Qu'est-ce que la logique en musique ? Y a-t-il en musique quelque pratique qui mérite d'être nommée telle ? L'éventuelle logique de la musique est-elle musicale ou plutôt mathématique ?
Enjeux
Ces questions comportent aujourd'hui une charge subjective significative.
L'époque voit une prolifération de la puissance de calcul mise au service de la musique - l'Ircam, en atteste -. Ce qu'on pourrait appeler la raison musicale risque d'y perdre quelques-uns de ses droits : le droit d'orienter et canaliser cette puissance de calcul excédentaire venue de l'extérieur de la musique et faisant irruption au coeur même d'anciennes opérations, traditionnellement réglées par le crayon à papier. Cette puissance de calcul ne peut plus être ignorée par les musiciens et il leur revient d'y identifier les lignes de force susceptibles d'alimenter leur pensée propre.
Quel usage la raison musicale peut-elle et doit-elle faire de cette puissance de calcul qui lui tombe dessus sans qu'elle ait rien demandé ? Comment mettre cette puissance de calcul au service de la musique et non pas que la musique serve de faire valoir à ces nouvelles techniques qui l'assaillent et la sollicitent ? La pensée musicale ne saurait, en cette situation, faire l'économie d'une réflexion sur les rapports entre raison et calcul, autant dire sur la logique en tant que cette discipline prend en charge l'examen de ces rapports.
Ce que la logique mathématique du XX° siècle nous enseigne, c'est qu'il y a un double excès au coeur de ces rapports :
1) La rationalité excède le calcul, exemplairement aux points d'indécidable où le rationnel s'avère non calculable.
2) A l'inverse, le calcul excède la raison : ainsi la théorie mathématique des modèles (1) nous apprend qu'une théorie cohérente génère ipso facto l'existence d'un modèle dénombrable de caractère pathologique (entièrement étranger au modèle " naturel " de la théorie).
Double excès donc, qu'on peut plonger dans l'univers musical pour y reconnaître le double excès des rapports entre dimensions écrite et audible de la musique :
1) D'un côté la raison musicale excède sa part d'écriture, sa formalisation littérale, ce qui se dira : tout de la musique ne peut s'écrire, ne peut se littéraliser (usuellement cette impossibilité de tout écrire est affectée en musique à la dimension du timbre).
Il va de soi que l'impossibilité dont il est ici question n'est pas une impossibilité technique in abstracto (il est toujours possible de numériser un timbre par projection dans le dénombrable) mais une impossibilité dans les conditions mêmes de l'acte musicien, c'est-à-dire dans le cadre de l'écriture musicale effective.
2) D'un autre côté, la cohérence de l'écriture, la consistance de l'ordre littéral a été souvent prise (en particulier par le sérialisme) comme gage d'une musicalité d'ordre sensible, comme garantie d'un sens musical pour l'audition ; soit l'axiome sériel : si l'oeil est cohérent, l'oreille doit et peut le suivre (2).
Massivement dit, un gouffre s'est ouvert depuis la fin du thématisme, de la tonalité et de la carrure métrique, gouffre entre deux régimes de la musique - du moins de cette musique " savante " nommée " contemporaine " qui m'occupe et qui établit sa puissance sensible sur la base d'une écriture -, gouffre entre son ordre sensible et son ordre littéral, soit entre écriture et perception, et, plus généralement, entre partition et audition.
L'enjeu de mes questions liminaires s'origine donc en ce point : comment penser la musique si son univers est partagé sans retour en deux ordres qui ne peuvent se croire susceptibles de recouvrement intégraux ? Comment écrire une musique destinée à être entendue s'il n'est pas exactement possible d'écrire une écoute ni d'écouter une écriture ?
Définir la logique musicale ?
Pour répondre à ces questions, nous faut-il commencer par définir ce qu'est une logique musicale ? Je ne le pense pas. Il faut soutenir plutôt qu'il n'y a pas plus de sens, pour un musicien, à définir ce qu'est une logique musicale qu'il n'y en a à définir ce qu'est la musique.
Pour le musicien en effet, il n'y a pas de définition qui vaille de ce qu'est la musique. Plus encore, il ne peut y en avoir, pas plus qu'il n'y a, pour un mathématicien, de définition qui vaille des mathématiques.
Entendons-nous bien : je ne prétends nullement qu'il n'existe en général aucune définition qui vaille de la musique ou des mathématiques. Les encyclopédies énoncent par exemple que la musique est l'art des sons ; pourquoi pas ? Et elles affirment également que les mathématiques sont la science des figures et des nombres - c'est déjà plus mauvais ! -. Peu importe : que ces définitions soient souvent insatisfaisantes n'est pas ici le point. On peut en effet donner une définition des mathématiques entièrement satisfaisante à mes yeux (mais si elle me satisfait, c'est peut-être parce que je ne suis pas à proprement parler mathématicien mais seulement ami des mathématiques). Cette définition, je la prélève dans la philosophie d'Alain Badiou : " les mathématiques, c'est l'ontologie " (3); soit : la mathématique est tout ce qui peut se dire de l'être en tant qu'être. Voilà une belle et bonne définition à mes yeux mais je suis persuadé que pour le mathématicien, singulièrement pour ce que les anglo-saxons appellent le " working mathematician ", cette définition est sans efficace. Peut-être sera-t-il secrètement flatté d'être ainsi élevé à la dignité d'ontologue mais cela ne le subjectivera guère dans son entreprise propre.
De même on peut définir philosophiquement l'art comme " vérité du sensible " et la musique comme " vérité de l'audible " ou, sans doute mieux, " vérité de l'écoute ". mais, en tant que définitions, ces énoncés (de même origine philosophique que celle précitée des mathématiques) n'auront guère d'efficace de l'intérieur de la pensée musicale.
Ainsi, pour un musicien, la musique ne se définit pas, lors même que ce mot reste pour lui un mot capital dont il ne saurait se passer. Le musicien passe ainsi son temps à se demander, avec angoisse, si en interprétant telle oeuvre, en écrivant telle autre, il s'y produira bien le bonheur de quelque musique. Et le musicien se disputera volontiers avec tel autre sur ces mots : " ça, c'est de la musique ! ça, ce n'est pas de la musique ! ".
