Une poignée de mains

(La musique du poète Gerard Manley HOPKINS)

(Conférence HorLieu - Lyon, 29 avril 1999)

François NICOLAS


 

J'ai inventé un certain nombre de mots nouveaux ; je ne peux m'en passer. "

Qu'est-ce que la Vérité en musique ? Wagner n'a-t-il pas quelque chose à voir avec cela ? "

 

Petite présentation biographique

Gerard Manley Hopkins naît en 1844, comme Verlaine, soit deux ans après Mallarmé  et dix ans avant Rimbaud . Il mourra en 1889, juste avant d'atteindre ses 45 ans.

Il étudie à Oxford, se convertit au catholicisme en 1866 et entre chez les jésuites deux ans plus tard, en 1868. Il brûle alors ses poèmes de jeunesse, et décide de n'en plus écrire. En 1872, il découvre la philosophie de Duns Scot.

En 1875 (sept ans après l'arrêt de son activité poétique), il renoue avec l'écriture de poèmes (à l'occasion du naufrage du Deutschland) et continuera ensuite de le faire de manière saccadée  jusqu'à sa mort.

Aucun de ses poèmes ne sera édité de son vivant. Il faudra attendre 1918 (près de trente ans après sa mort) pour que soit publié un premier recueil de ses vers, à l'initiative de son ami le poète Bridges.

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Un poème de Gerard Manley Hopkins, c'est cela :

 

Inversnaid 

Ce ruisseau sombre d'un brun croupe-de-cheval
Qui dévale sa grand'route et rugissant roule des rocs,
Dans la crique et la combe plisse sa toison d'écume
Et tout en bas au creux du lac tombe en sa demeure.
 
Un béret de mousse fauve bourré-de-vent
Virevolte et se défait à la surface du brouet
D'un étang si noir-de-poix, farouche et menaçant
Qu'il touille et touille le Désespoir pour le noyer.
 
Imbibés de rosée, bariolés de rosée, voici
Les replis des coteaux où le torrent s'encaisse,
Les rêches touffes de bruyère, les bosquets de fougères,
Et le joli frêne perlé penché sur le ruisseau.
 
Qu'arriverait-il au monde, s'il se voyait ravir
L'humide et le sauvage ? Qu'ils nous soient donc laissés,
Oh ! qu'ils nous soient laissés, le sauvage et l'humide,
Que vivent encor longtemps herbes folles et lieux sauvages ! 

 

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Une intellectualité poétique

L'oeuvre poétique de Gerard Manley Hopkins est concentrée et rare : guère plus d'une cinquantaine de poèmes au total, d'autres poèmes étant restés inachevés ou ayant été rejetés par l'auteur. Le poète nous a cependant laissé d'abondants écrits en prose : ses carnets et journaux personnels, sa correspondance, ses sermons, ses écrits philosophiques ou théologiques. La dissymétrie quantitative entre vers et prose est manifeste.

Ce qui m'intéresse au premier chef ce soir est que le poète ait associé une importante activité de réflexion à son oeuvre poétique.

On ne peut dire exactement que Gerard Manley Hopkins a théorisé sa poésie. Je dirai plutôt qu'il l'a catégorisée : il a tenté de la ressaisir dans un réseau nominal, à travers un filet de mots qu'il avait en grande partie inventés pour ses besoins propres : inscape, instress, sprung rhythm, sakes..., autant de termes - souvent de néologismes - qui tressent un espace de pensée où capter ce qui fait pour lui la poésie.

Un réseau nominal ne constitue pas en soi une théorie. Une théorie ordonne des propositions selon des schèmes démonstratifs, développe en système les conséquences d'énoncés liminaires qui constituent les axiomes de la théorie. Un réseau lexical ossaturant le déploiement d'une langue organise plutôt ce que j'appellerai une intellectualité, intellectualité poétique en l'occurrence mais qui peut être aussi, dans d'autres cas, musicale.

Une intellectualité ne propose pas un parcours linéaire, hypothético-déductif comme celui d'une théorie ; elle déploie un réseau catégoriel qui peut s'aborder par différentes entrées, qui peut s'explorer en parcours variés. Une intellectualité ne tente pas, comme une théorie, de démontrer ; elle se propose plutôt de convaincre, par la puissance d'une emprise.

 

Hopkins a déployé une intellectualité poétique au gré de sa correspondance, au fil de lettres où il tentait de convaincre ses propres amis, désorientés devant sa poésie .

Cette intellectualité poétique était nourrie de philosophie. La philosophie dont Hopkins se sentait le plus proche était celle de Duns Scot , parenté inhabituelle pour un jésuite , ce qui n'a fait que renforcer la position marginale d'Hopkins à l'intérieur de l'ordre qu'il s'était choisi.

 

Les goûts musicaux de Gerard Manley Hopkins

L'intellectualité poétique de Gerard Manley Hopkins était également nourrie de musique. Si ce point constitue pour moi une raison supplémentaire de m'y intéresser, il n'est pas cependant sans susciter quelques questions.

 

Un Panthéon déconcertant

D'abord en raison des choix musicaux d'Hopkins : pour lui les grands compositeurs s'appelaient Purcell, Haendel et Weber.

­ Si le génie compositionnel de Purcell est indéniable, je dois avouer ne pas saisir l'affinité de sa musique avec la poésie d'Hopkins .

Purcell est le plus grand compositeur anglais, et l'on sait qu'Hopkins n'était pas indifférent à la grandeur nationale de son pays . Mais est-ce seulement cette dimension qui retenait son attention ? Est-ce le travail de Purcell sur la langue anglaise qui l'intéressait ? Je ne sais trop...

­ Haendel, ensuite  ; plutôt que Jean-Sébastien Bach aurais-je envie de dire. Là encore jouerait-il une pointe de nationalisme dans les préférences d'Hopkins ? Quel rapport entre cette musique, massive et fluante, et la poésie, contrapuntique et heurtée, d'Hopkins ?

­ Enfin Weber , dont la proximité avec Hopkins est encore plus surprenante.

Qu'il suffise d'ajouter que Gerard Manley Hopkins se tenait à distance de son contemporain Wagner  pour indiquer que son Panthéon musical me semble énigmatique. Autant il est facile de saisir la proximité de l'intellectualité d'Hopkins et de la philosophie de Duns Scot, autant son dialogue avec la musique me paraît inscrit sous des auspices étranges et déconcertantes.

