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ÉLOGE DE LA COMPLEXITÉ
"L'oeuvre inauthentique n'a pas d'inconscient. Elle n'est solution
exemplaire d'aucun problème qui lui soit intrinsèque".
Nicolas Abraham (1)
"L'oeuvre d'art qui ne fait pas surgir davantage de problèmes
qu'elle (ne)se propose (d'en) résoudre (..) sera toujours insuffisante".
Brian Ferneyhough
Il n'est pas aujourd'hui de compositeur plus vilipendé que Brian
Ferneyhough. Nul nom, plus que le sien, n'a le don d'irriter dans les cercles
de la musique contemporaine.Ce seul fait suffirait à justifier un
tel dossier, non qu'il faille engager sa défense - laissons aux avocats
le souci des plaidoiries et aux journalistes le soin du reportage - mais,
plus simplement, "pour y regarder de plus près", confiant
dans le principe que le sens circule là où il y a discordance.
L'irritation que suscite Ferneyhough ne tient pas qu'à son oeuvre:
Ferneyhough est encombré, à son corps défendant, d'un
cortège d'épigones qui constitue la part morte de son enseignement,
d'un enseignement de composition qu'il poursuit cependant depuis plus de
10 ans avec une rare maîtrise. Ferneyhough n'a pas de disciples, ce
corrélat pourtant naturel du maître. Serait-ce parce qu'il
enseigne , en vérité, une esthétique différente
de celle qu'il pratique lui-même , une esthétique classique,
presque académique, héritée de la grande tradition
allemande qui nous parvint au 20·siècle par l'entremise de
Schoenberg? C'est la force de son enseignement que de mettre ainsi les jeunes
compositeurs aux pieds du mur, face aux exigences musicales traditionnelles,
au savoir constituable en doctrine, à charge pour l'étudiant
de s'y plier ou , comme il le fit pour son propre compte, d'y passer en
force.
Si Ferneyhough n'a pas de disciple, c'est également parce qu'il n'est
pas exact qu'il ait fondé une esthétique qui lui soit propre.
Non qu'il erre d'une esthétique l'autre , en un éclectisme
paresseux bien porté de nos jours, mais plutôt qu'il aime chercher
peut-être plus qu'il n'aime trouver; ou, plus exactement, qu'il aime,
avant tout, explorer les impasses.
Le mot est laché. On a en effet coutume de l'affubler de ces deux
signifiants, considérés comme infamants à l'heure de
l'universelle "communication": musicien compliqué, compositeur
en impasse. Je voudrais répondre sur ces deux points avant d'aborder
plus en détail son travail de compositeur.
A. La menace de la simplification.
Je ne sais s'il y eut jamais des temps simples, mais les notres ne le sont
pas et telle est, me semble-t-il, la conviction initiale de toute pensée
moderne. La musique ne s'exempte pas de ces temps, bien au contraire.
Il ne manque pourtant pas, en musique, d'adeptes de la simplicité,
que ce soit la simplicité néo-romantique allemande ou la simplicité
néo-harmonique française. Or toute simplicité, qui
n'est pas conquise de haute lutte mais qui s'affiche comme postulat de départ,
ne peut signifier - de nos jours - que la perte d'une dialectique compositionnelle,
que le rabattement du sens musical à quelque signification périmée.
Ainsi les allemands de la "nouvelle simplicité" valorisent
l'expressivité immédiate de quelques gestes depuis longtemps
codifiés quand les adeptes français de la "nouvelle consonance"
en reviennent aux antiques vertus lénifiantes de l'alternance tension/détente.
