François NICOLAS

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Le style diagonal de pensée : une volonté musicale non constructiviste

 

François Nicolas

Antonia Soulez nous interroge : " De quelle manière la musique ressemble-t-elle à un langage sans être pour autant un langage ? ". Les rapports entre musique et langage sont ainsi posés d'emblée comme rapports de ressemblance, de similitude, et non pas d'identité d'être.

En ce point, deux thèses, assez courantes, se présentent :

1) Le discours musical serait comme une langue logique.

C'est là, me semble-t-il, la position tenue par une certaine forme de sérialisme, celle du constructivisme sériel. On retrouve par exemple plus ou moins explicitement cette position sous la plume de Boulez.

2) Le discours musical serait comme une langue symbolique.

C'est là une position souvent évoquée à propos de la musique baroque. On en trouve une récente illustration, intelligemment déployée, sous la plume de Philippe Charru et de Christoph Theobald, dans leur analyse des chorals pour orgue de J.-S. Bach .

En un sens, ces deux propositions dessinent les contours d'une vieille alternative qu'on pourrait dire celle de la musique pure et de la musique à programme, comme si cette alternative pouvait redevenir la nôtre puisqu'après la musique pure, privilégiant la dimension de l'écriture, les charmes de la musique à programme, si ce n'est du poème symphonique, semblent de retour.

On peut également rattacher cette alternative à la polarité entre positivisme et romantisme : il nous faut alors constater que la tache de sortir du romantisme apparaît plus complexe qu'il n'y aurait semblé.

Je voudrais pour ma part m'écarter d'une logique de la ressemblance, de cette problématique du comme qui intervient quand on se demande si la musique est ou non comme un langage. Le comme évoque en effet l'opposition de l'essence et de l'apparence alors que cette distinction me semble peu fructueuse en matière d'art. Il nous faudrait plutôt passer ici, selon une directive dont on peut trouver le principe chez Deleuze, de l'apparence à l'apparaître, la question de l'apparaître en effet, loin d'avoir pour corrélât la question de l'essence, se contrepointant plutôt à la question des conditions de l'apparaître si bien qu'il n'y a pas lieu de se demander à propos d'une apparition dans quelle mesure elle s'oppose ou non à une essence mais bien plutôt quelles sont les conditions de cet apparaître propre.

D'où une réénonciation possible des deux thèses précédentes sous une forme peut-être plus intéressante pour une esthétique :

1) L'oeuvre apparaîtrait comme une langue logique (le comme ici ayant une tout autre signification que de ressemblance).

2) L'oeuvre apparaîtrait comme une langue symbolique.

On peut alors compléter le panorama des thèses par la suivante :

3) L'oeuvre apparaîtrait comme une phrase.

François Wahl l'énonce explicitement dans un récent livre  à propos du visible et plus précisément du tableau pictural, et l'on pourrait alors se demander dans quelles conditions cette proposition peut également valoir dans l'audible et pour l'oeuvre musicale.

Pour ma part, s'il me fallait me situer positivement dans une logique du comme, je soutiendrai plutôt la quatrième thèse suivante :

4) L'oeuvre apparaîtrait comme phrasé sans phrases.

Vous pressentez ce que cet énoncé connote de référence à Kant pour qui l'art était une " finalité sans fins ". On a là une matrice d'énoncés assez stimulante : on peut ainsi soutenir l'idée qu'il y a chez Schoenberg de véritables " légalités sans lois " de même qu'il est possible de reconnaître des structures d'" énonciation sans énoncés " en certaines formes de prières (spécifiquement ce qu'une certaine spiritualité appelle l'oraison).

Le danger cependant de cette matrice serait de faire croire à un pur et simple formalisme : le phrasé sans phrases, la légalité sans lois, l'énonciation sans énoncés ne seraient que des formes vides de tout contenu. Ceci nous conduirait à une interprétation de l'apparaître comme purement logiciste, comme formalisme au point d'un défaut d'être.