 

Des compositions musicales décevantes

La sensation ici d'un rendez-vous partiellement manqué entre poésie et musique est confortée par l'examen des propres compositions musicales d'Hopkins dont il faut bien reconnaître, malgré toute la sympathie qu'elles peuvent inspirer à des admirateurs du poète, qu'elles sont dépourvues de tout intérêt musical intrinsèque. Ce sont des tentatives extrêmement gauches et raides pour mettre en musique des poèmes de ses trois amis (Bridges, Dixon, Patmore) mais également, dans quelques cas au moins, ses propres poèmes. Les mélodies qui en résultent sont assez déconcertantes de naïveté et de maladresse .

Ce qui est encore plus déconcertant que ces maigres résultats - on pourrait se contenter de les mettre au compte du manque de talent et de métier musicaux d'Hopkins - c'est la fierté avec laquelle il semblait accompagner ces balbutiements  et l'ambition qu'il leur assignait . Un tel aveuglement est surprenant. Lorsque le même Hopkins commence tardivement d'apprendre le violon , il ne semble pas se méprendre sur ses talents d'instrumentiste. Pourquoi cette lucidité se transforme-t-elle en aveuglement lorsqu'il s'agit de composer poésie et musique ?

On ne peut, me semble-t-il, expliquer cette méprise par les seules caractéristiques psychologiques de l'homme, ou en convenant qu'un grand poète n'est pas forcément un grand musicien, moins encore un bon compositeur .

Mon hypothèse sera qu'il faut chercher les causes de cet aveuglement ailleurs, du côté de son intellectualité, dans l'usage qu'il fait de ses propres catégories, on verra comment.

 

Les catégories d'Hopkins

Je voudrais ce soir instaurer un dialogue avec son intellectualité en considérant d'une part que les catégories (inscape, instress) qu'il a forgées pour penser les choses de la nature valent aussi pour les poèmes et, d'autre part, que la catégorie (sprung rhythm) forgée pour penser les poèmes vaut aussi pour penser les choses de la nature.

Je m'attacherai en priorité ce soir au premier de ces deux points. Mon enjeu sera donc de proposer une interprétation des catégories inscape et instress qui concentre leur pertinence sur les poèmes plus encore que sur les choses de la nature, ce qui est aussi bien clarifier quelque point sur ce qu'est une oeuvre d'art, et en particulier une oeuvre musicale.

 

Le sprung rhythm des choses

Avant de m'y attaquer, quelques mots sur ce que je ne vais pas développer ce soir.

Le rythme abrupt ou bondissant qui désigne pour Hopkins une caractéristique essentielle de sa poésie (caractéristique qui a constitué le point de départ de mon attachement pour son oeuvre), ce sprung rhythm peut être aussi vu - devrait être vu (dans une optique scotiste) - comme un motif des choses naturelles et non pas exclusivement comme une propriété poétique. Il ne s'agit pas ce disant de poétiser la nature au sens où il y aurait de la poésie dans la nature, comme il y aurait de la musique dans la nature, par exemple les chants d'oiseau. Il n'y a pas plus à mon sens de poésie naturelle qu'il n'y a de musique naturelle. Il s'agit à l'inverse de considérer que le poème comporte une dimension naturelle, qu'il y a donc de la nature dans le poème, comme il y en dans la musique, bref qu'il y a une nature poétique comme il y a une nature musicale, que ni poésie ni musique ne sont donc étrangers à un certain ordre naturel quoiqu'ils ne s'y ordonnent pas.

J'entends ici par nature non pas la campagne, les animaux et le jeu des quatre éléments " naturels " mais un principe d'ordre et d'homogénéité dont le rythme est précisément le véhicule privilégié à l'intérieur de la poésie comme de la musique - on pourrait ainsi démontrer  que le rythme (non la mélodie, le contrepoint, l'harmonie ou le timbre) matérialise dans la musique cette dimension naturelle laquelle ne relève donc ni du matériau sonore (la " nature physique " de la musique), ni du jeu sentimental (la supposée " nature humaine "), ni de la perception musicale (la " nature physiologique ").

 

Quelques caractéristiques de sa personnalité

Pourquoi Hopkins dissocie-t-il plutôt qu'il n'associe ? Répondre à cette question suppose la prise en compte de quelques caractéristiques de sa personnalité. J'en relèverai trois.

 

Le poète et le jésuite

D'abord Gerard Manley Hopkins se partage entre le poète et le jésuite. Non pas que son ordre l'ait brimé : ce sont plutôt ses supérieurs qui l'ont encouragé en 1875 à renouer avec une poésie qu'il avait sacrifiée lors de son entrée dans la Compagnie. S'il y eut freins venant de son identité de jésuite, c'est donc de l'intérieur même de la personnalité d'Hopkins qu'il faut les trouver et non pas dans une contrainte extérieure.

Cela n'enlève rien à l'existence d'une contradiction flagrante entre son entrée dans le corps des jésuites et sa vocation poétique.

Si sa place dans cet ordre fut toujours précaire - considérée comme originale et excentrique, sa production poétique n'était pas appréciée - il ne pouvait en être autrement dans cet ordre s'il est vrai que le but propre des jésuites, et ce depuis la fondation de la Compagnie par Ignace de Loyola, est moins la quête de vérités  que la recension des savoirs constitués en sorte d'y rendre compatible l'expression de la foi chrétienne. Aussi bien, pas de grands poètes , ou de grands compositeurs dans la Compagnie ; pas plus de grands chercheurs scientifiques , pas de subjectivité constituant une ligne de front de la pensée, tentant des percées, prenant les risques d'axiomes nouveaux ou d'hypothèses au bord du vide mais plutôt un corps constitué de savants, exploitants pour le compte de la chrétienté ce qui fut découvert et inventé par d'autres, intégrant ce qui fut dégagé et déposé par le travail antérieur des pionniers .

Dans cet ordre, qu'il avait choisi, le poète Gerard Manley Hopkins était donc corseté, non par une discipline extérieure mais selon un principe intérieur d'autolimitation .

 

Autres partages

Plus originellement encore, la personnalité d'Hopkins semble profondément divisée, distribuée en deux parts se heurtant parfois violemment. Ceci suggère parfois une disposition de type quasi maniaco-dépressif. On attache également son partage intérieur à une homosexualité que le prêtre aurait dû refouler mais que le poète laissait plus librement transparaître.

Je ne veux pas ici m'engager plus avant dans ce type de considérations : ce n'est pas la personnalité du poète qui me retient mais la force de sa poésie et la puissance de son intellectualité.

 

Deux visages de Dieu

Un troisième aspect de son partage peut être cherché dans la théologie d'Hopkins.

