François NICOLAS

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Le pli du sérialisme

(Notre présent musical relève-t-il d'un après-sérialisme ?)

(24 mars 1998)

Notre présent musical relève-t-il d'un après-sérialisme ? À cette question, il semble légitime de répondre en examinant d'abord ce qu'est notre présent musical, ensuite ce qu'est (ou a été) le sérialisme, pour enfin mettre en rapport ces deux entités, et examiner si ce rapport du présent au sérialisme est pensable dans la modalité d'une succession d'un post-sérialisme.

Question de méthode

Je ne suis cependant pas sûr que cette méthode soit ici fructueuse, et ce pour deux raisons :

* La première raison tient au fait particulier que notre présent musical me semble peu découpé, mal défini, incertain, très divers et, en un sens, menacé d'inconsistance. Il paraît ainsi difficile de parler globalement d'un présent musical et il semblerait préférable de s'en tenir alors à des entités plus circonscrites : par exemple telle ou telle oeuvre compositionnelle en cours - j'y reviendrai...

* La seconde raison, plus générale, est de méthode : faut-il penser un rapport à partir des deux termes qui vont le composer ou ne faut-il pas plutôt tenir que, parfois, c'est le rapport même qui tend à constituer ses deux termes ? Soit : le rapport est-il constitué (par les deux termes) ou plutôt constituant (pour les deux termes) ? Toute une pensée moderne nous pousse plutôt vers la seconde hypothèse : vers l'idée que le rapport (surtout dirai-je le rapport d'ordre temporel) ne procède pas par mise en relation d'un terme et d'un autre mais qu'il précède au contraire l'existence des termes dont il va articuler la distinction.

Que le deux précède l'un, que le deux ne soit pas dédoublement de l'un, l'un étant au contraire un repliement sur soi du deux, ceci a été récemment relevé par Françoise Proust  comme point de convergence entre des pensées aussi différentes que celle de la différance chez Jacques Derrida, celle de la différence et de la répétition chez Gilles Deleuze, celle de la structure du signifiant chez Jacques Lacan , à quoi j'aimerais ajouter celle du Deux chez Alain Badiou .

Retenons de cette gerbe philosophique l'idée de pli et demandons-nous alors s'il n'est pas possible de penser notre présent musical comme constitué en un pli, pli disposant d'un côté le sérialisme (avec ses prolongements néo-sériels) et de l'autre ce qui de ce présent serait caractérisable comme post-sérialisme.

Le présent comme pli

La difficulté est alors celle-ci : qui dit pli dit relation, interférence. On ne saurait en effet constituer de pli qui supporte deux côtés entièrement indifférents l'un à l'autre. Or, dans notre présent musical - ce terme restant pour le moment pris de manière très empirique -, il est clair que des branches entières se déploient en totale indifférence au sérialisme (à ce qu'il a été ou à ce qu'il peut encore être). En ce sens, il est patent que le sérialisme n'est plus l'horizon subjectif de notre présent : il n'y a plus nécessité musicale évidente à se définir et se constituer par rapport à lui, soit pour le soutenir, soit pour le prolonger, soit pour le combattre, soit pour le dénier, soit pour le saturer, soit pour s'en écarter... C'est d'ailleurs ce qui contribue à disperser notre présent car il n'est plus orienté selon un point d'évaluation prédominant.

Parler d'un pli du présent entre sérialisme et post-sérialisme, ce sera donc y découper quelque région, y discerner quelque dynamique subjective singulière et non pas en faire un relevé intégral. Il s'agit donc - et ceci apporte une première précision à notre question initiale - de penser ce qui de notre présent musical relève d'un après-sérialisme, sous l'hypothèse qu'une part seule de notre présent reste, ou peut rester, dans l'horizon du sérialisme. Ceci suppose donc, corollairement, que le sérialisme n'est pas en soi un temps entièrement dépassé. Il s'agit donc de penser ce qui de notre présent musical dispose d'un côté une continuation créatrice du sérialisme (qu'on appellera néo-sérialisme), de l'autre un véritable post-sérialisme, si bien que notre nouvelle question : Qu'est-ce qui, de notre présent musical, relève d'un après-sérialisme ? s'associe à la question complémentaire suivante : Qu'est-ce qui, de notre présent musical, relève d'une prolongation du sérialisme ?

Pli d'un post et d'un néo-sérialisme

Au total, penser un tel pli revient donc à se demander : En quel sens notre présent musical est-il plié en un néo-sérialisme et un post-sérialisme ?

Pour examiner la puissance qu'aurait encore le sérialisme de plier le cours musical à ses propres prescriptions, que ce soit par l'adhésion (dans un pas de plus) ou par le refus (dans un pas de côté), il me semble souhaitable de partir d'un point du présent musical qui porte en lui-même, comme une détermination intrinsèque essentielle, le dépassement même du sérialisme : non pas en une logique d'abandon, de remords et de reniement, moins encore d'ignorance ou de dédain, mais selon un démêlé interne.

De quoi alors partir ? Il faut nécessairement partir d'une oeuvre compositionnelle en cours. L'exigence est manifeste s'il est vrai que tout présent musical est ultimement décidé, comme le disait Adorno , par la composition. Il faut donc partir d'une oeuvre musicale qui plie le sérialisme selon à la fois un pas de plus et un pas de côté, et qui dessine ainsi d'un même geste la possibilité d'un néo-sérialisme et la nécessité d'un post-sérialisme.

