François NICOLAS

[ Catalogue | Bibliographie ]



"CELA S'APPELLE UN THEME"

Quelques thèses pour une histoire de la musique thématique


TABLE DES MATIERES


INTRODUCTION

Point de méthode

Position du thème


NAISSANCE DU THEME: J.S.BACH ET LA FUGUE

Encart: Les avènements thématiques dans la fugue

Encart: Thème et Cantus Firmus


EPANOUISSEMENT DU THEME DANS LA SONATE: HAYDN, MOZART

* Haydn

Encart: Thème et cellule

* Mozart

Encart: Avènements thématiques chez Mozart

L'APOGEE DES FONCTIONS THEMATIQUES: BEETHOVEN

Encart: Thème et mélodie

APORIE DU THEME


LE MOMENT ROMANTIQUE DU THEME

* Schumann

* Liszt

Encart: Avènements thématiques dans la Sonate en si mineur

* Berlioz


THEME ET TRAGEDIE CHEZ BRAHMS

Encart: La dimension tragique du thème chez Brahms

WAGNER: LA REVOLUTION THEMATIQUE

Encart: Thème et leitmotiv

Encart: "Le thème" de Tristan: une matrice


VERS L'ATHEMATISME

* Bartok

* Debussy

Encart: La fonction de marquage des thèmes chez Debussy

* Schoenberg

Encart: Thème et série





Introduction

 

"Comment cela s'appelle quand la musique se lève et que tout est aboli, que tout est délaissé et que le temps pourtant s'éploie? Comment cela s'appelle ce qui se donne ici puis là, au gré de la musique qui monte? Cela porte un nom âpre et secret. Cela s'appelle un thème".

Prolongeant la paraphrase d'"Electre"de Giraudoux, je poserai que le thème est l'aurore du monde tonal. A la fois point de départ de l'oeuvre et foyer lumineux qui circule d'une extrémité à l'autre de l'orchestre, le thème est cette face éclairée et rayonnante à laquelle l'auditeur se repère et s'identifie. Le thème, point du jour qui embrase instruments et registres, qui enlumine contrepoint et harmonie, n'a-t-il pour autant aucun secret? Cet acteur de lumière n'a-t-il aucune part d'ombre qu'il ne faille aussi écouter et - peut-être - déchiffrer? Y a-t-il, en vérité, une réelle transparence du thème? Eblouis par sa gloire, par la clarté et l'éclat de sa présence, ne sommes-nous pas rendus aveugles des calculs qui l'enchaînent, des failles qui secrètement le déchirent? Et, pour commencer, qu'appelle-t-on précisément un thème? Quelle existence musicale singulière est-elle convoquée sous ce vocable?


S'il est vrai, comme le soutenait J. Paulhan, que le recours à l'étymologie est une "forme de discours"() plutôt qu'une preuve, j'introduirai mon propos en rappellant que le mot "thème" signifiait primitivement "ce que l'on pose", "ce qui est placé". Il semblerait qu'en français le terme eût été d'abord utilisé dans l'art de la rhétorique et qu'il n'ait eu d'emploi musicologique que tardivement; ainsi, en 1764, J.J. Rousseau ne le retenait pas encore dans son "Dictionnaire de musique." En fait la première dénomination de cet objet musical que nous nommons désormais "thème" s'est faite sous l'intitulé de "Sujet". Ce dernier signifiant est à mon sens particulièrement bienvenu et je le garderai pour désigner ce qui pourra faire du thème autre chose qu'un simple matériau, qu'un pur objet.

"Thème" indique donc ce que l'on pose, ce qui est placé. Cette signification, à mes yeux - "l'étymologiste ne découvre en général dans ses mots primitifs que ce qu'il a commencé par y mettre"() -, est capitale: un thème n'existe que placé dans un système qui le délimite et lui donne consistance. J'avancerai même qu'il n'y a de thème que tonal: il n'y a de thème que placé dans le système tonal et les tentatives de thématisme modal, dodécaphonique ou atonal n'ont été et ne pouvaient être que des échecs. Il y a, en effet, une accointance essentielle entre le thème et la tonalité, entre pensée thématique et système tonal et ceci constituera une des thèses axiales de ce travail.


Point de méthode

M'autorisant ici de mon "objet" - le thème - et selon un parti-pris esthétique où forme et contenu soient disposés en correspondance étroite, je procéderai ici par thèses, posant mes points de vue en ouverture du discours comme on pose un thème dès les premières mesures d'une oeuvre musicale. Je ne simulerai donc pas une méthode inductive, prétendant remonter sans heurts de faits à des idées: "Le style inductiviste est en sciences une tradition de vieille date. L'article idéal, rédigé dans ce style, part d'une description précautionneuse du schéma expérimental, suivie de celle de l'expérience et de son résultat. Il arrive qu'une "généralisation" conclue l'article. La situation-problème, la conjecture que l'expérience se devait de vérifier, est cachée. L'auteur se vante d'un esprit vide, d'un esprit vierge. L'article ne sera compris que des quelques-uns qui connaissent effectivement la situation problème. Le style inductiviste renvoie à la prétention que le scientifique entre dans sa recherche l'esprit vide alors qu'en fait il fourmille d'idées. Ce jeu ne peut être joué (pas toujours avec succès) que par et pour une confrérie d'experts triés sur le volet"(). Ce que Lakatos disait des sciences ne vaut-il pas plus encore pour une discipline - l'analyse musicale - qui n'est guère scientifique, quoiqu'en pensent ceux qui la qualifie ainsi un peu rapidement, à la manière dont certains baptisent "sciences politiques" l'habileté malicieuse aux découpages électoraux et la familiarité rouée des mécanismes institutionnels?

Je procéderai donc par thèses et par suivi de leurs conséquences en acceptant qu'un tel propos, par la condensation qu'il requiert, implique de court-circuiter les méandres dialectiques de la genèse des idées.

Mon mode d'exposition sera "géométrique" et déductif, assumant ainsi ouvertement les a-priori d'une pensée et d'une intervention théoriques. Et, pour reprendre les termes de J.J. Rousseau, "commençons donc par écarter tous les faits car ils ne touchent point à la question"(); posons ainsi ce qui, à notre sens, pourra constituer la question du thème.


Position du thème


Dans la pratique courante du mot thème, on appelle d'un même nom toute une série d'objets musicaux à bien y regarder fort hétéroclites. Cela va de la mélodie tracée à gros traits dans tel concerto de Mendelsohn à cette cellule qui prolifère dans tel quatuor en passant par ce (leit)motif mi-harmonique, mi-mélodique que Wagner déforme et métamorphose sans oublier bien sûr cet être microscopique - l'intervalle - dont on entendra souvent dire qu'Anton Webern a tenté de le thématiser.

Je proposerai d'appeler thèmes certains seulement de ces objets musicaux; il nous faut pour cela les particulariser selon les fonctions musicales qu'ils supportent:

a) Il y a d'abord l'objet qu'on varie: c'est plutôt dans ce cas une mélodie. On a là le sens le plus courant du mot thème tel que matérialisé dans les oeuvres intitulées "thème et variations" où l'objet mélodique se réitère en se variant, en s'ornementant, en se déployant ou en se rétractant. C'est le sens que donne André Souris au thème quand il écrit: "tout élément, motif ou petite pièce ayant donné lieu à quelque variation devient par là un thème"().

b) Il y a ensuite l'objet qu'on développe: c'est plutôt là une cellule ou un motif. C'est le sens habituel donné au mot thème dans les fugues ou les premiers mouvements d'une sonate où l'objet générateur s'avère plus dépouillé qu'une mélodie et présentant plus à nu son algèbre constitutive. L'objet à développer est structuré intérieurement selon une combinatoire dont les articulations sont clairement distinguées en sorte de faciliter la perception ultérieure de ses fragmentations en motifs disjoints. Cette vision du thème a trouvé son porte-drapeau en V. D'Indy pour qui le développement est la "raison d'être" des thèmes().

c) Il y a enfin l'objet qu'on répète, en le déplaçant éventuellement dans la structure tonale: le thème est, en ce sens restreint, un objet qui marque la Forme, qui indique par exemple la tonalité de la dominante, qui signale le retour à la tonique, qui désigne la réexposition. C'est le sens du mot thème dans la présentation académique de la Forme-Sonate (sens particulièrement approprié à son second thème), dans la logique du rondeau (qui voit alterner refrains et couplets) et de l'Aria da Capo (où les "thèmes" contribuent à marquer les places ABA).


Pour résumer, je poserai qu'on reconnaît habituellement trois fonctions au thème:

- une fonction mélodique de variation,

- une fonction génératrice de développement,

- une fonction répétitive de marquage.


Ces fonctions ne sont pas exclusives l'une de l'autre: un même objet peut combiner plusieurs d'entre elles; un second thème de sonate par exemple, qui en tout état de cause marquera la région de la dominante et sera résolu dans la réexposition, pourra également se développer et, pourquoi pas, se varier. Toutes les combinaisons entre ces trois fonctions sont concevables et furent effectivement mises en oeuvre dans l'histoire de la musique thématique.


On peut relever certaines propriétés communes à ces trois fonctions:

- le thème est, dans tous les cas, une entité repérable comme telle par l'oreille;

- le thème est destiné à revenir dans l'oeuvre, sans disparaître définitivement après sa première énonciation.


J'appellerai fonctions-objets ces trois fonctions du thème car le thème y est, en chaque cas, un objet et cela à un double titre: il est à la fois intérieurement structuré par le système musical (la tonalité pour ce qui concerne les 18e et 19e siècles) et en même temps doté de propriétés extérieures qui lui permettent non seulement de se découper très nettement sur le fond musical mais également de disposer d'une plasticité apte à épouser différentes situations. Les trois fonctions-objets du thème sont donc les trois fonctions qui particularisent le thème parmi l'ensemble des objets musicaux. Ce ne sont pas elles qui le constituent comme objet - cela est antérieurement structuré par le système musical lui-même - mais elles organisent la singularité du thème parmi les autres objets.


Le point précis de mon intervention théorique consistera à poser une nouvelle fonction du thème, fonction décisive qui va assigner au thème une figure de "sujet" et non plus un statut d'objet. Je prélève bien sûr le mot "sujet" au vocabulaire de la fugue pour lui donner ici un sens plus général et en faire la fonction cardinale du thème, la fonction thématique au sens strict.

J'appellerai fonction-sujet d'un thème sa capacité d'influer en retour sur la structure dans laquelle il se définit, son pouvoir de modifier l'espace dans lequel il s'insère. Le thème comme sujet est ainsi ce qui a puissance tout à fait singulière d'intervenir sur le cours de l'oeuvre, de déformer l'espace structural que lui prédispose le système musical. Le thème-sujet s'établit alors dans une capacité de torsion de la place qui lui est assignée et qui le fonde.

Cette fonction se donne dans la modalité d'un avènement: elle n'est jamais donnée à priori, garantissable par telle ou telle caractéristique originaire de l'objet qui la supporte. Notons bien: ce n'était pas le cas des fonctions-objets précédemment délimitées; par exemple, la fonction de variation ne peut être mise en oeuvre que par un objet à caractère mélodique et, a contrario, un objet mélodique dispose - a priori - d'une puissance de variation (et également de marquage). De même, il est facile d'anticiper qu'un motif aussi fortement dessiné que celui qui ouvre la Ve de Beethoven va se développer plutôt que se varier...

Par contre la fonction-sujet que je pose peut advenir d'objets fort dissemblables et à des moments de l'oeuvre qui soient non convenus. Cet avènement pourra être "mis en scène" par le compositeur, représenté pour l'oreille comme un évènement repérable ou, au contraire, être volontairement dissimulé sous la surface lisse d'un travail structural, d'un déploiement du système musical (nous verrons que tel est le cas de la fugue chez J.S.Bach). Notons que cette fonction n'est en rien exclusive des trois fonctions-objets et peut se greffer sur un objet assumant par ailleurs une fonction de variation, de développement ou de marquage: ne dit-on pas d'ailleurs qu'un sujet entretient toujours quelque rapport à un corps (même s'il reste alors problématique de savoir en quoi précisément il s'agit là de "son" corps)?

Je défendrai ici la thèse que seule cette fonction-sujet établit le thème. Plus précisément, je poserai qu'un thème a nécessairement une double fonction:

- une fonction d'objet prélevée dans les trois fonctions-objets habituellement reconnues au thème;

- une fonction de sujet qui est un avènement.


On reconnaît là sans difficulté la problématique de la conscience telle que l'a pensée l'âge classique de la philosophie. La fonction-sujet que j'ai définie figure en effet le sujet classique comme conscience de soi, agissante et volontaire, comme capacité de réfléchir le monde qui le délimite et le définit tout en le déformant à son image.

Il est clair que le thème, en sa capacité de s'orienter dans l'espace musical, de déformer les parcours qui lui sont prédestinés selon ses caractéristiques d'objet, en sa puissance de tordre la structure musicale et de tracer ainsi une forme musicale qui ne soit pas purement conventionnelle, représente musicalement une conscience de soi apte à agir dans et sur le monde. Il est logique que cet avènement de la conscience soit alors sans a priori et intervienne toujours par surprise. C'est, je crois, la pertinence de cette remarque de C. Deliège: "Le thème est une catégorie assez mystérieuse de la rédaction musicale. Bien que réelle, par moments, elle se dérobe aisément; à d'autres, même lorsqu'elle est présente, on n'est pas toujours certain de la reconnaître et lorsqu'on croît l'apercevoir, elle est déjà fuyante"(). Le thème en effet s'avère moins un objet prédésigné qu'une virtualité, moins une substance qu'une potentialité.

Je reviendrai, pour achever cette introduction, à ma thèse liminaire: il n'y a de thème que tonal. Le seul système musical apte à constituer et supporter un thème, ce qui s'appelle un thème (et non pas un simple motif, une mélodie ou quelque intervalle), est la tonalité. Je ne pourrai m'étendre que brièvement sur cette question, en ce texte volontairement centré sur l'ère tonale mais posons quelques repères.

Je ferais volontiers remonter la préhistoire du thème à Guillaume Dufay car il fut au XVème siècle le premier, me semble-t-il(), à unifier ses messes ou motets autour d'une unique mélodie, d'un unique Cantus Firmus mais surtout, et c'est en cela principalement que je le relève, il fut le premier à rapprocher ses différentes voix du contour mélodique du Cantus Firmus, usant pour cela d'entrées en imitation qui déploient un même profil aux différents registres. Ainsi, le Cantus Firmus n'est plus seulement un support hétérogène de l'oeuvre, une sorte d'armature qui assoit la Forme musicale mais devient un chapelet de mélismes nourrissant le contrepoint de motifs variés, un réservoir de cellules qui commencent à circuler et proliférer entre les parties vocales.

A l'autre extrémité de cette histoire, du côté du XXe siècle, on pourrait analyser comment le sérialisme a procédé, une fois la tonalité dissoute, à un démembrement du thème ce qui le conduisit dans un premier temps vers l'a-thématisme, dans un second temps vers les tentatives de refonder un thématisme sans thème c'est-à-dire de maintenir (en les recomposant) les anciennes fonctions thématiques et de les déployer désormais de façon disjointe, sans plus les nouer sur un seul et même objet, c'est-à-dire sur un thème. Je renverrai le traitement de ce point à d'autres développements() et me concentrerai ici sur l'ère tonale. J'en traiterai au travers de quelques oeuvres, exemplaires à mon sens d'un traitement "en sujet" du thème musical.

Qu'il soit précisé que je ne saurais ici, en cette intervention limitée, proposer une histoire déployée du thème, en particulier un parcours circonstancié du thème comme objet singulier. J'entends seulement, dans ce texte, épingler quelques moments privilégiés de l'histoire thématique, les prélevant au sein d'une trâme complexe et foisonnante afin de rehausser la fonction-sujet du thème musical. Il ne saurait donc s'agir là de "prouver" mes hypothèses ou de "démontrer" mes thèses, mais plutôt de suivre à la trace, par bonds discontinus, les symptômes a priori épars d'une existence soumise à des déterminations singulières.



