écouter, c'est-à-dire à la traverser de part en part, à l'éprouver, et à en saisir son "être de temps" - si vous me pardonnez cette expression, à faire dresser les cheveux sur une tête de philosophe... -.

Le point qui n'est nullement caractérisé en ce dispositif est ce que je propose de nommer l'enjeu de l'oeuvre, que d'autres préféreraient sans doute appeler Idée mais que je conviens de nommer tel, peut-être parce que je l'aborde par le versant de la composition, en tous les cas parce qu'il me semble devoir plus explicitement suggérer une détermination subjective.

Ceci touche à cette question, qui ne cesse de me tourmenter en ce temps de reflux d'intérêt pour la musique contemporaine : somme toute que proposons-nous et que demandons-nous (nous, compositeurs) aux auditeurs? Y a-t-il un réquisit de pensée qui vaille dans les concerts actuels et qui motive d'y convoquer des auditeurs?

Je sais que le plaisir d'écouter de la bonne musique est la réponse qui vient aussitôt à ces questions, mais j'ai la conviction que ceci ne suffit pas, ne serait-ce que parce que ce plaisir est devenu bien trop rare en matière de création musicale pour justifier qu'un auditeur revienne, plus de deux fois de suite, dans une salle de concert. Une meilleure réponse serait sans doute de considérer qu'il peut y avoir un plaisir spécifiquement musical à écouter une musique qui n'est pas forcément excellente de bout en bout mais qui vous procure du moins ce plaisir d'exercer votre jugement musical. Et il y a en effet un plaisir de la découverte, fût-elle ponctuelle et momentanée - une petite partie d'une oeuvre donnée plutôt que l'oeuvre toute entière -, plaisir qui ne saurait être nié. Mais enfin, retenir l'auditeur sous la seule promesse du plaisir d'extraire soi-même une brève pépite d'un magmas plutôt ennuyeux me paraît une entreprise un peu risquée. Et l'on comprend que les compositeurs des années soixante et suivantes aient pu épuiser le public que leurs avaient obligeamment légué les sériels, dilapidant l'attention des auditeurs au gré d'improvisations ou d'expérimentations irresponsables.

L'oeuvre, donc, doit avoir un enjeu. J'entends par là qu'elle doit être en visée de quelque chose d'autre que ce qu'elle est immédiatement, c'est-à-dire que ce que sa seule présence délivre à nu. Ou encore, il doit y avoir une dimension stratégique de l'oeuvre qui, tout en se déployant dans le sensible, ne soit pas immédiatement exposée comme présence. Le sensible en musique se dit l'audible. Si l'oeuvre musicale a un enjeu, c'est donc qu'elle propose comme pensée autre chose que ce qui dérive immédiatement de l'attention à la présence, à la présence sonore s'entend.

Je pourrais dire les choses encore ainsi : il n'y a pas seulement l'être de l'oeuvre ; il faut qu'il y en ait aussi un devoir-être, et ce "devoir-être" doit se donner, lui aussi, comme modalité sensible, même si cette modalité n'est pas une donnée immédiate de l'audible mais quelque chose à construire, à produire dans la pratique même de l'audition. Ce "devoir-être" n'est pas un "devoir se prolonger", dont la modalité musicale serait alors la résonance. Ce n'est pas non plus le "devoir qu'un autre instant succède à tout instant", en cette forme de rebond incertain et incessant qui est le propre de toute bonne musique. C'est un devoir qui inscrit une visée, une tension vers autre chose que ce que l'oeuvre est immédiatement, une stratégie non pour sortir d'elle-même mais pour capter en ses rets quelque chose qui n'y a pas spontanément place.

Je tiendrai que ce "devoir-être" doit être configuré, c'est-à-dire prendre forme d'existence en certains moments singuliers de l'oeuvre. Configurer ne signifie pas ici donner à ces moments une figure d'objets (d'objets musicaux - thèmes, motifs... - ou, moins encore, d'objets sonores). Configurer reviendra à inscrire localement ce qui, en fait, a statut global. L'enjeu d'une oeuvre a en effet toujours statut global. Il est, pourrait-on dire, le nom même de l'oeuvre comme globalité ; à ce titre, il a vocation à constituer ce qu'on appelle en musique la Forme, la grande forme s'entend. Mais, pour cette même raison, l'enjeu tend à n'exister dans l'oeuvre que s'il est, en quelque sorte, "représenté" localement.