En ce point, le choix sera forcément subjectif puisque notre présent, comme tout présent, se trace plutôt qu'il n'est tracé. Notre présent, étant tel et non pas passé, ne délivre bien sûr nulle figure achevée d'un tel pliage. Il nous faut donc massivement subjectiver notre question Qu'est-ce qui, de notre présent musical, relève d'un après-sérialisme ? puisqu'on ne saurait la traiter selon la voie d'un examen objectivant, en extériorité des efforts présents et des décisions agissantes.

Pour moi le choix prend ici la forme simplifiée d'une alternative : il me faut partir soit de l'oeuvre de Brian Ferneyhough, soit de la mienne. Avancer dans notre problématique me conduit donc à poser ces deux nouvelles questions :

En quel sens Brian Ferneyhough pourrait-il être dit néo-sériel (et/ou post-sériel) ?

et

En quel sens pourrais-je me dire post-sériel (et/ou néo-sériel) ?

Qu'on ne voit dans la seconde question nul narcissisme. Il s'agit de traiter d'un pli qui n'est pas en vérité encore entièrement fait, d'un pli qui n'est donc pas offert à l'investigation du musicologue, tel un objet historique, mais bien d'un processus en cours, donc de projets, d'ambitions, de désirs. En fait il s'agit pour moi d'identifier moins un pli qu'un pliage, moins un état qu'un effort. Et n'est compositeur que celui qui ne se satisfait pas de l'état existant des choses musicales, et considère qu'il doit apporter au monde de la musique ce que nul autre que lui ne saurait apporter.

Je renverrai l'examen de la question sur Brian Ferneyhough à d'autres circonstances  pour m'attacher aujourd'hui à la seconde question : En quel sens puis-je me dire post-sériel et/ou néo-sériel ?

 

En quel sens puis-je me dire post-sériel ?

Quelles ressources mets-je en oeuvre dans ma démarche de compositeur ?

Techniques compositionnelles

Procédons à une première description de quelques-unes de mes techniques compositionnelles :

I. Hauteurs

a) Je travaille avec des structures de hauteurs que j'appelle des séries arc-en-ciel. Il s'agit là de modalités du total chromatique ordonnées de telle façon que l'on y trouve la totalité des onze intervalles chromatiques ; ce sont donc des séries de douze hauteurs que l'on peut dire tous intervalles.

Je m'en sers de deux façons simultanées :

- d'un côté comme vaste accord embrassant un ambitus de six octaves où chaque hauteur dispose d'un registre fixe ; soit par exemple l'accord arc-en-ciel de mon oeuvre pour deux pianos Pourtant si proche  :

Exemple 1

- d'un autre côté comme série au sens plus classique du terme, apte à générer un matériau à la fois variable et unifié selon un même type de diversité intérieure.

Avec ceci, je dispose d'une sorte de réservoir complet d'intervalles, associant pour chacun d'eux un couple de hauteurs figées puisque mon arc-en-ciel est univoquement étalé selon les registres :

Exemple 2

Ce type de série me sert pour architecturer l'espace global des hauteurs.

b) Je complète mes ressources, cette fois plus localement, par utilisation de petits accords de quatre hauteurs que je traite comme ensemble ordonné d'intervalles. Je privilégie souvent deux accords de ce type, ceux qui, un peu comme mes séries arc-en-ciel, comportent à l'intérieur la totalité des six plus petits intervalles chromatiques possibles :

Exemple 3

Chacun de ces accords génère, par combinatoire, un ensemble d'accords que je considère comme étant " les mêmes " ce qui me dote d'une diversité unifiée de micro-entités.

En résumé, mes hauteurs ont ainsi une double provenance : selon mes séries arc-en-ciel (disposition à grande échelle) et selon mes petits ensembles de quatre hauteurs (disposition à petite échelle).

II. Durées

Du point de vue des durées, je mets en oeuvre une combinatoire de nature sensiblement différente. Je travaille avec de petits gestes rythmiques dont la caractéristique principale est de disposer d'un profil, d'une Gestalt clairement identifiable. J'inscris en général une telle succession par une série de nombres, et j'en privilégie ainsi deux dans Pourtant si proche : 2 3 4 1 9 5 d'une part, 5 6 4 7 3 9 2 12 d'autre part.

Si l'on prend la double croche pour unité, on obtient ainsi les rythmes suivants :

Exemples 4 & 5

Ces deux gestes suivent une évolution propre, clairement discernables :

* le premier ralentit progressivement (2 3 4) puis, après une brève (1), s'éploie en une longue valeur (9) suivie d'une plus brève (5) ;

* le second est phrasable par groupe de deux valeurs successives (5-6/4-7/3-9/2-12), dont l'écart croît progressivement, pour dessiner ainsi une sorte de faille croissante, ou de rebond progressivement accentué selon un profil également très caractéristique.

Mais ces deux successions rythmiques disposent d'une ressource supplémentaire, moins évidente mais très stimulante : elles sont en fait le transfert, dans l'espace de durées, de séries chromatiques tous intervalles puisque, placées dans une mesure fixe (respectivement de 6 ou 8 temps), elles vont indexer successivement tous les temps de la mesure une fois et une seule. Le plus simple est d'examiner les exemples suivants :

Exemples 6 & 7

Le geste 2-3-4-1-9-5 vient se poser successivement sur les temps n° 1, 3, 6, 4, 5, 2 d'une mesure à six temps quand la série 5-6-4-7-3-9-2-12 vient le faire sur les temps n° 1, 6, 4, 8, 7, 2, 3, 5 d'une mesure à huit temps. Chaque temps de la mesure intervient donc bien, une fois et une seule, alors qu'entre ces temps toutes les durées sont différentes et exposent une fois et une seule la série de six  ou de huit  durées.

