François NICOLAS

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Le Sérialisme

 

 

0. Délimitation

Le sérialisme a une histoire déjà vieille de près d'un demi-siècle. On peut en effet dater son émergence de l'immédiat après-guerre, quand les jeunes compositeurs d'alors (Stockhausen, Boulez...), s'étant appropriés l'oeuvre de leurs aînés de l'Ecole de Vienne (Schoenberg, Berg et Webern), se sont proposés d'en généraliser les principes. Le sérialisme ne saurait être confondu avec le dodécaphonisme: quand celui-ci procédait à une combinatoire singulière sur le plan restreint des hauteurs, le sérialisme étendra ces pratiques à toutes les dimensions du phénomène musical (durées, intensités et timbres instrumentaux); plus essentiellement, le sérialisme doit être tenu pour un mode de pensée original, différent de celui du dodécaphonisme tant en ce qui concerne la composition, la Forme que le temps musical.

Peut-on également délimiter l'histoire du sérialisme à son autre extrémité: le sérialisme a-t-il achevé son propos, est-il déjà mort? On ne tiendra pas ici cette hypothèse mais on avancera plutôt qu'il continue de développer ses catégories, de prolonger son activité créatrice même si l'étiquette sérielle est désormais moins ouvertement revendiquée. Il nous faut donc jalonner un parcours inachevé au risque de l'enfermer, prématurément, dans quelques directions.

Le sérialisme est-il un phénomène de pensée homogène? On l'a souvent traité comme tel, en raison de la compacité de ses hypothèses fondatrices dont on déclarait qu'elles n'autorisaient guère de diversité expressive, qu'elles ne pouvaient conduire qu'à l'uniformité d'un style "international". Cet argument, de caractère ouvertement polémique, ne saurait plus -s'il ne le fut jamais- être tenu avec sérieux; traiter aujourd'hui du sérialisme implique ainsi de rendre compte de son unité de principes tout autant que de sa pluralité de manifestations.

1. Trois caractéristiques de la musique antérieure

La musique prénommée "classique" -cernons pour simplifier par ce terme convenu la musique qui prévaudra du XVII° au XIX° siècle- était triplement fondée: sur le ton, le mètre et le thème; ou encore: cette musique existait d'être simultanément tonale, métrique et thématique.

On ne traite le plus souvent que le premier de ces aspects. Il est vrai que le dodécaphonisme s'est principalement défini par rapport à la tonalité, proposant les moyens de s'en écarter tout en conservant -pour l'essentiel- l'ancien mètre et le vieux thème. Mais le sérialisme fut ici -comme sur d'autres points- plus radical et plus systématique, tentant de prendre ses distances d'avec le ton tout autant que d'avec le mètre et le thème.

A l'évidence ces trois aspects ne sont pas indépendants; il n'y a pas d'un coté la musique tonale, de l'autre la musique métrique, et d'un troisième la musique thématique; pas plus qu'il n'existe d'ailleurs de tonalité, de mètre ou de thème en soi qui ne soient investis et entrecroisés dans une oeuvre donnée. Ce sont là des catégories que seule une pensée discursive peut distinguer à l'endroit même où l'oeuvre musicale les dispose en interaction réciproque; c'est donc par commodité d'exposition qu'on examinera ici séparément la manière dont le sérialisme traite chacune de ces trois composantes.

2. Le rapport du sérialisme à la tonalité

L'organisation tonale concernait prioritairement la structure des hauteurs musicales et servait par là de support à l'organisation harmonique et mélodique. Le nouveau traitement sériel des hauteurs va conduire à la dissolution de la hiérarchie tonale: l'espace des hauteurs ne sera plus polarisé par un centre (la tonique) selon un cortège de positions subordonnées qui en découlait (dominante, sous-dominante...) mais le sera de manière éminemment variable: ce qui va être fixe ou mobile ne sera plus hiérarchiquement prescrit par quelque échelle immuable mais sera soumis aux aléas de la composition, aux particularités de ses hypothèses comme de son déroulement propre. Ceci implique automatiquement la perte des anciennes fonctions harmoniques qui gageaient, dans la musique tonale, l'existence de temporalités perceptibles: en effet chaque succession d'accords y était perçue -par l'oreille et non pas seulement par l'oeil de celui qui examinait la partition- comme parcours orienté en sorte que le point présent était, par sa fonctionnalité harmonique, doté d'un passé en même temps que gros d'avenirs possibles. En fait tout instant était ainsi saisi dans un réseau de sens multiples qu'établissait la tonalité en sorte que le présent y était constamment saisissable comme orienté, comme doté d'une aptitude au sens, quitte à ce que ce sens reste pour un temps sous-jacent et ne s'avère qu'a posteriori. Cette puissance fonctionnelle de la tonalité fut progressivement dissoute: moins par l'expansion du chromatisme (qui n'aurait occupé ainsi que la place de l'antithèse dialectique) que par l'inflation enharmonique qui, multipliant la polysémie des accords autorisée par le tempérament égal, tordait sans relâche les fonctions harmoniques. Ainsi le sens édifié par la tonalité s'est peu à peu auto-détruit par enchevêtrement plutôt qu'il ne fut abattu par quelque force extérieure.

Le sérialisme mit à mal l'idée même d'un sens harmonique ou mélodique et ceci lui fut abondamment reproché, comme s'il n'était guère possible de composer en déni des sens antérieurs. Plus loin encore, le sérialisme abandonna les catégories de la dialectique entre harmonie et mélodie là où le dodécaphonisme les avait maintenues. La nouvelle disposition de l'espace fut ainsi conçue comme une "diagonalisation" de l'ancien système de coordonnées: le propos consista en un parcours du lieu des hauteurs selon une direction neuve (oblique là où l'harmonie représentait la verticalité et la mélodie l'horizontalité) qui mette en défaillance réglée les anciens dispositifs ordonnant et totalisant l'espace. Cette déqualification ne fut pas sans soulever de nombreux problèmes: quelle nouvelle dialectique instaurer? La difficulté est restée irrésolue; c'est aussi qu'elle n'avait pas de raison a priori de trouver une solution dans le seul cadre du phénomène "hauteur": les structures musicales en jeu dans une oeuvre embrassent en effet des réseaux largement enchevêtrés du phénomène sonore et la décomposition à laquelle se livrait la pensée tonale -selon un principe que son enseignement convoquait ouvertement: l'harmonie, le contrepoint, l'orchestration- n'avait plus d'équivalent.