Naissance du thème: J.S. Bach et la fugue


J'avancerai deux thèses sur le thème de fugue:

* Dans une fugue, le thème advient dès les premières mesures, très exactement lors de sa division en une réponse et un contre-sujet. L'avènement d'une fonction-sujet se joue donc, dans une fugue, lors de son premier moment.

* Cet avènement, qui nécessite bien entendu d'autres moments de l'oeuvre pour prendre forme complète, n'est jamais représenté à l'oreille, c'est-à-dire articulé en évènement repérable. Il est au contraire toujours dissimulé pour la perception en sorte de rendre le discours musical fluide et lisse.


Reprenons ces deux points:

1) La Fugue a pour particularité de présenter son thème en premier, à nu, comme une ligne mélodique. Ensuite celui-ci se répète à une autre voix et dans un autre placement tonal: c'est la réponse qui peut-être un pur et simple déplacement du sujet sans modification intérieure (réponse réelle) ou qui peut se traduire par quelque mutation interne de l'objet-thème (réponse tonale). Dans le même temps, la voix qui a exposé le sujet se prolonge en un nouveau parcours mélodique qui peut, parfois, donner naissance à un nouvel objet musical, identifiable et particularisable comme tel, que l'on nomme contre-sujet. On a donc ici une petite matrice dialectique très simple où le thème se scinde ainsi:


sujet contre-sujet

réponse


Cette matrice est le creuset du thème: ce qui s'avère du thème en cette scission liminaire va irriguer les moments thématiques ultérieurs (cf. l'encart sur les avènements thématiques dans la Fugue). Remarquons: cet avènement peut ne pas se produire; tel est le cas dans les fugues académiques, aux parcours structurellement préétablis, où le "sujet" n'est qu'un pur et simple instrument, qu'un objet convenablement taillé apte à se couler dans le moule d'une forme préconstituée. A contrario, les fugues de Bach avèrent toujours quelque chose de singulier; aucune n'est semblable à une autre car chacune tente de donner puissance de devenir à son thème spécifique, suivant pour cela au plus près la capacité de torsion mise à jour dans la matrice originaire.



Les avènements thématiques dans les fugues de Bach


1) Sujet réponse réelle: Fugue en mi mineur du 1er livre du Clavier bien tempéré (CBT I)


Le Sujet (cf. ex.1a) qui expose la tonalité de mi mineur module à la dominante si bien que la réponse est réelle et expose la tonalité de si mineur. Ce cas (réponse réelle sans mutation) est en vérité le moins fréquent dans les fugues de Bach car il revient à faire entièrement équivaloir les fonctions respectives du sujet et de la réponse (puisque cette dernière se déduit du premier par simple changement de place). La conséquence qu'en tire cette fugue est ici exemplaire: cette équivalence des deux voix va être le principe qui architecture la Forme.

Cette fugue, en effet, est partagée en deux parties, la seconde (commençant mesure 20) n'étant qu'une répétition variée de la première obtenue par permutation des places entre les voix, par renversement du contrepoint: ce qui était initialement au soprano sera rejeté dans la seconde partie à la basse, transposé une quinte (et une octave) plus bas tandis que l'ancienne basse se retrouve désormais exposée au soprano, une quarte (et une octave) plus haut. Ce renversement des voix est très explicitement représenté en une mesure saisissante (mesure 19)(ex.1b) où Bach, lui le maître toutes catégories du contrepoint, trouve le moyen de faire évoluer ses deux voix en mouvement parallèle, ce qui contredit bien évidemment tout précepte contrapuntique. Bach ne se prive d'ailleurs pas de répéter plus loin cette curieuse homophonie (mesure 38) quand il lui eût été si facile de procéder tout autrement.

Je ne vois, à ces mesures tératologiques, qu'une seule raison: elles sont les charnières où les voix pivotent de places et Bach choisit ici, très inhabituellement, d'indiquer ouvertement le type d'opération qui prévaut tout au long de la fugue et qui fut initialement établi dans le rapport singulier entre sujet et réponse réelle. Inutile de souligner que cette fugue, radicalement hors-norme et qui contredit si ouvertement ses présupposés esthétiques, n'est pas la plus mémorable du recueil.



2) Sujet réponse tonale: Fugue en Do# Majeur (CBT I)


Dans l'exposition de cette fugue, Bach déforme la réponse en sorte de l'exposer dans le ton principal. La mutation à laquelle il procède est significative: il transforme la seconde majeure (sol#-la#) qui ouvre le sujet en une tierce majeure (do#-mi#)(cf. ex.2) qui ouvre la réponse. S'il avait écrit une réponse réelle (ré#-mi#) celle-ci eût impliqué la nouvelle tonalité de Sol# Majeur qui est ici rejetée. Le point intéressant est que:

a) cette mutation va accentuer une spécificité du thème qui consiste en la succession de quatre sixtes descendantes; en effet la tierce introduite (do#-mi#) n'est qu'une sixte renversée en sorte que la réponse ainsi mutée aboutit à rajouter une nouvelle sixte à la succession précédente (ex.3);

b) cette mutation va mettre en exergue le motif x (ex.2) compris dans l'intervalle de tierce qui ouvre le thème.

Ces deux effets de la mutation auront ultérieurement deux conséquences:

- le motif x se trouvera, dès la mesure 4, l'objet d'une première multiplication qui ne cessera ensuite de se réitérer;

- le plan tonal de la fugue portera trace de cette mutation; en effet Bach procèdera ici à des réexpositions relativement inhabituelles: non pas dans les tonalités canoniques de sous-dominante (Fa#) et de dominante (Sol#) mais dans leurs tons relatifs mineurs; ces modulations architectureront le grand parcours harmonique suivant: Do# majeur - ré# mineur - mi# mineur qui amplifie donc l'intervalle do#-mi# que la mutation avait fait apparaître.


3) Sujet contre-sujet indifférencié: Fugue en Do Majeur (CBT I)


En cette exposition (ex.4) le point qui m'intéresse est précisément qu'il n'y ait pas véritablement de contre-sujet: ce qui contrepointe la réponse est seulement une prolongation du sujet, plus précisément une répétition de son motif final (en quarte descendante, lui-même renversement - diminué - de la quarte ascendante qui ouvre le Sujet). Cette homogénéité, affirmée dès la 2· mesure, est renforcée par l'existence d'une réponse réelle (sans mutation); or cette homogénéité sera une caractéristique essentielle de toute la fugue qui fera proliférer la combinaison d'un thème toujours semblable au travers de multiples strettes et canons: Bach recourt ici à 24 entrées du thème, au seuil de ce recueil en 24 tonalités différentes!

Ainsi, de même que le contre-sujet prolonge le sujet, de même la Forme sera un prolongement du thème, et de même que l'exposition ignore l'hétérogénéité, de même l'ensemble de la fugue sera une prolifération de l'homogène et de l'identique.


4) Sujet contre-sujet caractérisé: Fugue en do mineur (CBT I)


Ici (ex.5), le contre-sujet se particularise très distinctement par l'affirmation d'une gamme complète qui aboutit pour la première fois au do fondamental. Ce mouvement par degrés conjoints, qui se prolonge ensuite (mib-ré-do-sib-la)(cf.mes.3-4), contrepointe les évolutions plus disjointes de la réponse. Cependant, si le contre-sujet apparaît ici sensiblement différent du thème, il s'y rattache cependant et éclaire ce qui, dans le Sujet, inclinait déjà à la conjonction descendante; par là le thème s'avère rétrospectivement scindé en deux mouvements:

- une polarisation avec broderies autour du do,

- une descente conjointe, sur distance de quarte, menant de lab à mib.

Le contre-sujet rassemble cette dernière part du sujet et la redouble (do-sol + fa-do) et ce motif jouera un rôle prépondérant dans la suite de la fugue. On a donc là, au principe de la fugue, une petite matrice très complexe; le contre-sujet se scinde en un double rapport: il est autre que la réponse mais il est semblable au sujet puisqu'il l'amplifie; ce faisant, le contre-sujet scinde le sujet en sa face de répétition (autour du do) et sa face mobile (descente en degrés conjoints).




2) Il y a un paradoxe de la fugue: une fugue est d'autant plus belle qu'elle donne l'impression de tout intégrer, qu'elle semble tirer sans violence le multiple des voix de l'Un du thème. Goethe disait que lorsqu'on écoutait une fugue de Bach, on croyait partager ce que Dieu avait ressenti lors de la Genèse. Il est vrai que toute fugue de Bach dit, en son énoncé premier: "Au commencement, Il créa le thème et le ton". Une fugue, en ce sens, parle toujours au passé simple, ce temps dont Barthes a montré qu'il était celui des démiurges puisqu'il "signifie une création: c'est-à-dire qu'il la signale et qu'il l'impose" ().

Cependant une fugue est d'autant plus personnelle et plus intéressante que sa dialectique interne est plus tendue, plus productrice de novations et d'accidents. Le paradoxe de la fugue est que ces moments singuliers (où s'avère le thème-sujet et s'établit la Forme) ne sont pas "mis en scène" et qu'ils sont, plus encore, dissimulés sous le voile de l'homogène et de la continuité. Ainsi la fugue refoule-t-elle, dissimulant ce qui l'établit. Pour prolonger Barthes, la fugue serait non seulement écrite au passé simple mais de plus à la troisième personne du singulier: "Au commencement Il créa...." car cette troisième personne "manifeste formellement le mythe" () du créateur. Elle est à la fois ce qui place le masque et le désigne du doigt.

Mensonge manifesté où le Deux semble procéder de l'Un, la fugue est alors d'autant plus inconvenante qu'elle ne masque rien. Tel est le cas, me semble t-il, de la fugue en mi mineur du premier Livre du Clavier bien tempéré (cf. encart sur les avènements thématiques). Par contre, la fugue est d'autant plus belle qu'elle refoule avec plus d'assurance et qu'elle se représente en un visage parfaitement lisse; tel est le cas par excellence de la fugue en do# mineur du même recueil.


3) Le Sujet de la fugue ne saurait advenir comme thème qu'en raison de caractéristiques d'objet bien particulières. Non seulement un thème de fugue n'est pas construit comme un thème de sonate, mais un thème de fugue se distingue également d'autres objets (non thématiques) dont il peut procéder. Cet aspect est traité dans l'encart: "Thème et Cantus Firmus"



Thème et Cantus Firmus


Comparons les thèmes de certaines fugues aux mélodies grégoriennes ou luthériennes qui les ont inspirés. Nous disposerons ainsi de l'équivalent d'un cahier d'esquisses que J.S. Bach ne nous a malheureusement pas transmis. Nous pourrons alors mettre en évidence certaines spécificités de l'objet musical nommé "thème de fugue" et préciser ce qui le différencie d'un Cantus Firmus.


1) Fugue en ré# mineur du premier livre du Clavier bien tempéré


Comparons ce thème (ex.6) à l'antienne grégorienne qui en fut à l'origine et que T.L. de Victoria avait utilisé comme Cantus Firmus dans son motet "O vos omnes" (ex.7). Que constate-t-on? Principalement que Bach transforme rythmiquement la mélodie grégorienne: il différencie les durées en une échelle qui va de la croche à la noire pointée; il sépare la quinte initiale du reste de la mélodie pour en faire mieux valoir la fonction harmonique; il crée des motifs à l'intérieur du thème. Ainsi il accentue le dynamisme du Sujet et se donne la possibilité d'en isoler, en cours de divertissement, certaines parties. Le thème se trouve également orienté rythmiquement par son placement à l'intérieur d'une mesure de quatre noires. Bach structure donc la mélodie grégorienne sur le plan des durées et la complète du point de vue des hauteurs en y rajoutant une clausule finale qui accentue son allure cadencielle.


2) Fugue ouvrant le Credo de la Messe en si mineur


Comparons le thème de cette fugue (ex.8) à la mélodie grégorienne du Credo I de l'office ordinaire (ex.9). Ici également le travail rythmique est le plus immédiatement perceptible: Bach structure cette mélodie en un rythme en diminution progressive qui aboutit à une durée finale (la noire) valant 1/8 de la durée initiale (une double ronde). Ce parti-pris de diminution rythmique est caractéristique d'un thème de fugue, non qu'il en soit une constante mais plutôt qu'il reproduise ici en petit, à l'intérieur même du thème, ce qui vaudra globalement pour la grande Forme: en effet une fugue se conclut généralement par des strettes et des précipitations, par une accumulation plus dense du matériau; Bach prédispose ainsi dans le thème ce qui sera ensuite son histoire et son périple extérieur.

D'autre part Bach clarifie le placement tonal du fragment mélodique en intervertissant les 4· et 5· hauteurs (do et si) en sorte de créer un intervalle de quarte (si-mi) qui suggère une demi-cadence et qui assoit tonalement le thème. Malgré cela ce thème conserve une part de sa couleur modale originaire, perceptible dans le premier sol (4· mesure) qui reste bécarre selon une logique de mode myxolydien à laquelle Bach a pris d'ailleurs soin de nous préparer (au moyen du continuo qui a précédemment énoncé, dans un contexte moins surprenant, un sol bécarre semblable).


3) Fugue "Jesus Christus unser Heiland" (Le Dogme en musique)


Ici le thème de fugue (ex.10) est construit à partir d'une mélodie-choral luthérienne (ex.11) qui dispose donc d'une plus grande définition métrique que le chant grégorien. Que fait ici Bach? Il crée d'abord un nouveau motif rythmique en syncope et agrandit par là l'éventail des durées en y incorporant des doubles croches. Ce faisant Bach propulse vers l'avant une partie de son thème et évite ainsi une certaine monotonie stable de la mélodie-choral initiale. Par ailleurs il transforme la 4· hauteur en si bécarre en sorte de majorer la fonction cadencielle des cinq premières hauteurs (le si bécarre supporte implicitement un accord altéré du 2· degré), d'accentuer les fonctions tonales mises en jeu par ce thème et, ainsi, de mieux caractériser sa trajectoire harmonique.


4) Fugue "Wir glauben all' en einen Gott" (Le Dogme en musique)


Le thème de cette fugue (ex.12) se déduit également d'une mélodie-choral (ex.13). On retrouve, en ce passage, les opérations précédemment relevées: la différenciation rythmique, la particularisation de motifs par création de syncopes et exploitation des contre-temps, la création de nouvelles cellules, l'altération du 4· degré pour faire valoir la fonction cadencielle; bref, le placement métrique (dans la mesure) et le placement tonal permettent à Bach de singulariser et dynamiser son thème.



On peut alors dégager ce point capital: le Deux (Réponse + Contre-Sujet) de la fugue, qui semble procéder de l'Un de son thème, est en vérité l'effet d'un Deux préétabli, d'un autre Deux qui est cette fois celui du ton et du thème. En effet le Sujet, en se présentant comme objet, présente en même temps le ton de la fugue (d'où l'ossature fermement cadencielle de ce thème); c'est pourquoi le Sujet est toujours-déjà l'unité composée d'un Deux (le ton + l'objet-thème): l'unité d'une position structurale (la dimension tonale et cadencielle du Sujet) et d'une modalité spécifique d'existence (la particularité de cet objet-thème qui fera qu'on le distinguera d'entre tous les autres). Le Deux du Contre-Sujet et de la Réponse apparait alors comme une modalité d'effectuation de ce Deux primordial. Quoique veuille en dissimuler la fugue, le Deux y précède bien l'Un.