Finalement pour un musicien, le mot musique est un nom, singulièrement un nom propre qui opère sans qu'on ait nul besoin de le définir, un peu comme la femme que vous aimez porte pour vous un nom propre qui suffit à vous animer sans que vous songiez pour autant à vouloir le définir.
Si musique ne se définit pas, logique musicale pourrait-il l'être ? Sans doute pas, en raison de la trop grande proximité de ces deux noms.
Petit schème démonstratif par l'absurde : Si l'on pouvait définir musicalement ce qu'est une logique musicale, c'est sans doute qu'on pourrait définir musicalement ce qu'est la musique. Comme on ne peut faire ceci (voir l'axiome précédent, ou axiome du nom propre), c'est qu'on ne peut faire cela. CQFD.
Si l'on ne peut définir la logique musicale, que reste-t-il alors à faire ?
Il nous faut identifier où opère en musique la dimension logique. Il faut discerner les instances logiques de la musique. En un sens, il faut moins parler de " la " logique musicale " ou d' " une " logique musicale que " du " logique en musique, de ce qui peut être dit logique en musique en se proposant de repérer son travail propre : son lieu spécifique, ses opérations singulières, ses effets particuliers.
Quelles sont donc en musique les instances proprement logiques et comment opèrent-elles ?
La logique de la musique est-elle musicale ?
Repérer ces instances logiques suppose d'abord que la pensée musicale s'oriente face à la question suivante : la logique de la musique est-elle à proprement parler musicale ?
La réponse la plus commune est négative. L'opinion la plus courante (la doxa contemporaine) est que la logique de la musique n'est pas musicale, ce qui se dira : la logique de la musique est surdéterminée par des logiques venues d'autres domaines de la pensée.
Il est essentiellement trois manières de mettre ainsi la logique de la musique sous tutelle d'une autre discipline de pensée :
Tutelle mathématique (arithmétique)
La première est de mettre la logique de la musique sous tutelle des mathématiques, le plus souvent de la seule arithmétique, et, plus banalement, d'une combinatoire des premiers nombres entiers. On trouvera une formulation exemplaire de cette tutelle dans l'énoncé de St Thomas d'Aquin au principe de sa Somme théologique : " Musica credit principia sibi tradita ab arithmetico " (la musique s'en remet aux principes qui lui sont livrés par l'arithmétique).
Tutelle physique (acoustique)
D'autres thématiseront une tutelle d'ordre physique, plus précisément d'ordre acoustique. Est-il ici besoin de rappeler des noms (Aristoxène de Tarente, Rameau...) tant cette orientation semble aujourd'hui aller de soi ? La logique de la musique serait ainsi structurée par une logique proprement physique.
Attention : il ne s'agit pas seulement en cette conception de tenir compte de lois physiques singulières (ce serait un truisme) mais bien de fixer une tutelle d'ordre spécifiquement logique. La musique n'emprunterait pas seulement à la physique son matériau, la physique ne délivrerait pas seulement à la musique un cadre d'envol ou des conditions matérielles d'existence (ce qui, encore une fois, va de soi : pas de musique sans sons, bien sûr) mais la pensée musicale devrait caler ses principes logiques d'inférence sur ceux de l'acoustique, ce qui est une tout autre proposition. Soit l'idée que la logique du musical devrait être normée par la logique physico-acoustique du sonore.
Tutelle psychologique (et physiologique)
Il est une troisième figure tutélaire : celle de la psychologie. La musique serait extérieurement normée par un psychisme des sentiments et une physiologie des sensations. Même si la catégorie de psychologie ne remonte pas aussi loin dans le passé, on trouve indication de cette orientation dès les Grecs pour la suivre ensuite, sans interruption, jusqu'à l'âge moderne. Cette tutelle gagerait, au même sens que les deux précédentes, la cohérence musicale sur une logique exogène : pour paraphraser St Thomas, la musique devrait s'en remettre aux principes psychophysiologiques.
Autonomie musicale
Je soutiendrai ici une thèse tout autre : la musique comme pensée est en état de s'autonormer (ce qui n'est aucunement se retrancher et s'autodéfinir, moins encore autodémontrer sa cohérence : l'autonomie musicale n'est ni une autarcie, ni à proprement parler une nomologie (4) si bien qu'on soutiendra alors que la logique de la musique est musicale et non plus mathématico-arithmétique, physico-acoustique ou psychophysiologique.
Sous cette (hypo-)thèse, comment discerner les opérations logiques en musique ?
Je procéderai en deux temps. Dans un premier temps, je thématiserai ces questions en les variant. Dans un second temps, plus synthétique, je distinguerai différentes instances logiques en musique que je tenterai d'articuler.
Je vais d'abord déployer une série de variations autour du logique en musique. Ce faisant, je vais donner à mon propos une forme musicale plutôt que mathématique puisque, si mathématiser, c'est démontrer, musicaliser, c'est varier.
Il est deux grandes manières musicales de varier :
La première, la plus usuelle, c'est de développer un objet en sorte qu'il s'altère au fil du discours. C'est par exemple celle de Beethoven.
La seconde, moins usitée, consiste à varier le contexte de présentation d'un objet qui reste, lui, inaltéré. La manière la plus simple est alors de varier son éclairage, en faisant pivoter un projecteur autour de l'objet immobile en sorte que chaque nouvelle disposition en révèle un profil renouvelé. Henri Pousseur a exhaussé ce type de variations chez Schubert.
Ces deux manières ont un point commun : elles vont du même à l'autre, ou plus exactement du même aux autres. Toutes deux partent de l'énonciation d'une identité (disons d'un thème : ce serait ici le logique en musique) pour générer de l'altérité : dans le premier cas, en générant d'autres objets ; dans le second en faisant apparaître d'autres facettes ou profils du même objet.