Je pose ici le mot de représentation sans être bien sûr que ce soit celui qui convienne le mieux. Disons que je l'inscris ici par opposition d'un côté à ce qui serait la pure présence, et d'un autre côté à ce que j'appellerai plus loin la présentation, qui n'est pas la seule présence mais quelque chose de plus, quoiqu'elle ait la présence pour cible, quelque chose qui serait déjà une forme d'éducation au regard d'une présence qui pourrait rester inaperçue.

L'enjeu global aurait à être représenté dans certaines configurations locales, et ce que j'appelle l'éducation de l'auditeur par l'oeuvre elle-même se jouerait singulièrement en ce point.

 

Reprenons cela d'une manière un peu décalée.

L'audition d'une oeuvre écrite, composée, se fait toujours dans une sorte de paramétrage de la partition, et procède donc toujours à partir de configurations instantanées. L'audition, comme rapport immédiat, n'a à faire qu'au local de l'oeuvre, à cet instant qui passe d'un bout à l'autre d'elle. L'audition, procédant de l'instant, n'est jamais en présence de la globalité de l'oeuvre. La lecture d'une partition peut envisager une saisie générale de l'oeuvre, elle peut la voir en sa globalité - il serait plus juste de dire d'ailleurs en sa totalité s'il est vrai que l'écriture, qui est l'ossature de la partition, structure les situations sonores, les algébrise, combine ses éléments plutôt qu'elle n'en inscrit la topologie audible -. L'oreille, elle, n'a accès qu'aux configurations locales successives. Partant de là, son travail propre est, , de saisir une visée générale de l'oeuvre qui ne soit pas simplement la traversée de son temps d'exposition. Sans doute ne s'agit-il nullement pour l'auditeur de récollecter la totalité des éléments structurés par la partition. Faire ceci serait concevoir l'audition comme si elle était une dictée musicale. Pire encore, associer à cette dictée l'analyse instantanée des parties disposées par l'écriture (les harmonies et accords classés, les rythmes répertoriés, les combinaisons instrumentales cataloguées...) serait ordonner l'audition à celle d'un auditeur idéal qui en fait n'entendrait plus rien de la musique, puisque cet auditeur idéal - dieu de l'oreille, ordinateur sans faille et maître calculateur - serait alors esclave d'une algèbre qui n'est jamais que la structure des situations musicales, non leur musicalité même ; une oeuvre musicale ne saurait s'écouter à la lettre...

L'audition est donc en charge d'accéder à une globalité de l'oeuvre qui n'est pas sa totalisation. Et cette globalité ne saurait être celle qui fut tracée, de proche en proche, de configuration locale en configuration locale, au fil de l'audition. En ce sens, et j'énonce cela avec quelque regret, la traversée attentive d'une oeuvre ne suffit pas à en cerner l'enjeu.

C'est en ce point qu'à mon sens l'oeuvre doit prendre en charge une éducation de son auditeur, s'il est vrai que rien, a priori, ne saurait lui indiquer, dans l'ère moderne de la musique, l'enjeu poursuivi.

 

De façon très sommaire, et pour fixer un peu les idées, on peut caractériser l'enjeu principal des musiques antérieures comme enjeu thématique. Brièvement (), l'enjeu d'une composition thématique était une sorte d'avènement singulier, par torsion d'un thème au regard de la place tonale et métrique qu'il occupait et qui le définissait, torsion par laquelle cette place, et par-delà elle tout le système tonal et métrique, se trouvait affectée. Cet avènement, s'il était localisable au cours de l'oeuvre, n'existait cependant que dans sa portée globale, comme ce qui tenait ensemble l'arche temporelle complète de l'oeuvre. L'épreuve sensible de l'enjeu thématique ne se jouait pas dans la reconnaissance des thèmes, moins encore dans leur nomination (qu'il s'agisse des deux thèmes de la sonate, ou de la foule des leitmotivs wagnériens) ; ce n'était pas non plus le décèlement local de ce qui, parfois (cf. les fugues de Bach), ne peut se déceler qu'à la lecture (la logique de la fugue est de dissimuler ses avènements, de les lisser dans cette prescription fondamentale que toute singularité doit trouver dans la communauté ecclésiale - en l'occurrence celle des voix fraternelles de la fugue - le goût de se prosterner "pour la plus grande gloire de Dieu"). L'épreuve sensible de l'enjeu thématique se jouait précisément dans ce qui n'était pas à proprement parler perceptible - le perceptible n'a jamais de portée que locale - et qui n'existait qu'à grande échelle, à échelle de l'oeuvre toute entière, lorsque la globalité devenait représentable mentalement à partir du jeu entre thème et structure tonale.