Il est frappant que pour lui Dieu n'apparaît en sa beauté que médié par les choses de la nature. Quand Dieu le touche sans médiation, c'est alors dans la figure d'un Maître corrigeant sévèrement le pêcheur (Thou mastering me, God ! ) si bien qu'entre l'implacable de la Loi de Dieu et la luxuriance de sa beauté, il y a, me semble-t-il, un gouffre, un de ces mystères qu'Hopkins aimait à entretenir .

Le partage de ses sonnets

Le partage entre les mots du devoir chrétien et la beauté des choses données par la nature, ce partage se retrouve à mon sens dans une caractéristique formelle de ses poèmes : dans le tournant que constituent souvent les deux derniers tercets de ses sonnets par rapport aux deux quatrains qui les précèdent. Hopkins composait en effet surtout des sonnets, dans lesquels le partage des 14 vers en 8 puis 6 est manifeste, les 6 derniers vers configurant la ressaisie chrétienne d'une donation antérieure presque panthéiste et donnant ainsi l'impression qu'à une donation luxuriante d'être succède un temps d'interprétation chrétienne et de nomination rassembleuse.

Je dois avouer préférer ses quatrains à ses tercets, et l'athée que je suis ne se trouve pas toujours très à l'aise dans la chute des sonnets, où le divers se trouve ressaisi selon un nom unique totalisant l'expérience.

Je vous en donne un exemple caractéristique. Il s'agit d'un poème tardif , découvert dans les papiers personnels d'Hopkins après sa mort et vraisemblablement daté de 1881. Je vous le lis d'abord dans une traduction didactique due à Jean-Georges Ritz :

 

Comme prend feu le martin-pêcheur, comme attire la flamme la libellule,
Comme jetées par-dessus la margelle du puits rond
Résonnent les pierres, comme vibre toute corde pincée, comme toute cloche au clocher
Branlée trouve langue pour lancer loin et clair son nom ;
Chaque créature fait une seule chose, toujours la même :
Elle projette l'être intime qui en chacune demeure ;
Elle s'individualise - s'affirme ; elle s'épelle et dit : Moi-même,
Et s'écrie : Ce que je fais est moi : je suis venu pour cela.
 
Je dis plus : le juste agit en toute justice ;
Il garde grâce, par quoi tous ses actes sont en grâce gardés ;
Il fait au regard de Dieu ce qu'au regard de Dieu il est : -
Le Christ - car le Christ agit en des millions de lieux.
Sa beauté revêt des membres et des yeux qui ne sont pas les siens,
Et s'offre au Père sous les traits du visage des hommes.

 

En voici une autre traduction, moins littérale, due cette fois à René Gallet :

 

Comme le martin-pêcheur s'embrase, la libellule flambe,
Comme, plongée du rebord dans l'orbe d'un puits,
La pierre vibre, et, pincée, chaque corde porte, la cloche
Haute qui bat trouve langue et lance à al ronde son nom,
Chaque chose créée accomplit cette unique chose :
Dispense l'être qui demeure, enclos, en chacune,
S'agit - se dit, annonce, énonce " moi-même ",
Criant " Cet acte est moi : pour cela je suis née ".
 
Je dis davantage : le juste fait oeuvre juste,
Tient grâce, et tous ses faits tiennent ainsi grâce,
Donne acte, aux yeux de Dieu, à ce qu'il est pour Lui -
 
Christ - car le Christ joue en d'innombrables lieux,
Présent en la beauté des membres, des yeux d'autrui,
Allant au Père sous les traits du visage des hommes.

 

Et voici enfin la belle traduction de Pierre Leyris qui rend le mieux la langue si singulière d'Hopkins :

 

Le martin-pêcheur flambe et la libellule arde ;
Précipitée par-dessus bord dans le puits rond,
La pierre sonne ; émue, la corde chante ; en branle,
La cloche arquée, trouvant langue, clame son nom ;
Toute chose ici-bas fait une et même chose :
Divulgue cet intime habitant de chacun ;
S'avère, per-se-vère, incante et dit moi-même,
Criant Ce que je fais est moi : pour ce je vins.
 
Je dirai plus encore : le juste oeuvre justice ;
Garde grâce, par là gardant ses voies en grâce ;
Agit aux yeux de Dieu ce qu'il est à Ses yeux -
Christ - car le Christ se joue en mille et mille places
Pour complaire en des yeux, en des membres non siens
Au Père sur les traits des visages humains.

 

Les six derniers vers proposent la vision chrétienne de ce monde fait de choses singulières, monde scotiste mais que par bien des côtés on pourrait aussi croire spinoziste, si bien que dans le tournant du sonnet autour d'un " I say more ", j'entends le partage théologique d'Hopkins entre une intelligence scotiste de la nature et une vision ignatienne du sujet chrétien.

 

Quand le poème dit je

C'est en ce point, il me semble, qu'il faut réintroduire le poème comme étant moins l'expression du sujet individuel " Gerard Manley " que le nom même du sujet poétique. Somme toute, quand un poème dit " je ", il faut entendre derrière ce je non l'individu mais le poème lui-même qui parle. Ainsi quand le poème que je viens de lire dit " je dirai plus encore ", celui qui parle n'est pas tant Gerard Manley que le poème lui-même, qui ajoute alors : " le juste oeuvre justice ".

 

Un ange passe...

Mais un poème qui dit cela, et surtout qui dit du Christ ce qui suit, qu'est-ce pour un chrétien ? C'est, je crois, un messager. Autant dire que c'est un ange. Mon hypothèse serait en fait qu'ici Hopkins n'est pas assez scotiste, jusqu'à le suivre dans sa conception d'une vaste hiérarchie des anges.

Car je soutiendrai volontiers l'idée suivante, un peu surprenante mais je crois féconde : ce qu'une bonne partie de la scolastique a pensé sous le nom d'anges vaut en vérité des oeuvres d'art. Dit autrement : s'il y a sens à penser l'oeuvre d'art dans une esthétique de type scolastique, penser son mode d'existence propre, différent de celui des individus, ce serait alors bien concevoir un monde où il y ait aussi des anges. Toute une recherche pourrait s'initier de cette hypothèse que ce que pensaient les scolastiques des anges vaut en fait pour les oeuvres d'art, mais ce n'est pas le lieu de m'y engager maintenant.