Je préfère travailler sur un tout autre type de variation qui, à l'inverse des précédents, procède des autres au même. L'enjeu propre de ce troisième type de variation n'est plus l'altération d'une identité initiale mais le dégagement d'un trait commun dans une diversité dispersée. Il s'agit ici en quelque sorte de rapprocher ce qui est lointain et sans rapports apparents, pour reconnaître le travail souterrain et pour ainsi dire incognito d'une même figure au sein de la diversité de départ. Bien sûr, ce troisième type de variations est surtout intéressant quand il n'est pas le pur et simple renversement des deux types précédents, c'est-à-dire quand il ne conduit pas à présenter un thème conclusif qui serait de même nature que celui présenté en ouverture par les autres types de variations. Il ne s'agit donc pas ici de procéder comme le fait Liszt dans sa Fantaisie " Ad nos " ou Franck dans son premier choral pour orgue en ne livrant qu'à la fin le thème princeps formant la clef rétrospective de l'oeuvre.
Si j'appelle altération mes deux premiers types et reconnaissance mon troisième type, ce qui m'intéresse est donc que la reconnaissance produise un objet qui ne soit plus exactement apte à générer des altérations. La reconnaissance n'est pas une altération rétrogradée, et si celle-ci est apparentée à une déduction, celle-là n'est pas apparentable à une induction.
Ma méthode ici relèvera de ces variations-reconnaissance et je mettrai le terme de logique au rouet d'occurrences variées en sorte d'arriver à circonscrire ce qui se présente au premier abord comme un trou noir, captant toute lumière plutôt qu'illuminant l'esprit.
Ces variations, les unes négatives de délimitation, les autres positives d'enveloppement et de voisinage, viseront à reconnaître, sous un simple mot, un nom.
Variation 1 : Emergence historique
Examinons brièvement le moment historique où apparaît la catégorie de logique musicale.
Cette catégorie semble émerger à la fin du XVIII° siècle, dans un contexte tout à fait particulier. Selon le musicologue Carl Dahlhaus - je le cite, un peu longuement - : " on pourrait regrouper les éléments techniques ou esthétiques qui permirent une autonomisation de la musique instrumentale sous le concept de logique musicale, étroitement lié à l'idée du caractère langagier de la musique. [...] Herder parle [...] en 1769 avec un mépris certain de la logique en musique [...] : la logique musicale, qui gît dans la relation des accords, est écartée par Herder [...] comme un élément secondaire. [...] Le concept de logique musicale [...] mis à l'honneur [...] par Herder (le premier, semble-t-il, à employer le terme) [le fut également], vingt ans plus tard, par Johann Nicolaus Forkel [qui écrivait] : Le langage est le vêtement des pensées, comme la mélodie est le vêtement de l'harmonie. On peut définir sous cet angle l'harmonie comme une logique de la musique puisqu'elle entretient avec la mélodie à peu près le même rapport que la logique avec l'expression dans le langage. [... Ainsi] Forkel cherche une synthèse, là où Herder oppose, [et] c'est cette régulation harmonique des rapports entre les sons qu'il nomme logique musicale " (5).
Somme toute, si l'on en croit Dahlhaus, l'émergence de la catégorie de logique musicale serait caractérisée par les traits suivants :
1) Le thème d'une logique musicale est apparu lorsque la musique a tenté de penser son autonomie par rapport au langage naturel, lorsque la musique a dû penser son en-soi et son pour-soi.
2) Le thème d'une logique musicale a été immédiatement corrélé au modèle du langage, la musique inclinant à réfléchir son autonomie sous la modalité d'un langage musical spécifique.
3) La logique musicale a eu pour terrain d'épreuve immédiat sa capacité à nouer harmonie et mélodie dans une époque où contrepoint et polyphonie (qui régulaient jusque-là les dimensions horizontale et verticale du discours musical) avaient cédé la place à la mélodie accompagnée.
4) La question logique, définie comme possibilité de réguler de nouveaux rapports entre les sons, fut installée au coeur du discours musical, non en sa périphérie : la logique musicale aurait été le centre harmonique animant la surface mélodique.
On a donc quatre traits initiaux :
1) La question de la logique musicale apparaît quand la musique tente de se penser comme univers autonome et réfléchit ce qui en assure la consistance propre
2) La logique musicale est pensée originellement en corrélation avec la catégorie de langage.
3) La logique musicale travaille à l'unité d'un champ scindé (ici partagé entre mélodie et harmonie).
4) La logique musicale est un centre qui anime une apparence périphérique.
Variation 2 : Fugue (Bach)
Le début des fugues de Jean-Sébastien Bach expose une matrice toute simple qu'on peut figurer ainsi : le thème, classiquement nommé sujet, se prolonge en un contre-sujet en même temps qu'il se répète sous une forme altérée en ce qu'on appelle une réponse. On a donc l'association d'une réitération altérante (la réponse reprend le thème en le transposant et ainsi le modifiant - voir également les mutations éventuelles -) et d'une prolongation en une autre figure mélodico-rythmique (le contre-sujet). Soit : l'un du sujet se divise en deux (en contre-sujet et réponse) dans le mouvement même de son affirmation.
Il me semble que cette " logique " peut être confrontée au principe de non-contradiction qui trouve son expression emblématique dans le livre Gamma de la Métaphysique où Aristote le pose comme fondement premier et irréductible de toute cohérence du logos (6).
A ce principe de non-contradiction, on pourrait contraposer un principe musical que j'appellerai principe de négation contrainte : tout objet musical posé doit se composer avec son contraire, c'est-à-dire se composer en devenir. Dans notre petit exemple, le thème existe en devenant autre par scission selon une double altération : celle du contre-sujet et celle de la réponse. Première figure qui contredit l'idée d'un parallélisme entre logique classique et logique musicale pour avancer plutôt l'idée d'une antisymétrie (ou d'une orthogonalité) entre ces deux logiques.
Variation 3 : Illogisme 1 (Xenakis)
Variation négative cette fois, de délimitation
Prenons un exemple chez celui qui s'est fait le chantre du parallélisme entre mathématiques et musique, j'ai nommé Xenakis.