Comment le sérialisme a-t-il organisé ses hauteurs? A l'origine, l'organisation dodécaphonique du matériau procédait d'une série composée de 12 hauteurs. Chaque série se différenciait d'une autre non par la nature de ces hauteurs -chacune était composée du total de l'échelle chromatique tempérée- mais par leur ordre d'exposition: une série était définie comme ordre spécifique de cet ensemble de 12 hauteurs. Un principe complémentaire affichait l'équivalence des 4 formes de cette série (originale, renversée, rétrograde et renversée-rétrograde) aussi bien que de ses 12 transpositions (sur l'échelle chromatique) en sorte que les 48 formes résultantes étaient considérées comme celles d'une seule et même série. Une série, somme toute, était ainsi définie comme classe d'équivalence de 48 formes d'exposition du total chromatique. L'axiome sous-jacent revenait à exhausser une invariance de l'ordre des intervalles puisque chacune de ces 48 formes, si elle modifiait bien l'ordre des hauteurs, maintenait cependant l'ordre des intervalles (moyennant quelques hypothèses supplémentaires: on postulait l'équivalence des intervalles complémentaires en sorte que par exemple do-do# soit considéré comme "le même" intervalle, qu'il se dispose en seconde mineure ascendante ou en septième majeure descendante).

Ce postulat, en a priori de tout phénomène sonore, sera constamment reproché tant au dodécaphonisme qu'au sérialisme par ceux qui tiennent, à la suite de Rameau, que la musique devrait conformer ses principes aux lois naturelles et physiques (qu'elles soient celles de l'acoustique ou celles de la psychologie de la perception). Le sérialisme tiendra un propos différent dont le principe implicite est que la musique, loin d'être un art du son, enchaîné aux principes physiques qui régentent son matériau, opère par mise à distance du matériau sonore; sans doute la pensée musicale ne saurait-elle ignorer ces disciplines physiques mais son existence même comme art -soit l'existence d'une pensée qui ne soit pas le décalque d'une pensée scientifique ou, pire encore, le dépôt de considérations techniques- implique une coupure fondatrice par rapport aux schèmes de la réalité, une axiomatique singulière, le courage de décisions qui seules sont à même de déployer un espace de pensée autonome.

Si le sérialisme fera sienne cette logique des hauteurs héritée du dodécaphonisme, il l'assouplira cependant considérablement: le nombre d'éléments de la série ne sera plus nécessairement de 12 (on travaillera aussi bien sur des séries de 5 ou de 13 hauteurs) et les opérations sur la série s'élargiront bien au-delà des 48 transpositions du dodécaphonisme. Le postulat qui perdurera par delà ces extensions restera celui d'une prééminence de l'ordre des intervalles sur l'ordre des hauteurs.

Il va de soi cependant que ce postulat ne saurait suffire à organiser les hauteurs. En particulier le sérialisme ne saurait faire fi de la loi physique de l'octave qui rend "semblable" deux hauteurs de fréquence double. La tonalité tenait le plus grand compte de ce point, par exemple en traitant uniformément pour tonique tous les "do" d'une oeuvre écrite en "Do" (majeur ou mineur), qu'ils soient disposés dans un registre ou dans un autre, en sorte qu'un "do", quelle que soit sa registration (importante à d'autres titres), gardait ainsi un potentiel de tonique.

Le partage qu'opérait la tonalité entre hauteur relative ("do") et hauteur absolue (ce "do" qui est particularisé par telle fréquence physique en Hertz) va apparaître différemment dans le cadre du sérialisme: s'il n'y a plus pour lui de hiérarchie des hauteurs relatives, il ne se prive pas pour autant des polarisations attachées aux hauteurs absolues, jouant par exemple de registrations gelées: une hauteur relative -par exemple un "mi"- sera ainsi systématiquement registré de la même façon -en "mi" médian de la clé de Fa par exemple- en sorte de servir de point de repère fixe pour l'oreille; cette stabilité cependant ne donnera pas lieu à l'établissement d'un principe hiérarchique mais établira un repère qui, tel un bourdon, traverse le dispositif des hauteurs et procure la permanence d'une référence. Il sera ainsi disposé tel le personnage immobile d'un rassemblement fluctuant, personnage qui fonctionnerait comme un repère sans constituer pour autant de centre.

Cet usage de la polarité hauteur absolue/relative (qui trouvera à s'employer de manière bien plus complexe que ce petit exemple ne pourrait le laisser croire) servira à différencier le matériau, à jouer d'une dialectique entre fixité et mobilité.

On reprochera à ce dispositif d'être relativement grossier au regard de la finesse des différenciations tonales; il est vrai que sa rigidité est très grande et qu'elle ne fait que compenser la fébrilité extrême des hauteurs. Indéniablement le sérialisme paye là le prix -sévère- de ses axiomes, du courage d'inaugurer un nouveau régime de pensée musicale.

3. Le rapport au mètre

La décomposition du mètre classique peut être présentée comme le double effet d'une dissolution des temps forts par l'oeuvre de Webern et de celle des temps faibles par l'oeuvre de Stravinski. Le premier a dilué l'appui quand le second a disloqué la levée. Ainsi entre les deux guerres mondiales le mètre musical a perdu les marques de différenciation qui fondaient sa hiérarchie en sorte que, là encore, le terrain musical s'est progressivement disposé de manière neutre, sans principes de différenciation clairs et aisément perceptibles, sans points de repère réguliers.