Pour soutenir l'écart d'avec ce logicisme, il me faut convoquer une autre interprétation de l'apparaître que j'emprunterais cette fois à Alain Badiou qui, dans une récente communication sur logique et mathématiques, reliait l'apparaître à la logique d'une tout autre manière : tout être étant être-là, l'apparaître touche au " là " de l'être-là, et la logique est alors logique du lieu de l'être en tant que celui-ci est toujours être-là.

Du point de nos préoccupations sur la musique, qu'est-ce que tout ceci est susceptible de nous indiquer ?

En un raccourci péremptoire, j'interpréterai l'apparaître de l'oeuvre musicale comme un " vouloir être ", comme son vouloir être. Qu'est-ce à dire ?

La loi de l'oeuvre comme être-là, c'est la musique, la musique comme espace constitué de pensée, comme situation musicale pour l'oeuvre ; soit : l'oeuvre est pour autant qu'elle est là, c'est-à-dire dans la musique. Cette appropriation par l'oeuvre de son " là " d'être-là musical, appropriation de son lieu d'existence, en l'occurrence de la musique telle qu'elle existe comme lieu de pensée, je l'appelle son " vouloir être ". Ceci revient à dire que l'oeuvre veut être en soutenant un rapport explicite à la musique, à quelque chose de plus grand qu'elle dans lequel elle se situe comme oeuvre. Il y a ainsi un rapport entre oeuvre et musique qui n'est pas de pur et simple recouvrement.

Ceci est connexe d'une thèse sous-jacente : l'oeuvre est sujet (et non pas objet pour un sujet percevant) et le véritable sujet musical est l'oeuvre et non pas l'individu qui l'a composée, interprétée ou écoutée. Cette thèse, fortement partisane, conduit à ce point : si l'oeuvre apparaît comme un phrasé sans phrases (plutôt qu'elle n'est telle), c'est que l'oeuvre veut être un phrasé sans phrases, c'est que l'oeuvre veut phraser sans que pour autant son être soit un être de phrases.

L'écart phrasé / phrases est ainsi projeté dans l'écart logique / ontologie car cet écart est registré comme celui du là et de l'être-là. Le " là " de l'oeuvre musicale, son lieu d'être, c'est alors le phraser qu'il faut ici entendre non comme participe passé (phrasé) mais comme verbe substantivé (phraser).

Le là de l'oeuvre musicale est voulu par elle. Il ne lui est donc pas entièrement donné. Il est produit par l'oeuvre en même temps que l'oeuvre se produit. Il est un acte, ou plutôt un faire de l'oeuvre.

Je m'écarte ce faisant d'une interprétation réflexive du sujet : ce n'est pas que l'oeuvre réfléchit son essence comme être-là ; c'est que l'oeuvre produit à la fois son être musical et son rapport au lieu musical, engendre son être et son apparaître comme prise de position sur la musique.

Pour nommer le lien de ces deux aspects, je parle de vouloir être et je pose qu'une oeuvre ne doit pas seulement être mais doit également vouloir être : " doit " voulant dire ici qu'elle assume cela comme un vouloir. Ou encore je dirai : j'appelle " vouloir " le propre de la logique musicale comme logique et non pas comme ontologie.

En ce point, je dois ponctuer mon propos.

Je me suis inscrit jusqu'ici dans la philosophie, par courtoisie à l'égard du cadre de cette rencontre prévue entre philosophes et musiciens. En quelque sorte, je me suis fait (tant bien que mal !) philosophe avec les philosophes, pour entamer la confrontation sur des bases communes. Je ne saurais cependant la poursuivre sur ces bases. La philosophie en effet n'est pas la pensée de la musique. Elle n'est d'ailleurs pas plus la pensée de la pensée musicale. Je poserai, là encore, quelque thèses pour orienter mon propos :

* Première thèse : la pensée de la musique aussi bien que la pensée de la pensée musicale appartiennent de droit à la musique.