La première page d'Herma, oeuvre pour piano de 1961, présente un matériau dont le mode de structuration des hauteurs est déclarée stochastique, ce qui semble plausible vu le caractère erratique du matériau, à cette exception près cependant, et qui n'est pas mince, que se glisse dès les premières mesures une pure et simple série dodécaphonique dont il n'y a aucune chance pour qu'un tirage probabiliste puisse jamais l'engendrer.
Erreur de calcul se demande-t-on ? Geste libre du compositeur transgressant les lois de son calcul pour mieux exhausser une raison musicale libérée des enchaînements mécaniques ? Un examen de l'ensemble de la partition conduit à infirmer cette hypothèse dans la mesure où ce geste dodécaphonique se retrouve sans conséquence ultérieure : ni réitération altérée, ni influence sur le geste stochastique dominant qui, lui, ne cessera de profiler les tornades de notes qui vont suivre.
Le mot illogique s'impose ici en raison du principe musical précédemment posé (le principe de négation contrainte) qui veut qu'a minima une affirmation (ici celle d'une série dodécaphonique) soutienne quelque conséquence et ne se retrouve pas sans suite, tel un axiome inemployé restant couvert de poussière dans un coin d'une théorie. Pire qu'un axiome inaperçu : un axiome inutile ! (7)
Variation 4 : Logique thématique (Mozart)
Revenons à des compositeurs d'une tout autre stature, à Mozart en l'occurrence. Examinons ce petit extrait du développement dans le 25° concerto pour piano (en Do majeur K. 503).
On a là l'exemple chimiquement pur d'un développement thématique où le thème s'affirme comme conscience de soi c'est-à-dire en capacité de normer sa propre altération. En effet, on a ici une séquence où le thème revient trois fois, transposé du Do majeur initial d'abord en Fa Majeur, puis en Sol majeur, et enfin en La mineur. Il est facile de rapprocher cela des hauteurs formant la tête du thème pour constater que le thème s'est ainsi déplacé selon un parcours macroscopique isomorphe à la structure microscopique de son entame.
On est ici en présence d'un fragment de développement qui exemplifie ce qu'on pourrait nommer une logique thématique (8).
Variation 5 : Répétition (Haydn)
Dans ses symphonies et quatuors, Haydn est familier d'un jeu sur une surprise qu'il aime à réitérer. Il s'amuse ainsi à nous surprendre une première fois, à répéter ensuite cette surprise en sorte que cette seconde fois devienne une sorte de clin d'oeil humoristique pour nous suspendre alors à une expectative : cette seconde fois ne serait-elle pas en vérité une deuxième fois qui serait scellée comme telle par une troisième occurrence à venir ? Haydn est coutumier de ce petit jeu du " jamais 2 sans 3 " où tantôt il déjoue notre attente, tantôt il y répond en nous surprenant d'avoir été jusqu'au bout des trois coups.
Cet exemple me semble indiquer combien la musique contrevient à un principe logique fondamental qui est le principe d'identité (A deux fois posé est identique à lui-même quelles que soient ses différentes occurrences). Le principe de logique musicale, antisymétrique de ce principe d'identité, pourrait être dit principe de différenciation et formulé de la manière suivante : tout terme musical posé deux fois supporte, par le fait même, une altérité ; soit : aucun terme n'est, posé deux fois, identique à lui-même. Ou encore : en musique, répéter, c'est ipso facto altérer.
Variation 6 : Illogisme 2 (Schoenberg)
En 1952, Boulez a relevé, avec une vigueur de bon aloi, ce qu'il appelle un contresens (9) dans la compréhension du dodécaphonisme par son inventeur. Il fait référence à ces cas où chez Schoenberg la série dodécaphonique structure logiquement la mélodie (selon la loi de son ordre propre) pendant que l'accompagnement harmonique de cette même mélodie se trouve régi par un principe de répartition des restes : pour faire les accords, on prend les hauteurs inemployées par la mélodie, on en fait des petits paquets qu'on associe vaille que vaille au bel ordre horizontal.
Boulez y lisait à juste titre l'échec du dodécaphonisme pour structurer un matériau restant soumis à la formule surannée de la mélodie accompagnée. Si en cette matière la réussite de l'harmonie tonale (comme on l'a vu avec Forkel) pouvait être indexée à l'existence d'une logique musicale, l'échec inverse de Schoenberg à le faire selon ses principes dodécaphoniques doit être cette fois indexé d'illogisme. (10)
Variation 7 : Tautologie (Ligeti)
Nouvel exemple négatif, dégageant ce que je propose d'appeler une tautologie musicale. Prenez une partition de Ligeti telle Coulée (étude pour orgue de 1969). Il suffit d'entendre le début de l'oeuvre et de jeter un coup d'oeil à la partition pour constater que les rapports de l'oreille à l'oeil sont ici purement fonctionnels et musicalement redondants. Rapidement dit, l'ordre propre de l'écriture est ici ramené à son noyau le plus maigre : celui d'une codification univoque si bien que la dialectique entre écriture et perception, où l'une nourrit l'autre (à mesure du fait que par ailleurs elle l'excède) est ici rabattue à une lapalissade.
Variation 8 : Logique de l'écoute (Ferneyhough)
Avant-dernier exemple, tiré de La Chute d'Icare de Brian Ferneyhough. Vers la fin de l'oeuvre, après la cadence de la clarinette et au début de la coda, un curieux événement se produit : une petite pulsation régulière est énoncée successivement par trois instruments (la petite flûte, le violon, et le violoncelle) dans un contexte d'écriture laissant peu de champ à ce type de régularité qui fut l'apanage de la musique des siècles précédents. Ce qui est ici singulier et pose un problème " logique " original est que cette intervention surgit si tardivement dans l'oeuvre qu'elle n'est plus susceptible de consécutions et impose un examen rétrospectif, une réévaluation de ce qui a précédé plutôt qu'elle n'ouvre à ce qui va suivre (et qui est presque terminé). D'où la sensation que ce petit moment pose à l'écoute un problème de logique qu'on pourrait dire d'ordre inductif (11).