Le sérialisme sut affronter cette nouvelle situation et proposer quelque nouveau principe de structuration des durées. Sa principale idée -qui rend raison de son nom- fut d'utiliser à cet effet la série (soit le principe d'ordre combinatoire qui structurait les hauteurs); c'est là ce qu'on a appelé son travail de "généralisation". Une échelle de durées élémentaires était ainsi soumise à permutations en sorte d'engendrer des ensembles plus vastes -des enchaînements rythmiques- reliés entre eux par des propriétés combinatoires communes. Le sérialisme généralisa progressivement ces pratiques aux différentes composantes du rythme: non plus seulement aux durées élémentaires mais également aux cellules rythmiques puis aux ensembles plus vastes (les mesures) en sorte que le rythme résultant fut rendu extraordinairement malléable par la diversité des opérations qui affectait ses différentes strates. En cette dynamique le principe du mètre (si l'on veut bien considérer derrière ce terme l'usage d'une distribution répétitive des mesures, d'une alternance régulière des temps forts et faibles) fut radicalement abandonné.

L'extension du principe sériel au paramètre "durée" a très vite soulevé une objection fondamentale: les durées sont-elles susceptibles de s'ordonner selon les mêmes axiomes que ceux qui prévalent pour les hauteurs? Rien n'est moins sûr: une durée, à la différence d'une hauteur, ne constitue en soi nulle entité perceptible; ainsi une durée peut aussi bien être celle d'un son que celle d'un silence, celle d'une tenue que celle de tout un geste. La catégorie de durée inscrit donc des pratiques empiriques beaucoup plus diversifiées que ne le fait celle de hauteur (quoique une prise en compte du timbre n'impose de complexifier les propos tenus sur la catégorie de hauteur) et il n'est guère acceptable de les traiter de manière uniforme.

Plus difficile encore: les durées contribuent à composer des rythmes; or le rythme désigne une synthèse musicale et non pas l'addition de strates aisément séparables. Si cette synthèse s'avère une dimension capitale de la composition, il ne parait guère judicieux de la résoudre d'un dispositif purement analytique. C'est en fait la conclusion à laquelle arrivèrent les compositeurs sériels, tout du moins ceux d'entre eux dont le sens musical a toujours prévalu sur les principes a priori; ils surent ainsi organiser les durées avec la liberté requise, en un dispositif qui s'avère a posteriori n'être nullement intelligible selon de simples règles combinatoires.

Il reste malgré tout qu'une part de l'imaginaire sériel s'est arrimé à ce programme de systématisation combinatoire.

4. Le rapport au thème

Le sérialisme fut en ce point confronté à la question suivante: le thème peut-il encore constituer une catégorie pertinente de la composition, de la pensée musicale?

Cette question avait un lourd héritage; le thème fut progressivement constitué -à partir du XV° siècle- comme une catégorie centrale que la musique porta à son apogée aux XVIII° et XIX° siècles. Si l'on peut suivre la manière dont cette entité s'est progressivement disloquée au détour du romantisme -en un mouvement assez parallèle à celui par lequel le système tonal s'est lui-même dissout- on constate cependant que cette question restait encore largement en suspens à l'époque du dodécaphonisme, tant dans les oeuvres que dans les discours de l'Ecole de Vienne. Toute une part d'ailleurs de son travail -tout spécialement de celui de Schoenberg- peut être comprise comme une tentative de thématiser la série, c'est-à-dire de prolonger l'existence thématique en l'incarnant en ce nouvel objet musical que constituerait la série.

Or la catégorie de thème s'est avérée épuisée pour deux ordres de raisons:

* Tout d'abord, dans l'ordre propre de la "technique" compositionnelle, le thème est apparu comme un objet de la seule tonalité, astreint à ne pouvoir exister que dans le cadre même qui avait porté sa puissance au maximum. Toutes les tentatives de reproduire les opérations thématiques dans d'autres systèmes ont échoué et tant "le thème modal" que "le thème dodécaphonique" (sans parler d'un "thème sériel") se sont avérés des impasses.

* Ensuite, dans l'ordre plus complexe de "l'enjeu" musical, le thème peut être compris comme une figure musicale du sujet cartésien, au sens précis où il dispose une conscience qui s'établit d'être conscience de soi en sorte que le thème figure dans l'espace musical un type de conscience qui oeuvre pour soi au sein d'un monde naturellement prédisposé en vue de son intelligibilité. Le thème (tonal) -le seul qui ait fonctionné- était ainsi organisé selon les mêmes principes (tonals et métriques) que ceux qui prévalaient pour le lieu qui le cernait et le définissait si bien que le thème oscillait, au cours d'une oeuvre, entre la certitude de son ordre substantiel (comme objet tonal et métrique) et l'irruption évanouissante du bref moment où il ajoutait à l'ordre du monde le point de sa conscience de soi.

Le sérialisme rompit avec l'emprise du thème telle qu'elle s'était prolongée dans le cadre du dodécaphonisme: le thème fut disloqué. Pour autant le thématisme fut-il abandonné et, dans ce cas, par quoi fut-il remplacé? Le débat sur ce point reste ouvert. J'avancerai la thèse suivante: le sérialisme a repris les fonctions anciennement assumées par le thème tout en disloquant l'objet même (le thème) qui les nouait en un seul être. Bien sûr, cette opération de démembrement n'a pu se mener sans modification des fonctions thématiques elles-mêmes. Schématiquement j'en relèverai trois:

* Le thème était un objet musical singulier apte à établir la structure spécifique d'une oeuvre: étant fortement caractérisé par le cadre tonal et métrique, il spécifiait aisément en retour telle ou telle situation singulière: quoi de plus efficace que l'exposition d'un thème pour établir un "Si bémol Majeur", pour localiser une région tonale de dominante, pour asseoir un moment du développement, pour faire valoir tel ou tel mètre?

* Il était un point d'identification subjective: comme objet mobile aux occurrences réitérées, il se faisait reconnaître de l'auditeur, éveillant son désir, suscitant le goût de son retour et engendrant par là une temporalité subjective faite de souvenirs, d'apparitions et d'attentes.

* Il était une figure de l'Idée musicale qui, par ses torsions hasardeuses et ses affirmations interruptrices tout autant que par les lois établies de son déploiement, conférait puissance de développement et potentiel de devenir à la situation musicale.

