François NICOLAS

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Qu'est-ce qu'un style de pensée musical ?

 

(7 février 1998 - Séminaire Musique & Style)

 

Qu'est-ce qu'un style de pensée musical ?

Cette question a une généalogie. Elle découle d'un travail antérieur, travail concret, centré sur Schoenberg, visant à épingler sa singularité. J'ai nommé cette " singularité Schoenberg " en parlant d'un style diagonal de pensée, distinguable d'un style constructiviste de pensée tout autant que d'un style expressionniste de pensée. J'ai ainsi été amené à caractériser trois styles de pensée différents. J'ai également suggéré de ne pas compter l'impressionnisme comme un style de pensée musical, et d'exclure de même la prénommée musique à programme. Reste alors la question plus générale de ce qu'est, en définitive, un style de pensée musical : par-delà les distinctions de ces trois styles de pensée, par-delà la récusation de deux courants musicaux, peut-on réfléchir en soi cette catégorie de style de pensée musical, sans ne plus la référer à telle ou telle spécification (constructiviste, expressionniste ou diagonal) ? Voilà ce que je voudrais tenter aujourd'hui avec vous.

 

Quelques précisions avant d'engager ce mouvement.

 

La pensée musicale est à l'oeuvre

Ma réflexion se déploie sous l'hypothèse que la véritable pensée musicale est à l'oeuvre, s'entend : appartient à l'oeuvre, lui est interne et ne relève pas d'un discours du musicien extérieur à celle-ci. La pensée musicale est à l'oeuvre de même d'ailleurs que la pensée de la pensée musicale. Parler d'un style de pensée musical revient alors à parler d'un style présent dans l'oeuvre et non pas dans la poétique du compositeur, ou de l'interprète, ou encore de l'auditeur.

Un style de pensée musical ne relève donc pas du poïétique ni de l'esthésique proprement dits. Faut-il dire qu'il relève alors du niveau neutre ? Je ne crois guère en fait que cette tripartition soit ici pertinente car elle tend à s'inscrire dans une logique de réception de l'oeuvre musicale, logique que je récuse. En ce sens, la catégorie de niveau neutre ne saurait à mes yeux nommer correctement l'immanence de l'oeuvre musicale. Je préfère, de ce point de vue, recourir à un tout autre vocabulaire et parler à son propos de sujet musical. Vous comprendrez que prendre l'oeuvre comme sujet de la musique relève bien d'une autre orientation de pensée.

Posons donc, comme une sorte de décision liminaire, qu'un style de pensée musical est à l'oeuvre et non pas au musicien.

 

De l'intellectualité musicale

Seconde précision : Je parle ici du point de ce que j'aime appeler une intellectualité musicale qui n'est ni une esthétique philosophique, ni une science musicologique mais une manière pour le musicien que je suis, en l'occurrence le compositeur, de saisir dans sa langue propre la pensée musicale à l'oeuvre. Pour ne pas alourdir mon propos, je vous renvoie à une brève présentation, en annexe, de ce que j'entends sous ce terme d'intellectualité musicale.

Pour l'essentiel il s'agit dans l'intellectualité musicale de saisir la pensée musicale au moyen de catégories propres au musicien, s'entend de mots et de noms, mais aussi de phrases et d'énoncés.

Le terme de style de pensée musical est ainsi l'apanage du musicien ; il se formule dans la langue française, non par des sons musicalement organisés ou par des notes mais par des mots. Ce terme appartient ainsi au musicien et vise à nommer quelque chose à l'oeuvre qui ne s'expose pas en des mots.

La pensée que j'essaye de déployer sous cette catégorie d'intellectualité musicale n'est donc ni une esthétique philosophique, ni un discours musicologique. Je dis cela sans intention rivale contre ces deux disciplines avec lesquelles j'entretiens par ailleurs une étroite amitié de pensée. Et pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté sur ce plan, j'aimerais inscrire en exergue de ce travail ceci.