Sous-thèse : la musique est une pensée et non pas un jeu.

* Deuxième thèse : c'est l'oeuvre qui pense la pensée qu'elle est. La pensée de la pensée est " dans " l'oeuvre.

Ceci peut être détaillé ainsi : si l'oeuvre est une inflexion qui figure sa dimension de pensée, l'oeuvre assume alors l'inflexion qu'elle est (c'est d'ailleurs sa fonction critique par rapport aux autres oeuvres) et ce faisant pense bien sa propre pensée.

* Troisième thèse : il y a une intellectualité musicale qui n'est pas une partie de la philosophie ou de l'esthétique (pour autant que celle-ci serait déjà une région de la philosophie : circonscrite par les " objets " artistiques). L'intellectualité musicale n'est pas la pensée de la pensée musicale. C'en est essentiellement une verbalisation, c'est-à-dire sa projection dans la langue naturelle.

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L'intellectualité musicale : ce qu'elle n'est pas, ce qu'elle est...

I.1. L'intellectualité musicale n'est ni la pensée musicale, ni la pensée de la pensée musicale : les oeuvres y pourvoient.

I.2. L'intellectualité musicale n'est pas l'esthétique : elle ne relève pas de la philosophie (comme une de ses régions envisageables).

I.3. L'intellectualité musicale n'est ni la mise en discours théorique de savoirs sur la musique (discours musicologique), ni un discours métaphorique à partir de la musique (discours littéraire).

Pour l'intellectualité musicale, la musique n'est ni un objet, ni une occasion.

I.4.  L'intellectualité musicale ne se définit pas sociologiquement.

Elle ne se pense pas à partir de l'identité sociale de qui la met en pratique. En ceci, l'intellectualité musicale n'est pas l'affaire propre d'" intellectuels ".

II.1.  L'intellectualité musicale est intérieure à la pratique musicale.

Elle est intérieure moins à l'oeuvre comme telle qu'à un " faire " (de) la musique. Mettant en jeu les musiciens plutôt que les oeuvres, elle est une manière pour les musiciens de se rapporter aux oeuvres.

II.2.  L'intellectualité musicale est l'affaire d'un musicien (que ce soit celle d'un compositeur, d'un interprète ou d'un auditeur). Son travail propre est articulé aux diverses manières de " faire " (de) la musique.

Ce " faire " de la musique connaît trois modalités :

- la composition : en écrire,

- l'interprétation : en jouer,

- l'écoute : en parler .

II.3. L'intellectualité musicale projette la pensée musicale dans la langue du musicien.

Elle ne projette pas tant la musique en soi que ce qu'il y a de pensée dans la musique et, plus encore, de pensée de la pensée musicale dans les oeuvres.

II.4. L'intellectualité musicale touche moins à la pensée du musicien qu'à la pensée de sa pensée.

En ce sens, pour le musicien l'intellectualité musicale est l'équivalent de ce qu'est la dimension critique pour une oeuvre : ce qui matérialise la pensée qu'a l'oeuvre de l'inflexion qu'elle est.

II.5. L'intellectualité musicale est un travail de nomination.

Elle est un travail : elle produit donc quelque chose qui n'aurait pas existé en son absence.

Ce travail peut être spécifié comme travail de nomination.

II.6. L'intellectualité musicale est diverse et non pas homogène : son travail de nomination se déploie essentiellement comme création d'un réseau catégoriel et d'une langue singulière.

L'intellectualité musicale se diversifie selon deux axes principaux :

- comme création de catégories, plus largement d'un réseau nominal ;

- comme invention d'une langue apte à capter et mettre en résonance ce qui peut et doit l'être de la pensée (de la pensée musicale) ;

Autrement dit, l'intellectualité musicale se diversifie comme inscription algébrique et comme déploiement topologique.