Variation 9 : Champ magnétique (Monteverdi)
Dernier exemple : Monteverdi commence le madrigal Hor ch'el ciel et la terra par un accord de tonique qu'il répète de manière si intense que cet accord, destiné dans la logique tonale à servir de repos, va se trouver au contraire chargé d'une tension sans cesse croissante en sorte que ce sera l'arrivée longuement retardée de l'accord de dominante qui va fonctionner comme détente là où la logique tonale voudrait, à l'inverse, que la dominante majore la tension et appelle une résolution ultérieure.
Cet exemple indique comment une oeuvre prend en charge une logique musicale (en l'occurrence la logique tonale) non pas pour se soumettre à des enchaînements codifiés et mécanisables (comme on peut le faire dans une règle de déduction logique telle le modus ponens) mais plutôt pour mettre en jeu des lignes de force, des courants d'énergie que l'oeuvre alors est loisible de tordre et déformer, ou de remonter à contre-courant. Sous cet angle, la logique tonale doit apparaître comme la constitution d'un champ magnétique qu'il est toujours possible de parcourir en tous sens, pour peu qu'on mette l'énergie suffisante pour biaiser localement les trajectoires profilées par le champ.
Coda
En première récapitulation, ces variations permettent de dégager les points suivants :
1) Logique mathématique et logique musicale seraient moins parallèles qu'antisymétriques.
On peut systématiser cette antisymétrie en contraposant aux trois grands principes logiques d'Aristote les trois principes caractéristiques de la dialectique musicale :
- le principe de différenciation face au principe d'identité (voir variation 5) ;
- le principe de négation contrainte face au principe de non-contradiction (voir variation 2) ;
- enfin là où la logique aristotélicienne prescrit le principe du tiers exclu (entre A et non-A il me faut choisir car il n'y a pas de position tierce), la composition musicale poserait un principe du tiers obligé : tout terme musical posé doit se composer avec un autre terme qui est autre que la négation en devenir du premier, terme neutre (12) puisqu'il n'est " ni l'un, ni l'autre ".
Au total, ces trois principes suggéreraient que la pensée musicale devrait avantageusement se confronter à la logique stoïcienne (13) plutôt qu'à celle d'Aristote.
2) On appellera tautologie musicale une corrélation entre deux ordres qui n'est qu'une fonctionnalité univoque et mécanisable.
3) En musique la logique opérerait à la jointure de deux dimensions : par exemple les deux dimensions de l'horizontal mélodique et du vertical harmonique, ou encore les deux dimensions du macroscopique et du microscopique. Où l'on retrouve que la logique fait lien.
4) L'exemple de La chute d'Icare pointe des questions logiques qui relèvent moins de la structure musicale que d'une dynamique singulière de l'oeuvre : comment une oeuvre donnée traite, pour son propre compte, des principes logiques musicaux généraux dont elle hérite au titre de la situation musicale dans laquelle elle s'inscrit.
On aura peut-être remarqué que ma méthode d'exposition, par variations tentant de circonscrire un objet par des flèches qui le ciblent, s'apparente intimement à l'esprit de la théorie des topos où l'objet importe moins que le réseau des relations-flèches qu'il supporte. Il y a là une rencontre, nullement hasardeuse (on y reviendra plus loin), entre une nécessité musicale et une thématique mathématique, rencontre qu'il me faut un peu préciser.
En matière de logique comme en d'autres, je tiens qu'il n'y a pas de noeud direct entre mathématiques et musique et que toute tentative de rapporter les unes à l'autre passe (doit passer) par la philosophie. Toute tentative de rapporter directement les mathématiques à la musique (14) ne se fait ultimement que dans ce que j'appellerai une problématique d'ingénieur, c'est-à-dire dans la modalité d'une application des mathématiques à la musique. Rapport d'application qui ignore entièrement le contenu de pensée des mathématiques pour n'en capter que les résultats inscriptibles en une formule, c'est-à-dire en ce point où la rationalité mathématique se dépose en une pure équivalence de calcul des deux cotés d'un signe égal (" = "). Réduire les mathématiques à un formulaire applicable ou transposable en musique est malheureusement l'approche aujourd'hui dominante. Xenakis s'est bâti une réputation sur ce genre d'opérations (15).
Ma thèse est que l'on ne peut rapporter en pensée mathématiques et musique qu'en passant par la philosophie, et non par telle ou telle technique de calcul. S'il s'agit entre mathématiques et musique de contemporanéité de pensée, non de vassalité et d'application, c'est alors la philosophie qui constitue le cadre de pensée adéquat à la circonscrire. Et ceci à mesure du fait que la pensée musicale n'est pas scientifique mais artistique et que les rapports directs entre mathématiques et physique par exemple ne sauraient donc avoir d'équivalence entre mathématiques et musique : les rapports d'application directe des mathématiques à la physique sont légitimés par la thèse sur le caractère ontologique des mathématiques puisque tout ce qui vaut pour l'être en tant qu'être vaut ipso facto pour tout étant. Mais, précisément, la musique n'est pas une science, et la logique musicale n'est pas d'ordre acoustique...
Après cette première exploration du logique en musique, donnons un tour plus synthétique à ces réflexions, et proposons ce que les mathématiciens appelleraient un " fascicule de résultats ".
Dans le champ musical qui est le nôtre, je propose d'entendre par logique ce qui conditionne formellement des possibilités d'existence.
Toutes les conditions d'existence ne sont pas logiques ; sont proprement logiques celles qui enchaînent formellement des possibilités d'existence.
Pour donner un exemple élémentaire, lorsque la règle logique du modus ponens pose " si A entraîne B et si A est vrai, alors B est vrai ", elle soutient le possible de B sous condition à la fois de A et de "A entraîne B", sans autrement se soucier ni de l'existence effective de A, ni de la validité réelle de l'inférence "A entraîne B".
Ainsi la logique ne s'occupe nullement des existences réelles mais seulement de prescrire une cohérence du possible, en amont de son éventuelle effectivité. Pour parler comme Leibniz, la logique configure les mondes possibles mais laisse à Dieu le soin de fulgurer celui qui deviendra le seul monde réellement existant.
Sous cette délimitation, je propose de distinguer trois instances du logique en musique :
- l'écriture de la musique ;
- la dialectique des pièces de musique ;
- la stratégie spécifique d'une oeuvre musicale.