 

De la philosophie

D'abord une citation de Kant, extraite de sa troisième Critique, la Critique de la faculté de juger  où le philosophe énonce trois maximes générales de la pensée, de ce qu'il appelle " le sens commun ". Je le cite :

1. Penser par soi-même. 2. Penser en se mettant à la place de tout autre. 3. Toujours penser en accord avec soi-même. " Et Kant de préciser : ces maximes sont respectivement celles de " la pensée sans préjugé ", de " la pensée élargie " et de " la pensée conséquente ". Penser sans préjugé, de manière élargie et conséquente la question du style, tel pourrait se formuler les exigences transmises par la philosophie à l'intellectualité musicale.

 

De la musicologie

La musicologie pour sa part transmettrait d'autres maximes, peut-être moins explicites mais cependant repérables. La principale me semble résider dans son attention aux savoirs, dressée contre cette passion de l'ignorance si active chez certains musiciens d'obédience sourdement romantique. Penser compte tenu des savoirs, telle pourrait être alors la maxime transmise par la musicologie à l'intellectualité musicale, et c'est également sous cette bannière que je placerai aujourd'hui mon intervention.

 

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Qu'est-ce donc qu'un style de pensée musical ? Qu'est-ce qui est susceptible d'envelopper à la fois les styles constructiviste, expressionniste et diagonal de pensée ?

Ces trois styles se distinguent par la manière dont ils mettent en oeuvre la construction, l'expression et la sensation de l'oeuvre musicale.

 

Construction/expression/sensation

 

Qu'est-ce que j'entends exactement par construction, expression et sensation de l'oeuvre ?

En premier lieu, je pose que ces trois aspects concernent l'oeuvre, non les individus-musiciens pris séparément, disposés en sujets préconstitués. La construction n'est donc pas celle du compositeur, l'expression celle de l'interprète et la sensation celle de l'auditeur. Toutes sont celles de l'oeuvre, de l'oeuvre prise comme véritable sujet de la musique, comme sujet musical. Et c'est d'ailleurs à ce titre que je préfère employer un singulier pour la sensation - comme je le fais pour la construction et l'expression - et parler donc de " la " sensation à l'oeuvre plutôt que " des " sensations diverses éprouvées par les individus-auditeurs.

 

Que désignent les catégories de construction, d'expression et de sensation et qu'est-ce, pour elles, qu'être à l'oeuvre ?

Empiriquement ces catégories pointent des choses musicalement bien connues.

 

De la construction (1)

L'existence d'abord d'une construction de l'oeuvre où l'écriture joue un rôle déterminant. La construction de l'oeuvre, en ce sens, ce n'est pas tant la dimension architecturale de sa Forme ; c'est avant tout cette dimension où l'oeuvre se soutient d'une écriture et de différentes notations qui " construisent " les structures musicales offertes à l'interprétation. La construction, c'est donc la dimension structurelle de l'oeuvre, les structures (tant algébriques que topologiques mais également logiques) sur lesquelles l'oeuvre s'édifie.

 

De l'expression (1)

L'expression épingle cette énergie dont le mouvement propre est de sortir, de jaillir ; l'expression de l'oeuvre relève donc de cette puissance " expressive " que chaque musicien connaît bien.

 

De la sensation (1)

La sensation enfin peut s'entendre de manière tout autant intuitive, si l'on veut bien cependant ne pas aussitôt la réduire à une série d'impressions éprouvées par un auditeur plus ou moins attentif, par une sorte d'oreille préconstituée et venant goûter la musique comme une bouche le ferait de mets ou un nez de parfums. La sensation musicale excède ici de toutes parts l'exercice physiologique du sens auditif. Elle indique le déploiement sensible de l'oeuvre, comme être sensible et non pas seulement fait de notes et de lettres, un sensible qui mobilise un corps en son intégralité et non pas seulement une paire d'oreilles. Ce qui se dit aussi, de manière plus générale : le sensible n'est pas le sensuel, et il se noue étroitement à l'intelligible plutôt qu'il ne s'y oppose.

 

En ce premier sens immédiatement appréhendable, construction, expression et sensation nomment donc que l'oeuvre musicale se structure, s'exprime et se donne comme réalité sensible.

 

Il faut cependant déployer une conception plus stricte de ces trois catégories pour accéder à une problématique des styles de pensée musicaux.