Sans trop m'étendre sur les détails analytiques de cette technique, dont nous n'avons pas besoin ici, j'indique cependant ce point capital : si l'organisation des durées s'apparente à celle des hauteurs par usage commun de séries tous intervalles, je ne considère nullement ici qu'il y ait une même loi combinatoire pour les unes (les durées) et pour les autres (les hauteurs). Ce qui se donne ainsi :

- Premièrement, je ne travaille qu'avec des séries de durées dotées d'une forte Gestalt (il est pour moi essentiel que le geste rythmique ait une individualité globale très prégnante qui ne saurait procéder par sommation de durées élémentaires).

- Deuxièmement, je ne soumets pas ce profil rythmique aux mêmes manipulations que les séries de hauteurs : l'identité du geste rythmique pourrait se perdre dans une simple rétrogradation ce qui n'arrive pas à la personnalité harmonique d'un arc-en-ciel. Ceci touche au fait que l'ordre de la succession n'a pas la même logique musicale que celui de la simultanéité. Autrement dit, l'apparaître, quand il procède dans la consécution, a une logique musicale qui lui est propre, nullement déductible ou transposable de celle de l'apparaître dans la synchronicité.

Ce point, comme on le verra, n'est pas sans importance par rapport au sérialisme.

III. Figure et gestes

Je travaille enfin - pour achever cette présentation de quelques-unes de mes techniques - avec ce que j'appelle des figures sous-jacentes, susceptibles de supporter différents types de gestes. Le mieux est d'en présenter tout de suite un exemple, la figure que j'appelle crux :

 

 

Il s'agit là d'une sorte de figure topologique, en l'occurrence dessinable, qui indique un double mouvement, une double évolution laquelle va pouvoir se matérialiser ensuite selon différents plans de projection musicale : sur les durées, sur les intensités, sur les hauteurs... Là encore, je ne rentre pas dans un détail analytique ici superflu et me maintiens dans l'essentiel .

Le point qui m'importe est que la combinatoire élémentaire se présente ici comme une déduction d'une figure géométrique (d'une structure topologique) c'est-à-dire, musicalement dit, d'un type de mouvement. Il y a donc ici l'idée d'une prééminence du geste, du mouvement, de son profil global sur sa composition élémentaire. Techniquement dit, l'algèbre dont il est toujours ultimement question dans l'écriture musicale, est ici non pas au principe de la construction mais à son terme. Mathématiquement dit, il s'agit ici d'algébriser une topologie primitivement donnée et non pas, à l'inverse, de topologiser une algèbre qui inaugurerait la structuration .

Avec ces trois techniques, se dessine déjà un pli du sérialisme qu'on peut caractériser ainsi :

* Ce qui fait l'un de ce pli, c'est l'idée d'une combinatoire, d'une algèbre, donc d'un traitement élémentaire. Et cette idée, en musique, vient indéniablement du sérialisme. Elle lui est, en droit, redevable. C'est également l'idée d'une décomposition des paramètres, en l'occurrence la distinction d'une analytique des hauteurs et d'une analytique des durées. Le principe d'une telle dissociation vient aussi du sérialisme.

* Ce qui relèverait alors chez moi d'un néo-sérialisme (d'un pas de plus, intérieur au mode sériel de pensée), ce serait le travail sur les hauteurs avec mes séries arc-en-ciel et mes petits ensembles tous intervalles. Il ne s'agit pas là d'une sorte de sérialisme pur et dur puisque je limite d'un côté ma combinatoire (en figeant les hauteurs dans mes séries arc-en-ciel) et d'un autre côté je l'étends (en permutant ad libitum à l'intérieur de mes petits accords). Ceci indiquerait donc ma propre manière de déduire de l'intérieur d'une problématique sérielle.

* Ce qui de ces techniques relèverait plutôt d'un post-sérialisme touche à ce renversement dont j'ai parlé quant au statut de l'algèbre, c'est-à-dire de la combinatoire. Car il ne s'agit pas exactement pour moi d'abandonner la combinatoire, la manipulation d'éléments, la structuration en paramètres mais plutôt de procéder à rebours du sérialisme, en le remettant en quelque sorte sur sa tête (toutes proportions gardées, comme Marx disait le faire pour Feuerbach) : cela concerne ici mon souci de Gestalt dans le traitement rythmique et la prévalence donnée à ce que j'appelle figure. Ce qui ferait qu'on puisse ici parler de post-sérialisme (et non pas d'indifférence à lui, comme en un sens c'est le cas dans une problématique spectrale), s'attache au fait de tenir sur l'algèbre de l'écriture mais en renversant les termes de son rapport avec la topologie, c'est-à-dire en renversant les rapports entre point de vue élémentaire et point de vue global.

IV. Les nouvelles synthèses compositionnelles

Ces considérations nous mènent à la question que j'appellerai celle des nouvelles synthèses compositionnelles. Qu'est-ce que j'entends par là ? J'en donne tout de suite un exemple : le rythme harmonique. Comment composer des rythmes harmoniques, j'entends comment disposer l'harmonie (ou ce qui aujourd'hui en tient lieu) en sorte que ses modifications, la vitesse de ses transformations, l'ampleur de ses évolutions puissent composer un rythme sensible ? Il s'agit là, comme on le sait, d'une vieille pratique dans le cadre de la musique tonale (dont en particulier les baroques se sont faits les hérauts). Mais depuis que l'harmonie n'est plus fonctionnelle, il est certain que l'impact sensible de ses modifications s'est considérablement rétréci, et qu'il faut aujourd'hui convoquer des moyens beaucoup plus massifs pour arriver à rendre perceptibles des modifications harmoniques même minimes.