Le sérialisme démembrera le thème mais continuera d'utiliser séparément ces fonctions thématiques en sorte qu'on peut tenir qu'il a fondé un thématisme sans thème. Pour cela le sérialisme a recomposé sa propre problématique de l'objet musical, a réorganisé une capacité d'identification de l'auditeur (selon des catégories renouvelées comme celles d'enveloppe, de signal...) et a redéployé tout à la fois la catégorie traditionnelle d'Idée musicale et le type de temporalité à laquelle elle ouvrait: l'ancienne problématique de la torsion (où l'espace tonal était déformé localement par l'objet thématique) s'est trouvée remplacée par celle du renversement (fondée sur l'exploration de ces zones d'ambiguïté qu'affectionnent les sériels) et l'idée d'un devenir temporel s'est transformée en celle d'un déploiement spatial.

Plus globalement, on pourra dire que le sérialisme a maintenu l'ancien fondement dialectique de la composition musicale -en ce sens il prolonge une grande tradition plutôt qu'il ne l'abolit- en sorte que son point d'inscription dans cette histoire sera d'ériger en opération dialectique capitale non plus la division du thème (comme le faisait la fugue de l'ère baroque), ni la résolution (entre "forces symétriques opposées" comme dans le style classique), ni non plus la transition (entre identités plurielles comme le faisait Wagner à l'égard de ses leitmotivs) mais le renversement (soit le basculement d'un terme d'une différenciation en un autre).

Ce rapport du sérialisme au thématisme reste, aujourd'hui encore, l'enjeu de bien des débats au sein de ceux-là mêmes qui déclarent assumer une part de l'héritage sériel; aussi les caractérisations précédentes, sans doute ajustées à la problématique d'un Boulez qui argumente depuis les années 80 son "inquiétude" thématique, seraient-elles à moduler si l'on souhaitait saisir plus spécifiquement la pensée d'un Stockhausen, ne serait-ce que parce qu'il ne s'embarrasse plus guère (depuis 1968) de subtilités, n'hésitant plus à recourir à des formes ouvertement archaïques de présence thématique et renouant par là avec les pratiques de ses premiers opus qui consonnaient alors avec le travail thématique -éminemment rustique- d'Olivier Messiaen.

5. Le sérialisme comme mode de pensée

Dans les années 50, Boulez déclarait: "La série est devenue un mode de pensée polyvalent et non plus seulement une technique de vocabulaire". Comment caractériser cette unité de pensée du sérialisme, qui lui confère densité et cohérence par delà la diversité de ses rapports au ton, au mètre, au thème?

Ceci peut s'esquisser à partir d'une réflexion de Thomas Mann à propos de son "Docteur Faustus", ce vaste roman qu'il écrivit dans les années 40 et qui prenait l'inventeur du dodécaphonisme (Schoenberg) pour modèle du compositeur moderne. Remarquons que T.Mann recourut pour écrire cet ouvrage aux conseils d'Adorno et que le livre fonctionna comme référence pour la première génération sérielle; c'est dire que son propos reflète bien quelque aspect de la pensée musicale d'alors. T.Mann parlait de son livre en disant qu'il "devait devenir pareil au sujet dont il traitait: une musique constructive".

Cette caractérisation convient, je crois, parfaitement bien au sérialisme, plus encore qu'à la musique de Schoenberg, en sorte qu'on peut définir le mode de pensée sérielle comme un mode constructiviste. Ce mot a sans doute différentes acceptions, dont celle qui provient de la tendance picturale du même nom n'est pas la moindre. Je l'entendrai cependant en un sens plus philosophiquement circonscrit qui connote le sérialisme d'autres espaces de pensée. L'idée directrice est que le sérialisme tente, par "construction" réglée de ses objets, par ordonnancement progressif de ses opérations, de domestiquer le phénomène sensible composé pour l'oreille. S'il est vrai que tout phénomène musical convoque un excès du matériau par rapport à ce qui peut en être contrôlé tant par le compositeur que par l'interprète, le sérialisme a cette ambition de viser à limiter cet excès, de le tenir discipliné dans les tenailles d'une algèbre.

Ce propos met au coeur de l'activité compositionnelle la pratique de l'écriture musicale, pratique à bien y regarder assez étrange et qui ne va guère de soi au point d'ailleurs que beaucoup de compositeurs contemporains s'en feront les contempteurs. Le sérialisme au contraire se proposera de prolonger cette tradition -si spécifiquement occidentale- de l'écriture musicale en lui donnant, sans doute pour la première fois, un rôle aussi décisif. L'écriture deviendra le moyen de dompter la matière musicale, de l'enserrer dans le réseau dense de ses déterminations, de ses calculs en sorte de limiter ainsi l'excès sonore et perceptible en l'asservissant aux lois postulées par l'oeil du compositeur. La forme extrême de cet a priori consistait à postuler que l'oreille de l'auditeur apprendrait bien un jour à suivre ce que l'oeil du compositeur avait une fois tracé. Ce dictat était à l'évidence trop rigide et les compositeurs sériels ont su très vite l'assouplir et prendre en compte l'autonomie des phénomènes de perception.

En un temps second, loin de nier la particularité de l'oreille par rapport à l'oeil, le propos "constructif" s'est alors proposé de régler le phénomène auditif sur un ordre perceptif. La perception, en tant qu'elle désigne une activité auditive qui construit des formes à partir d'objets qui lui sont proposés, est ainsi devenue une catégorie maîtresse du sérialisme, catégorie qui connote également sa dimension constructiviste. Sans doute la catégorie de perception a-t-elle des acceptions variées qui ne se réduisent pas à celle qui fonctionne dans le cadre du sérialisme. On la rencontre tout aussi bien dans une problématique électro-acoustique (héritée des réflexions de Pierre Schaeffer) que dans des courants qui se veulent plus fidèles à une tradition française de l'harmonicité et de la clarté orchestrale. Il n'en reste pas moins que le sérialisme a mis au coeur de sa réflexion cette catégorie de "perception" en sorte que la dualité qui cerne au mieux son mode propre de pensée soit celle qui à la fois sépare et corrèle écriture et perception. D'un coté l'écriture est cet opérateur de pensée qui contrôle de l'intérieur les entités construites, qui les assemble paramétriquement, qui construit élément par élément ses objets. De l'autre la perception est cette modalité d'activité auditive que le compositeur dirige à volonté, jouant ici de la reconnaissance d'un champ harmonique, déstabilisant là l'écoute par dissolution des repères rythmiques, suscitant ici l'éveil au moyen d'un signal bien ajusté, faisant là s'évanouir cet objet précédemment exposé... On voit comment le compositeur peut jouer ainsi de la palette complète des caractérisations tant harmonico-mélodiques et rythmiques que thématiques en sorte de diriger l'écoute de son auditeur.