Plus essentiellement, il faut pour cela référer ces trois catégories à un souci musical, à un souci qu'il faut arriver à penser comme souci à l'oeuvre, soit comme souci de l'oeuvre et non pas du musicien. Ce souci touche au rapport entre l'oeuvre et la musique. Je le formulerai ainsi : la musique étant à la fois ce qui enveloppe l'oeuvre et ce qui est produit par elle, la musique est pour l'oeuvre à la fois sa condition et son but.

La musique en effet préexiste à l'oeuvre et l'enveloppe de toutes parts. L'oeuvre se constitue ainsi dans une situation musicale qui l'excède (cette situation musicale de l'oeuvre ne doit pas être unilatéralement historicisée : c'est une situation de pensée, qui n'est pas pour l'oeuvre appréhendable comme objet historique, cette situation est ouverte, et évolue au fur et à mesure des interprétations de l'oeuvre ; elle ne saurait être réduite à la situation historique dans laquelle l'oeuvre a été créée). L'oeuvre introjecte cette situation et se propose d'y faire jaillir quelque nouvelle source de musique. Plus encore, une oeuvre baigne dans l'océan de la musique en même temps qu'elle se propose de condenser cette infinité dans les limites de son propre moment. L'oeuvre ne saurait posséder la musique : si elle vise une telle possession, elle échoue en académisme mortifère. L'oeuvre se donne les conditions pour que la musique vienne s'y inscrire, un temps. Et la pincée de musique que l'oeuvre accueille est pour elle un don plutôt qu'une conquête. L'oeuvre ne soumet pas la musique aux lois de sa construction : la musique ne vient à l'oeuvre ultimement que par grâce, même si tel ou tel musicien présomptueux peut bien s'imaginer quelque temps détenteur du pouvoir de soumettre la musique. La puissance de l'oeuvre n'est pas l'exercice d'un pouvoir sur la musique mais une confiance dans les décisions musicales prises pour que la musique vienne visiter un temps cette disposition et couvrir le berceau de la partition de quelques légers battements d'aile.

Le souci de l'oeuvre est donc celui d'un travail sans garantie, en vue de ce qui ne saurait être commandé. L'oeuvre en ce sens est confrontée à un double excès : d'un côté l'excès du matériau sonore par rapport à la part musicalement signifiante ; d'un autre côté l'excès de l'infini musical tel qu'il vient être attrapé (fixé) par la pince qu'est l'oeuvre. Pour reprendre la célèbre sentence de Pascal, l'oeuvre est une séquence finie coincée entre deux infinis : l'infini naturel du matériau sonore qui constitue son étoffe (son vêtement plutôt que sa chair), l'infini de la pensée musicale ; soit l'infini du son et l'infini de la musique. L'oeuvre construit ainsi, à partir de l'infini du son, l'opérateur fini apte à saisir une pincée de musique, la vasque finie où la musique peut, un temps, se reposer.

 

De la construction (2)

La construction désigne alors en l'oeuvre l'algébrisation de l'infini sonore : sa constitution en éléments susceptibles d'être manipulés comme écriture. Cette structuration algébrique dans l'écriture appartient en propre à l'oeuvre, en sa partition, et non pas au compositeur qui n'en fut, qu'un temps, le véhicule. Nul besoin pour cela de recourir à une théorie de l'inspiration, de la dictée surnaturelle : il y suffit d'un individu travaillant à sa table et édifiant méticuleusement cet étrange objet fini qu'est une partition.

 

De l'expression (2)

L'expression désigne que l'oeuvre traverse l'infini sonore en direction de la musique. Elle indique que cette position intermédiaire de l'oeuvre - être fini coincé entre deux infinis - n'est pas un état stable, une sinécure mais un mouvement, une flèche, un désir, une volonté : volonté de musique qui tend à projeter l'oeuvre au-delà d'elle-même, à l'orienter vers la musique plutôt qu'à la replier sur son intimité. La catégorie d'expression épingle cette dimension propre de l'oeuvre musicale qui semble toujours méditer sur une extériorité, qui se recueille en ouverture, qui se dispose en une extimité dont il est facile de voir pourquoi beaucoup peuvent la comparer à une prière, singulièrement à ce que la spiritualité chrétienne appelle l'oraison. Mais l'expression de l'oeuvre peut faire l'économie de toute forme d'être transcendant : elle suppose seulement la disposition d'un univers (" le monde de la musique " !) où l'être fini de l'oeuvre soit le moment d'une flèche entre deux infinis. Immanence somme toute élémentaire pour un moderne post-galiléen.