D'où qu'il y ait, par croisement, différents styles d'intellectualité musicale.

II.7. L'intellectualité musicale est ouverte aux autres intellectualités (non musicales donc).

Elle soutient qu'il y a " des " intellectualités (et non une seule qui serait une méta-intellectualité d'ordre plus ou moins philosophique) avec lesquelles elle entre en dialogue, à égalité de pensée.

Si, pour l'intellectualité musicale, la pensée musicale vaut en soi, elle ne saurait exister de manière autarcique.

De ce point de vue l'intellectualité musicale porte une double exigence : celle du rayonnement de la musique (de l'influence extérieure de la pensée musicale : de sa capacité d'irradier le monde de la pensée) et celle de sa puissance captatrice (de sa capacité intérieure d'assimilation) ;

soit de sa capacité de conditionner et d'être conditionnée par les autres champs de la pensée.

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Aujourd'hui, j'interviens de ce point : du point de l'intellectualité musicale. Je tente donc de projeter la pensée musicale dans l'espace du langage ; je l'articule en catégories langagières. Je me dois alors de le faire en soutenant un écart par rapport aux philosophèmes.

D'où cette nouvelle thèse : les catégories de l'intellectualité musicale ne sont pas des concepts philosophiques, thèse dont il est aujourd'hui très précisément question puisque la catégorie musicale d'harmonie qui nous rassemble ne recouvre pas, malgré l'homonymie, le concept philosophique du même nom.

Pour me situer dans l'intellectualité musicale, il me faut donc inscrire le terme de " vouloir " cette fois comme catégorie musicale et non plus comme concept philosophique.

Qu'est-ce alors qui légitime de parler dans une oeuvre d'un vouloir être - sous l'hypothèse maintenue que le sujet musical est l'oeuvre, non le musicien (qui l'a composée, interprétée ou écoutée) - ? C'est que l'oeuvre musicale se déploie dans un registre qui n'est pas plat mais feuilleté : l'oeuvre musicale se déploie dans un feuilleté de registres. Il y a ainsi ce feuilleté que j'appellerai celui de la présence, de la présentation, et de la représentation et je poserai alors qu'il y a une forme du vouloir, forme que j'appellerai un vouloir constructiviste, qui consiste en ce geste : pour normer la présence par une présentation, la volonté constructiviste veut sceller la présence par une représentation.

Que signifie ici ce vouloir constructiviste (vouloir de l'oeuvre, autant dire vouloir à l'oeuvre) ? Ce vouloir constructiviste est un vouloir maîtriser l'excès d'une oeuvre au moyen de sa structure écrite.

Qu'est-ce que l'excès ici canalisé, contrôlé, discipliné ? C'est moins l'excès du sonore par rapport au scriptural, ou l'excès du naturel par rapport au symbolique que l'excès de toute existence musicale par rapport à sa constitution en notes, en lettres de musique. Pour donner une comparaison, c'est un peu comme l'excès d'un mot par rapport aux lettres qui le constituent. En ce sens le vouloir constructiviste tend à contrôler l'excès de l'existence musicale par un soin porté moins à la présentation (en l'occurrence aux notations) qu'à la représentation (ici l'écriture).

Sans entrer dans sa théorie, quelques traits et catégories propres de ce vouloir constructiviste, jetés ici en une liste, sans développements :

- Dans le vouloir constructiviste, il s'agit, pour contrôler l'excès, de privilégier la structure.

- La figure éminente du musicien y est celle du compositeur plutôt que celle de l'interprète, ou de l'auditeur.

- Privilège y est donné à la construction plutôt qu'à l'expression ou la sensation.

- La construction de l'oeuvre s'y donne comme construction d'une enveloppe, d'une Ur-Linie.

- Le rapport entre l'oeuvre et la musique y est conçu comme un rapport de maîtrise, conçue comme maîtrise par l'oeuvre de son expression musicale.