Cette dualité écriture-perception, caractéristique du sérialisme, va procéder en fait à une double réduction. D'un coté la partition se voit réduite à sa dimension écrite, laissant ainsi dans l'ombre les fonctions des notations, c'est-à-dire de cet ensemble de signes qui peuplent la partition sans être strictement des signes de l'écriture musicale proprement dite: soit les notations d'instruments, d'expression, de tempo qui sont d'une autre nature que les symboles servant à écrire les hauteurs et les durées. La partition s'avère en effet un fatras complexe, hétérogène, fait d'assemblages hétéroclites entre signes rigoureux d'écriture ("lettres" inscrivant les hauteurs et durées) et signes de notations. Le sérialisme tentera dans un premier temps de réduire ces notations en les traitant comme des signes d'écriture; ce sera la tentative de "sérialiser" les instruments, les dynamiques et même les tempi. Cependant les compositeurs sériels, trop musiciens pour ignorer la violence destructive que cette homogénéisation entraînerait, ont vite abandonné ce projet; cela les a conduits à laisser impensées ces notations dont l'usage fut ainsi renvoyé à la seule intuition du compositeur au moment même où le maniement des signes d'écriture restaient par contre soumis à la plus rigoureuse des réflexions. Si les sériels ont ainsi très vite abandonné l'idée d'homogénéiser de force l'espace de la partition, cette idée réapparaîtra cependant avec virulence chez ceux-là mêmes qui furent les plus vigoureux opposants du sérialisme, sous la forme de ces "partitions" graphiques qui dans l'après 68 se sont proposées de dissoudre l'écriture musicale au sein d'un flux de notations, tantôt dessinées, tantôt inscrites littérairement. Il s'agissait là, en symétrie du sérialisme, d'homogénéiser la partition par le bas (du point des notations) là où les sériels avaient tenté de le faire par le haut (du point de l'écriture). Cet épisode s'avéra un désastre qui n'a guère laissé de traces et moins encore d'oeuvres alors que le sérialisme, y compris celui qui à l'origine tenta d'aligner de force la partition sur un ordre scriptural, sut maintenir l'exigence musicale au coeur même de la plus grande rigueur d'écriture et de la volonté la plus contraignante.

De l'autre coté l'activité auditive voyait sa dimension sensible réduite à une dimension perceptive. Progressivement s'instaurait l'idée que l'essence de l'activité auditive pouvait être conçue comme une perception, c'est-à-dire comme une activité de discernement, d'identification et de reconnaissance d'objets, comme une activité constructive de formes... L'idée même qu'il put y avoir une dimension sensible de l'abord musical qui ne soit pas intelligible comme activité de perception fut en vérité écartée par les compositeurs sériels. Qui ne sait pourtant l'importance essentielle pour l'auditeur -pour qu'advienne en telle oeuvre selon telle interprétation quelque chose qui mérite de s'appeler musique- des "nuances", ces nuances qui sont cependant la plupart du temps indiscernables les unes des autres, qui deviennent incomptables et dont la connaissance sensible est souvent intransmissible puisque non objectivable -chacune ne saurait être considérée comme un objet musical ou sonore-. On pourrait tout aussi bien montrer que le tempo est devenu dans la musique contemporaine une donnée sensible qui n'est plus perceptible comme telle... Pourtant le sérialisme, pour concevoir l'audition comme une construction, a du réduire la pensée sensible à une activité de perception. Remarquons bien que cette réduction se prononce dans le discours sériel et non pas dans son activité compositionnelle qui sut rester à l'écoute des nuances, du tempo, de ces moments musicaux qui sont si importants de n'être précisément ni écrits ni perceptibles.

Ainsi le discours sériel, tentant de réfléchir, de normer ce qu'il oeuvrait et ce qu'il posait dans la composition, a écarté autant qu'il a élu.

6. Les points de butée de ce mode de pensée

Le sérialisme a rencontré certaines impossibilités qui permettent de cerner le réel de ses positions.

D'un coté il a retrouvé ces opérations écrites impossibles à percevoir qui circulent dans toute l'histoire musicale occidentale. Le paradigme pourrait en être trouvé dans le tempo, non point que celui-ci soit imperceptible dans la musique classique, du moins comme unité", mais plutôt que le mode propre par lequel l'écriture le décompose en différents aspects ne soit pas perceptible. En effet la perception saisit synthétiquement le tempo là où l'écriture le construit analytiquement de telle manière que cette analyse devient impossible à percevoir. On pourrait donner d'autres exemples d'opérations écrites imperceptibles, ne serait-ce que celui des silences écrits qui ne sauraient s'entendre comme tels. Le sérialisme a hérité de ces impossibilités qui furent d'ailleurs aggravées par les nouvelles conditions de composition; pour n'en donner qu'un exemple, le tempo lui-même est devenu le plus souvent imperceptible (y compris synthétiquement) dans la musique contemporaine.

De l'autre coté, le sérialisme a buté sur cet impossible à écrire que constitue le phénomène sonore lui-même. Cet impossible, là encore, n'est pas une nouveauté du XX° siècle mais constitue le fond de toute l'histoire musicale occidentale, histoire par laquelle l'écriture s'est dotée de son propre espace de déploiement et de sa propre logique. Par des axiomes qui n'ont nulle prétention à représenter pour l'oeil ce qui se passe pour l'oreille mais qui visent plutôt à ajouter de nouveaux principes de cohérence selon un ordre visuel disposé en partition, l'écriture s'est toujours proposée de construire une logique musicale qui soit un apport, une création plutôt qu'une simple figuration d'une logique sonore qui lui préexisterait; ainsi l'invention de la polyphonie occidentale n'aurait pu se concevoir sans le support de l'écrit. Que le son soit ici l'impossible à écrire du compositeur est donc une donnée originelle. Le nom moderne qu'a pris cette impossibilité est "le timbre". Le timbre désigne en effet cette fusion d'éléments qui s'avère indécomposable par l'oreille. Or l'écriture peut sans doute composer le timbre mais ne saurait le représenter comme fusion: une partition peut disposer les constituants d'un timbre mais elle ne saurait écrire ce qui fera précisément sa particularité, ce qui l'instituera précisément comme timbre (et non pas comme texture, comme accord harmonique ou comme rythme) c'est-à-dire le mélange irréversible de ses composantes.