Je tiens cependant que Gerard Manley Hopkins a trop peu parlé des anges pour un scotiste. Il en parlé seulement à trois reprises dans ses poèmes, en particulier à l'occasion de son poème sur Purcell, ce qui - on y reviendra - n'est pas anodin : le seul art que les anges sont censés pratiquer, car le seul digne du Paradis, n'est-il pas en effet la musique ?

Inscape & instress du poème

Pour revenir les pieds sur terre, je voudrais montrer que les deux catégories d'inscape et d'instress ne sont pas tant des mots utilisés par un sujet pour nommer les choses que ce qui est apte à nommer le sujet lui-même les mettant en oeuvre.

L'oeuvre-poème en effet ne préexiste pas à l'opération de nomination qu'elle est, nomination du monde, du martin-pêcheur et de la libellule. Elle n'est pas sujet constituant cette vision mais sujet constitué par cette vision ou mieux en cette vision. Si inscape et instress nouent des opérations de prise et d'emprise sur les choses, inscape et instress doivent alors nommer non seulement le résultat du geste (la marque de la prise sur les choses) mais le geste d'emprise lui-même, car dans ce geste d'emprise sur le martin-pêcheur, il y a l'émergence et l'invention d'un sujet de cette emprise. Ou encore cette opération d'emprise produit à la fois son objet (le martin-pêcheur) et son sujet (le poème, non le poète). D'où, au passage, la promptitude de l'émergence du poème chez Hopkins pour qui le poème jaillissait plutôt qu'il n'était laborieusement construit. Il jaillissait d'abord dans sa bouche, étant proféré avant même d'être écrit. Le poème parlait dans la bouche du poète, car c'est le poème qui est le vrai sujet, celui qui dit je (relire selon ce principe par exemple les sonnets terribles ouvre d'intéressantes résonances ).

L'inscape et l'instress apparaissent alors comme le nom d'une propriété du poème plus que d'une propriété des choses. Hopkins, en quelques moments de sa correspondance, le suggère lui-même quand il reproche à tel poème de manquer de l'inscape indispensable. Par exemple ceci :

" La poésie est parole employée seulement pour porter l'inscape de la parole sans autre but que lui-même. [...] La poésie consiste en une parole qui prolonge et réitère son inscape "

ou encore :

" De belles images auxquelles manque l'essentiel qui rend les oeuvres durables - ce que j'appelle inscape, c'est-à-dire l'essence ou la beauté intrinsèque et distinctive du style "

C'est donc que pour lui aussi cette catégorie devait valoir pour la poésie, et non seulement pour le bond du cheval ou la feuille de chêne.

 

De l'amour entre poésie & musique...

Il me faut maintenant préciser ce que peut être l'inscape d'une oeuvre, ce que peut être l'instress d'une oeuvre, surtout ce qui peut être en jeu pour une oeuvre dans le rapport entre son inscape et son instress. Je le ferai principalement en direction de l'oeuvre musicale, ce qui me permettra de prolonger le dialogue entre poésie et musique par delà l'endroit où Gerard Manley Hopkins l'a délaissé.

 

Sans doute sera-t-il ainsi question d'amour entre poésie et musique. Si tout amour est bien l'histoire d'un rapport boiteux , alors que cela claudique entre poésie et musique, qu'on se reproche des choses (comme celles que je reproche à Hopkins), que ce rapport se nourrisse de malentendus, tout cela est inévitable. Et c'est de longue date que poésie et musique se disputent. Mallarmé, ce contemporain d'Hopkins, voulait ainsi reprendre à la musique le bien que, selon lui, elle avait dérobé à la poésie.

Contrairement au lieu commun, poésie et musique ne s'entendent guère, heureusement pourrait-on dire car c'est aussi grâce à cela qu'elles se frottent de manière récurrente l'une à l'autre. Et c'est bien parce qu'il n'y a pas de fusion possible, ou de sororité sans conflits, c'est bien parce que l'idée d'une musicalité de la poésie est aussi inconsistante  que celle d'une poétique de la musique  qu'il y a ce face à face entre l'une et l'autre.

Par mon propos ce soir, je vise à prolonger cette boiterie, en ajoutant un malentendu, cette fois d'origine proprement musicale, à celui d'Hopkins. Que ma manière d'entendre inscape et instress puisse relever d'un malentendre la poésie, je vous en laisserai juge. Tout au moins aurais-je ajouté mon pas dans l'histoire qui attache la musique à la poésie, et singulièrement à cette poésie de Gerard Manley Hopkins.

 

Inspect et intension

Inscape et instress forment un couple. Ce sont deux néologismes qu'il est d'usage de traduire respectivement par deux néologismes français équivalents : inspect (pour inscape) qui est forgé sur la même terminaison que le mot aspect ; intension (pour instress) qui est forgé sur la même terminaison que le mot extension.

Que désignent cet inspect et cette intension ?

Partons de ce que Gerard Manley Hopkins leur fait dire quant aux choses de la nature.

 

L'inspect

En première approche, l'inspect d'une chose - d'un arbre, d'un oiseau, d'une aurore boréale... -, c'est sa forme, son design, sa Gestalt. C'est ce qui fait qu'elle apparaît comme unité singulière d'un seul coup, en un seul geste ; c'est une manière immédiate et globale d'apparaître comme étant une. Ce n'est pas le motif d'une unité intérieure qui réglerait un éventuel disparate interne. C'est un apparaître-en-un..

L'expression favorite d'Hopkins, pour désigner la manière dont un inspect l'a frappé, c'est : " J'ai saisi un inspect, j'ai saisi l'inspect du cheval, ou de la feuille de chêne " . Un inspect se saisit, car c'est ce qui offre prise à une capture, ce qui fait que l'unique d'une chose est attrapable d'un coup, d'une seule main. L'inspect d'une chose renvoie à son étendue, à sa manière d'occuper l'espace, de s'y configurer. C'est la figure de la chose, si l'on entend par figure - équivalent français de l'allemand Gestalt ou de l'anglais design - son profil intérieur, non pas cependant son contour ou sa silhouette mais le propre immanent de sa forme. Car l'inspect n'est pas l'aspect : il est tourné vers l'intérieur de la chose, non vers un regard externe lui faisant face. L'inspect, c'est l'enveloppe vue de l'intérieur et à partir de là comptée-pour-une dans son apparaître même.

L'inspect est ainsi un apparaître-pour-soi. C'est la chose apparaissant pour elle, dans la netteté d'un relief, d'un " caractère distinct " [distinctiveness]. C'est son acuité [pitch], l'abrupt de son identité qui autorise alors la beauté comme singularité d'une cohésion.