- L'interprétation y est vue comme une exécution, dont la vérité relève alors d'une exactitude.

- La transmission de la musique entre musiciens y est caractérisée comme l'exercice d'une instruction (d'où l'importance accordée au métier...).

- L'audition y est pensée comme une perception.

- La sensation y est catégorisée comme sensation d'une cohérence.

- La composition y est saisie comme celle d'un réseau dense de fonctionnalités.

- Le propos de l'oeuvre y est subordonné à une logique du sens.

- La vérité de l'oeuvre y est tenue pour une justesse.

- La mise en mouvement de l'oeuvre est envisagée comme une autopropulsion.

- Plus généralement, le vouloir constructiviste entretient une accointance essentielle avec le paradigme de la langue logique...

Je ne m'étends pas plus sur ces traits distinctifs car je voudrais pointer une autre modalité de vouloir. Ce vouloir constructiviste en effet, s'il est bien le plus massif dans l'après-guerre, n'est pas le seul.

Il y a d'abord la conception expressionniste de la musique dont on pourrait détailler les catégories par contraposition avec le vouloir constructiviste précédent. Mais l'expressionnisme ainsi conçu ne prend pas expressément la forme d'un vouloir. L'expressionnisme est plus de l'ordre d'une subjectivation que d'un véritable procès subjectif. Or le vouloir requiert le déploiement d'un procès subjectif. En ce sens l'expressionnisme est plus dans l'aimer la musique que dans son vouloir. Je parlerai donc plus volontiers de style expressionniste de pensée que de vouloir expressionniste.

Il y aurait donc d'un côté le style constructiviste de pensée, arrimé à un vouloir. Et de l'autre le style expressionniste de pensée, arrimé à un aimer, style prenant la forme privilégiée d'un jaillissement et d'un cri.

Le point pour moi capital est que la partie, pour la pensée, ne se joue pas qu'à deux et qu'en particulier le vouloir n'est pas l'exclusivité du style constructiviste.

Nota bene : je ne prends pas ici en compte deux autres voies envisageables :

- celle de l'impressionnisme : je ne le tiens pas pour un style de pensée à proprement parler, et ce à mesure du fait que l'impressionnisme dénie le sujet musical et traite la sensation pour une pure et simple impression faite par " l'objet d'art " sur un sujet préexistant qui le perçoit ;

- celle de la musique à programme pour qui la pensée de l'oeuvre se soutient essentiellement d'une extériorité opérant pour elle comme son transcendantal propre.

Je voudrais donc parler de ce que j'appelle le style diagonal de pensée, ce troisième terme.

Il me semble isolable à partir de Schoenberg mais rétroactivement décelable chez Jean-Sébastien Bach et aussi (plus ponctuellement) chez Schumann, sans doute également chez Haydn (mais déceler ce style de pensée dans l'histoire musicale, à rebours de tout historicisme, serait un autre travail).

La catégorie de style diagonal de pensée est pour moi un projet de travail, une proposition de pensée, une volonté de compositeur plutôt qu'une découverte positiviste ; cela engage une dynamique subjective plutôt qu'une découverte d'objet empirique.

La difficulté propre de cerner ce style diagonal est qu'il est lui-même diagonal au style constructiviste et au style expressionniste plutôt qu'il ne leur est orthogonal. Il partage ainsi le vouloir avec le style constructiviste, et l'excès avec le style expressionniste, sans être pour autant une synthèse des deux, comme le serait un hypothétique " vouloir l'excès ". De même si son domaine particulier de déploiement est la sensation, celle-ci ne lui est pas exclusive, et il met en oeuvre également la construction et l'expression, magnifiées respectivement par le vouloir constructiviste et l'aimer expressionniste.

Dressons à grands traits un portrait de ce style diagonal de pensée.

La dimension diagonale de ce style de pensée se présente sous deux modalités : l'une est locale, l'autre plus globale.