Qu'il y ait des impossibles à écrire ne saurait déqualifier l'écriture, pas plus que la perception n'est déqualifiée du fait qu'il existe des algèbres écrites impossibles à percevoir. C'est seulement là ce qui établit le réel de ces pratiques, en circonscrivant leur espace de déploiement. C'est dire qu'interpréter ces impossibilités comme une impasse, comme une condamnation des pratiques qu'elles limitent et par là qu'elles définissent, est très exactement une position imaginaire. Ce ne fut pas la moindre grandeur du sérialisme que de prendre au sérieux ces contraintes et les pratiques qu'elles cernaient.

7. Le rapport au temps musical

La principale impasse du sérialisme est à chercher moins dans les limitations précédemment évoquées que dans son rapport au temps. On peut tenir, très globalement, que le sérialisme fut une pensée de l'espace plutôt que du temps. Déjà la définition de la série que donne Boulez -"un indice de répartition de structures"- assigne qu'il la conçoit ouvertement comme un espace, et il est manifeste que les sériels ont toujours conçu le temps sous le modèle de catégories spatiales si bien que l'on pourrait dire qu'ils déclarent tous, à l'égal de Gurnemanz face à la forteresse du Graal: "Ici, le temps devient espace". Sans doute est-ce là d'ailleurs une définition acceptable de la partition musicale, de cette situation si particulière dans laquelle travaille le compositeur. Mais il y a plus encore; il y a que dans le sérialisme le temps reste conçu comme modalité d'occupation d'un lieu en sorte que la principale préoccupation porte sur la structuration de ce lieu plutôt que sur la spécificité des phénomènes temporels. Ou encore: le temps y est conçu comme temporalisation d'une structure spatiale.

Cette conception réductrice du temps ne peut se comprendre qu'en la mettant en résonance avec une crise plus générale du concept moderne de temps. Il est clair que la perte de fonctionnalité harmonique, que l'obsolescence des régularités rythmiques signifie quelque chose d'une perte du sens depuis un siècle environ. La musique a toujours eu pour enjeu la production d'un temps singulier, non pas le temps chronométrique extérieur à son art, mais un temps qu'elle seule puisse produire. En cette acception où "temps" vient en quelque sorte nommer ce qu'Adorno appelait "le contenu de vérité" de la musique, celle-ci est un art du temps bien plus qu'un art du son, s'il est vrai que le son n'est que son matériau et ne saurait donc lui tenir lieu de vérité. La musique classique a produit son temps en composant, par le biais donc de l'écriture, quelques opérations qui induisent une temporalité propre: une durée subjective qui ne doive rien à la durée chronométrique, une orientation irréversible qui ne soit pas la transposition de la flèche du temps usuel, une qualité du présent musical qui n'ait nul rapport avec le point présent du temps des choses. Ces opérations, reliées au propos dialectique de la musique classique, ont été comme on l'a vu: dans l'ère baroque la scission, dans l'ère du "style classique" (au sens cette fois restreint de ce mot qu'explicite C. Rosen) la résolution, dans l'ère Wagnérienne la transition. Le sérialisme explorera une nouvelle opération de manière systématique: le renversement dialectique d'une catégorie en une autre. Cependant si cette opération, à l'égal des précédentes, produit bien une temporalité, dispose bien une durée et un présent, elle ne compose -à leur différence- nulle irréversibilité. L'exploration de l'ambiguïté d'une situation sonore où deux termes échangent leurs caractéristiques et oscillent en leur identité singulière n'est nullement à même d'orienter clairement le discours musical. Le sérialisme thématisera d'ailleurs cette difficulté par sa problématique de "l'oeuvre ouverte" qui sera une tentative de systématiser cette composition de temporalités interchangeables dans leur ordre chronologique comme dans leur durée intérieure. Sans doute la musique a-t-elle toujours eu recours de manière privilégiée à la répétition, éprouvant par là que son vecteur temporel n'était pas le décalque mécanique du temps extérieur (la répétition en effet était à même d'engendrer un temps orienté du seul fait qu'elle exprimait l'impossibilité d'une répétition intégrale: seules les infra-musiques répétitives jouent de la réitération à l'identique) mais la musique sérielle, qui écartait vigoureusement toute idée de répétition, a préféré recourir à la permutabilité des termes, à la commutation possible des plages temporelles. Qu'il y ait là l'effet d'une problématique du lieu et de l'espace plutôt que de l'occurrence et du temps ne fait guère de doute.

8 L'intellectualité sérielle

Une marque tout à fait singulière du sérialisme -dont la particularité ne cesse depuis le milieu des années 60 d'apparaître avec plus d'éclat- consiste en l'importance de la réflexion théorique. Le sérialisme eut depuis l'origine l'ambition non seulement de fonder un nouveau mode de pensée sensible mais également d'établir un nouveau rapport de cette pensée sensible à la pensée discursive. Il s'agissait, somme toute, de tenir un propos musical qui marche sur deux jambes, qui compose des oeuvres en même temps qu'il établisse une théorie. Ceci s'est donné dans les très nombreux textes théoriques qui ont émaillé l'histoire du sérialisme jusqu'à la fin des années 60; qu'il suffise de rappeler les noms de Boulez, de Stockhausen et de Pousseur pour mesurer l'ampleur du travail discursif entrepris.

Ce projet apparait rétrospectivement comme plus singulier qu'il ne pouvait y paraître a priori. S'il est vrai qu'il existe une tradition du compositeur "intellectuel" qui, pour la musique allemande, va de Schumann à Shoenberg en passant par Wagner et qui, pour la musique française, s'établirait surtout chez Rameau, cependant l'idée d'associer l'invention d'un nouvel ordre sensible à l'émergence d'une nouvelle intellectualité de la musique était tout à fait neuve.