On pourrait dire alors : une grande part du problème de la musique moderne consiste, encore aujourd'hui, dans le dépassement du thématisme.

La réponse la plus fréquente à ce problème du dépassement est de ne pas se poser la question de l'enjeu, de composer des oeuvres qui n'ont d'autre principe de consistance que leur aptitude à s'exposer en une immédiateté auditive. Oeuvres parfois séduisantes, parfois extrêmement ingrates (je songe à ces oeuvres du premier sérialisme où prévalait implicitement la thèse que la structure de l'oeuvre valait à elle seule situation sonore et musicale, et que la série retenue était au bout du compte le nom recevable pour l'être de l'oeuvre). Oeuvres, en tous les cas, sans autre réquisit de pensée que d'être offertes au bon plaisir auditif, à ce plaisir spécifiquement musical d'éprouver ce qui défile, précaire, livré à l'instable, au gré d'un instant dont rien ne garantit qu'un autre suivra.

Sans doute faut-il traverser l'oeuvre selon ce principe, mais il ne saurait en établir son "contenu de vérité" (pour employer cette expression qu'affectionnait Adorno).

 

Il est en ce point intéressant de relever l'évolution historique d'un Pierre Boulez qui fut dans un premier temps partisan convaincu, si ce n'est convaincant, de la thèse relevée précédemment selon laquelle la structure d'une oeuvre (l'organisation algébrique de ses éléments - hauteurs, durées... -) pourrait valoir situation musicale. En cette logique, point n'est besoin d'une éducation de l'auditeur : une solide instruction y suffit, instruction dont on prédisait alors qu'elle devait conduire, quelques décennies aidant - en ce temps-là on n'avait pas peur de voir loin - à ce que l'oreille arrive à suivre ce que pour le moment l'oeil seul savait discerner.

Mais l'envergure du musicien Boulez venait contrecarrer ce que le propos théorique avait de raideur, et il suffit d'entendre les deux Livres de Structures (oeuvre pour deux pianos) pour saisir le chemin parcouru entre un début de l'oeuvre (1952), sèchement ordonné aux présentations successives de la série, et une fin (1962), cataclysme dans le grave de l'instrument, qui assume la perte de perception des intervalles pour mieux exalter une sauvagerie proprement musicale.

Sans se livrer à une généalogie détaillée des oeuvres et propos de Boulez, on peut relever qu'à l'autre extrémité de son parcours compositionnel - dans les années quatre-vingt -, il tente d'expliciter une version actuelle de l'enjeu thématique. Selon son habitude, il exposera ceci en un double mouvement : d'un côté des oeuvres (Messagesquisse et surtout Répons), et de l'autre des textes théoriques. Une des questions que se pose alors Boulez est celle-ci : comment orienter l'auditeur en cours d'oeuvre? La réponse qu'il y apporte tient à deux catégories : celle de signal, et celle d'enveloppe.

 

Le "signal", dont le nom même suffit à faire percevoir la fonction, est par lui ainsi défini : "De nature ponctuelle, il indique les points d'articulation où la forme change de trajectoire, où le sens se modifie, où le parcours marque des points d'inflexion et de rebroussement. Le signal sera, dans les cas les plus sommaires, une note, un accord tenu hors du tempo, un silence prolongé hors d'une durée immédiatement plausible avec le reste du contexte." ()

 

L'enveloppe, par contre, sera "une caractéristique plus globale" qui "mettra en forme la chaîne des déductions" quand le signal repérait plutôt les articulations. Une enveloppe peut être "un registre, un timbre unique ou un mélange de timbres constant, une dynamique privilégiée, un tempo donné, un filtre appliqué aux hauteurs, une constante rythmique". Elle est "ce qui individualise un développement et permet de lui donner un profil particulier dans le déroulement de l'oeuvre." ()

On voit en quoi ces deux catégories, dont il est patent qu'elles opèrent dans les oeuvres récentes de Boulez et en particulier dans Répons, orientent l'auditeur et vont être au principe même du succès de cette dernière oeuvre. Font-elles pour autant son éducation, si j'entends par ce terme quelque chose qui ne serait pas réductible à la transmission d'un savoir (que j'ai plutôt nommée instruction) et qui comporterait, au coeur même de son exercice, une touche d'émancipation? Ce n'est pas sûr, s'il est vrai que la direction exercée sur l'auditeur au moyen du signal et des enveloppes ne donne guère droit à une oreille émancipée.