 

L'intension

L'intension d'une chose relève plutôt de sa dynamique. L'intension met en jeu l'énergie propre de la chose, celle qui sous-tend la statique de l'inspect. L'intension gage la force interne de la chose, sa concentration propre. L'intension participe du dramatisme des choses quand l'inspect relève plutôt de leur esthétisme. L'intension, c'est ce qui soutient, par une circulation intérieure de flux, une tension propre à établir l'inspect .

L'expression favorite d'Hopkins, pour désigner le discernement d'une intension, c'est : " j'ai eu une intension de la chose ". Si l'inspect, c'est ce qui fait que la chose est saisissable, son intension, c'est ce qui fait qu'elle peut entrer en résonance avec une autre chose, et aussi avec le poète. Hopkins écrit : " J'ai eu l'intension du cheval " comme pour dire : " j'ai éprouvé ce qu'il éprouve, j'ai sympathisé avec son dynamisme propre, j'ai participé de l'existence du cheval comme être bondissant et non plus seulement saisi sa courbe propre, fût-ce de l'intérieur de lui-même ".

L'intension touche au vouloir propre de la chose ; elle requiert son épaisseur et non plus seulement son étendue. Si l'inspect s'attache à la consistance de la chose, l'intension s'attache à son insistance. L'intension est la tension intérieure garante de l'inspect.

Si l'inspect ouvre au comparable, au régime du semblable, à l'ordre du comme [like], à l'analogie possible, l'intension est attachée à l'incomparable [unlikeness], à l'absolue singularité.

Le ballon

Prenons un premier exemple, trivial, celui d'un ballon : son inspect serait sa forme ronde en tant que sa rondeur lui permet d'être appréhendable d'un seul coup comme forme mais, et c'est là où l'inspect se distingue d'un aspect, tout ceci de l'intérieur même du ballon. Il faut pour cela s'imaginer habiter le ballon sans pouvoir l'embrasser d'un seul regard en sa totalité mais en arrivant cependant à saisir comme entité sa forme spécifique.

L'intension du ballon serait alors son dynamisme intérieur qui sous-tend son inspect rond ; c'est la pression, l'intensité interne qui rend possible et nécessaire cet inspect régulier tel que saisi de manière immanente.

Le faucon

Prenons un exemple moins trivial : l'inspect de notre martin-pêcheur ou du faucon , c'est son élégance de feu en tant qu'elle procède non de notre regard mais de son être même, en tant qu'elle désigne non pas une apparence coupée de son essence (c'est en ce sens que ce n'est pas son aspect, qui pourrait être trompeur) mais la nature même de cet étant prise d'un coup, épinglée d'un seul trait qu'il trace lui-même de l'intérieur de soi. C'est un intérieur de l'apparaître ; c'est l'apparaître tel qu'il opère pour l'être même qui apparaît.

Cet inspect du faucon procède de son intension propre : l'intension du faucon, c'est la force qui l'habite, qui le meut et le conduit à se jeter verticalement ; c'est cette force saisie non dans son analytique mais dans l'unité d'une tension, dans la continuité d'un principe dynamique. Ce ne sont pas les muscles et viscères de l'oiseau, ni son système neurovégétatif, mais le principe même d'un désir d'exister tel qu'il opère à travers toutes ses composantes internes. C'est son appétit propre, dirait peut-être Spinoza, pris comme vecteur.

 

On voit sur ces deux exemples qu'inspect et intension forment couple, se soutiennent l'un l'autre, comme peuvent le faire les catégories de forme et de force. L'intension est ce qui aimante l'inspect et par là le rend conducteur, lui donne puissance projective, le rend apte à créer des résonances par sympathie. Ou encore l'intension peut être vue comme le différentiel interne de l'inspect, sa dynamique locale d'insistance quand l'inspect est l'intégrale enveloppante de l'intension, son effet global de consistance.

 

L'inspect et l'intension d'une oeuvre d'art ?

Que désignent, à partir de là, l'inspect et l'intension d'une oeuvre d'art, d'un poème par exemple ?

 

Un art roman

En première approche, c'est assez simple : l'inspect désignerait sa forme (celle du sonnet par exemple) quand l'intension désignerait son dynamisme intérieur, sa force, son énergie. Mais il faut toujours penser que la forme de l'inspect tient à l'oeuvre saisie de l'intérieur d'elle-même, à partir d'elle-même. L'inspect n'est pas l'aspect architectonique de l'oeuvre saisie en extériorité, frontalement. C'est l'unité d'une forme vécue, par exemple de la forme de l'oeuvre musicale telle qu'éprouvée au fil d'une audition. C'est un peu comme une forme architecturale épinglée à partir de l'occupation du bâtiment, et non pas selon ce qui s'en donne en façade. S'il est vrai, comme l'enseigne Panofsky, que l'architecture gothique dispose une transitivité entre espace architectural saisi de l'extérieur, à partir des façades, et ce même espace appréhendé de l'intérieur, alors le plein sens de l'inspect architectural relèverait plutôt de l'art roman car c'est là qu'il s'émanciperait le mieux d'un simple aspect.

 

L'oeuvre comme monde, l'oeuvre comme sujet

Cette dualité de l'inspect et de l'intension de l'oeuvre aide à penser la distinction de l'oeuvre comme monde et de l'oeuvre comme sujet.

Ce point est, me semble-t-il, de quelque importance. En effet si l'oeuvre musicale est sujet de la musique, c'est-à-dire si elle est ce qui subjective la musique, tente de la prolonger, de la mettre à l'épreuve de nouvelles situations, ce qui expérimente et enquête sur le propre de la musique, si l'oeuvre est tout cela, elle incarne en même temps le monde dans lequel ce sujet musical opère. S'il n'y a de sujet que dans un monde, ou dans une situation-monde (j'entends par là une situation suffisamment vaste pour faire un monde), l'oeuvre doit être à la fois cette situation-monde et le sujet qui y opère. L'oeuvre doit d'un côté " faire monde " et de l'autre opérer comme sujet dans ce monde ainsi fait. Ceci conduit à penser que " toute " l'oeuvre ne relève pas du processus sujet  : le sujet musical opère dans l'oeuvre mais n'est pas ipso facto constitué par " tout " ce que l'oeuvre met en branle, convoque, institue. Le sujet musical est plutôt ce qui dans l'oeuvre a force de torsion, de déplacement, d'indexation.