- La modalité locale du style diagonal, c'est le clinamen, la déclinaison locale. J'aime l'appeler " la diagonale de l'ombre " par référence à ce que Mallarmé disait en introduction à Igitur : " Quand les souffles de ses ancêtres veulent souffler la bougie, il dit "Pas encore !". Lui-même à la fin, quand les bruits auront disparu, tirera une preuve de quelque chose de grand de ce simple fait qu'il peut causer l'ombre en soufflant sur la lumière. "

" Causer l'ombre en soufflant sur la lumière " (en l'occurrence la lumière de la construction, et du sens), voilà une première manière de diagonaliser une situation.

- La modalité globale, c'est le dessin de lignes de fuite à l'intérieur de l'oeuvre, lignes qui esquissent un point d'échappée inincorporé dans l'ordre initial.

Mon modèle est ici l'opération mathématique de Cantor par laquelle il trace véritablement un nouveau nombre (nombre réel) dans le lieu ordonné des nombres dénombrables.

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La diagonale de Cantor

Georg Cantor (1845-1918) démontre en 1892 que l'ensemble des nombres réels n'est pas dénombrable au moyen du raisonnement par l'absurde suivant :

Supposons qu'on puisse dénombrer les nombres réels compris entre 0 et 1.

Dans ce cas, on peut tous les classer en une liste complète, par exemple (après les avoir exprimés sous forme d'une écriture décimale) selon le tableau suivant :

0,5004936...

0,9367852...

0,7391526...

0,2867593...

0,5874237...

...

On peut alors construire à partir de ce tableau un nouveau nombre : par ajout d'une unité à chaque chiffre de la diagonale de ce tableau. Soit le nouveau nombre ainsi progressivement construit :

0,5004936... => 0,6...

0,9367852... => 0,64...

0,7391526... => 0,640...

0,2867593... => 0,6408...

0,5874237... => 0,64083...

...

Mais ce nouveau nombre réel (0,64083...), qui est bien compris entre 0 et 1, n'appartient pas lui-même à la liste initiale puisqu'il diffère de chacun de ceux qui y sont inscrits par au moins un chiffre. Or cette liste était supposée complète !

C'est donc que l'ensemble des nombres réels compris entre 0 et 1 n'est en vérité pas dénombrable.

On voit ici que le parcours en diagonale d'un ordre présumé complet y délimite un trou, qui s'avère le lieu d'un être en excès, manquant sans qu'on s'en doute à l'ordre précédent.

Cette diagonale est lointainement apparentée à la vieille diagonale des Grecs, l'antique diagonale productrice d'excès, en l'occurrence la diagonale du carré qui produit l'incommensurabilité du " nombre " au coeur même de l'ordre des nombres rationnels. On sait ce que cet excès entraînait alors comme trouble et désordre dans la pensée.

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Il y a deux temps dans toute opération diagonalisante de ce type :

- un premier temps d'exhaustion des possibles, qui est aussi un temps d'indifférenciation des particularités établies, de leur déposition ;

- un second temps de récollection anticipante.

Ces deux temps composent la profondeur et la tension propres de ce que j'appellerai les moments de la fin chez Schoenberg. Le nom Schoenberg peut en effet venir nommer l'avènement en tant que tel de ce style de pensée .

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Les primitifs du style diagonal de pensée

La problématique ici soutenue n'est pas historiciste. Si le style diagonal de pensée musicale advient avec Schoenberg, il est possible rétroactivement d'en discerner des composantes chez des compositeurs antérieurs. On tiendra ces compositeurs moins pour des précurseurs de ce qui n'aurait pris consistance qu'ultérieurement (schéma de développement historique cumulatif) que pour des primitifs dans ce qui s'avère rétrospectivement avoir toujours été une orientation possible de la pensée musicale. À ce titre, le repérage des antériorités ne saurait se faire selon un ordre chronologique.