Musique et oeuvre
Un point important en matière de logique musicale est en effet la différence entre le niveau structural de la musique et le niveau concret et singulier de l'oeuvre. S'il existe par exemple quelque chose comme une logique tonale, il est clair qu'aucune oeuvre ne l'expose exactement comme telle. Seul un traité d'harmonie est susceptible de le faire. C'est dire qu'au niveau de l'oeuvre, qui est somme toute celui qui ultimement importe, la musique ne reste qu'affectée par cette prescription logique (si l'oeuvre est tonale) sans être entièrement sous sa loi.
L'oeuvre assume d'une part un devoir-dire où l'on peut lire une prescription ontique (c'est-à-dire la nécessité d'assurer son unité comme étant musical, cet étant qu'on a l'habitude de nommer une " pièce " de musique) en même temps que l'oeuvre assume un vouloir-dire d'ordre stratégique.
Il faut donc, pour une oeuvre, séparer son régime général d'inférences (ou consistance d'un devoir-dire) de sa stratégie (ou insistance d'un vouloir-dire) où un régime singulier d'inférences est à l'oeuvre.
On proposera dans la suite de nommer pièce de musique cette première composante de l'opus musical (régime général d'inférences, ou consistance de son devoir-dire) et oeuvre la seconde (la stratégie et son régime singulier d'inférences, ou insistance d'un vouloir-dire). La pièce de musique est le niveau où l'opus s'inscrit comme un étant, existant en situation. L'oeuvre musicale est le niveau où l'opus s'inscrit comme projet, comme un sujet musical.
On précisera alors ainsi les trois instances à présenter :
L'écriture sera l'instance logique de la musique comme univers : celle qui conditionne formellement la cohérence d'un monde possible de la musique.
La dialectique sera l'instance logique des pièces de musique : celle qui conditionne formellement la consistance d'une pièce, la possibilité de son unité.
La stratégie sera l'instance logique d'une oeuvre musicale prise comme singularité subjective : celle qui conditionne formellement l'insistance de cette oeuvre, la possibilité qu'elle soutienne un projet musical propre d'un bout à l'autre de la pièce de musique qu'elle est également.
Reprenons successivement chacune de ces trois instances en dégageant leur dimension proprement logique.
Ecriture
On peut thématiser l'écriture musicale comme dimension logique par deux interrogations.
Ecriture et matériau sonore : théorie des topos
La première : comment l'écriture musicale prend-elle en compte le sonore ? La réponse à cette question peut être logiquement éclairée par la théorie des topos.
Dans la théorie mathématique des catégories ou des topos, la logique se présente sous l'angle d'une logique d'univers. L'ensemble des opérations logiques y est en effet caractérisé comme les rapports qu'entretiennent la totalité des objets de l'univers à un seul de ces objets (le classifieur de sous-objets). La validité de n'importe quelle connexion logique de l'univers se fait ici à partir d'un point particulier et unique de cet univers si bien qu'en suivant le fil de l'interprétation philosophique qu'en développe aujourd'hui Alain Badiou (16), on pourra dire que l'opération logique procède ici d'une centration de l'univers (17).
Cette nouvelle approche de la logique conduit philosophiquement à disjoindre l'être en situation (ou être-là) et l'apparaître (ou exister).
Cette manière de voir éclaire ce qu'il peut en être d'une logique musicale puisque :
1) Le rapport entre la partition et l'audition peut être désormais pensé comme le rapport de l'être-là de la musique à son apparaître sensible.
2) La centration logique peut être caractérisée en musique comme centration sur l'écriture : l'écriture musicale est ce qui prend mesure de la dimension musicale d'un matériau sonore mis en oeuvre. Comptant ce qui en musique existe ou n'existe pas, l'écriture décide de la validité des apparaîtres (18), évalue en situation musicale l'existence réelle de chaque apparition sonore qui pourrait ne rester que mirage si l'écriture ne venait en inscrire l'effectivité. Qui, ayant entendu une pièce de musique, ne s'est ensuite reporté à la partition pour évaluer la pertinence de ce qui lui semblait être apparu ? Celui-là connaît déjà l'usage transcendantal de l'écriture, même si pour lui, tel Monsieur Jourdain, cet usage reste intuitif et non thématisé sous ce concept.
En ce sens l'écriture musicale prend en compte le passage du sonore au musical en structurant la logique musicale de la situation sonore.
Ecriture et écoute : théorie des modèles
Ma seconde question est : comment l'écriture musicale se rapporte-t-elle non pas seulement à la perception et à l'audition mais spécifiquement à l'écoute musicale ?
Rapporter l'écriture à cette singularité qu'est l'écoute musicale engage une dimension proprement logique qu'on peut présenter ainsi : en musique l'écriture est ce qui calcule et démontre alors que l'écoute s'inaugure au point où quelque chose d'inscrit, de calculé et de démontré, s'avère inmontrable c'est-à-dire non ordonnable à une stricte perception. L'écoute procède au point d'une défaillance du perceptible (19). Le moment-faveur (20) d'une oeuvre où l'écoute se lève se soutient ainsi d'une condition logique : qu'il puisse y avoir du démontré non montrable, qu'il y ait sens à parler d'une existence certaine quoiqu'imprésentable selon les régimes traditionnels de monstration (la mathématique nous en fournit maints exemples).
L'écoute musicale, qui relève d'une pensée corrélant le sensible à l'intelligible, se lève au point où le sensible se détache du seul régime du perceptible pour s'ouvrir à un nouveau principe d'intelligibilité qui ne relève plus du montrable mais inaugure une rationalité musicale d'infinités non représentables.
Comment l'écriture peut-elle prendre en charge ce nouveau régime du sensible ? Plus exactement comment l'écriture musicale peut-elle conditionner la possibilité qu'une telle écoute advienne en cours d'oeuvre puis continue d'opérer ?
Cette question engage une dimension proprement logique qui peut être mise en rapport avec ce que la logique mathématique du XX° siècle a développé sous le nom de théorie des modèles et qui thématise l'articulation de la raison et du calcul.