Vous voyez que l'expression n'est pas ici celle de l'interprète, plus généralement celle de l'individu-musicien qui viendrait " s'exprimer " au moyen de l'oeuvre. Au contraire, l'individu n'est véritablement musicien que pour autant qu'il est transi par le mouvement même de l'oeuvre, qu'il fait sienne son expression plutôt qu'il ne s'en sert.

L'expression de l'oeuvre peut être alors caractérisée comme adresse : l'oeuvre s'exprime en s'adressant. Adresse à d'autres oeuvres, passées mais aussi à venir (qui prolongeront l'effort de pensée de cette oeuvre), plus largement adresse de l'oeuvre à la musique.

 

De la sensation (2)

La sensation enfin pointe un étalement immanent de l'oeuvre qui n'est plus sa structure propre (comme l'est la construction) et qui n'est pas plus ce mouvement " hors de soi " de l'expression. La sensation de l'oeuvre (où le génitif est à la fois subjectif - la sensation éprouvée par l'oeuvre - et objectif - la sensation que l'oeuvre constitue -) pointe sa dimension d'existence sensible, son mode d'exposition dans l'apparaître sonore, sa disposition au fil d'un temps éminemment fragile en même temps que dans la puissance joyeuse et décidée de son auto-affirmation maintenue. La sensation, c'est l'oeuvre qui apparaît comme point évanescent où se rencontre la double infinité du son et de la musique ; c'est ce point de tangence éminemment sensible où se touchent deux mondes : un monde physico-naturel (celui du son) et un monde de l'esprit (celui de la musique) ; un point mobile, puissance sans garantie de persistance, qui opère à travers l'oeuvre, qui trace un " de part en part ", qui dispose l'oeuvre comme traversée et expérience  sensibles.

La sensation à l'oeuvre, c'est l'oeuvre comme traversée sensible, c'est l'oeuvre comme point de jonction instable là où l'expression est sa tension hors de soi et la construction sa structuration intérieure.

La sensation de l'oeuvre, c'est son exposition selon l'instant présent, son immanence comme apparition et non plus comme structure.

 

Au total, trois efforts de l'oeuvre, trois mouvements : l'un pour se structurer en partition ; l'autre pour traverser cette structure, jaillir hors d'elle et s'adresser ; le dernier pour tenir et filer le lieu présent comme jonction sensible, pour s'exposer en un apparaître constamment renouvelé de l'instant musical.

 

Les trois styles de pensée musicaux

 

Je propose à partir de là de distinguer trois manières de nouer ensemble cette construction, cette expression et cette sensation.

Brièvement dit le style constructiviste de pensée va ordonner l'ensemble de l'oeuvre à sa construction (s'entend : non pas seulement à sa construction effective - à la partition telle qu'elle est fixée - mais plus essentiellement à un désir de construction à l'oeuvre). Le style expressionniste va faire de même avec l'expression et magnétiser aussi bien la construction que la sensation selon son propre désir d'expression : l'expression devra prévaloir et rendre " expressives " la construction comme la sensation de l'oeuvre.

Le point de dissymétrie de ce dispositif est que le troisième style de pensée musical, celui que j'appelle style diagonal, est lui-même diagonal aux deux précédents et ne saurait être décrit comme mettant la sensation à la même place que le style constructiviste met la construction et le style expressionniste l'expression. En termes de topologie lacanienne, le noeud à trois brins du style diagonal est borroméen là où ceux des styles constructiviste et expressionniste ne le sont pas : ceux-ci attachent deux fils avec le troisième quand celui-là ne tient que par une disposition globale.