Bien sûr, l'oeuvre de J.S. Bach ne saurait se réduire à ses fugues, encore moins à ces fugues du Clavier bien tempéré quoiqu'elles m'apparaissent comme les plus novatrices en matière de fonctions thématiques quand, par comparaison, celles de l'"Art de la Fugue" n'évitent pas toujours des tournures sans doute plus savantes mais cependant moins originales, moins productrices de torsions. Je tiendrai malgré tout que la pensée thématique, au sens où je l'ai posée, se concentre chez Bach en sa problématique de la fugue.



Epanouissement du thème dans la Sonate: Haydn, Mozart


Remarquons d'abord ceci:

1) Le thème de la Sonate ne dérivera pas de celui de la fugue; il procèdera de la Suite où paradoxalement il n'y avait pas de thèmes (au sens précis du terme). Il y a donc des discontinuités historiques: l'histoire du thème ne voit pas ses différentes figures s'enchaîner les unes aux autres en une filiation continue. Il y a des genres qui meurent (celui de la fugue baroque par exemple) et d'autres qui naissent par refonte d'un monde non-thématique. Il faudrait ici examiner les Sonates de Scarlatti, en ce point charnière où le matériau mis en jeu dans l'ancienne Suite aspire à devenir thème, lorsqu'il commence à mieux se caractériser, à mieux s'enraciner dans le système tonal pour se profiler comme objet singulier et non plus comme simple écume de l'harmonie tonale.

2) Il y a un problème particulier quant au thème de la Forme-Sonate: on dit souvent que dans la Sonate il y a deux thèmes et que ceux-ci s'affrontent. En vérité ce qui s'affronte dans la Sonate ce sont les forces opposées du système tonal, forces nourries de la polarité tonique-dominante et que la Sonate tendra à résoudre de manière symétrique (pour reprendre la caractérisation qu'en donne C. Rosen). Mais alors, que peut-il advenir des thèmes qui leur appartienne en propre et qui puisse être décisif pour l'oeuvre: si l'affrontement est structural, si la Sonate définit un champ de tensions fermement organisées et répartit les thèmes aux places convenues, comment quelque chose de neuf peut-il advenir au thème qui fasse sens pour la Forme classique? La fugue, qui n'est pas une Forme, donne ouvertement une fonction capitale à son unique thème quand la Forme-Sonate ne semble plus offrir de tels horizons à ses deux thèmes.



A) Haydn


L'encart "thème et cellule" indique comment la cellule mélodique (qui introduit la 103· symphonie de Haydn) joue une double fonction:

- d'une part elle engendre le matériau motivique de cette symphonie,

- d'autre part elle produit des accidents locaux, des torsions singulières de l'ordre tonal.


Thème et cellule


Examinons comment, dans la 103· symphonie de Haydn, une cellule peut engendrer un thème.

Il y a, au premier temps de l'introduction (cf. ex.14), une cellule de quatre notes qui présente deux intervalles (seconde et tierce mineures) dont la destinée va être fondamentale dans la suite.


1) La seconde mineure a une fonction avant tout mélodique, génératrice de thèmes.

Ainsi, dans le 1er mouvement, la tête du 1er thème est marquée d'une seconde mineure descendante, c'est-à-dire telle que léguée (renversée) à la fin de l'introduction (ex.15). De même la tête du 2· thème est dessinée par une sixte majeure (tierce mineure renversée) suivie d'une seconde mineure descendante (ex.16). On retrouve donc ici les deux intervalles, qui découpent ainsi un motif dans la tête du thème, motif qui sera ensuite utilisé comme tel (ex.17). De même, dans le 4· mouvement, la tête du 1er thème est identique à celle du 1er thème du 1er mouvement (cf. ex.18) et cette tête fonctionnera ensuite comme motif propre (ex.19).

Remarquons ceci: on n'a pas seulement une déduction qui passe tantôt de l'introduction à l'Allegro (1er mouvement), tantôt directement au Final, mais on a également une mise en chaîne de ces trois moments: par exemple l'harmonisation du 1er thème du Final se fait par un motif de cors qui est exposé une première fois à vide (ex.20) mais qui provient directement du 1er mouvement où il était apparu lors de la réexposition du 2· thème (ex.21). Ces harmonies, qui n'étaient pas présentes lors de l'exposition de ce 2· thème dans le 1er mouvement, sont donc un maillon qui relie la fin de ce mouvement au début du Final.

Remarquons également que cette fonction génératrice de l'Introduction est explicitement présentée trois fois lors du 1er mouvement puisque la phrase de l'Introduction réapparaît sous des dehors variés dans le pont (ex.22), dans le développement (ex.23) et dans la réexposition (ex.24).


2) La tierce mineure a une fonction plutôt harmonique qui va structurer les rapports entre tonalités.

L'introduction, déjà, circule de Mib Majeur à do mineur. Brusquement l'Allegro reprend en Mib Majeur. Ce saut entre tons relatifs (qui met en relief l'intervalle de tierce mineure) réapparaît trois fois au cours du développement du 1er mouvement: de fa mineur à Lab Majeur (mes.104), de do mineur à Mib Majeur (mes.112 en présence cette fois du motif de l'introduction); la troisième fois (mes.132) on s'y attend bien entendu quelque peu et à peine se prépare-t-on à basculer de fa mineur en Lab Majeur que Haydn, évitant cet effet désormais convenu, nous conduit vers Mib Majeur. On reconnait là cet humour, propre à Haydn, qui joue volontiers de notre capacité à anticiper, pour nous faire croire à un "jamais 2 sans 3" et mieux nous faire la surprise ... d'une non-surprise! Par ultime ironie, Haydn rejouera de cet effet local dans le 4· mouvement (cf.mes.264: do mineur - Mib Majeur).


Il est clair que la tierce mineure joue ici une fonction thématique: elle est la caractéristique interne des thèmes qui à la fois les marque et définit certains aléas de leur histoire. Remarquons toutefois que la tierce mineure n'a ainsi que des effets locaux: elle s'affirme dans des surprises temporaires qui n'ont pas d'effets recomposants au niveau d'ensemble. La seconde mineure, par contre, n'a pas me semble-t-il ici de telles fonctions thématiques (au sens strict): elle joue plutôt le rôle classique d'un intervalle générateur.



Il y a, dans la 103· Symphonie de Haydn, un humour qui tient à une répétition calculée des effets. Plus généralement on trouve d'ailleurs chez Haydn cette volonté délibérée de faire fructifier ses inventions, moins en les systématisant dans l'oeuvre même - cela sera plutôt le propre de Beethoven - qu'en les répétant dans d'autres oeuvres. Il y a chez lui un parti-pris de mise en valeur des trouvailles et une volonté de donner productivité à ses effets qui le conduisent à réutiliser - dans de nouveaux contextes - ce qu'il a tenté et réussi une première fois.

Ceci le conduit à sédimenter les avènements thématiques qu'il compose en effets reproductibles d'une oeuvre à l'autre. C'est ce qui fera d'ailleurs de Haydn ce compositeur "pour connaisseurs", particulièrement dans ses quatuors où il pousse au plus loin son travail de recherche quand, dans ses symphonies, il se satisferait plutôt d'y appliquer ses découvertes.

Mais tout avènement thématique est-il destiné à se déposer en effets convenus, en portes déjà enfoncées, en raccourcis déjà parcourus? Je le crois; telle est d'ailleurs la loi d'évolution historique de la situation tonale et thématique: elle s'enrichit, se complexifie par sédimentation en sorte que les novations d'un temps se transforment en conventions du temps suivant.



B) Mozart


Sa 40· symphonie, plus particulièrement en ses deux mouvements extrêmes (cf. l'encart ci-joint), met en jeu deux sortes de thèmes:

- les uns sont de simples objets qui marquent la forme-sonate en signalant la place de la tonalité secondaire de l'exposition puis en indiquant le temps de la résolution au cours de la réexposition;

- les autres ont une fonction-sujet: ils ne sont pas seulement développés mais ils ont puissance de diriger ou d'orienter leur développement. On peut voir ainsi dans cette symphonie la capacité des premiers thèmes à générer les grandes failles harmoniques qui impulsent le développement; on peut relever leur faculté de fixer les deux extrémités de la fracture tonale qu'il s'agira ensuite de combler et de résoudre.

On repère donc là un partage des thèmes selon l'ampleur de leurs fonctions.

 



Avènements thématiques chez Mozart


1) 25· concerto pour piano K.503 en Do Majeur


Soit le 1er thème du 1er mouvement (ex.25); il apparaît déjà comme extension de motifs antérieurement présentés qui articulaient clairement les trois premiers degrés de la gamme de do mineur (ex.26). On va constater, lors du développement, des modulations tout à fait caractéristiques de ce thème puisque dans un premier temps (mes. 238-241) ce thème va moduler de mi mineur à la mineur soit reproduire à plus grande échelle la quarte qui inaugure mélodiquement le thème. Il pourrait bien sûr n'y avoir là rien que de très commun dans le cadre tonal, un jeu structural sans originalité, mais la suite des modulations montre bien qu'il y a là un avènement singulier qui s'amorce. En effet quelques mesures plus loin (mes.252-261) le thème va s'exposer successivement - et sans grande transition - dans les trois tonalités suivantes: Fa Majeur (mes.253), sol mineur (mes.257), la mineur (mes.261) soit une amplification des intervalles qui ouvrent ce thème (cf. ex.27). Qui plus est, comme les accords du 2· et du 3· degré de Fa Majeur sont mineurs, on retrouve des tonalités mineures sur ces mêmes degrés. Il est patent que le thème ici se déplace dans un monde qu'il a modelé à son image.


2) 40· symphonie K.550 en sol mineur


Le premier thème du 1er mouvement (ex.28) est caractérisé par l'abondance de secondes mineures descendantes. L'omniprésence de cet intervalle chromatique va affecter la seconde partie du second thème (ex.28) en sorte de faire apparaître tout le mouvement comme monothématique. Cependant ce second thème, non soumis à développement, restera un pur repère de place.

Le développement commence par une grande faille (ex.29) qui dessine en ses deux berges les tonalités de sol mineur et de fa# mineur: nous retrouvons là notre seconde mineure descendante.

Le 4· mouvement va répéter et amplifier cet indice thématique: son 1er thème (ex.30) est également indexé de secondes mineures, de même que son second thème d'ailleurs (ex.30). Comme dans le 1er mouvement, ce second thème n'a qu'une fonction de marquage de place: il ne servira pas au développement et ne réapparaîtra que pour être résolu. Le développement commence à nouveau par une grande déchirure qui est encore plus impressionnante (ex.31). Où s'arrêtera la dérive tonale? Sur un accord de La (dominante de ré mineur) quand nous venions de Sib Majeur, en sorte qu'on n'échappe pas, une fois de plus, à la seconde mineure descendante!


Cette part thématique que supporte la seconde mineure ne restera pas ici purement locale: en ces grandes failles qui ouvrent les développements surgit une errance harmonique qui nous mènera, dans l'Allegro final en particulier, dans des contrées tonales très lointaines et très aventureuses. Certes le retour au "sol" natal s'effectuera, telle le veut la logique du style classique; devrait-on pour autant considérer ces modulations (à intervalle de seconde mineure) comme l'anecdocte qui a impulsé le périple? Je ne le pense pas; ce serait trop mal entendre ce symptôme.



On peut remarquer ce point: là où les seconds thèmes sont l'enjeu tonal et structural du style classique puisque, exposés dans une tonalité secondaire, il importe qu'ils soient résolus, c'est par contre les premiers thèmes qui sont, dans cette 40· symphonie de Mozart, l'enjeu thématique.

On touche ici du doigt une contradiction entre structure tonale et logique thématique qui fait la force propre de cette symphonie. Dans cette oeuvre, les thèmes-sujets (qui adviennent comme tels seulement au début du développement) ont une puissance globale que nous ne décellions pas dans le 25· concerto. Dans ce dernier, comme dans la 103· symphonie de Haydn, le thème trouvait dans la situation tonale, dans le cadre tonal établi, de quoi créer la surprise d'une bifurcation. Dans la 40· symphonie il y a plus encore: il y a d'abord une véritable torsion de la situation tonale par l'avènement thématique et en même temps nous sommes passés de fonctions locales du thème à des fonctions plus globales.

Je tiendrai cependant qu'il faudra attendre Beethoven pour que triomphe pleinement cette puissance globale du thème. En effet il n'y a pas, je crois, chez Mozart cette préoccupation de synthèse qui dominera ensuite chez Beethoven. Il y a plutôt chez lui le souci d'une pluralité de thèmes qui reste non-totalisée. J'entends par là le souci d'une pluralité d'êtres tous singuliers, partagés selon leur nature et leur fonction et qu'il ne s'agit ni d'unifier ni d'assembler. C'est surtout dans les concertos que se présente ce cortège des thèmes qui n'est ni désordonné, ni aligné mais plutôt indénombré, et cela non pas parce qu'il y aurait là trop de thèmes mais plutôt parce qu'il n'y a pas, entre ces thèmes, de mesure commune. Chez Mozart, le compte et le décompte tendent toujours à défaillir. C'est en ce sens qu'il s'agit chez lui de pluralité d'êtres, sans qu'on puisse, comme chez Beethoven, les supposer dériver d'une unité proliférante.

Il y a, chez Mozart, un excès des êtres par rapport aux nécessités du lieu et de la structure, nécessités pourtant intégralement respectées comme l'a si bien montré C.Rosen dans son analyse du 9· concerto pour piano. Certes il y a chez Mozart une proposition thématique neuve quant à l'ampleur de ses effets mais il y a aussi, et c'est peut être là ce que je lui trouve de plus spécifique et de plus émouvant, une sorte de pudeur réservée.

Ce qui me touche le plus chez Mozart, c'est cet écart intérieur, cette distance interne au cadre tonal et à la conscience thématique qui vont se donner non par le défaut de quelque chose ou par quelque retenue mais au contraire par l'en plus d'une mélodie, par l'excès d'un thème surnuméraire, par cet ajout d'une qualité singulière qui ne procède pas des exigences tonales.

Cet excès restera incompté, non parce que trop massif ou parce qu'inaperçu, mais parce qu'inassignable à la loi d'un compte, à la logique d'une place, ou à la règle d'une fonction; en sorte que tout décompte, chez Mozart, laisse un reste.



L'apogée des fonctions thématiques: Beethoven


Le projet compositionnel de Beethoven peut a posteriori nous paraître aller de soi quand il fut, pour celui qui le porta, éminement angoissant au point qu'en ce moment où l'histoire de la musique se partagea entre classicisme finissant et romantisme ascendant, Beethoven connut une agraphie durable (1813-1817). Ce partage fut sans doute celui de la tonalité - fallait-il ou non continuer de résoudre les dissonances à échelle de la grande Forme? - mais il fut également celui du thème.

Si par exemple nous nous reportons au 2· mouvement du 14· quatuor ("La jeune fille et la mort") de Schubert, nous repérons très aisément cinq variations d'un thème mélodique exposé en sol mineur. On a là un exemple particulièrement épuré de cette fonction-objet que j'appelle fonction mélodique de variation et qui est ici mise en jeu d'une façon singulière: Henri Pousseur l'a fort bien caractérisée en indiquant que Schubert aime "s'attarder longtemps à la contemplation, sous toutes ses faces, dans tous ses éclairages, d'une seule figure" (). Cette image () désigne bien la différence entre la variation classique - où c'est l'objet qui se varie et se déploie selon une lumière constante - et la variation de Schubert où c'est désormais la lumière qui se varie et éclaire différemment sous toutes ses faces un même objet.

On connait les transformations qu'apporte Schubert au système tonal: le ton commence à se défaire, à se dissoudre dans l'ère romantique et Schubert s'en fait l'agent par son jeu personnel d'alternance entre modes majeur et mineur, cette alternance n'apparaissant plus en une logique dramatique, comme une tension qu'il s'agirait de résoudre, mais plutôt comme une errance, un vagabondage, ou même, selon le mot bienvenu d'Alfred Brendel (), comme un "somnambulisme". On entre ainsi dans l'ère de l'oscillation, du battement entre deux pôles, abandonnant progressivement la perspective classique de la tension, du conflit et de la résolution.