 

Je voudrais poursuivre sur ce point, par une série de questions plutôt que par des conclusions thétiques.

Si l'on examine les deux catégories de Boulez - le signal et l'enveloppe -, on peut se demander : que signale le signal dont parle Boulez et qu'enveloppe son enveloppe? Soit : Pourquoi des signaux et des enveloppes?

 Que signale le signal? Un changement de partie, une articulation, nous répond-il. Mais dans ce cas pourquoi ce changement a-t-il besoin d'être signalé, en particulier si ce changement est sensible c'est-à-dire accessible à l'audition? La réponse est, me semble-t-il, celle-ci : c'est que ce qui est sensible n'est pas forcément perceptible, c'est-à-dire identifiable, et nommable comme tel (le perceptible, en ce sens, pourrait être vu comme la dimension constructive de l'audition). On peut dire, alors, que le signal égalise localement le sensible et le perceptible. Ou encore que le signal "représente" le sensible dans le perceptible. On peut dire aussi : le signal représente du régional (par exemple le passage d'une situation à une autre) dans une modalité locale.

Pour fixer un instant les termes que j'emploie ici, j'appelle local l'entour d'un point, en l'occurrence d'un instant et j'appelle régional l'entour de deux points distincts, l'entour d'un intervalle temporel (en ces sens, un moment relèvera du local s'il est centré sur un instant, du régional s'il est prescrit comme intervalle). J'appelle enfin global la complétude de la dimension régionale, soit l'intervalle entier de l'oeuvre - entre son instant initial et son instant final -.

 Qu'enveloppe l'enveloppe? Ce qu'on peut appeler la situation sensible. Ce faisant, l'enveloppe profile globalement une situation qui ne se donne à l'audition que comme succession de configurations locales. Elle globalise donc, mais d'une manière très singulière puisqu'elle va représenter le local auprès du global : en l'occurrence par un point de l'enveloppe (si l'on a en tête une image mathématique, l'enveloppe d'une famille de courbes est une courbe globale, tangente à chacune des courbes de la famille en un point, si bien que ce point peut être vu comme le représentant de chaque courbe de la famille auprès de l'enveloppe). Ainsi dans Répons, l'enveloppe de l'introduction (enveloppe régionale à échelle de l'oeuvre toute entière) sera constituée d'une mélodie descendante de six hauteurs, sorte de vaste Cantus Firmus où chaque hauteur va "représenter" les configurations locales successives au sein de la mélodie globale.

Ainsi signal et enveloppe seraient deux manières de penser le rapport entre local et global, rapport dont je tiens qu'il est l'arrière-fond de ce que j'ai nommé l'enjeu de l'oeuvre. S'il y a en effet quelque chose de l'oeuvre qui se projette par delà son exposition sensible instant après instant, si l'oeuvre déploie une stratégie audible qui n'est pas simplement le principe de sa propre continuité sonore, c'est que ceci a à voir avec une saisie globale de ce qui ne cesse de surgir localement.

Boulez maintient en ce point, je pense, une vision structurale de l'oeuvre, non point celle du premier sérialisme - que j'ai catégorisée en disant que la structure sérielle y tenait lieu de caractérisation de la situation audible - mais plutôt celle qui tend à comparer l'oeuvre musicale à une ville, l'écoute de l'oeuvre étant alors la traversée de cet espace, traversée sans totalisation possible du plan général de la cité - il y faudrait un surplomb, ce type de survol auquel l'oeil procède à l'égard de la partition, mais que l'oreille est impuissante à faire, traversant l'agglomération musicale au ras de son pavé -, traversée qui ne peut s'accomplir de part en part que moyennant un minimum de repères, de panneaux d'orientation, de flèches.