Ceci peut encore se dire ainsi : dans le style constructiviste tout tient par la construction et si celle-ci se dénoue, l'oeuvre entière se délite, se décompose. A contrario, dans le style constructiviste une moindre tension de l'expression ne menace pas l'apparaître propre de l'oeuvre, ne met pas en péril son existence générale car la sensation n'y pas vraiment nouée à l'expression, n'en est pas entièrement dépendante.

De même dans le style expressionniste tout est subordonné à la puissance constamment expressive de l'oeuvre et si cette puissance un moment défaille, l'oeuvre entière s'effondre sur elle-même, implose et se disperse. Mais une faiblesse dans la construction de l'oeuvre ne lui est pas mortelle.

Dans le style diagonal la disposition est radicalement différente : dénouer l'un quelconque des trois brins revient à dénouer l'ensemble - c'est là le propre du noeud borroméen -. Ceci veut dire que la sensation n'y occupe pas exactement la place stratégique qu'occupent la construction dans le style constructiviste et l'expression dans le style expressionniste. C'est précisément à ce titre que je n'ai pas nommé ce type de pensée " style sensible " mais plutôt " style diagonal ".

Curieuse dissymétrie, me direz-vous, qui semble laisser dans l'ombre la possibilité d'autres styles de pensée musicaux. Il est vrai, et je n'exclus d'ailleurs pas d'avoir à compléter ultérieurement la typologie que je vous expose aujourd'hui.

 

De l'impressionnisme

Un point est cependant dès maintenant à écarter : l'idée que l'impressionnisme puisse constituer ce troisième style de pensée musical, symétrique des deux autres quant à la sensation. Disons que l'impressionnisme n'est pas à mes yeux un style de pensée musical dans la mesure où la sensation à l'oeuvre y est rabattue en impression pour l'auditeur, plus généralement pour le musicien.

Je parle ici de la catégorie d'impressionnisme, de son déploiement dans des discours d'ordre esthétique et non pas bien sûr des oeuvres que tel ou tel musicien a pu nommer " impressionnistes ". Ne pas reconnaître l'impressionnisme comme style de pensée musical revient d'ailleurs à déclarer qu'il ne saurait y avoir à proprement parler d'oeuvres musicales impressionnistes, s'entend d'oeuvres d'art (et non pas de pièces culturelles).

La théorie de l'impressionnisme rabat la sensation musicale de l'oeuvre sur l'impression d'un individu-auditeur de même que la théorie de la " musique à programme " rabat l'expression de l'oeuvre sur la " poétique " d'un individu-compositeur.

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Trois styles donc, où le troisième est lui-même diagonal aux deux précédents.

Pour vous donner une appréhension synthétique de ces trois styles de pensée musicaux, je vous renvoie au tableau en annexe. J'y distingue les principaux traits caractéristiques de chacun d'eux.

De manière synthétique, je poserai les choses ainsi :

 

Du style constructiviste

Le style constructiviste tend à assurer le contrôle maximal de l'apparaître musical. Ce style n'engage pas principalement une figure de musicien en quête de maîtrise musicale mais essentiellement un type d'oeuvre dont on trouve à mon sens le modèle le plus flagrant chez Stravinsky : une oeuvre construite au cordeau, où la possibilité de l'excès est savamment endiguée pour ordonner son jaillissement, malgré tout inéluctable, selon la loi d'un effet maximum. Une oeuvre imparable où l'écoute est minutieusement dirigée, prise en charge et conduite là où la construction l'impose. OEuvres majestueuses dont l'infinité musicale semble toujours redevable au caractère ajusté des moindres détails d'écriture. Dans ce style, l'écart entre l'oeuvre et la musique doit être serré au plus près. Si l'oeuvre vise toujours au-delà d'elle-même, elle n'admet cependant d'existence musicale que recueillie en les recoins de sa construction ou apparaissant dans la majesté des seuls porches prévus à cet effet. La musique s'y insinue entre les pierres de la construction mais son débord reste circonscrit. L'excès musical n'embrase jamais la construction comme il le fait par contre dans le style expressionniste.