Si l'on compare ce 14ème quatuor à la grande Fugue de Beethoven (qui ne l'a précédé que de quelques années), le contraste est saisissant: à la fonction mélodique de variation du thème de Schubert répond ici la totalité des autres fonctions thématiques dont j'ai parlé.

- On a d'abord la fonction cellulaire de développement qui est la marque personnelle de l'écriture de Beethoven. Cette cellule, présentée à nu dès les premières mesures de l'oeuvre, va engendrer les quatre thèmes du quatuor et la totalité des développements.

- Il y a également cette fonction répétitive de marquage qui consiste à utiliser un thème pour indiquer une transformation de la structure: par exemple la fin d'une modulation et l'arrivée d'une autre tonalité - tel est le cas mesure 159 pour articuler la tonalité de Solb Majeur -. En effet Beethoven ne veut pas d'une fugue traditionnelle, qui soit lisse et sans contenu dramatique, en sorte que pour faire valoir un évènement tonal (telle la modulation indiquée précédemment) il le marque d'un nouveau thème-objet qui articule la discontinuité du discours.

- Cependant c'est la fonction-sujet d'avènement qui se trouve magnifiée dans cette fugue, fonction par laquelle le thème déforme de l'intérieur le système tonal qui l'inscrit et le définit. A cette fonction singulière, Beethoven donne une puissance sans égale si bien que le thème ne se contente plus de gauchir la tonalité mais qu'il dispose de l'énergie nécessaire pour la remodeler.

Remarquons que Beethoven compose ainsi une fugue bien différente de celle de Bach: là où chez ce dernier le thème donnait l'impression d'advenir dans un univers informe et d'engendrer un espace à sa mesure, chez Beethoven le monde est toujours déjà créé; ce n'est plus le temps de la Génèse et l'on approche déjà de l'Exode romantique qui donnera à réver du Paradis perdu et de la terre de Canaan. Là où chez Bach le Sujet de fugue orientait la structure tonale, chez Beethoven le thème la contredit; là où la succession Sujet - Contre-Sujet était lissée dans la modalité d'un prolongement sans arête, cette dualité devient traitée ici en opposition thématique.



Thème et mélodie


1·/ 2ème mouvement de l'Héroïque.


Examinons, à partir des esquisses de Beethoven (telles que les a publiées Gustav Nottebohm)(), comment le compositeur a progressivement défini le premier thème de ce mouvement.

La première partie de ce thème (ex.32a) est plus mélodique et plus ouvragée, la seconde partie (ex.32b) plus squelettique et plus cellulaire: on a là un thème partagé en deux moitiés assez dissemblables, la seconde allant engendrer le Sujet (ex.33) de la fugue qui constituera le développement central de ce mouvement: le début de ce Sujet comporte une quarte ascendante (fa-sib) qui renverse l'intervalle (mib-sib) inaugurant la seconde partie du premier thème, cette filiation se trouvant d'ailleurs prolongée dans le "thème de Prométhée" du 4ème mouvement.


Comment Beethoven a-t-il engendré le grand thème en deux parties?

Soit la première esquisse (ex.34)(): on reconnait d'abord le premier volet du thème qui est encore très simple et reste une ossature assez peu mélodique. Beethoven, après avoir esquissé la reprise une octave plus haut, ébauche la seconde partie du thème mais en commençant par son dernier membre (mes.25) (ex.35). Il est remarquable que dans cette première esquisse le thème ait encore une assez grande homogénéïté et une certaine continuité, sans différenciation claire entre ses deux versants.

Dans la 2ème esquisse (ex.36)(), la première moitié du thème est déjà plus ouvragée sur le plan du rythme quand la seconde est désormais complétée par sa cellule de tête (cf. x dans l'ex.36), celle qui servira au Sujet de la fugue et que Beethoven traite maintenant pour elle-même.

Dans la 3ème esquisse (ex.37)(), les deux volets du thème sont nettement différenciés et apparaissent hétérogènes.

Dans une quatrième esquisse (ex.38)() nous nous approchons de la situation définitive. La 1ère partie est presque entièrement définie: Romain Rolland dit bien que cette mélodie a été durement conquise, "note par note, accent par accent"(). Cette fois la seconde partie du thème est presqu'entièrement trouvée (ex.39) et la séparation entre les deux versants est clairement prononcée.

Si l'on regarde maintenant les esquisses du Sujet de la fugue, on s'aperçoit que, s'il fut lui aussi longuement cherché, il a cependant toujours clairement commencé par le renversement de la seconde partie du thème précédent (ex.4O)().


Cette construction progressive explicite les deux logiques différentes qui se trouvent à l'oeuvre en ce thème: une première partie, plus mélodique, va porter la fonction de variation dans la suite du mouvement quand sa seconde partie, plus cellulaire, va supporter une fonction de développement; le Sujet de la fugue, enfin, sera le seul "thème" à matérialiser ultérieurement une fonction d'avènement.



2·/ 29· Sonate pour piano op.1O6.


Voyons comment Beethoven constitue un "thème-sujet" apte à systématiser son travail thématique.

Au tout début de l'Allegro initial (ex 41) s'affirme une cellule composée de deux intervalles (la seconde mineure et la tierce majeure) qui vont jouer un rôle capital dans toute la sonate et en particulier dans son premier mouvement.

a) Ce mouvement est organisé dans son ensemble par un parcours en tierces qu'a mis en évidence C. Rosen et qui excède ici les péripéties locales pour acquérir une fonction globale de synthèse. Le point le plus remarquable est que Beethoven va "mettre en scène" la grande descente en tierces des tonalités lors du développement (conduisant de Sib à Sol puis Mib et enfin Si) et, par exemple, de façon particulièrement frappante la dernière d'entre elles - de Mib Majeur (mes.186) à Si Majeur (mes.2O2) -: Beethoven l'articule au moyen d'un ralentissement qui immobilise un instant l'accumulation antérieures de tierces.

b) La seconde mineure joue également un rôle "architectural" quoiqu'il demeure, ici, de statut plus local. C'est le cas par exemple, en restant toujours dans le 1er mouvement, lors de la réexposition en une modulation assez brusque entre Si Majeur et Sib Majeur (autour de la mes. 227) ou, plus loin, entre si mineur et Sib Majeur (mes. 27O à 278).

Ces intervalles renforcent ainsi la parenté entre la structure intérieure de l'objet-thème et les rapports spatiaux (de tonalité) dans lequel il se meut.

Si l'on se reporte maintenant aux esquisses de Beethoven, on verra très clairement comment son travail de genèse des thèmes est absolument commandé par ce souci de parenté: on voit comment Beethoven élabore en même temps le thème et l'architecture de l'exposition, comment il modèle conjointement le thème et le parcours que ce thème, en se déplaçant dans le cadre tonal, va constituer à son image.

Dans la première esquisse (telle que cette fois J.G. Prod'homme nous la donne dans son ouvrage sur "Les Sonates pour piano de Beethoven")()(ex.42), la seconde mineure est déjà nettement présente, alors que la tierce n'apparait encore qu'une seule fois.

Une deuxième esquisse (ex.43) dessine à la fois le thème et l'exposition: la tête du thème est désormais complétée de la tierce; on a ensuite un saut d'octave (qui deviendra un saut de 10· dans la version définitive) puis Beethoven esquisse le pont (avec ses descentes de tierces), le second thème, la transition vers la fin de l'exposition et cette fin elle-même. Notons également que Beethoven indique la nécessité de la reprise, exigence qu'à fort bien argumentée C. Rosen.

Ce n'est que dans une 3ème esquisse (ex.44) que Beethoven dessinera la seconde partie du 1er thème avec les tierces caractéristiques qui commencent à s'y accumuler.


Il est donc clair que Beethoven a conçu en même temps le thème et son développement; la tierce a été tout de suite l'idée génératrice qu'il n'a que dans un second temps accolé à la tête des thèmes pour constituer cette cellule-mère dont je parlais initialement.



Le thème chez Beethoven est au plus loin de son avenir romantique qui tendra à le mélodiser. Beethoven joue en effet de la palette complète des fonctions thématiques: il pousse au plus loin le travail de développement; il joue avec une très grande subtilité de la réitération de ses thèmes pour faire valoir une extension ou un ralentissement de la Forme et du temps; enfin, il met toujours en jeu la fonction mélodique de variation; mais, plus que tout cela, il systématise la fonction-sujet du thème: le thème chez lui, ce qui du moins mérite de s'appeller thème, réforme le monde tonal pour le rendre plus juste et plus accueillant à ses sujets. C'est dire qu'il ne concevait pas ses thèmes comme une marque de signalisation ou comme un matériau inerte, corvéable à merci. Beethoven est en ce sens au plus loin de cette boutade de Ravel disant de son trio pour piano qu'il l'avait presque achevé et qu'il ne lui manquait plus que les thèmes! Beethoven envisageait ses thèmes comme le foyer de l'oeuvre et les élaborait dans une préfiguration de leur avenir.



Aporie du thème


A reprendre maintenant l'interrogation par laquelle j'ouvrais ce chapitre sur la Sonate - comment un thème-sujet peut-il advenir dans le contexte d'une Forme Sonate, dans un espace bithématique? - le chemin parcouru de Haydn à Beethoven permet de distinguer trois cas:

1/ Les deux thèmes de la Forme Sonate sont en fait le produit d'un seul thème surnuméraire qui fut, par exemple, présenté de manière introductive. Tel est le cas de la 1O3· symphonie de Haydn. Le thème-sujet, celui qui adviendra comme acteur et conscience de son avenir, est le matériau introductif qui n'est pas exactement articulé comme thème, représenté comme tel mais cependant clairement présenté comme une donnée propre, isolable et spécifiable. Il est la donnée d'une conscience qui va animer la chair et le corps des thèmes ultérieurs.

2/ Ces deux thèmes sont étroitement apparentés sans qu'à aucun moment une origine commune ne soit cependant présentée. C'est le cas examiné dans l'opus 106. On a trouvé une situation analogue dans le 2è mouvement de l'Héroïque où le 1er thème (en sa seconde partie) engendre le Sujet de la fugue. Ici la fonction-sujet est, si l'on veut, portée par la partie commune aux deux thèmes, par leur intersection. Ceci bien sûr ne peut s'établir et se percevoir qu'a posteriori.

3/ Les deux thèmes se différencient nettement, seul l'un d'entre eux étant porteur d'une véritable puissance thématique, l'autre s'avérant une part plus morte, un point inerte que l'on déplace, une sorte de retombée structurale. C'est en partie le cas dans la 40è de Mozart mais plus explicitement encore dans les concertos de Mozart où fleurissent de nombreux thèmes se partageant entre premier et seconds rôles.


Le thème ainsi nous apparaît tel un être bien étrange, advenant comme par inadvertance là où on ne l'attendait pas, se retirant là où la bienséance impliquerait qu'il se prononçât. Mais alors le thème serait-il tel le fantôme de ce film de Mankievicz ("L'aventure de Mme Muir") qui séduit Jene Tierney de ses apparitions silencieuses et de ses incursions invisibles? Le thème est-il cette image cachée dans le tapis qui fait le propre des grands artistes et dont Henry James nous indique qu'elle ne peut que rester secrète? Si l'on ne peut prouver le thème, si l'on n'en peut connaître que des traces, est-on donc condamné à ne jamais savoir que le réver?

Il y a là une aporie spécifique du thème tel que je tente de le poser; le thème, ce que j'appelle un thème, n'est pas une substance, un objet aisément préhensible, une matière qu'il suffirait de désigner du doigt pour que chacun se rende au fait. Il est certes facile de désigner ce qui structure le thème, ce qui l'objective, mais l'avènement thématique est plus insaisissable, même quand il est articulé, mis en scène pour l'oreille et représenté comme évènement. On peut en effet toujours le rabattre à un pur déploiement de la structure tonale et dire :"rien n'a eu lieu que le lieu tonal".

On peut rabaisser le thème de deux façons symétriques:

* dans la première, on prendra l'avènement thématique pour un moment vide, un jeu sans réalité, un détour sans objet; on dira: il ne s'est rien passé. C'est par exemple la pente naturelle quand on tente de saisir le thème chez Mozart;

* dans la seconde , on désignera ce qui s'est passé comme une opération éminement répétable. On réduira l'avènement thématique à ce qu'il produit comme dépôt dans l'ossature tonale et métrique. C'est par exemple le processus de sédimentation relevé chez Haydn mais c'est aussi cette façon spécifiquement beethovienne de concevoir l'existence thématique comme une essence (consciente et volontaire).

Le thème est en battement entre ces deux états.


La méthode d'argumentation que j'ai ici retenue conduit à majorer cette incertitude:

* d'une part j'isole et rehausse des symptômes, tentant d'y déceler l'émergence d'une loi informulée par le système tonal. On peut alors objecter que cette orientation est inféconde puisqu'elle n'induit nulle directive d'interprétation: en particulier elle ne propose nullement d'exhiber les avènements thématiques sur le plan sonore, de les "caractériser" en sorte de les souligner; mais à mon sens l'interprétation n'a pas comme objectif de représenter pour l'oreille ce qui est présenté pour l'oeil dans la partition; a fortiori l'interprétation n'a pas pour horizon de rendre la perception consciente d'une opération scripturale sous-jacente;

* d'autre part je privilégie l'investigation des avènements thématiques sur le plan des hauteurs car l'isomorphie de la hiérarchie tonale y est le plus clairement articulée: ainsi, les rapports tonique-dominante se retrouvent tant au niveau élémentaire des notes qu'au niveau intermédiaire des accords et, pour finir, qu'à celui, encore plus global, des tonalités. C'est donc sur ce plan des hauteurs qu'on peut le plus précisément déceler de nouvelles isomorphies (plus accidentelles quant à la loi tonale et par là plus "existentielles") entre les propriétés internes d'un objet-thème et ses propriétés extrinsèques de déplacement. On pourrait cependant rechercher de tels avènements thématiques dans d'autres directions, en particulier sur le plan des durées et des rythmes où l'organisation métrique et mesurée du système tonal constitue également des hiérarchies emboitées de niveaux. Je me suis contenté dans ce travail de relever quelques occurences de ce type: dans le Sujet de la fugue du Credo de la Messe en si mineur de Bach (cf. l'encart: Thème et Cantus Firmus), dans les motifs initiaux de "L'isle joyeuse" et de "Reflets dans l'eau" de Debussy (cf. l'encart: La fonction de marquage des thèmes chez Debussy); une exploration plus systématique des avènements thématiques reste donc à entreprendre. Leur abord ici sous le seul éclairage des hauteurs incline alors à les rabattre sur un plan purement structural pour n'y voir que l'effet mécanique du cadre tonal. C'est là, de toutes les façons, un risque inhérent à ce que j'appelle l'aporie du thème et, plus généralement, à la méthode d'exposition que j'ai choisi de retenir; procéder par thèses interdit un développement démonstratif puisqu'on ne saurait démontrer une thèse (et a fortiori une hypothèse): on ne peut que l'argumenter et en suivre, le plus rigoureusement possible, les conséquences, laissant ainsi aux lecteurs attentifs le délice poppérien de procéder à son éventuelle réfutation.


Avec Beethoven, on est parvenu en un point tout à fait singulier, moment à la fois d'apogée des fonctions thématiques et en même temps de leur renversement possible en de pures données structurales. C'est d'ailleurs bien là le lot de toute problématique de la conscience comme volonté et liberté. Il y a un parti-pris chez Beethoven de tout faire entendre, même les rétrogradations de la fugue dans le final de l'op.1O6, de mettre en relief tous les registres de l'écriture, une façon d'intégrer étroitement matériau thématique et structure de l'oeuvre qui réifient conscience et volonté, qui densifient et - paradoxalement - opacifient les fonctions du thème. Le thème, comme figure de la conscience, est ici en train de s'épuiser.