Boulez s'inspire ici implicitement du vieil adage de Gurnemanz : "Ici le temps devient espace", adage qui pourrait bien constituer la vision structurale moderne de la Forme musicale. Si l'enjeu de l'oeuvre est bien d'être saisie en sa globalité du point même de l'audition, l'opération de pensée qu'elle requiert peut alors être conçue, dans cette vision boulezienne des choses, comme l'édification d'un espace à partir du temps d'exposition de l'oeuvre. Pour cette édification, il convient alors de fournir à l'auditeur des schèmes d'orientation au sein du plan conçu par le compositeur. D'un côté des notes de programme, des textes théoriques, des séances d'analyse pédagogiques prépareront l'auditeur à l'épreuve de l'écoute ; de l'autre, en cours de traversée, des signaux et des enveloppes lui fixeront les repères indispensables.

Il faut admettre qu'on n'excède guère là ce qu'on pourrait nommer une "direction" traditionnelle des auditeurs (), un peu enrichie il est vrai par l'expérience de la fin des années soixante en matière d'oeuvre ouverte, direction d'auditeurs qui, dans l'ère classique de la musique, était assumée sans état d'âme - qu'on songe à ce maître de la surprise qu'était un Joseph Haydn -. Comme de plus je ne tiens pas que les rapports local-global (qui constituent ce que j'ai appelé l'arrière-fond de l'enjeu) soient pensables comme rapports entre temps et espace, il me faut chercher ailleurs le foyer de ce qui constitue l'enjeu de l'oeuvre non thématique, enjeu à propos duquel il conviendrait d'éduquer l'auditeur au cours même de l'oeuvre.

Autant avouer qu'en ce point, je n'ai pas aujourd'hui de réponses, mais seulement quelques pistes de travail, qui sont avant tout des pistes compositionnelles plus encore que des pistes "théoriques". Et si je m'autorise d'en parler aujourd'hui, c'est parce qu'il n'est somme toute de bonne éducation, et donc de bonne émancipation - émancipation en l'occurrence du thématisme et de ce fond néoclassique qu'il dispose de nos jours -, que celle qui s'applique d'abord à soi-même. N'ai-je pas tenu que le discours des compositeurs est avant tout un discours qu'ils s'adressent à eux-mêmes, et s'ils le tiennent ouvertement, ce n'est point par exaltation du soliloque mais dans la présupposition décidée que n'importe quel musicien est, de droit, leur égal dans la pensée.

 

Pour avancer dans cette problématique, on pourrait examiner le démêlé de l'oeuvre musicale avec la figure du deux.

Il y aurait alors toute une histoire à faire des différentes figures musicales du deux, ou de la dualité. En musique, ces figures sont originaires : sans remonter aux grecs, toute l'ère tonale fut ainsi structurée de polarités extrêmement prégnantes, aussi bien pour l'audible que pour la pensée discursive : diatonisme / chromatisme, majeur / mineur (à l'intérieur même du diatonisme), adagio / allegro, bithématisme... La grande variété de ces figures du deux conduit à une variété équivalente dans les opérations par lesquelles un troisième terme procède de deux termes initialement posés.

Si tant est que quelque chose comme une "histoire de la musique" existe - j'entends existe en pensée, c'est-à-dire soit à même de prescrire quelque chose pour le "pas de plus" à accomplir dans la pensée musicale -, il serait alors sans doute possible de la brosser en réfléchissant ses enjeux comme des opérations dialectiques. On nommerait ainsi la scission dans la fugue, la résolution dans la sonate, la transition chez Wagner, ou le renversement chez Boulez ().

Sous cet angle, l'éducation de l'auditeur apparaîtrait encore et toujours comme une instruction : l'auditeur instruit savait - sait-il encore?- qu'un thème de fugue se scindait en sujet et réponse, savait repérer les thèmes d'une forme-sonate, le moment du développement et surtout de la réexposition. Boulez tend de même à instruire son auditeur des renversements entre écriture obligée et écriture libre (et cette dualité, il est vrai, est assez immédiatement perceptible dans Répons). Son effort est louable, car il prend ainsi le contre-pied des séductions démagogiques et paresseuses de l'auditeur. Mais cette instruction - ce manuel d'instructions, pourrait-on dire méchamment devant les signes de piste proposés par Boulez - ne résout guère, à mon sens, la question d'une éducation possible menée par l'oeuvre elle-même sur ses enjeux de pensée.