 

Du style expressionniste

L'oeuvre de style expressionniste met sans cesse le feu à son échafaudage. Son modèle est le cri, mais un cri qui dure, sans être pour autant un hurlement soutenu, une sorte de hululement car il s'agit ici moins d'un cri au sens strictement sonore du terme que de cette idée que l'essentiel d'un sujet se donne sous la forme de ce qui s'extrait de la situation qui cependant le configure, que l'essentiel d'un sujet est sa dimension d'adresse. L'oeuvre de style expressionniste s'oriente sans cesse vers l'excès de la musique qui est son foyer unique d'existence. Elle est une manière de subjectiver la pure existence musicale en un débord tumultueux de toute structure. Elle cultive le bord du gouffre, ce bord qu'elle trace et construit à sa manière propre, car cette oeuvre est tout autant écrite que l'oeuvre de style constructiviste mais simplement autrement : ce sont les mêmes signes sur le papier mais leur sens est différent (ils tracent ici des lignes de force, des points d'appui que l'énergie musicale doit utiliser comme levier). La structure écrite fixe les arêtes de la topologie musicale, ses points de rebroussement, ses lignes de butée ou de fracture, le régime général des voisinages sonores. Ce qui compte ici n'est plus la justesse d'une formulation, le sens rigoureux d'un développement, mais la vie incoercible d'un déploiement.

 

Du style diagonal

Le style diagonal opère autrement. Ce qui lui est propre, c'est une manière pour l'oeuvre musicale de sillonner l'espace des possibles qu'elle a elle-même bâti en sorte d'y inscrire hasardeusement une ligne de fuite intérieure, à la fois exhaustion et percée, ou encore mise en jeu systématisée et cependant trouée de ce qui est ainsi parcouru. Il me faudrait donner ici un tour plus démonstratif à mon propos pour délimiter les contours de ce style de pensée musical, moins immédiatement répertorié dans le vocabulaire musicologique traditionnel. Je ne vais pas le faire et me permettrai de vous renvoyer à mon livre La Singularité Schoenberg tout récemment paru aux éditions de l'Ircam.

 

Qu'est-ce qu'un style de pensée musical ?

 

Je voudrais en effet faire aujourd'hui un pas de plus et tenter de répondre plus synthétiquement à ma question liminaire : Qu'est-ce qu'un style de pensée musical ?

La première réponse sera de caractériser un style de pensée musical comme une manière pour l'oeuvre de nouer construction, expression et sensation. Ceci constitue la voie que je dirai descriptive et qui m'a conduit aux trois styles précédents.

Je voudrais compléter cette réponse d'une approche plus subjective.

 

Du style

Et d'abord, pourquoi privilégier cette catégorie de style ?

Somme toute, pour moi la catégorie de style vise à épingler une singularité en son potentiel d'universel. Je veux dire qu'il s'agit moins de répertorier des traits particuliers, partagés par un corpus d'oeuvres, traits qui seraient alors subsumables sous la catégorie de style.

Ce que j'aime appeler style, c'est plutôt ce que je nommerai un potentiel singulièrement quelconque. Cette formulation est tendue par le contraste entre l'idée de singularité et celle de quelconque ; mais précisément si la singularité n'est pas une particularité, son destin n'est pas d'ouvrir à une généralisation particulière mais bien à une modalité d'universel. Ce type d'universel qu'ouvre une singularité, qui n'est pas une systématisation, sa capacité de valoir pour tout un chacun, je l'appelle quelconque. Ainsi ce qu'une oeuvre singulière fait apparaître peut valoir pour toute oeuvre et ouvrir par là un nouveau régime d'universalité qui ne sera nullement réductible à des listes objectives (celle des traits " pertinents " de cette singularité, ou celle des oeuvres qui en procèdent). Le mouvement par lequel ce qui apparaît singulier s'avère valoir universellement - s'entend pour quiconque - cela, me semble-t-il, porte un nom : cela s'appelle la gloire. La gloire d'une oeuvre nomme ainsi ce qui d'elle porte une singularité fondatrice d'universalité, une figure singulière destinée à la gloire du quelconque, moins du quelconque en soi que de ce quelconque, ici apparu, soit encore la gloire d'un anonymat, et de ce type particulier de nom commun qui procède d'un nom propre devenu générique, mouvement que Schoenberg formulait ainsi : " Le nom des grands hommes demeure. Il devient un nom commun. Il devient un élément du langage. "

La catégorie de style diagonal vise ainsi à nommer cette sorte spécifique de gloire repérable à partir de la singularité Schoenberg.