Schumann relève du style diagonal de pensée musicale par plusieurs traits :

- La nature très particulière de son contrepoint le plus personnel : moins contrepoint de lignes que contrepoint de mouvements où les cercles parcourus par la voix médiane diagonalisent sans répit l'espace découpé par les voix extrêmes.

Il est instructif de comparer ici son contrepoint avec celui de Brahms lequel est tout à la fois plus oblique (la voix médiane y est transversale) et plus tragique (la séparation des voix aiguë et grave y prend la forme d'une disjonction harmonique, d'un partage sans véritable résolution).

Chez Schumann, le poids subjectif du contrepoint porte sur la voix médiane (innerre stimme), ce lieu intérieur semi-conscient. qui obombre la pluralité des voix.

- La manière toute singulière dont il ouvrage ses cadences : les " moments de la fin " sont chez lui l'enjeu d'un travail singulier, d'un ciselage qui diagonalise l'abrupt vertical de la double barre au moyen d'une dernière déclinaison. L'extinction sonore soigneusement dépliée vient contrepointer l'arrêt porté par la décision musicale de conclure. L'oeuvre se termine en même temps qu'elle préfigure sa résonance par-delà sa finitude.

- La caractéristique de ses fougues : accélérations fulgurantes qui superposent une anticipation et une rétroaction en une sorte de futur antérieur musical.

Il faudrait ici soigneusement comparer Schumann à Chopin : chez ce dernier les promptitudes (" con fuoco ") sont des emballements (ces affects indexés d'une passivité fondamentale par-delà l'apparence active de leur geste de saisie) qui laissent ultimement le sujet dans une irrésolution triste.

Chez Schumann il y a toujours la trace d'un vide (se glissant entre ce qui vient et ce qui le précédait) qui enveloppe le jaillissement ultérieur, le poursuivant de son ombre protectrice. Ce trait spécifique est tout à la fois la fragilité de l'emport schumannien (ce qui fait que l'élan y reste toujours vacillant, syncopé, d'assise instable) et sa force (l'affect se voit ainsi protégé de la croyance qui malgré tout l'anime).

Jean-Sébastien Bach participe du style diagonal de pensée musicale par :

- l'indifférenciation instrumentale dont il est le grand maître - inutile, je pense, d'argumenter cette dimension manifeste de sa musique - ;

- par la composition de vastes traversées qui prennent l'apparence de continuations indéfinies pour mieux travailler la rigueur d'un périple intérieur : que sont ses grands chorals pour orgue si ce n'est de vastes procès subjectifs ?

- plus généralement peut-être par son sens propre de ce qu'est une distance musicale : cet espace intérieur où le temps, matière de la musique, s'éploie comme une éternité (éternité de gestes divins dirait Goethe) où les dimensions horizontale, verticale et oblique sont déposées.

Haydn enfin y participe peut-être (c'est là une hypothèse plutôt qu'une certitude) par son ironie qui inscrit le lointain dans le proche (l'altérité dans le même) selon quelque déclinaison inattendue. La forme particulière de mobilité de son discours musical - qui n'est pas le côtoiement d'une faille (Mozart) - cette manière emprunte d'une profondeur allègre de traverser l'espace tonal et thématique, cette musique pour connaisseurs qui joue des différentes auditions pour mieux laisser flotter l'écoute et la surprendre, tous ces traits ne sont peut-être que parcours obliques mais il me plairait de les recueillir comme inscriptions primitives du style diagonal, amour pour Haydn oblige !

Aborder ces trois compositeurs comme primitifs du style diagonal pourrait tout aussi bien se dire :

- arracher Schumann à une interprétation étroitement romantique, qui le livre au pathos nostalgique de la fin de la musique ;

- soustraire Bach à une compréhension religieuse qui assimile ses convictions à une croyance et restreint sa subjectivation à une prière ;

- éloigner Haydn d'une figure de la bonhomie qui le cantonne au rôle de précurseur de ses deux confrères viennois.