Cette question du rythme harmonique est d'une acuité particulière en raison de ce point dont j'ai parlé précédemment : l'organisation des durées ne saurait être isomorphe à l'organisation des hauteurs. Donc, depuis que les paramètres musicaux se sont séparés, ont été dissociés, depuis la fin des grandes synthèses tonales, depuis que l'analytique des composantes précèdent leur éventuelle synthèse, il n'y a plus d'évidence de leur possibilité d'appariement. Comment des analytiques différentes pour les hauteurs, pour les durées peuvent-elles entrer en composition ? Comment une analytique des durées élémentaires peut-elle se composer avec une synthèse rythmique ? Tel est l'enjeu du rythme harmonique (tel que je le travaille, par exemple dans Pourtant si proche) et plus généralement de ce que j'appelle ici les nouvelles synthèses compositionnelles.

Pour le sérialisme, la réponse est ici de principe assez simple : la synthèse procède de l'unicité d'une loi générale s'appliquant à des dimensions pourtant intrinsèquement hétérogènes.

Catégories compositionnelles

Continuons d'exposer ma manière de procéder en commentant quelques-unes de mes catégories compositionnelles.

Je le ferai un peu attentivement pour la première, plus rapidement pour les suivantes.

1. L'indifférence instrumentale

J'accorde une particulière importance au traitement instrumental en un sens je crois assez singulier qui combine indifférenciation et singularisation. Je m'explique : il s'agit pour moi, lorsque j'écris " pour " violon ou " pour " clarinette par exemple, de travailler à dégager ce que j'appelle la singularité de chacun de ces instruments, c'est-à-dire moins ses traits particuliers (lui conférant une identité consignable) qu'une capacité à supporter l'être quelconque de la musique, somme toute ce qu'on pourrait appeler une puissance d'incognito. Mon souci est de ne pas subordonner la musique aux particularismes de l'un ou l'autre de ces instruments, ces traits caractéristiques qu'enseignent les traités d'instrumentation et d'orchestration, consignant la répartition convenable des places instrumentales dans la société orchestrale.

Pour quelqu'un comme moi, qui vient de mai 1968 - et sans jouer pour autant à l'ancien soixante-huitard, car il n'y a ici rien à jouer, rien non plus qui mérite le nom d'ancien, rien enfin qui mérite le qualificatif de (trop) tard -, la subjectivation personnelle est celle d'un non-consentement à la société française plus encore que d'une opposition à l'État, d'une non-résignation à cette division sociale du travail qui produisait alors ces énoncés insupportables : " Les ouvriers à l'usine, les étudiants à la faculté ! ", énoncés somme toute pour moi aussi inacceptables que ceux des divisions orchestrales du travail instrumental, du type : " Les violons devant, les tubas derrière ! " ou " Les flûtes à la mélodie, les contrebasses à l'accompagnement ! ", etc. La faculté, nous y sommes aujourd'hui, et je m'en félicite, mais j'espère que nous pouvons toujours être également aux côtés des ouvriers. Le traité d'orchestration dans les mains d'un compositeur, c'est un peu comme un manuel de gestion sociale dans les mains d'un cadre supérieur : comment traiter avec tact le manoeuvre, l'O.S., l'O.P., en sachant exactement ce qu'on va demander à chacun et comment le faire pour ne pas le vexer - c'est le genre de discipline qu'on prétend vous enseigner dans les Grandes Écoles et c'est toujours ce que les maîtres patelins de l'orchestration transmettent, insidieusement, aux jeunes compositeurs des CNSMs sous forme de ces conseils démagogiques : " Allez voir le hautboïste en lui disant : " Je sais que ce trait est très dur pour votre instrument ", vous aurez ainsi gagné la confiance du simple musicien attaché à son biniou. "

Par-delà ces anecdotes, toujours utiles à rappeler à la Sorbonne, 30 ans après ce qui s'y est déroulé, le point est à mon sens que la musique ne saurait être " pour " tel ou tel instrument. Ce serait plutôt à l'instrument d'être " pour " la musique. Ce qui veut dire, non pas qu'il y ait sens à ignorer les particularismes instrumentaux (les registres, les dynamiques...) mais qu'écrire avec eux doit toujours pour moi imposer de traverser ces particularismes pour ne pas s'y conformer, pour ne pas se couler dans le moule du " bien écrit pour " (violon, clarinette...).

L'enjeu n'est pas une posture puérile d'anticonformisme. L'enjeu est de conquérir une saine indifférence instrumentale (indifférence peut légitimement renvoyer ici au vocabulaire ignatien pour ceux d'entre vous qui le connaisse, celui des Exercices spirituels où il s'agit d'atteindre un point d'indifférence entre les deux fléaux d'une balance, entre les deux termes d'une alternative décisionnelle, seul lieu d'équilibre des forces où, pour Ignace de Loyola, la grâce puisse vraiment toucher). Pour nous, l'indifférence instrumentale désigne cet effort pour que la musique traverse l'instrument plutôt que ne s'y abrite, le dépasse plutôt que ne l'enjôle ou le flatte. L'enjeu est que chaque instrument acquiert sa manière propre d'être musicalement universel. C'est là ce que j'appelle une singularité : une manière propre d'être au bout du compte quelconque, c'est-à-dire universel, une manière propre d'exister incognito, ce qui dessine une puissance et ultimement une gloire (au plus loin de cette gloriole de la virtuosité où la musique se subordonne au corps à corps exhibé de l'instrumentiste et de l'instrument).