En ce point de notre parcours historique, on ne peut plus seulement exhalter la puissance thématique de Beethoven mais on doit également en faire valoir les symptômes d'impuissance. N'est-ce pas le cas de ce Final de la IXè symphonie, hymne plus que thème, cent fois repris en esquisse pour être finalement énoncé en cette massivité épaisse et lourde qui n'a jamais fini de me déconcerter? Il y a, en cet endroit, une modalité de crispation qui ne peut s'éclairer que de la position contre laquelle lutte Beethoven: le romantisme, lequel ne sera plus du tout une problématique de la conscience volontaire!



Le moment romantique du thème


A) Schumann


Il faudrait d'abord examiner la musique de Schumann. Ce n'est pas que chez lui la pensée thématique soit essentiellement neuve et originale: elle est soit figée et prise dans les alluvions beethoviennes, soit mobile et vivace mais en une tournure plus mélodique que véritablement thématique; cependant on ne saurait éviter de le rencontrer en parcourant l'histoire des figures musicales de la conscience. Il y a chez lui en effet quelque chose qui se défait; plus précisément, dans son désir de fusion entre majeur et mineur - là où Schubert goutait plutôt l'oscillation -, dans son insistance rythmique, il y a chez Schumann un résistance à ce qui se défait, qui n'est pas recomposable et qui va devenir à la fois la défaite du thème et celle du ton. Il y a chez Schumann ce moment de suspension, ce passage à vide de toute trajectoire qui, selon Julien Cracq, "retient le coeur de battre et écartèle le temps"(). Il y a chez Schumann cette façon de vivre qu'A. Webern() aimait à relever chez Hölderlin: "vivre veut dire défendre une forme". Cette quête d'une forme, apte à stopper ce qui se défait, se présente chez Schumann moins dans ses symphonies que dans ces recueils de petites pièces où travaille le souci de faire tenir ensemble en une unique forme ce qui irrémédiablement tend à se disperser.


Mais je laisserai ici cet examen: c'est plutôt vers Liszt que je vais maintenant me tourner pour y trouver cette puissance thématique neuve qui, dans le romantisme, n'est plus puissance de synthèse mais tout au contraire puissance de démembrement du cadre tonal.


B) Liszt


Avec Liszt quelque chose de l'unité thématique antérieure va commencer de se dénouer. On constate ainsi dans sa Sonate pour piano une séparation assez brutale entre d'un côté l'ancienne problématique des thèmes (portée désormais par des entités carrées, redondantes, des sortes de puissance académiques) et de l'autre côté une nouvelle virtualité du thème qui paradoxalement engendre la décontruction du système tonal.



Avènements thématiques dans la Sonate en si mineur


Des trois "thèmes" classiquement distingués dans cette sonate, je n'en relèverai ici que deux: le premier est exposé aux mesures initiales de l'oeuvre (ex.45), le second apparaît pour la première fois mes. 1O5 et suivantes (ex.46).

Il y a une opposition très grande entre ces deux thèmes: le second apparaîtra à six reprises lors de la Sonate, toujours à l'identique, affirmant à chaque fois la tonalité de manière très prononcée après quelque épisode de lutte et de relative confusion tonale. Mesure 1O5, ce thème affirme Ré Majeur puis mesure 297: do# mineur, mesure 363: Fa# Majeur, mesure 376: sol mineur enfin mesures 6OO et 699: Si Majeur. Il est frappant que ces tonalités d'exposition du thème soient étroitement apparentées à sa ligne mélodique (ex.47) en sorte qu'ici encore on retrouve cette identité caractéristique entre microcosme et macrocosme. Que Liszt en ait été lui-même conscient ou non, peu nous importe: cette identité parle de soi-même, indiquant le maintien des fonctions thématiques classiques dans le cadre original de cette Sonate.

Mais revenons au premier thème et examinons comment il opère au fil de l'oeuvre. En sa toute première apparition (ex.45), le thème expose deux gammes descendantes (sur "sol") qui diffèrent par les degrés secondaires de leurs échelles. On peut constater la généralisation de cette pratique: à chaque réapparition de ce premier thème, la gamme descendante se présentera sous une nouvelle modalité qui conservera cependant deux hauteurs absolument fixes: la tonique et la dominante, soit, si l'on transpose pour simplifier toutes ces interventions à partir du sol: le sol et le ré (ex.48). Sur les onze modes différents repérés tout au long de l'oeuvre, il n'y a ainsi que ces deux hauteurs qui soient stables et communes à toutes les présentations(). A la différence du 2ème thème, ce thème introductif se caractérise donc par sa très grande mobilité interne (concentrée sur les degrés faibles de l'échelle).


Cette opposition entre les deux thèmes est explicitement présentée dans la Sonate puisque, deux fois sur trois, le second thème intervient pour répondre à une précipitation du thème introductif qui a créé une forte instabilité tonale. Cette mobilité exacerbée de la tonalité qu'apporte le thème introductif va aboutir autour de la mes. 673 à ce que j'appellerai un véritable coup de force final: en effet sont présentées successivement deux échelles (ex.49) telles que cette fois leurs notes communes soient les degrés faibles de la gamme (fa#-mi-do#-si-la#) alors que les notes devenues mobiles sont justement les 1er et 5è degrés (sol-ré qui se déplacent en sol#-ré#). Coup de force donc: les anciens degrés mobiles deviennent fixes et les anciens degrés fixes deviennent mobiles; on assiste là à une inversion du centre de gravité de l'échelle() où les degrés faibles deviennent forts et vice-versa. Ce renversement est amplifié dans la cadence finale qui constitue une sorte d'ultime insurrection puisque l'acord de dominante y est remplacé par le 5è degré bémolisé (accord de Fa Majeur 6è mesure avant la fin) en sorte que la cadence, lieu de triomphe traditionnel de la polarité tonale, se voit ici subvertie.



Contrairement à ce que prétendait Debussy, le ton ne se noie pas: la tonalité est insubmersible. Je ne dirai pas qu'elle est destructible mais plutôt démembrable: on déconstruit la tonalité, on la dissout plutôt qu'on ne la détruit. Un pas essentiel dans cette voie est fait précisément par Liszt, non seulement par le dernier Liszt de "Nuages gris" mais par le Liszt vigoureux, celui qui utilise le traitement thématique contre le système tonal. J'aime à voir, dans sa Sonate pour piano, une métaphore d'une guerre populaire contre la tonalité; en effet les degrés faibles s'y émancipent des degrés forts comme les campagnes progressivement libérées en viennent à encercler les villes et cela jusqu'à l'insurrection finale où tombent sans résistance les places fortes de l'ancien régime. N'oublions pas que cette Sonate fut écrite à l'ombre de la révolution hongroise de 1849 et que Liszt aimait alors à déclarer: "L'artiste doit placer son but non en lui mais hors de lui". Cet usage subversif du thème reste, pour moi, l'apanage d'un certain Liszt et je ne pense qu'on en trouverait d'équivalent chez Chopin, qui savait pourtant ce qu'une déformation de la tonalité voulait dire!


Après ce moment tout à fait singulier et éphémère où le thème sert à défaire ce que Beethoven avait noué d'un geste sans égal, le thème est désormais destiné à se partager irrémédiablement: d'un côté il va se trouver pris dans un tourbillon auquel il n'était pas préparé, une tempête qui va à la fois le démembrer et le recomposer en une toute autre figure (Wagner bien entendu s'indique ici), d'un autre côté le thème, continuant de se mélodiser, va se calcifier et s'académiser. C'est en ce point de l'histoire que je placerai Berlioz et son "idée fixe".


C) Berlioz


Devenant chez Berlioz une idée fixe, le thème perd presque toutes ses fonctions antérieures. Déjà l'idée fixe est une mélodie qui n'a plus cette capacité de variation qu'on lui connait habituellement. Ensuite, le thème y perd sa capacité de développement. A contrario le thème-idée-fixe y gagne cette qualité de nom propre où Barthes reconnait cette aptitude à la réminiscence, cette "épaisseur touffue de sens"(), ce feuilleté dans lequel la mémoire se catalyse. L'idée fixe de Berlioz est la crispation sur cette "monstruosité sémantique"() qu'est, toujours selon Barthes, le nom propre. L'idée fixe, close sur elle-même, imperméable au développement, ne peut que se réïtérer, ou encore, comme dit Michel Guiomar dans son ouvrage sur Berlioz, l'idée fixe a un "caractère insulaire"().

On ne peut même pas dire que sa répétition contribue à marquer la Forme de façon décisive. La Forme reste adossée à une facture tonale très conventionnelle même si le détail harmonique en est original. Et, bien sûr, le thème-idée-fixe, sorte de compulsion répétitive, n'a plus d'aptitude consciente à définir son destin.

Le thème ainsi, en se défaisant, signifie la fin d'une certaine représentation musicale de la conscience comme maîtrise de soi et du monde; la défaite du thème qui se prononce en cette époque est la défaite de cette figure musicale de la conscience de soi comme toute puissance . Ce mouvement va doter l'oeuvre musicale d'un versant plus épais, plus dense, surtout plus séparé de ce qui sera présenté à la surface pour l'oreille. La partition va organiser une sorte de versant non-conscient de la musique qui commencera de se déployer chez Wagner et dont nous n'avons encore avec Berlioz que des symptômes.

Je n'entends pas, ce faisant, enfermer Berlioz dans une névrose. Berlioz n'est pas seulement le compositeur de l'idée fixe: Schumann, dont on oublie trop souvent la générosité d'intellectuel, célébrait les harmonies sans culottes de Berlioz, son aptitude à composer des mélodies qui ne soient pas - telles les mélodies italiennes - ce genre de phrases que l'on connaît par coeur avant même qu'elles commencent. Il y a chez Berlioz une juxtaposition tout à fait étonnante entre une combinatoire obsessionnelle (que Maurice Le Roux à très bien mis en évidence dans le dernier mouvement de la Fantastique)() et un travail topologique fait de petites ondulations mélodiques, de déploiement instrumental, d'extension des harmonies par voisinages sonores plutôt que par fonctions tonales. Bref un travail que l'on retrouvera amplifié et intégré à un projet compositionnel plus vaste chez Wagner et Debussy mais que Berlioz a eu l'audace d'inaugurer.


Thème et tragédie chez Brahms.


Il y a deux images convenues de Brahms: l'une est celle d'un compositeur académique et épais, sorte de Vincent d'Indy germanique; l'autre est celle d'un confiseur provincial, d'un musicien de compagnie. Je voudrais argumenter une toute autre thèse et mettre en valeur la dimension proprement tragique de sa musique. Cette thèse se trouve parfois énoncée, mais elle est rarement déployée. Je voudrais faire valoir une part tragique que j'entends dans certaines oeuvres de Brahms, celles qui me touchent au plus haut point et qui sont presque toutes en mineur: son 1er concerto (en ré), sa 1ère symphonie (en do), son 3è quatuor pour piano (en do) - toutes oeuvres de jeunesse - et, beaucoup plus tard, la 4è symphonie (en mi) et ses derniers intermezzi.

Le mineur n'est pas, ici, un hasard: le mineur est la faille du système tonal, sa déchirure intérieure, ce mode particulier qui jamais ne se recollecte, ne se stabilise. La vraie dialectique de la tonalité ainsi n'est pas, comme on le dit trop souvent, entre diatonisme et chromatisme mais entre majeur et mineur. C'est cela qui scinde le ton, qui dès l'origine le dispose en une différence qui est, si l'on veut, l'équivalent de sa différenciation sexuelle.

Je ne prétends pas que certaines oeuvres de Brahms soient une tragédie. Il n'y aurait d'ailleurs aucun sens à faire équivaloir Forme musicale et forme littéraire: les oeuvres musicales qui s'y prêtent - tels les poêmes symphoniques - versent alors dans un principe narratif qui détruit de soi même la Forme musicale. Je parle seulement de part tragique, et le mot tragique aurait sans doute convenu au compositeur lui-même puisque l'on sait que Brahms était plongé dans la lecture de Sophocle lors de la composition de sa 4è symphonie.


Je définirai la dimension tragique de la musique de Brahms par quatre caractéristiques:

1. Il y a d'abord, dans cette musique, une disjonction originaire qui ne se résorbera pas. Il y a une scission prédisposée que rien ne saura suturer. On formule cela communément par un partage de sa musique entre classicisme et romantisme; ceci reste imprécis. Ce qui importe est que la dissociation ne soit pas le produit d'un évènement - comme dans un drame - mais que la césure soit essentielle, fondatrice et non pas accidentelle. Il importe, pour qu'il y ait tragédie, que s'opposent deux principes radicalement incompatibles. Dans la musique dramatique du "style classique", l'évènement est porteur de nouveauté: l'évènement apporte un nouveau motif, il crée la tension, il scinde le thème; par là il articule la Forme. Chez Brahms le partage est donné a priori et l'évènement serait plutôt ce qui a vocation de réconcilier la musique avec elle-même. L'évènement n'est plus un dénouement comme dans une logique dramatique; l'évènement au contraire tente de renouer ce qui constamment se déchire.

2. A partir de cette disjonction originaire, le déroulement est implacable. Il n'y a pas de faux fuyant, de divertissement, d'échappatoire. On a souvent relevé, depuis Schoenberg, cette rigueur de la déduction chez Brahms. Cette impression d'un développement irrésistible est magnifiée chez Brahms par l'importance de la pulsation rythmique, par le rôle considérable joué par les tessitures graves pour propulser vers l'avant la masse harmonique et orchestrale, par l'emploi de procédés d'écriture en imitation... Par ces moyens, Brahms imprime à ces oeuvres le sens d'une progression inéluctable vers un moment où quelque chose du partage initial doit chuter, doit mourir.


3. Autre caractéristique, spécifique cette fois du tragique de Brahms, de ce tragique qui relève de Sophocle plutôt que d'Eschyle (): la résolution prend chez Brahms la forme d'un retour à l'origine, au sol tonal natal. L'évènement qui porte ce désir de résolution du partage, qui stabilise la disjonction originaire, n'est pas l'intervention tendue et dramatique d'une altérité. L'évènement est le retour à la loi tonale et ce retour prend souvent la forme chez Brahms d'une avènement thématique singulier, avènement d'un thème non divisé, massif, qui porte la loi tonale sans dilemme intérieur. C'est le retour d'un être à la fois catégorique et aveugle, l'affirmation d'un impératif, figure du sur-moi que l'on peut relever dans ces thèmes-chorals si fréquents chez Brahms.

4. Dernière caractéristique: s'il y a disjonction originaire, implacablement conduite, qui se renverse en assujetissement à la loi (tonale et métrique), il y a, au bout du compte, une part morte et déchue, un reste. Tout n'a pu ici rentrer dans l'ordre et trouver sa place. Si l'espace tonal, réglé et mesuré, a eu le dernier mot, il garde trace de la violence qu'il a exercée, violence douce et captieuse que Brahms traduit presque toujours par une fin dans le mode mineur à l'opposé de toutes les fins classiques, résolutives, en majeur.


Pour résumer, j'avance qu'il y a du tragique dans la musique de Brahms à la mesure de ce que cette musique comporte conjointement: de disjonction originaire, de progression inéluctable, de retour à la loi tonale, de perte irrémédiable. Je renverrai le suivi analytique de cette thèse à l'encart suivant.



La dimension tragique du thème chez Brahms


A) Il y a dans la musique de Brahms de nombreuses déchirures qui introduisent à cette dimension tragique que prennent, chez Brahms, les disjonctions.