 

De la stratégie musicale

Ce style propre qu'est un style de pensée musical vient alors épingler ce que j'aimerais appeler la dimension proprement stratégique de la pensée musicale lorsqu'elle est à l'oeuvre. Il faut bien voir en effet qu'une oeuvre musicale, c'est avant tout une volonté, un désir, un effort (c'est à ce titre comme à d'autres que j'y vois le véritable sujet en musique, le sujet musical). Une oeuvre, selon moi, n'est donc pas un organisme naturel même si telle ou telle peut bien se réfléchir comme telle et projeter de paraître l'être. Mais de même qu'un sujet (psychotique) se disant chien ou arbre n'en est que d'autant plus sujet, par le fait même qu'il revendique cette identité de chien ou d'arbre, de même une oeuvre qui aime mettre en avant sa naturalité, éventuellement exposer son admiration pour telle ou telle figure de la nature, n'y perd pas son identité de sujet musical, tout au contraire.

Il y a donc musicalement à l'oeuvre une stratégie, et cette stratégie dans la pensée musicale peut prendre plusieurs tours singuliers que j'appelle styles de pensée musicaux.

Que veut dire ici stratégie ?

En référence à la célèbre définition de Clausewitz (" La stratégie est la théorie relative à l'usage des engagements au service de la guerre. " ) j'appellerai stratégie de pensée la mise des différentes situations musicales internes à l'oeuvre au service de l'oeuvre dans son ensemble, de son effort global dans et vers la musique. En ce sens une oeuvre musicale peut s'avérer sans style de pensée si elle s'avère dépourvue de stratégie de pensée véritable, c'est-à-dire si sa pensée reste dispersée et émiettée, si les idées ou situations restent non soutenues selon une ligne directrice globale.

A contrario, une même oeuvre peut supporter différents styles de pensée musicaux pour autant qu'elle ne se propose pas à proprement parler d'être une : je songe en particulier aux oeuvres en différents mouvements, ou aux oeuvres faites de différents numéros qui peuvent alors faire coexister différentes stratégies de pensée, par exemple une par mouvement. Pour donner un exemple éminent, l'opus 16 de Schoenberg ne fait pas à ce titre exactement un à mes yeux : la troisième pièce Farben est très fortement orientée par le style diagonal quand la cinquième (le Récitatif obligé) entretient un tout autre rapport à la Klanfarbenmelodie et peut être caractérisée comme relevant du style constructiviste, la première enfin (Pressentiments) étant plutôt animée d'une stratégie de type expressionniste.

 

Des trois stratégies

La stratégie constructiviste mise sur la structuration de l'oeuvre pour soutenir son projet musical.

La stratégie expressionniste met au poste de commandement de chaque moment sa dimension adressée : la dimension d'adresse de l'oeuvre devient ainsi progressivement épurée de ses contenus plus locaux ou, pour continuer de parler comme Clausewitz, de ses enjeux plus tactiques. D'où que le modèle de l'oeuvre de style expressionniste soit l'oeuvre-cri, moins en sa violence éruptive que comme énonciation sans énoncé, comme pur mouvement d'adresse non référé à " ce qui est à adresser ".

La stratégie diagonale mise enfin sur un déplacement systématiquement hasardeux c'est-à-dire oblique par rapport aux conséquences régulières ; elle mise sur le parcours d'incessants raccourcis ou chemins de traverses, sur le tracé précipité d'une ligne de fuite immanente à l'oeuvre.

Chacune de ses stratégies se donne dans une figure sensible de l'oeuvre. Ce qui importe en effet n'est nullement l'intention éventuelle de l'oeuvre, moins encore celle du compositeur, mais l'effectuation sensible.

 

Des trois types de sensation

D'où trois régimes différents de sensation à l'oeuvre que l'on peut, pour conclure, résumer ainsi sous l'hypothèse générale que la sensation est le régime d'apparaître de l'oeuvre dans l'instant musical :

- Dans le style constructiviste la sensation est celle d'un instant fléché, nécessaire, inarrêtable. L'écoute musicale jaillit d'un moment de partance de l'oeuvre, pour ensuite embrasser stratégiquement le flux incessant.