La gloire du violon, ce n'est pas pour moi le violon paganinien, c'est ce que j'appelle " le grand violon nomade " (voir Schoenberg) ; la gloire de la clarinette, ce n'est pas Weber mais c'est ce que j'appelle " la clarinette registrée " (voir Mozart) ; la gloire du violoncelle, ce n'est pas Rostropovitch mais ce que j'appelle " le violoncelle ourdissoir " (voir le violoncelle piccolo de Jean-Sébastien Bach)... Autant de manières d'être musicalement personne, de transformer, pour chaque instrument, son nom propre en nom commun s'il est vrai, comme le suggérait Schoenberg, que la gloire, la vraie gloire, est ultimement celle du nom propre devenant commun.

Il me semble que cette voie de l'indifférence instrumentale se distingue de deux autres voies :

- Celle de la pure et simple indistinction des timbres instrumentaux, disons d'un certain usage combinatoire des timbres instrumentaux dans le sérialisme. Bien sûr cet usage est resté le plus souvent purement expérimental et les compositeurs d'envergure ont toujours su ne pas faire dogme de telle ou telle combinatoire proclamée. Mais enfin il y eut bien une manière de penser qui considérait comme négligeable, ou comme inintégrable au propos compositionnel, les singularités instrumentales.

- De l'autre côté, il y a la voie d'une nouvelle virtuosité qui tend au contraire à subordonner l'oeuvre et la musique aux caractéristiques particulières de tel ou tel instrument. Ici l'oeuvre pour clarinette ou pour violon est entendue comme oeuvre au service de la clarinette ou du violon, que ce soit pour mettre en évidence de nouveaux modes de jeux (les oeuvres-catalogues) ou pour exalter de nouvelles modalités de la virtuosité contemporaine .

Au total, en quoi cette question instrumentale plie-t-elle ou non le sérialisme ?

- D'une certaine manière, on peut référer cette indifférence au sérialisme en ce que ce dernier affiche une distance apparemment semblable aux particularités instrumentales. L'algèbre sérielle fait en un certain sens fi des spécificités instrumentales, en tous les cas ne les met pas au poste de commandement et ne leur accorde pas de valeur stratégique.

- Cependant, par un autre côté, l'indifférence instrumentale dont je parle s'écarte entièrement du sérialisme lequel ne s'intéresse pas tant à l'instrument comme tel qu'au timbre instrumental. En fait le sérialisme élémentarise l'instrument. Il s'en sert pour associer différents éléments en une phrase, pour les assembler en une figure perceptible comme telle, pour rendre sensible donc telle ou telle formalisation combinatoire. Comme écrivait Boulez dans Penser la musique aujourd'hui : le timbre est une " fonction de coordination ", c'est-à-dire d'articulation. Au total, le sérialisme traite l'instrument soit comme producteur de timbres élémentaires (et donc combinables à l'égal des autres paramètres), soit comme capacité d'articulation (c'est-à-dire en fait comme topologie sonore créant des continuités par-dessus une algèbre primordiale). En ce sens la problématique de singulariser l'instrument (par traversée indifférenciante de ses particularismes) peut être dite post-sérielle.

 

2. L'écoute

L'écoute musicale me semble un territoire restant jusqu'à présent à peu près vierge. J'ai ici en tête une acception assez stricte de l'écoute, qui n'est pas la perception de structures et d'objets musicaux, qui n'est pas l'audition d'une oeuvre (laquelle tente d'intégrer l'oeuvre en une architecture intégrale : ce qu'on appelle la Forme musicale ) mais l'écoute en tant qu'elle est le mouvement par lequel un auditeur donné, individu particulier, va se trouver arraché à cette condition pour participer à l'existence de l'oeuvre le temps de son exécution. L'écoute, en ce sens, n'est pas le fait d'un sujet préexistant à cette pratique. Elle n'est pas une sorte de jugement extérieur, une opération faite par un opérateur indépendant de l'oeuvre. L'écoute est une incorporation à l'oeuvre en entendant alors (par violence lexicale) le mot corps dans cette " in-corps-poration ". De ce point de vue l'oeuvre n'est pas tant faite pour être entendue que pour être écoutée. L'écoute n'est pas en charge d'une intégration de l'oeuvre, d'une totalisation, que ce soit sous la modalité d'une compréhension complète de tous ses détails ou que ce soit sous la forme de saisie d'une architecture globale. L'écoute, c'est une subjectivation de l'oeuvre de part en part. Cet intérêt, créé par l'oeuvre et pour elle-même, naît en cours d'oeuvre, précisément en ce que j'appelle un " moment favori " et à partir de là - à partir d'une sorte de " qui vive ! " instauré par l'oeuvre - se poursuit la conviction d'une existence musicale en acte.

L'activité de l'auditeur est ainsi partagée entre une perception, une audition et une écoute. Du point de la question d'un éventuel post-sérialisme, ce qui importe est essentiellement l'articulation de la perception et de l'écoute.