1. Ce sont d'abord des déchirures de la ligne mélodique: elles partagent les thèmes de Brahms et sont en général données dès le départ du thème; ainsi dans les premières mesures du 1er concerto pour piano, ou dans les premières mesures Allegro du 1er mouvement de sa 1ère symphonie, les thèmes parcourent des mouvements mélodiques violemment contrastés et distendus, et les tentatives qui suivent pour combler les tessitures échouent à colmater les brèches, ne conduisant au contraire qu'à les écarteler.


2. Il y a des déchirures qui portent plus directement sur la texture musicale dans son ensemble: par exemple celle qui intervient au début de la 1ère symphonie et qui disjoint progressivement les registres graves - stables - des registres supérieurs ascendants.


3. Il y a également un autre type de déchirure du tissu sonore, certes moins violent et plus souterrain mais dont l'effet en trouée n'en est que plus poignant. Je songe tout particulièrement à ce passage du 2ème mouvement de sa 2ème symphonie aux alentours des mesures 85-86. On trouve là un processus tout à fait propre à Brahms: il y a, à l'intérieur même de son harmonie, une contradiction entre les implications harmoniques de sa mélodie et les implications harmoniques de sa basse.

Ainsi dans cet exemple (ex.5O) les vents se suspendent (mes.82) sur un mi (nous sommes en Si Majeur). Rentrent alors (mes.83) par en dessous, dans l'extrême grave, les violoncelles et contrebasses qui énoncent un la bécarre surprenant, déstabilisant l'accord de Fa# Majeur (Vè degré) sur lequel nous étions arrétés et introduisant ce faisant au ton de Mi Majeur. Puis, sur le 3ème temps de la mesure 84, Brahms énonce un sol bécarre, toujours dans l'extrême grave, qui fait maintenant basculer de Mi Majeur à mi mineur. D'où suit (fin mes.85), en un cri saisissant des violons et altos dans l'aigu, une distension extrême des registres suivie d'une nouvelle évolution de la masse harmonique. Cette évolution est impulsée vers l'avant par le mouvement de basse qui contredit la logique harmonique suggérée par la mélodie. En effet des notes-pédales aux violoncelles et contrebasses déstabilisent les repos énoncés mélodiquement. D'où une cascade de modulations de mi mineur (mes.86-87) à si mineur (mes.87-88) puis fa# mineur (fin mes.88) puis do# mineur (mes.89), tout cela en quatre mesures!

On a ici une déchirure clairement articulée à ce que j'appelle une disjonction, c'est-à-dire à la juxtaposition de deux principes opposés. Il s'agit chez Brahms d'un battement entre deux forces plutôt que d'une confrontation.


Cette disjonction est constitutive des thèmes de Brahms: elle oppose la signification tonale que suggère un thème en sa partie mélodique et la véritable situation tonale qui n'est clairement affirmée que par la basse. En général, un thème de Brahms, pris comme mélodie, ne définit pas à lui seul clairement le ton; pour que règne l'ordre tonal, il y faut alors l'autorité supplémentaire de la voie grave. Il y a là une disjonction harmonique qui propulse le thème et dynamise toute la masse sonore.


4. Autre exemple de disjonction: on a souvent chez Brahms une dissociation du contrepoint entre une ligne mélodique évoluant legato, par degrés conjoints ou voisins, et un mouvement oblique, mi-mélodique, mi-harmonique, progressant par degrés disjoints, le plus souvent en un mouvement vers le grave. On trouve cela très clairement dans certains intermezzi, comme le n·1 de l'op. 119 ou le n·2 de l'op.117.


5. On trouve également chez Brahms des disjonctions fondées sur le passage du Majeur au mineur. Il ne s'agit pas alors, comme chez Schumann, de fusionner les deux modes mais plutôt, en circulant de préférence du Majeur au mineur, de déstabiliser la texture musicale. On a dejà relevé un tel exemple dans le 2ème symphonie; on en trouverait aisément beaucoup d'autres, ainsi dans le quatuor avec piano op. 6O: au 1er mouvement mes. 95, au 4è mouvement mes. 53, 86... Ce type de fente du tissu tonal n'est pas ici l'affrontement de deux forces mais la co-présence de deux termes, inalignables l'un sur l'autre.


B) Parfois (cf. l'opus 6O, 4è mouvement, mes. 53) la disjonction trouve un point d'arrêt en un thème très caractéristique, un thème-choral tonalement stable et assuré, thème ici énoncé dans le mode Majeur (mes. 75).

Cette sorte de thème me paraît tout à fait exemplaire des oeuvres les plus tragiques de Brahms: il n'apparait jamais en premier lieu mais toujours après l'affirmation d'une disjonction, non point pour résoudre ce qui ne peut l'être mais pour réaffirmer la sureté d'une loi. On trouve un admirable thème-choral dans le 1er mouvement du 1er concerto pour piano (mes. 91..) et il est très significatif de voir comment chaque interprète l'introduit: Wilhem Backhaus () par exemple énonce une loi froide, un impératif saisissant, au plus près me semble-t-il de ce sens tragique que je lui reconnais quand Alfred Brendel () tend à sentimentaliser son apparition, par le biais d'une psychologisation du thème, faite de retenue du tempo, de rubato, de crescendo dynamique, en un parti-pris qui altère le tranchant du thème et s'attendrit sur ce retour au domicile paternel. Arthur Schnabell () propose, lui, un retour catégorique au sol tonal, plus emporté, plus exalté mais dont nulle mièvrerie ne vient dissimuler la dureté. A mon gré, c'est Backhaus, en sa froideur et sa retenue mais aussi - disons le mot - en sa plus grande cruauté qui me semble au plus près de ce sens tragique que j'essaye de définir.


Certains thèmes-chorals ont donc chez Brahms une fonction originale: non seulement leur retour périodise la Forme mais ils interviennent et adviennent en assomption d'une identité indivise, comme proposition d'un ordre qui interrompt la tragédie. Remarquons le caractère univoque de ces thèmes-chorals: ils ne sont pas, comme les autres thèmes de Brahms, partagés harmoniquement entre leur mélodie et leur fondement. Ils ne sont pas scindés entre une indécision tonale portée par la voix supérieure et une définition tonale fermement conduite par la voix grave. Ces thèmes sont d'une pièce, gravés dans les tables de la loi. Il est alors de leur essence de loi qu'ils se répètent, renforçant ainsi cette fonction thématique que j'ai nommée fonction répétitive de marquage.




Wagner: la révolution thématique


Avec Wagner, l'horizon thématique se trouve entièrement bouleversé. On n'a plus quelques thèmes, clairement distinguables, dont les retours scandent la Forme. On n'a plus de problématique de l'individu au sens du mot individuel que lui donne Paul Klee (en l'opposant au "dividuel") c'est-à-dire au sens de ce qui a une concision et une clarté par l'assemblage inaltérable de ses parties. Plus essentiellement on n'a plus, comme on en trouvait dans la fugue ou la sonate, d'exposé liminaire présentant - si je puis dire - le problème dialectique à traiter. On est confronté à un flux musical continu, sans articulation manifeste, charriant tantôt à la surface, tantôt dans les profondeurs de l'orchestre, une pléiade de motifs dont on ne sait plus exactement où ils commencent et où ils finissent, où ils sont eux-mêmes et où ils sont autres.

Je sais que le mot en usage pour les désigner - "leitmotiv" - n'est pas celui de Wagner qui préférait parler de Grundthema, de thèmes fondamentaux, mais dans le terme de leitmotiv avancé par Wolzogen il y a l'idée neuve d'un motif qui dirige, et diriger n'est pas représenter: le thème-leitmotiv dirige l'écoute mais ne représente plus une conscience individuelle.


Thème et leitmotiv (Wagner)


Comparons les trois principaux leitmotivs de Tristan à quelques thèmes de la littérature musicale qui présentent des structures équivalentes de hauteurs.


1. Soit le leitmotiv de la "Liebestod" (ex.51). On trouve chez Buxtehude, dans une fugue en mi mineur pour orgue, un thème qui lui est apparenté par ses hauteurs initiales (ex.52: comme tous ces exemples, je les transpose pour mieux faire valoir la parenté des intervalles). Schumann nous propose également deux thèmes voisins, le premier tiré des Scènes d'enfants (ex.53), le second de sa 1ère symphonie (ex.54).

Les contrastes entre thèmes et leitmotivs sont patents; ils tiennent bien entendu aux fonctions harmoniques (par exemple le sol bémol - note réelle chez Wagner - devient chez Schumann dans l'exemple 53 une simple note de passage) mais également au rythme: alors que les thèmes sont clairement découpés et profilés (par leur inscription dans un espace très mesuré), le leitmotiv au contraire dispose d'une grande ouverture rythmique qui autorisera son apparition dans des tempi extrêmement variés. Le thème - au sens habituel du terme - compose un temps en imposant une combinaison ajustée d'un rythme et d'un tempo; le leitmotiv, lui, n'est pas encore du temps mais plutôt une existence sur laquelle la composition pourra opérer pour produire ensuite du temps musical.


2. Soit le leitmotiv dit de " l'Aveu" (ex.55). J'ai repéré dans le concerto pour violoncelle de Schumann un thème (ex.56) qui s'en approche quant à la structure des hauteurs initiales. En dehors du contraste rythmique déjà relevé dans les exemples précédents, on retrouve ici cette distinction harmonique entre un chromatisme ornemental qui reste clairement subordonné à des fonctions tonales univoques (cf. ici l'exemple de Schumann) et un chromatisme harmonique dont les fonctions tonales sont équivoques et, comme le dira Schoenberg, "flottantes" (cf. l'ex.55): ainsi le leitmotiv a une inscription tonale suspendue; son placement tonal est ouvert et ambigu. Au contraire un thème vise à affirmer le ton, à le clarifier en sorte précisément d'en tirer une force dynamique. Chez Wagner c'est l'inverse - il est vrai que le système tonal a désormais perdu de sa puissance structurante, de son énergie novatrice -: le leitmotiv s'avère ouvert en ce sens qu'il n'est pas tonalement univoque.

3. Soit enfin le leitmotiv du "Désir" (ex.57). Ce motif (chromatiquement pur) se retrouve au départ de nombreuses situations musicales. J'ai sélectionné deux thèmes qui s'y apparentent: le premier extrait de la 1O1è symphonie de Haydn (2· thème du 4è mouvement) (ex.58), le second extrait du 4è quatuor de Mendelsohn (2· thème du 4è mouvement) (ex.59). Ici toutes les différences harmoniques et rythmiques se cumulent: ce qui s'impose est la plasticité extrême du leitmotiv, son aspect d'"objet en caoutchouc" qui va lui permettre d'épouser mille situations différentes et, par là, de proliférer. A contrario, le thème est plus structuré selon son double placement dans le ton et dans le mètre; le thème, engendré par une algèbre d'élèments, est plus fermé. Le thème en tire capacité de se mouvoir par lui-même, de rétroagir sur la structure qui le fonde quand le leitmotiv est par contre plus topologique, plus immédiatement étale et n'acquiert d'énergie que dans sa mise en rapport avec d'autres que lui-même.

*

On peut terminer cet examen des leitmotivs en mettant en évidence l'auto-engendrement qui, à la différence des thèmes, les fait se mélanger, croître et se multiplier. Pour n'en donner qu'un seul exemple, le leitmotiv du "regard" (ex.60), rétrogradé et renversé (ex.61) s'unit à celui du désir (ex.62) pour engendrer celui dit du "Philtre d'amour" (ex.63).

Ainsi leitmotivs se croisent et se décroisent, se joignent et prolifèrent dans l'excès de leurs parties.



Avec Wagner il va y avoir une révolution thématique, rarement soulignée, à l'égal de la révolution harmonique qu'il provoqua et qui est plus communément relevée. Cette révolution thématique revêtira plusieurs aspects, étroitement imbriqués qu'il convient de distinguer.

D'abord ces thèmes-leitmotivs vont se présenter par familles. Ils n'existeront plus sous formes d'individualités mais sous forme de collectivités plus ou moins étendues. Ce faisant ces thèmes ne seront plus exactement en développement d'eux-mêmes mais plutôt en interrelation permanente. Ce qui va devenir décisif ne sera plus le développement d'un thème dans la conscience de ce qui l'unit et le sépare de sa place tonale et métrique; ce qui sera moteur, ce seront les rapports qu'établissent entre eux les leitmotivs. Ou encore: ce qui importera sera le rapport d'un thème à son autre plutôt qu'à lui-même.

La fonction de la structure tonale s'en trouve ici bouleversée, non point qu'elle s'effondre sous l'effet du chromatisme comme on l'entend souvent dire. En soi le chromatisme n'est pas corrosif du ton; il lui reste parfaitement intégrable comme J.S. Bach l'a maintes fois démontré avec le brio qu'on sait. Ce qui est corrosif, c'est l'enharmonie c'est-à-dire la mise en question (de l'intérieur de la tonalité) des fonctions harmoniques et des places tonales.


Karl Marx disait: "Plus une classe dominante est capable d'accueillir dans ses rangs les hommes les plus importants de la classe dominée, plus son oppression est solide et dangereuse" (). A contrario le dysfonctionnement d'une telle puissance d'incorporation assigne une crise de régime qui peut devenir capitale lorsque cette fois "les hommes les plus importants" de la classe dominante tendent eux-mêmes à se ranger dans l'autre camp. Ainsi il y a mise à mal de la tonalité lorsque ses fonctions - les fonctions d'incorporation et d'accueil pour reprendre les termes précédents - sont tordues de l'intérieur par un accord qui s'avère jouer un autre rôle harmonique que celui qui lui était destiné. L'enharmonie permet cette déviance qui, si elle se multiplie, met à mal le dispositif réglé du ton. Le responsable est ici non le chromatisme mais le tempérament égal que Bach avait célébré comme apothéose de la tonalité et qui revient ici comme son fossoyeur; retournement dialectique bien connu.

Sur fond d'enharmonie, le leitmotiv ne tire plus sa force de sa structuration tonale et métrique mais plutôt de sa mobilité et de sa capacité à entrer en rapport avec les autres leitmotivs. Le creuset de l'oeuvre n'est plus un thème mais un ensemble de thèmes.

Il y a là une recomposition considérable qui s'accompagne d'une transformation non moins capitale: ce que j'ai appelé la face d'ombre du thème, son versant calculé et calculateur, ce côté du thème qui n'était pas ordonné selon un principe manifeste et éclatant pour l'oreille, ce clair obscur qui n'était dans le cadre tonal jamais qu'une pénombre, qu'une sorte de non-conscience pour l'audition, tout ceci va s'autonomiser et les deux faces vont tendre à se disjoindre. On voit ici poindre la constitution future d'un inconscient de l'oeuvre. Ce n'en est encore ici que la prédisposition. Il faudra attendre Webern et la musique contemporaine pour que cette coupure entre les deux faces devienne irrévocable. Mais chez Wagner, dans cet ensemble de rapports entre leitmotivs, dans cette mise en chaîne calculée des effets, dans cette torsion insistante de l'algèbre tonale par les voisinages enharmoniques, va se constituer une première schize entre l'ordre audible et le calcul lisible sur la partition. La figure thématique de la conscience de soi, toute puissante et volontaire, perdant de sa crédibilité , l'ordre structural d'un inconscient se dépose désormais dans la partition.


"Le thème" de Tristan: une matrice


Partons d'un extrait d'une mazurka posthume de Chopin (op 68 n·4) dont la légende dit qu'il la dicta en 1849 avant d'entrer en agonie. On y trouve (ex.64) une présentation de cet accord qui deviendra fameux, dix ans plus tard, sous le nom d'"accord de Tristan". L'accord est dans la même disposition, le même registre (mes. 13) que dans le futur opéra; on trouve également la présence du petit motif chromatique ascendant (mes. 14) qui deviendra le motif dit du Désir; on peut enfin remarquer que tout ceci conduit à une résolution provisoire (fin de la mes. 14) absolument identique à celle qui existe dans l'opéra, à croire que Wagner ait laissé ici trainer non ses oreilles - la mazurka n'était qu'écrite - mais son regard.