Il est clair qu'elle s'est élaborée sous l'impératif d'une ambition scientifique, ambition qui était alors monnaie courante: qu'on se souvienne de l'idéal de scientificité conféré tant à la politique marxiste qu'aux disciplines nommées "sciences humaines". Cette volonté eut son temps fructueux mais avec sa fin -pour des raisons qui tiennent moins à l'histoire musicale proprement dite qu'à l'histoire de la pensée en général- l'ambition théorique des compositeurs sériels s'est progressivement affadie si bien que chacun de ceux qui dans les années 50-60 avaient tenté de penser la musique de leur temps s'est progressivement rabattu à la vieille pratique du compositeur se contentant de commenter son oeuvre; chacun en est ainsi venu à accumuler les réflexions dont il avait besoin pour son propre travail sans plus chercher à s'élever au-dessus de ses préoccupations immédiates.

Il y a là comme le retour contrit à la dure loi des choses, à la condition traditionnelle de l'artiste qui produit, laissant à d'autres -au philosophe, à l'esthète- le soin de penser discursivement la pensée sensible qu'il crée. Sans doute cet échec du sérialisme pour articuler de manière neuve oeuvres et théorie est-elle corrélée à cet éloge du savoir dans lequel le sérialisme s'est établi. Il s'agissait en effet pour lui, sous couvert de scientificité, d'élaborer la composition comme un savoir transmissible et cumulable. L'idée était pour lui de franchir un pas dans la voie ancestrale du "maître en composition" en sorte que le savoir qui était jusqu'à présent considéré comme empirique et transmissible par le seul canal de l'enseignement personnalisé puisse devenir rationnel et transmissible à plus vaste échelle. Il y eut là l'ambition que la musique se constitue en savoir intégral, ambition qui signe également cette disposition constructiviste dont j'ai parlé précédemment.

Il faut bien admettre que l'échec de l'idée d'un savoir complet et intégralement transmissible a entraîné chez la plupart des compositeurs engagés dans cette entreprise un retournement spectaculaire dans leur rapport à la théorie au point d'ailleurs que seul aujourd'hui un Boulez continue d'afficher des ambitions d'intellectualité et ce même s'il a pris le parti de limiter désormais ses ambitions théoriques et de se concentrer sur la formulation de ses soucis immédiats de compositeur. Cet échec a cautionné la production de nouveaux discours sur la musique qui, succinctement, ont revêtu deux aspects: soit une nouvelle forme du vieux discours prétendument subjectif et "poétique" sur la musique qui, dans les années 70, s'est constitué en fusion des oeuvres musicales (les innombrables "partitions" d'alors remplies de textes "littéraires" sans aucun travail d'écriture musicale), soit un discours uniquement technique où cette dimension prolifère à la mesure du fait que rien de la musique n'est plus alors pensé (je songe ici à la multiplication des analyses qui comptent les bémols et bécarres d'une partition sans que l'Idée musicale n'en soit éclaircie d'un ïota, ou encore à ces considérations interminables sur les vertus de telle innovation technique qui laissent entièrement en creux la question de sa subordination à un enjeu musical).

Sans doute le sérialisme a-t-il en ce point présumé de ses forces, croyant pouvoir régler seul des questions qui engageaient bien d'autres champs de la pensée, et en tout premier lieu le champ philosophique. Au moins eut-il le mérite de poser la question d'un créateur moderne qui soit à la fois artiste et intellectuel, non par nécessité -les sériels ont bien montré qu'on pouvait légitimement continuer d'être compositeur sans assumer d'ambitions théoriques- mais par libre décision.

9. Diversité interne du sérialisme

Il ne faut cependant pas croire que ces caractéristiques aient jamais fait l'unanimité à l'intérieur de ceux qui se réclamaient du sérialisme. Sans aller jusqu'à proposer un herbier du sérialisme qui distinguerait des espèces à l'intérieur d'un même genre, on peut seulement relever quelques différences entre les principaux acteurs de cette histoire. De ce point de vue Boulez et Stockhausen peuvent servir de noms propres pour disposer une polarité plus commune du sérialisme. Très schématiquement Boulez privilégie l'organisation des hauteurs quand Stockhausen privilégie celle des durées. Ceci désigne un rapport différent entre tout et parties: là où Boulez engendre l'ensemble à partir d'une combinaison soigneuse des éléments, Stockhausen procède à l'inverse, concevant un champ temporel global pour ensuite le fragmenter en régions plus locales qu'il viendra remplir de diverses figures. Là donc où le premier circule du local au global, le second procède à partir de l'ensemble pour spécifier les éléments qui viendront l'occuper, procédant ainsi du global vers des déterminations locales.

Ce qui pourrait sembler une pure distinction de genèse de l'oeuvre désigne en fait des différences musicales significatives: ceci conduit d'abord à des figures musicales sensiblement dissemblables; celles de Boulez sont fortement contraintes par les données structurales quand celle de Stockhausen ont plus d'évidence gestuelle; ou encore: là où Boulez fait prévaloir les propriétés en situation d'une figure en tentant de les corréler fortement à leurs propriétés intrinsèques, Stockhausen suscite plus de jeu entre ces deux types de propriété en sorte que chaque figure y devienne une entité pour soi-même. Ainsi Boulez peut d'autant mieux composer en allant des éléments vers les ensembles qu'il soumet les uns et les autres à de fermes lois générales quand Stockhausen parcourt le champ de la partition du global vers le local, en un système de champs emboîtés qui laissent une plus grande variabilité aux composantes.

Mais, plus essentiellement, l'esthétique sous-jacente est fortement différenciée; Boulez en effet se réfère très explicitement à la dialectique structurale de Mallarmé où le jeu présence/absence de l'objet dispose le lieu comme véritable "il y a" du sujet. Stockhausen se réfère par contre à une esthétique de l'homogène qui refuse tout Deux qui ne soit pas de dualité ou de répétition et se dispose ainsi dans une poétique de l'équilibre et de la fusion où chaque Un se fonde dans le Tout. Que ceci se fasse au prix d'une thématique de la Nature chez Stockhausen est le corollaire traditionnel d'une problématique plus historiciste chez Boulez. Ce partage -grossièrement symbolisé- indique bien que le sérialisme prolonge, au sein même de sa problématique, des débats traditionnels de la musique occidentale.