La mathématisation de la logique et donc sa littéralisation à partir de la fin du 19° siècle conduit à la constitution d'une scission entre d'un côté le régime de la lettre et de l'autre celui de son interprétation ; ou encore, une barre horizontale va se dresser entre un pur régime syntaxique et un régime sémantique séparé du précédent.
Ce qui, dans la théorie des modèles, interdit que la barre se dissolve, c'est que s'il y a bien une interprétation sémantique des objets, il n'y en a pas des connecteurs logiques lesquels restent donc ségrégés dans le champ syntaxique. On voit ainsi que la logique se déploie d'une part dans la consécution horizontale (c'est le calcul des propositions) et d'autre part dans un rapport vertical entre déductions syntaxiques et interprétations sémantiques (c'est la théorie des modèles).
Ceci permet de caractériser ce qu'il en est d'une logique musicale : on interprète alors les rapports entre écriture et perception musicales comme étant analogues aux rapports d'une syntaxe et d'une sémantique. En ce sens, une logique musicale serait la science de la manière selon laquelle les enchaînements d'écriture se dialectisent aux consécutions sonores.
Si l'on interprète la dualité mathématique théorie / modèle en la projetant sur la dualité musicale partition / audition, on peut alors " interpréter " différents théorèmes logico-mathématiques du siècle en avançant les thèses suivantes (21) :
1) L'écoute musicale se décide selon des déterminations qui ne sont pas inscriptibles comme telles. (22)
2) Toute partition est compatible avec au moins deux écoutes radicalement hétérogènes entre elles. (23)
3) Toute écriture musicale cohérente se garantit ipso facto l'existence possible d'une écoute. (24)
Dialectique
Mon deuxième grand ordre de préoccupation concerne la dialectique musicale.
On a vu précédemment comment la musique pouvait s'organiser autour de principes dialectiques antisymétriques de ceux de la logique aristotélicienne. Ces principes organisent des régimes d'inférence également logiques c'est-à-dire des enchaînements du type " Si... alors... ". Le principe en était déjà posé dans les principes qu'on a dit de négation contrainte (voir variation 3 : " Si A, alors non-A ") et de tiers obligé.
Quatre enjeux dialectiques
Ces inférences en musique prennent un tour plus systématique si on examine le soubassement proprement logique des différents styles de composition qu'a connus la musique. Qu'en musique logique puisse se dire dialectique se voit au fait que chaque situation musicale historique a fixé un enjeu dialectique singulier aux oeuvres qui s'y inscrivaient.
1. Pour la fugue baroque, l'enjeu dialectique était celui d'une scission de son unique sujet (en un contre-sujet et une réponse : cf. variation 2) :
2. Pour la sonate classique, l'enjeu dialectique était celui d'une résolution des deux forces opposées mises en oeuvre (25).
3. Pour l'opéra romantique de Wagner, l'enjeu dialectique était celui d'une transition entre les multiples entités qui le peuplaient.
4. Pour l'oeuvre sérielle de Boulez, l'enjeu dialectique était celui d'un renversement des places (26).
Dialectique du même
On retrouve ici le point indiqué précédemment : toutes ces dialectiques se caractérisent par le fait de concevoir la variation musicale (au sens large du terme) comme l'altération d'une unité princeps. On dira qu'il s'agit là de la dialectique musicale classique et on posera qu'il n'y a aucune raison de limiter la dialectique musicale à cette dialectique classique, pas plus qu'il n'y en a aujourd'hui dans les mathématiques à se limiter à la logique classique bivalente (du tiers exclu). J'ai épinglé une alternative possible qui anime mon travail de compositeur, et que j'ai appelée la variation-reconnaissance. Quelques mots supplémentaires pour dessiner l'espace possible de sa mise en jeu.
L'idée est ici de dégager une dialectique musicale qui, à l'inverse de la dialectique classique, aille des autres au même, une sorte de conquête du générique, du quelconque, de l'anonyme. L'altérité y serait un point de départ, une évidence première en sorte que l'étonnant et le précieux s'attachent alors à l'universalisation du même et non plus à la diversification des particularités. Bien sûr, comme indiqué précédemment, cette dialectique ne saurait être une altération rétrogradée, inversant les déductions en induction. Cette dialectique doit se doter de ses opérations propres qui ne sauraient être le simple envers des opérations classiques.
Ma proposition serait ici de s'inspirer systématiquement de Kierkegaard, tout particulièrement de trois de ses opérations : la reprise, la reconnaissance et la réduplication.
La reprise (ou retour en avant) est une seconde occurrence qui s'avère être première, quand la reconnaissance (d'un inconnu )(27) est une première occurrence qui s'avère seconde.
La réduplication est une réflexion qui scelle l'un d'un geste par le fait que le comment y réduplique le ce que, que l'énonciation y valide l'énoncé, que le faire y scelle le dire... (28).
Ces trois opérations formelles touchent à deux acceptions différentes du deux : reprise et reconnaissance traitent d'un deux ordinal (car elles fixent un ordre et déterminent qui est premier et qui est second) quand réduplication (et son corollaire hégélien le redoublement) traite d'un deux cardinal (c'est-à-dire qui relève de la quantité et détermine de quelle manière 2 est ou non identifiable à 1+1).
Ces opérations, entre autres, me semblent susceptibles de configurer une alternative logique au développement musical classique. Je tiens qu'en vérité ces opérations sont déjà en acte dans tout une série d'oeuvres contemporaines (je songe par exemple à celles d'Eliot Carter ou d'Helmut Lachenman) et qu'il s'agit donc de prendre ici mesure de pas déjà effectués, de dégager des principes déjà à l'oeuvre, un peu comme il fut nécessaire au début du XX° siècle de mettre au jour l'axiome de choix, déjà mis en oeuvre implicitement par beaucoup de mathématiciens du siècle précédent.
Stratégie
Venons-en à ma troisième grande préoccupation logique. Elle engage la stratégie propre à chaque oeuvre et conduit à distinguer deux prescriptions d'ordre logique pour l'oeuvre.