La perception a été une catégorie omniprésente dans le sérialisme (mais pas uniquement chez lui : elle l'a été aussi chez les tenants de la musique concrète...). Aujourd'hui le cognitivisme semble faire plus que jamais de la catégorie de perception son cheval de bataille. Finalement, la perception, c'est la traduction en musique de cette thèse philosophique générale qu'un sujet se constituerait dans un rapport à l'objet. L'audition serait plutôt l'idée qu'un sujet se constitue comme conscience en vue d'une totalisation quand l'écoute serait contemporaine d'une compréhension philosophique du sujet comme radicalement sans objet, d'une destitution de la vieille dialectique du sujet et de l'objet.

La difficulté aujourd'hui est de penser l'écoute sans abandonner l'écriture en cette affaire, l'écriture qui a été une détermination majeure de la pensée sérielle.

Il me semble que le défi aujourd'hui - j'entends le défi qui constitue cet aujourd'hui - consiste à tenir à la fois la nécessité de l'écriture, et le caractère stratégique de l'écoute. Finalement, dialectiser écriture et perception est assez simple puisque chacune des deux pense à sa manière propre l'objet musical. Soutenir à la fois l'écoute et l'écriture me semble une nécessité d'une tout autre difficulté, d'autant que l'écoute d'une oeuvre contemporaine ne saurait plus, à l'évidence, se penser comme celle d'une oeuvre classique.

Dans ce nouveau pli, le sérialisme apparaît alors comme dialectique de l'écriture et de la perception, dialectique elle-même introjectée dans l'écriture musicale sous la forme d'une articulation entre une formalisation et une figuration (je n'en dis ici pas plus : il suffit de se reporter à l'abondante littérature, si ce n'est d'obédience sérielle, du moins de résonance sérielle, sur ce point ).

Face à cela, penser l'écoute sans revenir sur l'écriture me semble une détermination post-sérielle.

 

3. L'unité de l'oeuvre

Le point que je veux ici soulever, qui est une difficulté, et ultimement une tâche pour le compositeur, c'est que l'oeuvre pour être une oeuvre doit aussi être une et que la manière pour une oeuvre contemporaine d'être une ne va plus du tout de soi, et ce depuis longtemps . La question de l'unité de l'oeuvre me semble aujourd'hui à refonder, si elle n'est plus établie comme une union entre logique thématique, système tonal et cohérence métrique. Comment composer de nouvelles modalités d'unité pour que l'oeuvre soit une, malgré " la mort du Tout " ?

Il est frappant, sous cet angle, qu'on assiste de nos jours, à un retour du narratif en musique et plus spécifiquement dans le champ de la composition. Ceci peut sans doute se relier, de manière plus ou moins souterraine, à des problématiques de type herméneutique, telle l'herméneutique du sens de Paul Ricoeur déployant sa catégorie de " mise en intrigue ". Il y a ainsi un retour à l'idée d'une intrigue de l'oeuvre comme manière d'en soutenir l'unité, d'en tracer l'un par une sorte de fil conducteur qui la traverserait de part en part, qui l'envelopperait sans être pour autant un fil proprement musical, présenté comme tel par l'oeuvre, un fil qui serait un horizon interne à l'oeuvre mais extérieur à la musique, ligne apte à récollecter la diversité des épisodes musicaux, le dramatisme des confrontations, l'écartèlement des moments, la dislocation des juxtapositions. On peut nommer ce mouvement de pensée en parlant d'un retour à l'idée musicale de programme, d'un renouveau de la musique à programme. Je prends donc ici ces préoccupations comme symptôme d'un souci renouvelé de l'unité de l'oeuvre.

Comment l'oeuvre contemporaine peut-elle faire un ? Je crois ici qu'une ancienne idée doit être dépassée : celle d'une union de l'oeuvre, si l'on entend ici par union une forme d'unité entre différentes unités, une sorte de méta-unité faisant unité totale d'unités particulières de l'oeuvre. En gros et très massivement dit, l'unité de l'oeuvre classique était une forme de concordance entre différents types d'unités : celle du ton, celle du thème et celle du mètre. L'oeuvre contemporaine s'est affirmée dans un premier temps comme refus de ce type d'union, puis comme refus de l'idée même d'unité (qu'on songe à la mode, un peu surannée, de l'oeuvre ouverte), ou comme unité gagée sur la structure écrite (et le sérialisme en ce point déclarait croire que la perception suivrait). Un trait important du sérialisme se dégage ici : le sérialisme est la croyance que la structure écrite fait situation musicale.

Quelles sont les catégories aptes à penser l'unité de l'oeuvre contemporaine ? Il y a, sur cette question, de grandes divergences et de fortes incertitudes. Y a-t-il par exemple toujours un sens à recourir à la catégorie de développement, non plus bien sûr au sens du développement thématique mais au sens d'un déploiement de structures sous-jacentes ? Plus généralement, l'unité de l'oeuvre peut-elle, doit-elle se donner comme unité de processus (l'oeuvre serait une d'être le lieu d'un processus ou d'un type de processus), ou plutôt comme celle d'une traversée, ce qui serait une manière de relier ce souci à celui de l'écoute musicale s'il est vrai qu'on peut tenir l'écoute d'une oeuvre comme une manière de la traverser ?

Quel est ici le pli du sérialisme ?

* D'un côté un néo-sérialisme caractérisable comme développement dialectique de structures, sous l'hypothèse que des structures écrites font situation (ici le calcul informatique, en sa puissance singulière, donne un coup de fouet aux hypothèses sérielles et soutient l'efficacité d'un véritable néo-sérialisme).

* De l'autre côté, j'avancerai comme catégorie post-sérielle celle de traversée si bien que, sur ces questions, le pli pourrait se formuler : Processus  ou traversée ?