Vous voyez où je veux en venir : l'inspect d'une oeuvre est l'apparaître de ce faire-monde en tant qu'il procède de l'intérieur de soi et pour soi. Ce n'est pas l'aspect de l'oeuvre, sa forme. C'est ce qui fait que l'ensemble disposé en monde apparaît identifiable comme tel de l'intérieur de lui, selon un trait général distinctif. C'est ce qui permet de dire en cours d'audition musicale : " ça, non seulement c'est de la musique de Jean-Sébastien Bach, mais c'est un Menuet ". C'est le monde du menuet-Bach. Petit monde me direz-vous, mais monde quand même.

 

Comme les inspects, les mondes sont comparables.

L'intension de l'oeuvre est alors son intensité subjective propre. L'intension, ce peut être par exemple le principe dynamique singulier conféré par tel thème dans telle fugue et qui va imprimer non seulement un tempo spécifique mais une énergie contrapuntique originale, une manière propre de se scinder en sujet, contre-sujet et réponse, une dérive ou torsion absolument propre qui marquera cette fugue de l'intérieur d'elle-même et fixera alors son inspect. Cet inspect sera comparable à celui de telle ou telle autre fugue, comme il est toujours possible de comparer deux mondes.

Comme les intensions, les sujets sont incomparables.

Ce qui restera par contre incomparable, quoi qu'à l'origine du fait qu'il puisse y avoir du comparable, c'est l'intension thématique spécifique de l'une et l'autre. Car si deux mondes sont toujours comparables par un point ou l'autre, deux sujets ne le sont plus. Il me semble qu'il y a là une vérité d'ordre général, que la poésie a d'ailleurs souvent relevé. Qu'il suffise pour cela de rappeler Ossip Mandelstam prescrivant : " Ne te compare à rien ".

Comment une oeuvre musicale devient-elle sujet en cours de déploiement ? Une oeuvre, en s'initiant, ordonne un monde, qu'elle convoque, par ses références, et qu'elle installe ; mais comment ce monde est-il travaillé de l'intérieur par une subjectivation musicale, qui n'est pas exactement le seul principe de persistance de ce monde installé, qui n'est pas la seule maxime d'un " persévérer dans son être " mais qui est d'un même mouvement poser cette donnée du monde et prendre parti musical à son endroit ? Il me semble qu'Hopkins nous guide ici : l'oeuvre dispose l'inspect d'un monde à travers l'intension d'un procès subjectif.

Qu'est-ce alors exactement que l'intension d'une oeuvre ?

 

Devoir dire et vouloir dire

Pour avancer dans cette compréhension, il faut dégager une dualité intérieure à l'intension que j'appellerai la dualité de l'intension comme logique d'un devoir dire et de l'intension comme stratégie d'un vouloir dire.

Qu'est-ce que j'entends par là ?

 

Il y a d'abord que l'oeuvre musicale dit, ceci est incontestable. Mais ce dire de l'oeuvre est doublement modalisé.

Le devoir dire de l'oeuvre

Il est en premier lieu corrélé à un devoir dire : ce que l'oeuvre dit, elle le dit parce qu'elle doit le dire . Ce devoir dire de l'oeuvre indexe sa logique immanente. Toute oeuvre musicale suit une logique, épouse une logique qu'elle n'établit pas : la logique qui fonde l'oeuvre lui préexiste. L'oeuvre hérite d'une logique, ou plus exactement, l'oeuvre élit, au principe de sa propre existence, une logique parmi les logiques disponibles dans le monde musical où elle se situe. Par exemple, il y a (ou il y a eu) une logique sérielle, qui n'était pas la même que la logique néo-classique de la même époque, ou que la logique spectrale, ou tonale et thématique, etc. Une oeuvre sérielle est une oeuvre qui épouse cette logique musicale sérielle, et non pas une autre. Et ce n'est pas dire qu'elle l'institue, la crée de part en part : bien sûr, l'oeuvre en question va y ajouter, va déplacer tel ou tel pan, mais globalement elle est prise dans cette logique plutôt qu'elle ne la surplombe ; elle est faite par cette logique plutôt qu'elle ne la fait.

On peut dire, pour filer le vocabulaire de Lacan, que cette logique, c'est la loi pour l'oeuvre, et qu'elle est donc réciprocablement son désir. L'oeuvre éprouve son désir en mettant en oeuvre cette logique, sa capacité à faire-monde (à soutenir un monde dans son apparaître sensible), en prolongeant son dire selon la consistance d'un devoir dire et non pas au petit bonheur la chance. Ce devoir dire, cette logique à l'oeuvre en tant qu'elle est comptable-pour-une, c'est-à-dire en tant qu'elle est précisément une logique et non pas un amas inconsistant de fragments de logique, ce devoir dire est une part de l'intension, celle qui dote l'oeuvre d'un inspect apte à faire dire de telle ou telle oeuvre : " Tiens, mais elle est sérielle, non seulement d'apparence mais essentiellement. "

Le vouloir dire de l'oeuvre

En sus d'un dire, et d'un devoir dire, il y a encore ce que j'appelle un vouloir dire . J'emprunte ce terme à Mallarmé dont Claudel rapportait ces propos : " Tous ces gens-là [les romanciers naturalistes] après tout qu'est-ce qu'ils font ? Des devoirs de français... Ils décrivent le Trocadéro, les Halles, le Japon, enfin ce que vous voulez. Ce que moi j'apporte dans la littérature, c'est que je ne me place pas devant un spectacle en essayant de le décrire, mais en me disant : Qu'est-ce que cela veut dire ? "

Il ne faut pas, je crois, comprendre la distinction d'un vouloir dire et d'un simple dire comme désignant une intention des choses ou des poèmes, une intentionnalité qui n'arriverait pas à se matérialiser et assignerait ainsi le dire de l'oeuvre au statut de simple expérience ou de tentative inaboutie. Pour Mallarmé, la distinction d'un dire et d'un vouloir dire ne désigne pas l'échec de l'oeuvre à dire vraiment, son incapacité à dire ce qu'elle veut dire. Il faut y entendre tout au contraire une capacité de l'oeuvre, une puissance qui tient à l'existence d'une stratégie à l'oeuvre, au jeu d'une subjectivation, à la dynamique d'un vouloir et pas seulement d'un être-là.

Ce qui peut nommer cet écart entre le dire et le vouloir dire, plutôt que le mot français intention, c'est bien sûr l'intension d'Hopkins, cette tension agissant sur l'oeuvre de l'intérieur d'elle-même, cette capacité de l'oeuvre d'introjecter la tension qu'elle est, d'instaurer une distance intérieure qui va nourrir dynamiquement son dire. 