1. La stratégie de l'oeuvre doit se donner dans un système d'inférences qui lui est propre et non pas seulement dans une déviation plus ou moins ponctuelle par rapport au système plus vaste dont elle hérite.
2. L'oeuvre doit conclure, s'achever, assumer donc sa finitude sans pour autant interpréter le moment de sa fin comme celui d'un suicide.
Reprenons ces deux points.
Système d'inférences
La prescription d'une stratégie à caractère systématique indique que l'oeuvre doit poursuivre un projet musical propre avec insistance, acharnement même, et ce par-delà la diversité des situations sonores rencontrées. L'oeuvre, pour être véritable sujet musical, ne saurait se contenter d'inscrire un clinamen ponctuel, sans conséquence, de poser quelque déclinaison locale par rapport à un système musical qui assurerait l'enveloppe globale. Une telle oeuvre configurerait une subjectivité de caractère hystérique, et unilatéralement rebelle.
L'enjeu est que l'oeuvre constitue sur ses propres forces un vouloir-dire insistant, une intension persistante qui relève d'un parti pris systématique et non pas seulement de quelque réactions momentanées à un parcours qui resterait normé par ailleurs par un système tonal, ou sériel, ou pourquoi pas, par une dialectique systématique du même...
Je ne dis pas que cette systématicité doit être formalisée ; elle ne prend pas la forme d'un système alternatif aux systèmes musicaux bien connus. Il s'agit là d'une qualité subjective d'insistance plutôt que d'un système codifiable.
Cette systématicité singulière de l'oeuvre peut être vue comme sa manière propre d'inférer, un peu comme une théorie mathématique singulière ajoute ses propres règles d'inférence.
Pour en donner un exemple élémentaire, la théorie de la relation d'ordre posera que
" si A < B et si B < A, alors A = B "
ce qui est bien une nouvelle manière d'inférer l'identité de A et de B.
Dire que cette stratégie doit être systématique renverse la problématique boulezienne du système et de l'idée puisque l'idée de l'oeuvre n'est plus alors ce qui s'affronte au système musical pour le dévier mais bien ce qui fait système propre à l'oeuvre, en superposition du système musical.
Je propose, comme emblème de cette idée systématiquement poursuivie, la catégorie de diagonale qui ne doit rien à l'oblique de Boulez mais beaucoup à la procédure mathématique que Cantor a inventée. J'ai présenté ailleurs cette méthode ; je n'y reviendrai pas (29).
Moment de la fin
Si cette insistance inscrit le désir de l'oeuvre dans l'infini de la situation, le moment de la fin est celui qui rappelle l'oeuvre à la nécessité de conclure.
Ce moment de la fin, où l'oeuvre fait confiance dans les effets ultérieurs de son acte, dans le dialogue instauré avec d'autres oeuvres, pose des questions logiques singulières pour lesquelles il me semble loisible de s'inspirer de la procédure logico-mathématique du forçage. Là aussi, la pratique de Schoenberg serait très éclairante. Je ne peux que renvoyer à l'examen de ses propres fins d'opus (30).
Corrélation des deux
Système et conclusion sont ainsi logiquement corrélés : s'il y a lieu d'interrompre, c'est bien parce qu'est à l'oeuvre une stratégie et non pas une série désordonnée de coups.
La stratégie de l'oeuvre engage le rapport du fini à l'infini du sein même de l'oeuvre, et ce rapport relève de préoccupations logiques pour autant qu'on l'examine, comme ici, formellement, c'est-à-dire selon un régime de conditionnement du possible : si l'oeuvre est bien telle et donc veut dire par delà ce qu'elle doit dire, si l'oeuvre n'est pas qu'une pièce de musique activée par la situation qui la structure et l'activant en retour mais bien un sujet musical, alors son vouloir-dire doit s'inscrire dans une procédure singulière d'insistance et doit aller jusqu'à se décider à conclure. Qu'un vouloir-dire singulier, différent d'un devoir-dire général, génère ainsi sa propre nécessité d'enchaîner, épingle l'instance de ce qui a pu être appelé, dans d'autres contextes de pensée (philosophique, psychanalytique...), une logique du sujet, soit le régime formel d'inférences auquel le sujet s'enchaîne, par libre décision, s'il est vrai que la liberté de l'oeuvre musicale est comme celle de Kierkegaard de se déterminer, ou, comme celle de Nietzsche, de se tenir pour responsable de ses actes.
Si le logique est bien un régime formel de conditionnement et d'inférence, alors en musique la prescription logique se donnera, par projection sur le triple niveau du monde de la musique, de l'opus considéré comme pièce de musique et comme oeuvre musicale, en une triple injonction :
1) Le monde de la musique sera un univers de pensée, apte non seulement à découper de l'être musical (à délimiter des étants musicaux) mais à contrôler les apparaîtres et à apprécier les existences, à mesure de la constitution par l'écriture musicale d'un lieu (la partition) qui y soit central : à la fois au centre du monde de la musique et qui, en retour, le centre.
2) La pièce de musique sera dotée d'une unité effective, sera comptable-pour-une à raison de sa mise en jeu d'une dialectique spécifique, propre à la situation musicale particulière (s'entend : à l'état particulier de l'univers de la musique) dans laquelle elle est de fait placée. Cette dialectique règle formellement un régime général d'inférences et de consécutions que la pièce fait sien.
3) L'oeuvre de musique sera procès subjectif et pas seulement subjectivation si elle met en oeuvre une stratégie c'est-à-dire une aptitude à faire insister, tout au long de la pièce de musique qu'elle est, un vouloir-dire singulier ossaturé par quelque principe singulier d'inférence qui est sa raison propre d'exister comme projet musical.
Soit, de manière plus synthétique :
- L'écriture assure la cohérence logique du monde de la musique (31).
- La consistance logique des pièces de musique tient aux types de dialectique musicale historiquement constitués.
- La logique d'insistance d'une oeuvre musicale se constitue comme stratégie musicale à chaque fois singulière.
Soit, de manière encore plus ramassée :
En musique le logique opère comme cohérence d'écriture du monde, consistance dialectique des pièces et insistance stratégique de chaque oeuvre.