4. Le concert, comme entre-oeuvres

Une question apparaît, et qui ne me semble nullement d'ordre sociologique ou institutionnelle mais d'ordre essentiellement musical : celle du concert pris comme mise en rapport d'oeuvres , comme modalité de l'intersubjectivité musicale (s'il est vrai que l'oeuvre est le vrai sujet musical). Cette question me semble d'une grande importance car il s'agit de savoir comment les oeuvres nouvellement créées peuvent entrer en rapport entre elles, se critiquer mutuellement et se rapporter aux oeuvres du répertoire. En effet le risque est aujourd'hui que chaque oeuvre croit exister comme monade quand elle n'existerait en fait qu'en entité fermée sur elle-même, incapable en vérité de réfléchir en elle le monde déployé par les autres oeuvres.

La difficulté est le plus souvent présentée comme absence d'un langage commun, absence rendant beaucoup plus délicate l'appréciation critique d'une création. Que la musique soit un langage est malheureusement tenu aujourd'hui pour une évidence. Il s'agit tout au contraire pour moi de penser la musique comme n'étant pas un langage, comme étant une pensée qui n'a pas les dichotomies syntaxe/sémantique, grammaire/interprétation, cohérence/sens pour ossature. Ce qui a de très vastes conséquences : par exemple : la construction de l'oeuvre n'est pas sa grammaire, et son expression n'est pas une dotation d'un sens.

Le sérialisme, de ce point de vue, s'inscrit dans la problématique du " tournant langagier ". Sa manière propre de prendre la musique pour un langage consiste alors en une vision qu'on peut dire nomologique dans la mesure où pour lui la musique serait sa propre loi de sens (ce qui se dit alors ainsi : la musique signifie bien, mais ne signifie qu'elle-même). Le sérialisme fait ainsi prévaloir la cohérence d'une syntaxe musicale pour y inscrire la loi même de son sens. C'est, somme toute, l'équivalent musical d'un point de vue logiciste au sens où la syntaxe est considérée comme faisant sémantique, la cohérence comme faisant sens et consistance , un peu comme la structure écrite est censée faire, à elle seule, une situation musicale.

Aujourd'hui le problème véritable n'est pas à mon sens qu'il n'y ait plus de langage musical commun mais il touche à la manière qu'ont ou non les oeuvres de se rapporter les unes aux autres. Il me semble que sous cet angle la question du concert a une grande acuité : le concert rend sensible des rapports entre les oeuvres, fait entendre un entre-oeuvres, d'ailleurs moins en les révélant qu'en les créant s'il est vrai que l'oeuvre contemporaine précisément n'est plus une monade (et si tant est que l'oeuvre classique l'ait d'ailleurs jamais été...). En ce sens, le concert est essentiel à la création musicale, non seulement comme lieu de présentation pour une oeuvre mais comme espace de création de rapports entre les oeuvres.

Sous cet angle, le sérialisme fut le projet d'utiliser le concert de manière très spécifique : comme moyen de configurer la généralité du " langage " qu'il déclarait mettre en oeuvre, comme espace de propagande pour " le langage sériel ".

5. L'intellectualité musicale

Je conclus plus rapidement avec mes deux derniers points. D'abord l'intellectualité musicale . Il s'agit là d'articuler une pensée musicienne (ou pensée du musicien) à une pensée musicale (ou pensée à l'oeuvre). Notre temps, je crois, voit croître cette exigence. Il s'agit là de pouvoir répondre tant à la problématique de la mort de l'art (qui induirait l'absence d'enjeu de pensée dans ce que la musique continue de produire) qu'à celles des jeux de langage (où la musique devient une spécialité destinée à un certain plaisir cultivé, éventuellement complété d'une herméneutique " donatrice de sens " c'est-à-dire, le plus souvent, venant légitimer la musique d'un discours pieux). Notre présent ne saurait plus être composé au long cours sans intellectualité musicale c'est-à-dire sans travail du musicien, du compositeur avant tout, pour dégager de nouvelles catégories de pensée et les organiser en un réseau relativement dense (on peut appeler cela " théorie " musicale plutôt qu'intellectualité si l'on entend par théorie un tel réseau dense de catégories). Disons que notre présent, pour être présent, doit s'écarter d'une vision romantique du compositeur comme artiste pour s'attacher à la figure du compositeur pensif.

Le sérialisme est ici une manière de penser la musique qui reste en extériorité d'elle-même, ce qu'indique somme toute assez bien le titre emblématique " Penser la musique " où la musique apparaît comme étant à penser plutôt qu'étant une pensée déjà à l'oeuvre.

6. L'OEuvre inauguratrice de la modernité ?

Enfin, il n'y aurait pas de présent sans identification d'un événement dont il procède. Je tiens que notre présent s'origine encore de l'oeuvre de Schoenberg, et qu'en un sens il n'y a pas véritablement eu de séisme équivalent, dans la musique contemporaine, à celui épinglable sous le nom de Schoenberg . Je tiens plus encore que ce qui s'est joué (et continue encore de se jouer sous ce nom) est loin non seulement d'être épuisé mais même d'être tout simplement entrevu et qu'à ce titre le nom Schoenberg reste apte à prescrire la modernité musicale.

Le sérialisme, lui, s'est plutôt déployé dans l'idée que Schoenberg est mort et que l'événement véritable dont procède la musique contemporaine est l'OEuvre de Webern.