 

L'intension logique et l'intension stratégique

Pour résumer, l'oeuvre comme faire-monde et opération-sujet, comme soutènement de son dire par un devoir dire et un vouloir dire, par une logique héritée et une subjectivation stratégique, voilà, je crois, la puissance propre des catégories d'inspect et d'intension en entendant ici une double intension : l'intension logique du devoir dire et l'intension stratégique du vouloir dire.

C'est indiquer la puissance de discernement de ces catégories, bien au-delà des seuls étants naturels et jusqu'au coeur du dire poétique. Car j'entends bien qu'un poème est ici l'égal d'une oeuvre musicale, et que son dire ne vaut comme poème que pour autant qu'il est lui-même au labeur d'un devoir dire logique et d'un vouloir dire stratégique.

Le poème qui simplement dit, c'est une effusion sans langue propre, autant dire que c'est ce que Mandelstam appelait " un nuage de rien " . Seul est poème celui qui trace l'inspect d'une intension logiquement déployée et stratégiquement soutenue. Ainsi pour Hopkins, l'inspect de ses poèmes procédait le plus souvent de la logique du sonnet, d'un devoir dire en 14 vers . Leur vouloir dire était, lui, redevable d'une stratégie chrétienne. Face à cette exigence que le poème soit chrétien, et pas seulement le poète qui le compose, que veut dire qu'un poème soit chrétien ? La seule réponse, me semble-t-il, est celle-ci : c'est un poème qui est aussi une prière - et l'on a en effet souvent dit des poèmes d'Hopkins qu'ils étaient les psaumes de notre temps .

 

De la beauté mortelle

En retombée de tout cela, on peut tenir que l'inspect d'une oeuvre d'art, c'est son désir de beauté, et que l'intension, c'est son vouloir outrepasser la beauté. Ce qu'Hopkins nous indique alors , c'est qu'il n'y a de beauté de l'inspect que soutenue par l'intension qui la travaille de l'intérieur pour l'établir en l'outrepassant. La beauté de l'inspect est gagée par le fait d'être traversée d'une intension. La beauté est pour l'intension un dépôt, un effet, un reste, non le coeur stratégique. Poésie, comme musique, viennent alors nommer la torsion même de cet écartèlement interne. Il n'y a la beauté d'un dire que donné comme devoir dire et intérieurement tramé d'un vouloir dire. L'inspect asséché de l'intension nourricière, c'est ce qu'Hopkins appelle " la beauté mortelle ". Voici ce qu'il nous en dit :

 

À quoi sert la beauté mortelle ?

 
À quoi sert la beauté mortelle - périlleuse ; elle fait danser
Le sang - le trait marqué-à-l'instant-d'un-sceau, forme plus fièrement élancée
Qu'aucun menuet de Purcell ? À ceci : elle attise
En l'esprit une ardeur pour ce qui est, l'instruit du bien - là où un coup d'oeil
Découvre plus qu'un lourd regard, qu'un regard qui dévisage.
Ainsi autrefois ces gracieux garçons chus frais-mouillés, aubaine pour l'orage de la guerre,
Comment sinon Grégoire , un père, les eût-il glanés dans Rome
Grouillante ? Mais Dieu offrit à notre pays cette précieuse chance.
À l'homme avide autrefois d'adorer bois ou pierre nue,
Notre loi dit : Aime le plus digne d'amour en ce monde,
Le plus beau de ce monde - l'unique des êtres, qui jaillit des lignes et du visage.
Que faire alors ? Comment accueillir la beauté ? Accueille-la tout simplement ; en ton coeur,
Reconnais ce doux présent du ciel ; puis laisse, laisse-le.
Oui, souhaite pourtant, souhaite à tous, cette plus haute beauté de Dieu, la grâce. 

 

La grâce et le sublime qui outrepassent la beauté, c'est l'intension qui les met à l'oeuvre. Cette intension spécifique du poème excède celle du cheval, ou du martin-pêcheur. C'est l'intension d'un sujet qui dépasse la seule persistance en son être, le seul désir ou appétit d'exister car l'existence poétique - s'entend l'existence d'un poème - relève d'un autre type d'existence que celui des choses de la nature, fut-ce de l'individu humain .

On l'a vu, l'intension d'une oeuvre-sujet (et non d'un objet ou d'un étant) a ceci de propre qu'elle se scinde en deux modalités : le devoir dire qui est la logique de l'oeuvre comme situation-monde, et le vouloir dire qui est la stratégie de l'oeuvre comme sujet-poésie. Le devoir dire, c'est l'infinie emprise logique. Le vouloir dire est un opérateur qui travaille plutôt pas à pas, pied à pied, qui bute, traverse, déplace, rejette, retient pierre après pierre, mot après mot. L'intension logique du devoir dire assure l'inspect quand l'intension stratégique du vouloir dire continue de le travailler de l'intérieur, de le déformer.

C'est en ce sens qu'un poème n'est pas un étant comme le cheval ou le martin-pêcheur, ni non plus comme les individus peuplant l'oeuvre poétique d'Hopkins - Tom le chômeur, Harry le laboureur, Felix Randal le maréchal-ferrant, Duns Scot le philosophe, Henri Purcell le musicien -, ni ultimement comme Gerard Manley le poète. Seul le poème porte une intension stratégique apte à outrepasser la beauté de son inspect tel que logiquement déployé.

 

Des rencontres entre poésie et musique

L'étrange est alors - me semble-t-il - qu'il puisse sur cette base y avoir intersubjectivité. L'intersubjectivité, ce n'est pas le rapport d'un poème à un poète, ni l'existence de rapport entre poèmes, dans un recueil par exemple (de même que plusieurs oeuvres musicales sont mises en rapport dans un même concert). Car le recueil de poèmes, comme le concert réussi, constitue ici un seul sujet.

Non, l'étrange, c'est qu'il puisse y avoir une rencontre entre une oeuvre poétique et une oeuvre musicale.

Si la rencontre d'Hopkins avec la musique me semble un échec, ce serait peut-être parce qu'Hopkins a voulu que sa musique nomme l'inspect du poème . Pour le dire de manière péremptoire, de même que le poème nomme l'inspect du martin-pêcheur ou du faucon - le poème en son entier est le nom du Windhover -, Hopkins aurait cru que sa composition musicale pouvait nommer le " Fallen rain " de Dixon . Tel me semble, en tous les cas, le principe à l'oeuvre dans le travail musical d'Hopkins. Et c'est là je crois qu'a buté moins la musique que l'intellectualité de Gerard Manley Hopkins.