Une nouvelle modalité actuelle du deux, mise en jeu par les oeuvres contemporaines, est ce que j'appellerai "la théorie des deux mondes musicaux", soit le monde instrumental et le monde électroacoustique. Ici encore Répons fonctionne comme point de repère significatif. Après l'introduction instrumentale (qui dure six à sept minutes), surgit le dispositif électroacoustique qui donne un éclat maximum à l'apparition des solistes : geste puissant, d'une grande séduction sonore, qui tire sa force tout autant d'être une amplification de la polarité entre instruments résonnants et non résonnants que d'être le contraste du monde des haut-parleurs face au monde des instruments.

Cette nouvelle modalité du deux peut-elle devenir l'enjeu même de l'oeuvre contemporaine? Beaucoup le prétendent, en particulier ces oeuvres qui, en leur ouverture, exposent "les deux mondes" pour tenter ensuite leur synthèse, ou leur renversement, ou leur recouvrement passager. Pour ma part, je ne le pense pas et il faut sans doute chercher un enjeu musical contemporain non pas dans ce prétendu deux des deux mondes - il faut tenir qu'il n'y a dans l'oeuvre qu'un seul monde musical - mais plutôt dans le type de multiplicité sonore auquel les techniques modernes donnent aujourd'hui accès compositionnel. Il y a là, en effet, une qualité de multiplicité musicale qui n'est atteignable par aucun orchestre, fût-il le méta-orchestre dont rêvait Berlioz dans son Traité d'orchestration.

Et si l'enjeu d'une oeuvre peut tourner autour du destin musical d'un tel type de multiplicité, il convient alors je crois de se demander : comment faut-il alors le présenter comme tel dans l'oeuvre, et pour l'auditeur? Ceci revient à poser cette question : faut-il adjoindre à l'exposition audible du multiple sonore - à sa présence sensible - quelque chose qu'on pourrait nommer sa présentation, qui ne serait pas seulement le fait qu'il est là, présent, possiblement enfoui, mais quelque chose, quelque geste qui le rehausse, qui en ce sens le présente sans le représenter pour autant, quelque chose qui dise à l'auditeur : "ici, en ce moment, moi, oeuvre que vous écoutez attentivement sous la présupposition que j'ai une intention et une visée qui excèdent ma simple pérennité et ma propre persistance, que je suis mue d'un devoir-être qui n'est pas seulement le prolongement de mon être naturel - car j'ai un être naturel, puisque je m'habille de sons et me pare de résonances -, moi, oeuvre musicale, je vous présente cette question qui est la source de mon tourment et le véhicule de mon désir. Et à l'entendre et à la suivre, vous saisirez quelque chose de ce que je tente, avec vous, de penser."

Il est sans doute un peu naïf de croire que l'oeuvre parle, et qu'elle nous parle ainsi. Et je dois donc bien l'être, moi qui n'arrive à écouter d'oeuvre musicale qu'à condition d'entendre une voix qui parle. Voix qui est celle d'un monde, faudrait-il aussitôt ajouter, et non pas d'une personne. En ce sens, voix qui ne ressemble nullement à un discours - et j'ai tendance à penser que c'est un mauvais coup porté à la musique, j'entends à l'oeuvre musicale comme réquisit de pensée, que celui qu'ont porté les "baroqueux" en magnifiant la catégorie de "discours musical" -, voix d'un monde qui n'est pas l'espace d'une ville, mais plutôt le bruissement d'une foule, voix qui doit être en aptitude de recueillir l'attention d'une oreille, d'un auditeur et de fermement requérir sa liberté face à la situation qu'elle est et qu'elle expose. Voix qui serait, plus encore que celle de l'éducation, celle de l'émancipation s'il est vrai qu'être émancipé par rapport à une oeuvre musicale, ce serait l'égaler. Et n'est-ce pas là le seul objectif qui puisse valoir le déplacement en une salle de concert?


1 Neue Zeitschrift für Musik (Nouvelle Gazette Musicale)
2 Je me permets de renvoyer à mon article : "Pour une intellectualité musicale" Inharmoniques n°8-9 Novembre 1991
3 Pour plus de développements, voir mon article : "Cela s'appelle un thème (Quelques thèses pour une histoire de la musique thématique)" Analyse musicale n°13 Octobre 1988
4 "Le système et l'idée" Inharmoniques n°1 Décembre 1986 p.101
5 id. p.100-101
6 au sens où un Hitchcock parlait de "direction de spectateurs".
7 Pour plus de détails, voir "Traversée du sérialisme" Conférence du Perroquet n°16 Avril 1988