Le pliage post/néo-sériel

Arrêtons là notre parcours de catégories, et résumons les traits qui s'en dégagent.

La ligne de partage post-sériel/néo-sériel peut se dessiner selon les sept points suivants, sous l'hypothèse que le sérialisme n'est pas intérieurement saturé  :

1. Adoptant une dissociation des paramètres, les nouvelles synthèses compositionnelles procèdent-elles d'un principe global a priori, transcendant l'analytique des hauteurs, des durées, et venant les configurer (en gestes du type de ceux que j'ai évoqués) ou procèdent-elles par combinatoires emboîtées, telles des poupées russes ?

2. L'instrument est-il destiné par l'oeuvre à sa puissance d'incognito ou est-il pris dans l'alternance d'une fonctionnalité élémentaire et d'un moment soliste (alternance du particulier et du général) ?

3. Faut-il dialectiser l'écriture musicale à l'écoute ou à la perception ?

4. L'unité de l'oeuvre se cherche-t-elle du côté de la traversée ou du côté du processus ?

5. Le concert est-il composé comme création sensible enrichissant les oeuvres d'un apport musical extérieur ou comme espace au service d'oeuvres monades ?

6. L'intellectualité musicale (la pensée musicienne) est-elle une exigence intrinsèque du travail de composition ou se superpose-t-elle à lui, comme nécessité de propagande pour les compositeurs ?

7. L'OEuvre qui sert de référence à la modernité est-elle plutôt celle de Schoenberg ou plutôt celle de Webern ?

À ces titres - qui ne recouvrent pas l'ensemble de mes préoccupations compositionnelles et musicales -, je puis me dire post-sériel et, dans le même geste de pli, je dois reconnaître au sérialisme une puissance de création non saturée, apte à ce que de véritables néo-sérialismes s'y inscrivent aujourd'hui.


Exemples musicaux

Exemple 1 : accord arc-en-ciel

Exemple 2 : réservoir de hauteurs et d'intervalles

Exemple 3 : deux petits accords tous intervalles

Exemples 4 & 5 : les deux gestes

Exemple 6 : le premier geste dans une mesure à 6 temps

Exemple 7 : le second geste dans une mesure à 8 temps


1 Cf. son entretien dans le n° 9 de la revue Horlieu-(X) (1° trimestre 1998)
2 en son partage, de part et d'autre d'une barre horizontale, entre signifiant et signifié
3 Cf. sa problématique du Deux amoureux dans la différence des sexes, un Deux qui ne doit alors plus rien au nombre 2.
4 Cf. Philosophie de la nouvelle musique (p. 7)
5 Voir le prochain Cahier de l'Ircam sur Brian Ferneyhough à paraître à l'automne 1998.
6 1994, 14 minutes (Création le 19 novembre 1994 par M. Benhaïem et F. Tanada à la Maison de la Radio, Paris)
7 La valeur 9 équivaut ici à 3, modulo 6.
8 La valeur 9 équivaut ici à 1, modulo 8.
9 Pour plus de détail, voir l'article de Makis Solomos Geste et figure dans " Pourtant si proche " de F. Nicolas (Intemporel, n° 19 ; Juillet-septembre 1996)
10 Je m'inscris donc ici dans la voie d'une topologie algébrique plutôt que d'une algèbre topologique.
11 Une bonne partie de l'oeuvre de Berio s'inscrit dans cette problématique, y compris dans la perspective d'une virtuosité de l'orchestre comme tel.
12 Cf. p. 38, 64, 77
13 Cf. " La troisième audition est la bonne (De l'audition musicale conçue comme une intégration) " Musicæ Scientæ (n° 2, 1997)
14 Cf. " Les moments favoris : une problématique de l'écoute musicale " Conférence Noria n° 12 (Reims, 1997)
15 Voir par exemple le numéro 10 de la revue Contrechamps : Composition et perception (1989)
16 Cf. " Quelle unité pour l'oeuvre musicale ? (Une lecture d'A. Lautman) " Conférence du Séminaire de travail sur la philosophie (Horlieu ; Lyon, 1996)
17 si l'on entend ici par processus non pas une trajectoire linéaire, une évolution univoque, mais un développement dialectique.
18 Cf. " Les enjeux du concert de musique contemporaine " Éditions Cdmc ; Entretemps (1997)
19 Voir également, dans un tout autre horizon de pensée, l'énoncé de Hegel : " Tout le rationnel est réel "
20 Cf. " Pour une intellectualité musicale " Inharmoniques (n° 8-9, 1991)
21 Je fais ici référence à la distinction avancée par Natacha Michel entre écrivain-artiste et écrivain pensif (voir L'écrivain pensif ; Verdier, Paris ; 1998)
22 Cf. " La Singularité Schoenberg " Éd. Ircam-L'Harmattan (1998)
23 J'infirme ce faisant, un ancien diagnostic (Cf. " Utopie du sérialisme ? " Les cahiers de l'Ircam n° 4, 1993) où je tenais le sérialisme pour achevé.
24 On comprend bien, sur ce dernier point, qu'il ne s'agit pas ici de rassembler la totalité des options possibles de notre présent musical mais seulement celles qui se réfèrent centralement au sérialisme. Il est patent qu'une part importante de la composition musicale ne se réfère principalement ni à Schoenberg, ni à Webern et identifierait plutôt son acte de naissance dans Debussy et/ou Stravinsky. On dira simplement qu'un tel courant de pensée ne relève pas du " pli du sérialisme ", n'étant à proprement parler ni post ni néo-sériel.