Dépasser cette butée suppose alors de penser qu'il n'y a pas de nomination réciproque entre poèmes et oeuvres musicales. Il ne saurait y en avoir. Il y a seulement la possibilité de rencontres et de leurs résonances, irrémédiablement distinctes selon chaque versant. Ainsi, à la rencontre d'un poème par une oeuvre musicale ne correspond nulle rencontre réciproque de cette oeuvre musicale par le poème.

En ce sens je dirai qu'il ne peut y avoir d'amour véritable entre poésie et musique. Poésie et musique ne peuvent former un couple. Il ne peut y avoir qu'un amour-méprise, celui dont parlait Lacan, amour où la musique donne à la poésie ce que la musique n'a pas et que la poésie ne demande pas. Car la musique en cette affaire prend plus qu'elle ne donne, et elle prend ce qu'elle veut. La musique est ici toujours un peu fétichiste. Elle ne respecte pas l'inspect du poème (j'ai moi-même déchiqueté la continuité du poème d'Hopkins dans Deutschland) pas plus que la musique n'épouse l'intension logique du devoir dire poétique (le respect pointilleux de l'aspect formel du poème chez Samuel Barber académise l'oeuvre musicale et lui interdit de restituer l'inspect poétique originel, si tel était bien son but...).

 

Quelle rencontre ?

Où se joue alors la rencontre entre poésie et musique ? Elle réside en ceci que la musique peut rencontrer l'intension du poème (son devoir dire logique et son vouloir dire stratégique) plutôt que son inspect. Ceci explique, je pense, qu'une musique n'est jamais plus fidèle à un poème que lorsqu'elle s'y attache à quelque détail, ne respectant nullement sa cohésion globale laquelle engage une dialectique proprement poétique et intraduisible entre inspect et intension.

L'oeuvre musicale peut rencontrer le faire-monde de l'oeuvre ou ce qu'il y a en elle de sujet. Ce faisant, l'oeuvre musicale ne nomme pas le poème. Elle compose seulement quelque résonance sensible d'un autre ordre. Cela, Gerard Manley Hopkins ne pouvait le faire à l'égard de ses poèmes ou de ceux de ses amis, non pas parce qu'il aurait été trop peu musicien mais parce qu'il était trop poète pour violenter les poèmes à mettre en musique, pour délaisser leur inspect. Il était trop interne à la poésie pour pouvoir la rencontrer en musicien. Si bien que pour apprendre de lui ce qu'il est possible de nouer entre musique et poésie, il faut le demander non à ses compositions musicales mais à ses poèmes, précisément lorsque ceux-ci rencontrent la musique, lorsqu'ils tentent apparemment de nommer l'oeuvre musicale, pour en vérité déployer un sujet poétique résonnant du choc musical.

 

Le nom d'une loi venue d'ailleurs

Il faut ainsi lire le sonnet consacré à Purcell, non pour y entendre la musique de Henry Purcell - son inspect, ou son intension - mais pour y écouter un désir poétique éveillé par Purcell, pour écouter Purcell prescrivant un dire poétique, Purcell devenant ainsi le nom d'un devoir dire et d'un vouloir dire poétiques (et non pas musicaux). Au bout du compte, ce n'est pas le poème qui va nommer Purcell mais bien l'inverse : c'est Purcell qui vient nommer ce poème, somme toute comme The Wreck of the Deutschland vient nommer mon opus musical. En ce sens, composer un poème sur une musique donnée, ou un opus musical sur un poème donné, c'est le mettre sous le nom d'une loi venue d'ailleurs.

Ceci rend compte, je crois, du fait que ce type de rencontre ne puisse jamais être symétrique, et que la musique ne puisse se reconnaître quand elle est prise comme loi pour un autre domaine qu'elle. Et vis versa. Or il s'agit bien de cela et c'est un fait d'expérience : l'oeuvre ayant besoin d'une logique qu'elle ne saurait constituer, dans les moments troublés où les logiques existantes paraissent épuisées, l'oeuvre doit se tourner ailleurs et chercher dans quelque autre art un substitut temporaire. C'est pour cela que par exemple Schoenberg a tant recouru aux poèmes entre 1908 et 1923. C'est peut-être aussi pour cela que Gerard Manley Hopkins cherchait dans la musique la prescription contrapuntique de son sprung rhythm et que, dans sa période de stérilité poétique - quand en 1881, il se sentait devenir " eunuque " -, il cherchait dans la pratique musicale de nouvelles ressources subjectives .

 

Il faut entendre ainsi le sonnet sur Purcell : le nom Purcell nomme moins la musique de Purcell qu'il ne nomme l'emprise de nouveaux devoir dire et vouloir dire poétiques. Autant entendre ici que le nom Purcell est un peu celui d'un ange (ce que le poème suggère d'ailleurs), sa musique représentant ainsi pour le poème l'ange anticipant la complétude espérée de ses effets.

 

Poignée de mains

Il est toujours terrible d'être pris pour un ange. Cela annonce le combat de Jacob, luttant toute une nuit, plutôt que l'abandon de Marie, s'offrant à la fécondation.

Je ne sais si Purcell aurait aimé être pris pour l'ange des poèmes d'Hopkins. Mais un ange, messager d'espérance stratégique, annonciateur de nouvelles logiques, n'a guère d'autres choses à faire que prononcer son nom face au sujet qui, lui, aura toujours le dernier mot.

Laissons donc le dernier mot au poème et ne tentons pas de reprendre à la poésie son bien ; ne lui dérobons pas plus longtemps ses catégories pour en faire les nouvelles lois de nos oeuvres musicales. Cédons la place devant le poème, et, nous mettant à l'école de cet autre très grand poète, Paul Celan, qui inscrivait le serrement de mains comme pratique adéquate aux rapports entre sujets libres, tenons que toute rencontre entre poésie et musique est ultimement un serrement de mains.

Chacun de ces deux arts, dans quelque moment de trouble intérieur, cherche dans l'autre une loi nouvelle et un courage renouvelé, et, pour cela, lui tend la main , lui prend la sienne et la lui serre. Lisons ce poème comme la main tendue, et prise, pour l'éternité, par le poète catholique Gerard Manley Hopkins au musicien anglican Henri Purcell.

 


Annexes

Poems

Inversnaid
As kingfishers
To what serves mortal beauty?
Henry Purcell

Oeuvres musicales présentées lors de la conférence

Samuel Barber
Benjamin Britten
Michael Tippett
François Nicolas

Compositions musicales de Gerard Manley Hopkins