Il faudrait introduire en ce point d'autres différenciations internes du sérialisme; il faudrait citer pour cela le nom d'Henri Pousseur qui joua un rôle important, en particulier par ses réflexions théoriques sur l'insertion du sérialisme dans l'histoire musicale et par son bilan de Webern qui en fit l'inaugurateur d'un monde pluriel, constellé de particularismes tout en étant fortement intégré autour de lois communes là où la vision sérielle dominante faisait plutôt valoir son pouvoir de systématisation, sa puissance de planification et la subordination de chaque partie à la gloire du tout. Il faudrait également parler de Brian Ferneyhough, compositeur plus jeune qui représente pour certains l'advenue en impasse des présupposés sériels et pour d'autres l'invention d'une temporalité musicale qui faisait pour partie défaut à ses prédécesseurs, Ferneyhough jouant de l'objet musical non plus dans une problématique de sa fonctionnalité mais plutôt pour l'instaurer comme obstacle face au flux sonore, comme point de désir pour l'auditeur qui tente à la fois de se l'approprier en retenant sa durée, en prolongeant son moment d'exposition et dans le même temps se sent emporté par un flux incessant, incroyablement complexe où la perception ne sait plus discerner de repères.

Il serait hors de propos de détailler toutes les modalités d'expression singulières qui ont trouvé à s'exposer dans le cadre du sérialisme. Ce qu'il importe de retenir est cette diversité, beaucoup plus importante que celle dont il est habituellement taxé (selon une logique polémique évidente qui se proposait de l'assimiler à un totalitarisme politique, paresseusement désigné comme menace universelle). Il est d'ailleurs frappant de constater que la proposition de Boulez -"tout compositeur qui n'a pas éprouvé la nécessité du sérialisme est inutile"- n'apparaisse pas, a posteriori, si disproportionnée si l'on veut bien constater que les plus grands compositeurs de l'après-guerre sont bien tous passés par un moment sériel même s'ils ne s'y sont pas établis; qu'il suffise pour cela de rappeler les noms de Stravinski, de Messiaen, de Ligeti, de Berio... pour prendre conscience que ce mode de pensée fut bien, un temps, le point de passage obligé. Qu'il suffise également de constater la piètre production musicale et théorique de ceux qui ont cru pouvoir faire l'économie de ce temps sériel pour voir combien ils payèrent cher leur présomption de sauter par-dessus l'ombre de leur temps.

10 La radicalité sérielle

Le sérialisme s'est caractérisé par une exaltation de la radicalité musicale qui n'avait guère de précédent quoiqu'elle avait une généalogie (de Wagner en passant par Schoenberg). Il est vrai que le sérialisme conçut parfois sa radicalité sous la modalité d'une table rase, d'une forme d'oubli du passé. S'il est vrai qu'une telle forme d'oubli soit requise pour celui qui veut franchir un pas -surtout s'il se le représente comme un passage à la limite- il n'est cependant pas vrai que les protagonistes de cette attitude aient été en ignorance de l'histoire, en dédain de leurs prédécesseurs. Ce reproche est, là encore, une falsification polémique de ceux qui tentent de faire croire que toute rupture de la tradition ne pourrait être qu'une ignorance et une absurdité. Si le sérialisme fut radical, c'est au sens où Paul Nizan le relevait chez Marx: comme une façon de prendre les problèmes à la racine. Et n'est-ce pas, somme toute, le seul moyen de penser le pas de plus à faire, ce pas qui ne saurait être la répétition du pas déjà franchi par les prédécesseurs, qui ne soit pas l'exploitation et la rentabilisation d'un propos déjà avancé?

Notre temps est-il toujours un temps sériel? Sans doute le sérialisme a-t-il perdu depuis le milieu des années 50 sa force d'hégémonie. Mais ceci n'assigne nullement son arrêt de mort. D'ailleurs la plupart de ses fondateurs continuent de composer sans renier cette histoire; certes ils ne revendiquent plus l'étiquette sérielle mais ils restent néanmoins fidèles à leurs intuitions fondatrices. Et s'il n'y a plus que Pousseur pour déclarer "Pensée sérielle, pensée actuelle", Boulez, Stockhausen et quelques autres continuent cependant d'approfondir leurs hypothèses musicales premières. Il est vrai que très peu de nouveaux compositeurs ne se définissent plus, depuis les années 60, par cette référence; mais ceci n'implique nullement la péremption des hypothèses fondatrices du sérialisme. Les oeuvres sérielles, plus encore que les écrits, sont d'ailleurs devenues des références obligées de toute pensée musicale vivante, qu'elle se propose de prolonger les hypothèses sérielles ou qu'elle s'impose un virage lui-même radical par rapport à ses présupposés. Nul compositeur ne saurait plus ignorer cette histoire, toujours en cours, ni même la considérer comme définitivement close ou moins encore comme insignifiante et court-circuitable au profit d'histoires souterraines, clandestines ou dissidentes.

Si aujourd'hui ressurgit, avec une certaine acuité, la question: "la musique est-elle toujours possible?", si bien des entreprises compositionnelles de ce temps peuvent être comprises comme le désir de répondre positivement à cette question, il ne saurait être envisagé de franchir les nouveaux pas requis par la composition dans un dédain du sérialisme. On ne saurait lui dénier la grandeur de son ambition musicale, la consistance de ses hypothèses, la profondeur des oeuvres qu'il a produites.

La musique -ce qui mérite de porter ce nom précieux- sera encore possible à condition de faire bilan sérieux de ce mode de pensée , non d'en clôturer prématurément l'époque pour mieux forclore son propos. S'il est vrai que "revenir" soit devenu le nom moderne du reniement, s'il est vrai que proclament revenir de tout, de rien, ceux qui en fait ne sont jamais partis, on tiendra qu'on ne saurait revenir du sérialisme: on l'approfondit ou on le dépasse, on le poursuit ou on le traverse; sans quoi tout simplement on échoue.