C'est dire qu'il y a toujours place, par-delà la distance chronologique, pour un " vouloir Schumann ", un " vouloir Bach ", et peut-être un " vouloir Haydn ".

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Pour faire bref, et ramasser la gerbe des trois styles de pensée en quelque traits, on peut résumer leurs signes distinctifs au moyen du tableau suivant :

  Style constructiviste Style expressionniste Style diagonal
La construction y est une construction de briques (une algèbre d'éléments...) une ossaturation (un squelette, une armature, une charpente) un bâti
L'expression y est un habit, un vêtement une adresse, une énonciation sans énoncé un sillage (nomade)
La sensation y est fonctionnelle : c'est la sensation d'une " logique " à l'oeuvre celle d'une angoisse (sensation d'un " trop ") d'un vouloir " continuer toujours "
Ce qui prévaut est la construction l'expression la sensation
Le rapport de l'oeuvre à la musique : l'oeuvre maîtrise ou dirige la musique l'oeuvre aime la musique l'oeuvre veut la musique
Ce qui soutient l'oeuvre est un développement un déploiement une traversée
L'interprétation est conçue comme exactitude d'une exécution (répétable) inspiration (irrépétable) décision singularisante
L'interprète est un exécutant un médium celui qui prête son corps
La vérité est conçue comme sens et justesse (la justesse d'un sens) vie teneur (" teneur de vérité " :Wahrheitsgehalt)
La transmission est pensée comme instruction initiation éducation
La subjectivation est celle d' une cohérence une adresse un écart intérieur (une extimité)
L'opérateur en est le calcul l'énergie le clinamen hasardeux
Le rapport de l'expression à la construction : L'expression habite la construction L'expression transperce la construction ; elle jaillit hors d'elle et s'extirpe. À rebours, la construction comprime l'expression L'expression fait jouer la construction, la remue, la met en branle, l'écarte intérieurement, la disloque, la brouille
La figure caractéristique dans la seconde École de Vienne serait Webern Berg Schoenberg
La figure caractéristique parmi les sériels serait Boulez Stockhausen Ferneyhough
La fin de l'oeuvre est une conclusion mort décision
La saturation est celle d' une occupation une compression un flux préludant à un reflux (retrait)
La figure privilégiée de musicien est le compositeur l'interprète l'auditeur-acteur
La Forme est une architecture une narration un outrepassement, une transfiguration
L'auditeur est dirigé (direction d'auditeur) transi acteur : le modèle en est le chef d'orchestre
L'audition est une perception captation, ravissement incorporation (in-corps-oration)
Le moment favori est un moment d' autopropulsion et partance douce violence instrumentale vertige et clinamen accéléré
Par rapport à la beauté, l'oeuvre s'y ordonne la sacrifie s'en prive

 

Autant de propositions, sans doute ici un peu elliptiques mais à mesure également de ce fait : ce style diagonal, qui alimente mon travail de compositeur, est destiné moins à s'inscrire dans le champ de l'intellectualité musicale que dans celui des oeuvres. Et c'est donc ultimement à ces dernières qu'il me faut renvoyer chacun d'entre vous : les musiciens, amis de la philosophie aussi bien que les philosophes, amis de la musique.


1 La pensée de Jean-Sébastien Bach, Cerf (1993)
Introduction au discours du tableau, Seuil (1996)
3 D'où qu'il soit essentiel à tout auditeur, autant dire à tout musicien, de parler de la musique. Voir Laurent Feyneyrou : " Nulle écoute qui ne se risque dans la parole ". Voir également Éric Rohmer : " Il ne suffit pas d'écouter la musique. Il faut en parler, aimer à en parler. " (De Mozart à Beethoven, p. 14 - Actes Sud, 1996).
4 Cf. F. Nicolas : La singularité Schoenberg, Éd. Ircam - L'Harmattan (1987)