Ce rapprochement indique que si l'accord de Tristan devint célèbre, s'il prit de fait une telle importance, ce n'était pas en raison d'une trouvaille harmonique qu'aurait faite Wagner mais c'était à la mesure des fonctions que Wagner sut lui conférer dans l'opéra.

Cet accord assure dans Tristan une double fonction stratégique:

* par la multiplicité de ses fonctions harmoniques, par sa plasticité tonale, il engendre presque toutes les tonalités de l'oeuvre et intervient aux principales charnières de la composition musicale;

* cet accord est en dialectique avec quelques leitmotivs essentiels.


Examinons cela:

1. Illustrons la plasticité harmonique de cet accord en dessinant, dans le cadre de la mazurka de Chopin, quelques bifurcations tonales envisageables. Là où Chopin nous menait en Ré Majeur (ex.64), on pourrait tout aussi bien aller en mib mineur, en la mineur, en lab mineur, en sol mineur (ex.65).

Si l'on rassemble ces modulations en un schéma harmonique épuré (ex.66), on voit que cet accord peut introduire à la mineur (cf sa 1ère apparition dans l'opéra) mais aussi moduler en mib mineur, en lab mineur, en Sol b Majeur, en si mineur, en sol mineur, en do mineur... Wagner utilisera (presque) toutes ces possibilités et d'autres encore (en mi mineur par exemple...).

Il exploite ainsi l'extrême polysémie de cet accord non seulement localement (aux principaux points d'articulation de l'oeuvre) mais aussi globalement puisque cet accord architecture en fait tout le périple tonal de l'opéra: Mib Majeur (climax du Prélude), Lab (Duo central de l'acte II et soliloque de Tristan au milieu de l'acte III), fa mineur (qui ouvre le 3· acte), Si Majeur (qui conclue l'opéra) - on retrouve les quatre hauteurs constitutives de l'accord!


2. Cet accord cependant n'apparait pas isolément: il convient de le saisir en rapport aux différents leitmotivs qui le tissent. L'accord est initialement engendré par le motif dit de l'Aveu (articulé aux violoncelles) et celui dit du Désir (que présentent les hautbois) (ex.67). Cet accord apparaît donc comme produit par la rencontre verticale de deux leitmotivs; il est un rapport objectivé, qui se complète par l'intervention des clarinettes et bassons énonçant ses deux notes les plus graves. Cet accord ainsi engendré devient alors actif puisqu'il va rétroagir sur les deux leitmotivs grace aux tensions harmoniques qu'il accumule:


- il incite le 1er motif à poursuivre sa descente chromatique (d'où le ré# devenant ré bécarre). Cette clausule est d'ailleurs instrumentalement distinguée puisque c'est le cor anglais qui prend alors le relais des violoncelles. Wagner ainsi, par son analytique instrumentale, différencie bien ce qui précède l'accord de ce qui le suit;

- il dote le sol# d'une énergie ascendante apte à le faire parcourir les trois nouveaux degrés chromatiques.


Remarquons que le second leitmotiv ("du Désir"), différent du premier ("L'aveu"), lui est cependant étroitement apparenté puisqu'il n'est que le renversement de sa terminaison (ex.68). Remarquons également que ces nouvelles évolutions des deux leitmotivs rétroagissent sur l'accord initial et suscitent sa résolution (en un accord de 7· de dominante). Point plus remarquable encore: on retrouve entre ces deux accords (accord de Tristan et accord de dominante de la mineur) le même rapport de renversement (au sens contrapuntique du terme) qu'il y avait entre les deux leitmotivs: en effet le renversement des hauteurs de l'accord de Tristan (autour de la note "fa") (ex.69) produit un accord de 7· de dominante!


On a donc là, pour résumer, une matrice d'actions et de rétroactions: les deux leitmotivs engendrent l'accord de Tristan qui, en retour, les dynamise; la prolongation des deux leitmotivs transforme alors l'accord de Tristan en un accord autre qui s'avère cependant apparenté au premier selon le même rapport que celui qui existait entre les deux leitmotivs.

On dispose ainsi d'une petite matrice très complexe (que l'orchestration rend encore plus subtile) qui est mue par les différents rapports qu'entretiennent entre elles certaines de ses parties, soient horizontales (leitmotivs), soient verticales (accords). Il est clair que ces rapports n'ont plus rien à voir avec une logique de mélodie accompagnée et que cette mise en défaillance de l'ancien mode de dialectique entre horizontal et vertical ouvre à de nouvelles identités d'objets et à de nouveaux processus de singularisation.

Ainsi, les deux leitmotivs, bien que différents, sont cependant semblables; de même les accords sont différenciés par leurs fonctions tonales mais identiques selon les intervalles qu'ils rassemblent. La division de chacun de ces êtres (entre identité et altérité) procède ici de sa mise en rapport d'avec les autres êtres de cette matrice. Le propos de ce microcosme thématique où le semblable procède du rapport à l'autre, où l'Un (de l'amour fusionnant) procède du Deux (de la différence des sexes), n'est-ce pas d'ailleurs "le thème" - à tous les sens du terme - de Tristan et Isolde!


Vers l'athématisme



A) Bartok


Dans le premier mouvement de sa "Musique pour cordes, percussion et celesta", Bartok réalise une tentative parmi les mieux venues de thématisme atonal. Dans cette sorte de fugue atonale, le thème est devenu l'élément unique qui détermine la structure et construit l'espace. Cette oeuvre se situe assez tard dans le XX· siècle puisqu'elle date de 1936 mais elle fixe cependant les caractéristiques de cette époque de transition où les fonctions thématiques, nouées par la tonalité, se dispersent.

Tout ce premier mouvement est engendré par une mélodie unique et la Forme résulte d'une prolifération naturelle de cette entité fondatrice. J'emploie à dessein le mot de Nature pour désigner cette sorte d'organisation où microcosme et macrocosme ont une forme identique: cette isomorphie du tout et de la partie a été célébrée par Goethe dans son ouvrage sur "la métamorphose des plantes" et l'on sait qu'Anton Webern n'a cessé de se référer à ce processus naturel par lequel la tige est déjà contenue dans la racine, la feuille dans la tige et la fleur dans la feuille.

Bartok joue de ce modèle naturel par le truchement d'une formalisation arithmétique très simple: celle du nombre d'or et des séries de Fibonacci. Ce qui m'importe ici est que le thème soit devenu une pure structure génératrice. Il n'y a plus d'espace ou de structures plus vastes qui préexistent au thème. Il n'y a plus que le thème et la structure qu'il engendrera et qui lui restera homogène.

Le thème y perd irrémédiablement sa capacité de torsion. Il est patent que dans ce modèle naturel quelque chose de la dialectique intérieure de l'oeuvre se perd. L'oeuvre, coulée en ce moule, peut avoir une beauté plastique extraordinaire, comme c'est ici le cas; elle peut avoir cet épanouissement propre aux figures naturelles. Mais, figée en cet éclat, elle y perdra quelque fragilité et, par là, quelque puissance d'émotion. Plus elle scintille, plus elle se stabilise dans l'homogène, et plus elle y perd de son trouble, et de son charme.


Ainsi il ne peut y avoir de thème atonal car il n'y a pas de système atonal, d'espace qui puisse être structuré par le "principe" purement négatif de la non-tonalité. En quelque sorte, dans l'espace atonal (qui est a priori amorphe), le thème est trop occupé à édifier une structure présentable pour avoir de plus la lattitude de supporter une scission perceptible.


B) Debussy


Si l'on a retrouvé chez Bartok la fonction génératrice du thème, on va retrouver chez Debussy la fonction que j'ai nommée fonction de marquage: le thème, par ses retours incessants, va marquer l'oeuvre, inscrire un rythme qui contribue à l'engendrement de la Forme. Ici encore le thème se dénoue puisqu'une seule de ses multiples fonctions se trouve dissociée des autres et exploitée pour elle-même, séparément du reste.

Si l'on commence en se tournant vers Pelléas, on rencontre de nombreux thèmes, de véritables leitmotivs à vrai dire. La filiation Wagner-Debussy est ici patente, contrairement à l'idée convenue que Debussy a lui-même voulu établir selon laquelle il serait l'envers français d'un Wagner teuton. Mais il ne s'agit là que d'une fable; il est vrai que les revendications d'une "musique française" n'ont jamais su faire preuve de consistance. Robin Holloway a d'ailleurs consacré à la filiation tant harmonique que motivique entre Wagner et Debussy un ouvrage entier () qui constitue un utile contrepoids à ces fariboles.

Donc, il y a dans Pelléas des leitmotivs qui vont remplir deux fonctions très classiques:

1) d'abord une fonction qui sera de variation plutôt que de développement - et l'on sait combien Debussy avait en horreur l'idée classique de développement -. Les leitmotivs vont servir à varier la texture orchestrale: ainsi tout le Prélude initial est entièrement tressé de trois motifs présentés séparément dès les premières mesures puis ensuite répétés, étendus et même distendus. C'est en ce sens qu'ils sont variés plutôt que développés: on touche là à une caractéristique tout à fait frappante du travail musical de Debussy, caractéristique qu'a fort bien relevée Eveline Andréani (), qui est son travail topologique. J'entends par là sa capacité tant instrumentale qu'harmonique de mettre en vibration un objet musical, d'explorer ses entours et voisinages, de brouiller les chaines algébriques qui délimitent - de l'intérieur et de l'extérieur - cet objet.

Le propre de Debussy est peut-être de voiler le ton mais surtout de ne pas le gauchir; chez Debussy, la tonalité reste là, en arrière plan, noyée certes sous de vastes mouvements de surface mais en fin de compte inentamée puisque, comme je l'ai déja dit, elle est en vérité insubmersible. Là où Wagner utilisait les voisinages enharmoniques pour violenter le ton, Debussy dissocie travail topologique et algèbre tonale en sorte qu'il superpose ce que Wagner nouait en torsion. Pour Debussy le ton n'est ni une cible, ni une ruine mais bien une "cathédrale engloutie" dont certains grands reflux laissent encore deviner les voûtes et les arcs-boutants inentamés.


2) les leitmotivs assurent également chez Debussy une fonction de marquage et de repérage.

Remarquons d'abord qu'on peut relever dans Pelléas un marquage sémantique dont Debussy pourtant se gaussait à propos de Wagner. Il est vrai que Debussy croyait le trouver chez Wagner bien souvent là où le leitmotiv n'était en vérité qu'un opérateur syntaxique, servant à engendrer la Forme musicale. Dans Pelléas, le marquage sémantique est cependant parfois très souligné; ainsi dans la 1ère scène du 1er acte, lorsque Goland se déclare petit fils d'Arkel, le violoncelle exhibe la carte de visite du vieux roi d'Allemonde; et de même dans la scène suivante les flûtes servent de majordome qui déclare l'identité de Pelléas avant même que celui-ci ne s'avance dans le chateau.

Mais, bien sûr, ce qui m'intéresse est la fonction de marquage qu'assurent les thèmes sur le plan syntaxique c'est-à-dire sur le plan de la Forme musicale. Heureusement les leitmotivs dans Pelléas ne servent pas uniquement de poteaux indicateurs, tombant entre les séquences musicales tels les cartons de films muets qui préviennent les spectateurs des détours de l'intrigue. Le motif de Goland a, par exemple, une fonction modale qu'il affirme dès sa 1ère apparition (mes.5) et qui établit - par son harmonisation - une gamme par tons entiers.


La fonction de marquage des thèmes chez Debussy


Debussy utilise la répétition de ses thèmes pour périodiser la Forme et créer ainsi une sorte de macro-rythme.


1) L'Isle joyeuse.


On a mesure 1 (ex 70) un premier motif dont on peut déjà remarquer qu'il dessine un microcosme à l'image de l'ensemble de la pièce puisqu'il comporte un geste dynamique (crescendo) et une ouverture de registre (qui conduit à une tessiture d'une octave: sol-sol) qui constitueront l' enveloppe générale de l'oeuvre (puisqu'elle se conclue sur un triple forte couvrant toute la tessiture du piano: 7 octaves de "la"). Ce genre d'isomorphie n'est plus pour nous surprendre: elle est une loi de toute structure, qui en organise si l'on veut la part "naturelle".

Un deuxième motif intervient mesure 9; mais alors que le premier n'affirmait pas clairement de tonalité, le second est nettement référé au ton de La Majeur et à un mode (dit acoustique). Il y a ensuite un 3è thème-motif mesure 21 (en tons entiers) puis un 4ème (mesure 67) qui affirme clairement La Majeur.

Ces différents thèmes vont revenir périodiquement, rythmant ainsi de leurs retours la Forme musicale. D'autres données musicales reviennent également, imprimant leur propre rythme à l'oeuvre: ce sont les tons, les modes, les mètres, les dynamiques. Roy Howatt dans sa très minutieuse étude "Debussy in proportion" () a montré comment la Forme s'engendrait de cette imbrication des répétitions. Ces macro-rythmes sont en effet tantôt synchrones, tantôt disjoints, tantôt en opposition de phase si bien que l'effet cadenciel final de cette pièce sera obtenu moins par le jeu du système tonal que par l'effet de convergence des différentes périodisations.

Ainsi, si le système tonal reste bien toujours présent chez Debussy, particulièrement dans les codas où la tonalité resurgit hors de cet océan modal dans lequel Debussy prétendait la noyer, cependant la tonalité n'est pas dans ses oeuvres le principal vecteur de la Forme, rôle plutôt dévolu aux réitérations tant d'objets que de structures.


2. Reflets dans l'eau.


Ici encore deux motifs vont se répéter. Le premier (ex 71) sera, une fois de plus, doté d'une parenté avec la grande Forme puisque celle-ci se présente comme une grande arche dynamique à l'égal de ce premier petit geste. Roy Howatt indique même que le microcosme de ce motif et le macrocosme de l'oeuvre sont partagés selon le même principe de la section d'or!(). Les deux thèmes-motifs vont ensuite alterner durant l'oeuvre, créant ainsi une sorte de Forme-Rondo; mais ce qui prévaudra et disposera le parcours le plus perceptible restera plutôt l'enveloppe générale dynamique en forme d'arche dont j'ai parlée précédemment.



Je tiens qu'il ne peut y avoir de thème modal (au sens fort du mot thème) car la modalité est fondamentalement une échelle, non un système. La modalité, du moins celle qu'on fait fonctionner dans l'ère moderne et occidentale de la musique, est un espace et non pas une dynamique. Elle est certes dotée de polarités intérieures mais elle n'est pas un champ global de forces. D'où qu'un mode, petit espace local, étale et clos sur lui-même, ne puisse que se juxtaposer à un autre mode, soit verticalement (en simultanéité), soit horizontalement (en succession) mais il n'a pas la puissance de dynamiser à soi seul les objets qu'il incorpore. Il a, moins encore, ce pouvoir singulier d'être tordu de l'intérieur; à dire vrai, un mode déformé n'existe pas: ce ne sera jamais qu'un autre mode.



C) Schoenberg


Il y a en Schoenberg plusieurs compositeurs. Cette déchirure intérieure, héritée de Brahms, n'est nulle part mieux illustrée que dans ce partage qui oppose Moïse et Aron au cours de l'opéra que Schoenberg composa à partir de 1930 et qu'il laissa inachevé. Cette oeuvre date de la période dodécaphonique de Schoenberg, et pour signifier l'importance qu'il accordait au principe dodécaphonique, Schoenberg choisit de supprimer la seconde lettre "a" du prénom originel "Aaron" en sorte que le titre allemand "Moses und Aron" ne comporte que douze signes. Ce détail indique dans quel type d'obsession était alors Schoenberg et il y aurait quelque bassesse à s'en moquer: cela traduit plutôt l'extraordinaire accumulation de contraintes dans lesquelles Schoenberg opérait à cette époque.