- Dans le style expressionniste, la sensation est celle d'une stase, de l'éclosion constamment renouvelée d'une bulle ; l'instant musical s'y donne comme moment autonome, comme monade. La Forme musicale tend à y être une Moment-Form. L'écoute musicale procède d'un cri local, le plus souvent assignable à une violence instrumentale ; elle se soutient ensuite, selon un nouvel éclairage, de ce qui jaillit des instruments et devient, stratégiquement, écoute de la sourde violence qui les anime, d'une sorte de basse continue dans l'effraction musicale.

- Dans le style diagonal enfin, la sensation est celle de la fragilité soutenue d'une ligne se perpétuant. Elle ne s'attache plus à l'ensemble instantané de ce qui apparaît mais elle discerne dans cet ensemble une partie qui s'offre ; elle trace dans la magnificence de l'instant musical le point singulier qu'elle nommera source secrète et qu'elle suivra ensuite à la trace. L'écoute émerge d'un raccourci local vertigineux pour ensuite se tenir dans la stratégie d'une fine découpe, du dessin d'une ligne d'ombre interne à l'oeuvre, faufilant secrètement son être et ordonnant en vérité sa loi d'apparaître.

 

De la logique

Peut-être pourrait-on ainsi dire que ce que j'appelle ici stratégie pourrait également se nommer logique, et que la catégorie de style que je convoque désignerait aussi bien l'existence dans l'oeuvre d'une logique de pensée.

Si nos trois styles de pensée musicaux ne sont pas symétriquement disposés, c'est en vérité parce que nos trois catégories de construction, d'expression et de sensation ne le sont déjà pas, la sensation étant en position musicalement plus décisive que les deux autres (ce qui autorise l'existence d'un sensible de la construction et de l'expression quand, par contre, il n'existe guère de constructible de la sensation ou de l'expression). On voit en effet qu'un style de pensée musical, s'il est bien un type de stratégie musicale ou encore un mode de logique musicale à l'oeuvre, se comprend avant tout du point de la sensation :

- s'il privilégie stratégiquement la construction et y ordonne l'oeuvre, l'apparaître immédiat et instantané se donne comme sensation de flux, de développement, de direction, d'occupation ;

- à l'inverse si l'expression est ce qui oriente la stratégie de l'oeuvre, et anime donc la sensation, elle module alors l'instant musical en extase récurrente, généralise une violence à l'oeuvre, violence procédant de la confrontation entre une éclosion monadique et la nécessité à chaque stase d'en finir pour passer à un nouveau moment.

 

Qu'est-ce donc qu'un style de pensée musical ?

On dira donc, pour conclure synthétiquement cette tentative de nommer ce qu'est un style de pensée musical, qu'il est "une logique, imprimée dans le nouage de la construction, de l'expression et de la sensation, logique qui oriente stratégiquement ce noeud vers la sensation, donc vers l'écoute".

De manière encore plus ramassée, un style de pensée musical est une stratégie de l'écoute qui s'inscrit dans une " logique de la sensation ".

En ce sens, la question du style de pensée musical telle que je tente de la caractériser renvoie au problème de la position d'écoute. Car, de même que l'oeuvre doit déployer une écriture musicale et constituer l'espace pour un jeu instrumental, de même il lui faut déployer une écoute qui lui soit propre.

Réfléchir cette exigence de l'écoute reste une tache quasiment inentamée dans la musique contemporaine, en particulier pour les compositeurs. J'espère que la catégorie de style de pensée musical pourra faire progresser cette réflexion.


1 Vrin, p. 186
2 Cf. le débat avec le livre de Raymond Court Le voir et la voix (Cerf, 1997) qui met au cur de " l'expérience esthétique " l'idée d'un " sens charnel ".
3 J'entends ici " expérience " non pas en son acception positiviste mais en son sens étymologique, rappelé pour la poésie par Phi-lippe Lacoue-Labarthe : ex-perire, soit la traversée d'un danger.
4 De la guerre (p. 118)