Il y a dans le personnage de Moïse, mais plus encore dans l'unité violemment contrastée des deux frères, une image tout à fait évocatrice du compositeur. Schoenberg, tel Moïse, se trouve requis par la situation musicale dont il hérite. Tout le livret de cet opéra tourne autour du débat sur la présentation et la représentation de Dieu, plus précisément sur la possibilité d'un rapport direct du peuple à la transcendance. Parmi l'écheveau des questions que ce livret déploie, on peut interpréter ce qui, chez Schoenberg, déchire spécifiquement le compositeur.

Remarquons d'abord que Dieu se présente à Moïse - dans ce livret écrit par Schoenberg lui-même - en lui parlant, non en lui apparaissant; il le charge de transmettre au peuple sa parole, non son image. Les images visuelles de Dieu sont frelatées: ce sont le veau d'or et les idoles.


Une primauté de l'oreille sur l'oeil s'affirme donc ici quant à la vérité. Il y a, posée ici, une confiance en l'ouïe, en sa capacité d'éveiller, là où la vision serait écrasante et tétaniserait le désir de transcendance. Dieu, bien entendu, fait des miracles; le baton de Moïse se change ainsi en serpent. Mais est-ce là véritablement une preuve? Et d'ailleurs les magiciens ne savent-ils pas également produire ce genre d'effets? Aussi ces miracles - visuels - ne doivent-ils être pris que pour des traces de la transcendance divine, non pour des preuves, et la trace ne parle qu'à celui qui l'interprète.

En ce jeu de l'oeil et de l'oreille, il y a - je crois - une métaphore très directe de la déchirure que ressent Schoenberg dans son maniement de la série dodécaphonique. Avec le nouveau régime musical dont Schoenberg se conçoit le prophète, un partage irrémédiable se dessine, que Schoenberg pressent et qui le déchire. Cette faille est la suivante: la série ordonne la partition, règle ses calculs selon une loi que l'oeil peut - avec précautions - disposer et analyser mais cette loi est inacessible à l'oreille et on ne peut la déceler à l'audition, la percevoir comme telle.

Schoenberg se décide Acte I scène 2 à mettre à nu la série en ses quatre formes successives; il en charge bien sûr Aron puisque ce dernier est le médiateur, l'agitateur qui croit nécessaire d'utiliser des images simplifiées pour s'adresser au peuple. Mais même en cet endroit, si l'on peut imaginer qu'une oreille exercée puisse percevoir une série, comptant soigneusement les 12 sons du total chromatique, il faut bien admettre qu'elle ne pourrait pour autant la percevoir comme la loi de l'oeuvre: la série comme ordre écrit reste imperceptible.

A l'inverse le sprechgesang de Moïse, sa déclamation modulée, ne trouvent pas l'exact moyen de s'écrire. Ce doux sillage de la voix de Moïse fait d'inflexions subtiles, d'intonations mobiles ne trouvent que les vieilles notes pour se représenter à l'oeil.

Il y a là clairement deux ordres qui ne s'accordent plus: un ordre écrit que l'oreille ne contrôle plus et une qualité vocale et audible que l'oeil ne peut saisir. Il y a là désormais une faille qui s'énonce et va disjoindre l'oeil et l'oreille, une schize qui déchire Schoenberg: un compositeur n'écrit-il pas pour être entendu? Cette barre est, je crois, une tragédie pour Schoenberg: elle est une disjonction dont tout lui indique qu'elle ne se refermera plus. Elle n'est pas le fait d'un évènement attribuable à tel ou tel briseur de ton. Elle est le partage irrémissible de la nouvelle situation musicale.

Quand se conclut la 2· scène de l'Acte I, Moïse va chanter pour la seule et unique fois de tout l'opéra; il énonce alors la série génératrice de l'oeuvre comme s'il s'efforçait de lui donner par là un maximum de gloire, de présence audible et repérable. A la fin de l'acte II, la situation va s'inverser: Aron, qui a toujours chanté, lui l'opportuniste défenseur des images et des idoles - et quoi de mieux que le chant pour en appeler de l'imaginaire? - se met alors à parler; c'est pour lui une défaite et il y perd sa stature de tribun. Mais Aron retrouve alors sa mélodie et c'est au tour de Moïse d'être défait, ne sachant plus qu'opposer à cette évidence de la mélodie et s'écriant: "O Parole, parole, toi qui me manques!". Certes il y avait un 3· acte qu'avait envisagé Schoenberg et dont il rédigea le livret. Il y faisait définitivement triompher Moïse mais, très symptomalement, ce que Schoenberg sut ainsi affirmer par la parole, cette victoire qu'il prononça dans le livret, le compositeur qu'il était ne sut jamais la mettre en musique, comme si cet arrêt du 2· acte sur la défaite de Moïse était en fin de compte sa vérité à lui.

Cette histoire, par delà Moïse et Schoenberg, peut également être entendue comme celle du thème. Le thème se trouve désormais fendu en long selon ses deux faces: la face triomphante où l'oreille se complait en la présence sonore, se repère en la réitération d'un objet désiré, se délecte de la gloire du thème; de l'autre côté la face de calcul et d'écriture où l'oeil opère dans la froideur de l'analyse. Les deux faces ne tiennent en une médaille unique que dans le cadre tonal car dans ce système la combinatoire écrite peut se suivre et se contrôler à l'oreille, les enchainements d'accords rendent immédiatement perceptibles leurs fonctions. Dans ce cadre tonal, oeil et oreille étaient transparents l'un à l'autre; ces deux organes de sens, qui diffèrent par leur genre dans la langue française, étaient frère et soeur et, pour amplifier une image de Natacha Michel(), je dirai que, dans le monde tonal, oeil et oreille déclinaient l'égalité sans danger, le mystère d'un idéal d'amour paisible où la soeur chérie est une femme avec qui on est en paix.


Le thème est cet être androgyne qui, d'un côté, conduisait l'oreille et édifiait une forme audible et qui, de l'autre, s'enchainait à des calculs déchiffrables. Lorsque ces calculs sont devenus autonomes, lorsque l'ordre écrit fut radicalement disjoint de l'enveloppe sonore entendue, l'unité que représentait le thème s'en est trouvée entièrement disloquée.

Remarquons qu'il y a là quelque chose d'inéluctable. Cette faille est aussi celle qui vient désormais barrer toute figure unifiée de la conscience. La figure moderne du sujet ne peut plus être celle d'une conscience substancielle, en accord avec elle-même, celle d'une pure et simple volonté réformant le monde à son image. Cette figure est morte. De même le thème est mort, et j'ajouterai qu'il est mort, comme la tonalité, de sa belle mort. Non par accident, par aberration mais par épuisement de sa vitalité. Bien sûr ceux qui, tels Schoenberg, ont vécu cette agonie ne pouvaient s'y résigner. Même une mort naturelle est pathétique et il est pathétique de voir comment Schoenberg tente dans cet opéra de figurer la série, de la présenter dans les lignes vocales, de jouer de thèmes-leitmotivs pour désespérement tenter de réajuster conscience auditive et inconscient scuptural. Mais Schoenberg, tel Moïse, échoue en une admirable musique.



Thème et série


Voyons comment, dans le 3è mouvement de sa suite op.29, Schoenberg tenta de conjoindre ce qui était devenu bifide(). Ce mouvement est intitulé "thème et variations"; il comporte un thème mélodique explicite, constitué d'une vieille chanson populaire allemande (ex.72). Ce thème se partage en quatre phrases qui créent une structure mélodique (ex.73) et une structure harmonique (ex.74) tonalement très évidentes et qui toutes deux se ramènent en fin de compte à une petite ondulation autour d'un "mi" (ex.75)..

Schoenberg harmonise ce thème tonal par une série dodécaphonique (ex.76) uniquement composée de tierces (majeures et mineures) et de secondes mineures. Cette série commence et finit par des tierces majeures à distance de seconde majeure (ex.77). Schoenberg va ensuite choisir, parmi toutes les transpositions possibles de cette série, celles qui exploiteront ce décalage d'une seconde majeure entre le début et la fin de la série: il va transposer la série le long d'une gamme par tons dont l'exemple 78 donne le parcours. Si l'on retient alors les points pivots de ces évolutions, on obtient une structure (ex.79) qui s'avère le renversement de l'ondulation mélodique (ex.75) architecturant le thème tonal!

Nous avons donc là un double mouvement: l'enchainement des transpositions de la série est déduite de la série elle-même, de son identité intérieure, et la structure globale de ces transpositions se fait selon une logique semblable à celle qui a prévalu pour le thème mélodique. Ainsi, la structure sous-jacente de l'oeuvre correspond à la structure clairement perceptible de la mélodie.

Schoenberg se livre encore à une nouvelle opération. Il va s'arranger pour rendre perceptible cette structure sous-jacente en utilisant pour cela une figuration tout à fait particulière (ex.80): il "représentera" pour l'oreille les séries successives d'une part en figurant verticalement (sous forme d'accords) tous les intervalles de tierces intérieurs aux séries - l'harmonie met ainsi l'accent sur cet intervalle -, d'autre part en soulignant (par des répétitions en double croches) le début et la fin de chaque série - en sorte que le rythme sert à signaler les enchainements dans les transpositions -. C'est ainsi que Schoenberg trouve moyen de représenter pour la perception la structure sous-jacente de l'oeuvre et j'appellerai cette logique une tentative de thématiser la série.

On a donc dans ce mouvement de l'opus 29 la coexistence de deux sortes de thèmes: un thème mélodique présenté par la clarinette basse et une thème-structure qui est ici la série. On est, ce faisant, au plus loin de ce que j'ai nommé la fonction-sujet du thème; on n'en a plus ici que les retombées mortes et structurales.



Une part du travail de Schoenberg peut s'interpréter comme une tentative de thématiser la série. Ainsi dans la Suite op. 29 il tente de suturer ordre écrit et trajectoire entendue et cela de deux façons: d'abord l'ordre écrit est homogénéisé au parcours audible par le fait que la série est combinée dans la partition en une architecture analogue à celle de la mélodie folklorique. Ensuite, l'ordre écrit est représenté à l'oreille, rendu perceptible pour l'auditeur grâce à des répétitions incessantes de tierces. Mais il est clair que cette tentative est un échec car ce que l'oreille perçoit ici ce sont sans doute des tierces mais elle ne les perçoit pas comme articulation entre différentes formes d'une même série. L'oreille repère bien des signaux mais ne saurait les interpréter. Il y a bien impossibilité, en ce principe dodécaphonique, d'aligner l'oreille sur l'oeil et cette impossibilité, un thème-série ne saurait la franchir.

Si Schoenberg a raté, je ne voudrais laisser entendre aucune condescendance à l'égard de son entreprise et de son personnage. Si j'ai accolé au nom glorieux de Schoenberg l'épithète de raté, c'est en m'autorisant de ce que Mallarmé, à propos de Villiers de l'Isle Adam, confiait à l'un de ses amis (): "Nous sommes lui et moi des ratés prédestinés. J'ai plus droit que quiconque à l'épithète, droit proportionnel à ce que j'ai osé, insolitement, entreprendre. Ce nom de raté est le signe de l'ambition immensément disproportionnée de notre effort pour mesurer notre fini à un infini. Il est la récompense de l'homme qui s'est mesuré d'emblée avec ce qui nous domine et nous dépasse de toute part".



Il me faudrait conclure ces jalons historiques par Webern car il me parait définitivement préluder à l'a-thématisme de l'après-guerre. Je préfèrerai renvoyer:

* pour Webern, à mon article: "Le parti-pris d'écrire / Compte-tenu des sons"();

* pour la musique contemporaine, à ma conférence: "Traversée du sérialisme"().

On aura deviné que je ne trouve, en cet achèvement du thème, nulle déchéance de la musique. Je n'y vois pas pour autant le signe d'une apothéose ou d'une délivrance face à quelque représentation réifiée de la conscience. Il y a seulement là, je crois, la chance d'une nouvelle situation compositionnelle qu'il nous faut explorer et apprendre à peupler de nouveaux visages musicaux.



NOTES


Ce texte reprend le contenu d'une série d'émissions réalisées pour France-Musique ("Le Matin des musiciens") du 8 au 12 Septembre 1986.

"La preuve par l'étymologie" p.63; Ed. de Minuit 1953; rééd. Le Temps qu'il fait 1988

Cf. J.Paulhan: op. cit. p.101

I. Lakatos: "Preuves et réfutations" p.184; Hermann 1984

"Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes"; Pléïade T.III, p.132

"Conditions de la musique et autres écrits" p.263; Ed. de l'université de Bruxelles - Ed. du C.N.R.S. Paris 1976

Cf. "Cours de composition musicale" 2·Livre 1·Partie p.241; Durand 1909

"Les fondements de la musique tonale" p.227; Lattès 1984

On pourrait certes lui opposer Dunstable mais ceci n'a ici qu'une importance secondaire.

Cf. "Traversée du sérialisme"; Conférence du Perroquet n·16 (Avril 1988).

"Le degré zéro de l'écriture" p.27; Seuil

Cf.id. p.29

Cf. dans le numéro n·40 de l'ARC (1970) consacré à Beethoven: "Esquisse pour une rhapsodie" p.71

que Stockhausen avait précédemment introduite - dans un tout autre contexte - en 1955: cf. son article: "Composition par groupes: Klavierstück I"; cf. Contrechamps n·9 p.100

"Réflexions faites" p.53; Buchet-Chastel 1979

"Zwei Skizzenbücher von Beethoven" Breitkopf-Härtel. Leipzig 1924

Cf. page 37 de Nottebohm

Cf. page 38 de Nottebohm

Cf. page 35 de Nottebohm

Cf. page 39 de Nottebohm

"Beethoven" p.71-72; Albin Michel 1980

Cf. page 4O de Nottebohm

Librairie Delagrave 1937

"Liberté grande" p.89; Corti 1947

"Chemins vers la mouvelle musique" p.167; Lattès 1980

Un seul cas, le 12·, fait exception à cette règle (mes.84): le 5ème degré de la dominante y est bémolisé.

Le génie propre de Liszt est de transmuter ce retournement du mode en une assomption de l'ordre harmonique tonal puisque les 1· et 5· degrés (sol-ré) du mode sont également les 6· et 3· degrés du ton (si) en sorte que cette mutation est perçue avant tout comme résolution harmonique (si mineur-Si Majeur) des notes modales (III-VI) d'une même tonalité! Où le renversement consolide l'ordre retourné...

Cf. "Le degré..." p.125; op. cit.

id. p.126

"Le Masque et Fantasme" p.161; Corti 1970

Cf."Invention de Berlioz" in: Domaine musical n·1 p.85...; Grasset 1954

Je renvoie ici au livre d'Alain Badiou: "Théorie du sujet"; Seuil 1982

Orch. Phil. de Vienne; dir. Karl Bohm 1953

Orch. du Concertgebow d'Amsterdam; dir. Hans Scmidt-Isserstedt 1973

Pathé Marconi 1 C 181

Le Capital, livre troisième, tome II; Editions sociales p. 260

"Debussy and Wagner" Eulenburg London 1979

Cf. son "Anti Traité d'Harmonie" 10-18 n· 1263

Cambridge University Press 1983

le motif se partage en une ascension durant 5 croches suivie d'une chute durant 3 croches!

Cf. "Le repos de Penthésilée" p.166; Gallimard 1980

Je suivrai ici les conclusions d'un travail de William Mahder (communication personnelle).

Cité par C. Mauclair: "Mallarmé chez lui" p.101-102; Grasset 1935.

Revue de Musicologie n·72/1; 1986

Cf. note n·10