Un des points du débat se cristallise autour de la notion de geste
musical et ce n'est pas surprenant si Ferneyhough tente d'élaborer
son concept de "figure" en contraste avec celui de "geste"
(cf. l'article d'A. Melchiorre). En ce qui concerne le geste, ses propriétés
intrinséques sont dissociées de ses propriétés
de situation: le geste est une entité déplaçable; les
propriétés qui façonnent son identité intérieure
sont séparables des effets externes qu'il peut produire en tel ou
tel contexte; ou encore, pour reprendre la distinction kantienne, l'analytique
y est disjointe de l'esthétique. Le geste est le matériau
de base de l'éclectique; celui-ci trouve là, disposé
à sa convenance, tout un vocabulaire, amplement répertorié,
prét à générer l' effet désiré.
Le geste est ainsi l'instrument de qui veut "s'exprimer" par la
musique, dans la fiction qu'une pensée musicale pourrait préexister
à l'épreuve de la composition et de l'écriture. Le
geste véhicule toujours une signification. Je ne soutiens pas qu'il
faille bannir le geste de l'espace de la composition mais j'entends seulement
indiquer que le sens ne peut que lui être transversal, sans lui être
immanent. La simplicité fondamentale du geste en situation (par-delà
son éventuelle complication intérieure) est ainsi un obstacle
au sens; et ce ne sont pas des prétendus 2·, 3·...
degrés, croyant pouvoir doter le geste d'une épaisseur factice,
qui y changeront quoi que ce soit.
La complexité est aujourd'hui le prix à payer pour le sens.
Telle est l'éprouvante loi de ces temps.
B. Le péril du calcul
La complexité est le gage d'une forme musicale contemporaine. C'est
là une exigence neuve, qui ne s'imposait pas du temps des grandes
architectures tonales.
Le souci de la forme (au sens élargi de ce mot ) a toujours été
la pierre de touche de la pratique artistique, la préservant d'une
conception utilitaire ou instrumentale de l'oeuvre. Face à l'adage
de l'architecte Wright: "La fonction crée la forme" (principe
dont le champ d'application n'excéde pas, à mon sens, un certain
design), il est tentant de renverser les termes et d'affirmer que "la
forme crée la fonction". Cette tentation, personne ne l'a mieux
faite valoir que Nietzsche : "On n'est artiste qu'à ce prix:
à savoir que ce que tous les non-artistes nomment forme, on l'éprouve
en tant que contenu, en tant que la chose même. De ce fait sans doute
on appartient à un monde à l'envers: car désormais
tout contenu apparait comme purement formel - y compris notre vie."
Ceci conduit en musique à la tentation du calcul et nul ne peut en
faire l'économie. Qui tenterait de passer outre, de ne pas s'éprouver
en ce vertige de la forme, de l'enchainement des calculs, ne pourrait que
retomber dans la logique d'une expression où "ce qui est à
exprimer" serait censé préexister à la "mise
en forme". Or, toute la subtilité est là: on ne met rien
en forme, en même temps que l'enjeu réside en ce que le sens
surgisse, en percée de cette forme vide.
Relevons que cette exigence du sens ne signifie pas la recherche d'une fonction
de la musique. On pourrait même avancer qu'une problématique
de la fonction (qu'elle précède ou, mieux, qu'elle jaillisse
de la forme), étant attente d'un avénement esthétique,
est en dernière instance le vecteur d'un "retour au sacré".
On trouve trace de cela dans ce que Stockhausen, songeant à Stravinsky,
avançait dans les années 50: "Il y a une raison (..)
fondamentale de l'échec des compositeurs de la première moitié
du siècle (..): pas un seul n'a pu découvrir une nouvelle
fonction authentique de la musique" (2). Sa réponse ne tardait
pas: "la nouvelle fonction de la musique doit être, dans son
essence même, d'ordre sacré". Sans approfondir ce débat,
je me contenterai ici de marquer cette distinction: le sens n'est pas une
fonction, pas plus une fonction mathématique qu'une fonction instrumentale
ou que tout autre fonction.
Où surgit le danger du calcul dans la conquète du sens? Il
vient de ce que, confronté à Kant, il est naturel d'en recourir
à Leibniz et à sa monade; quelle plus belle illustration trouver
en effet d'un lien indissoluble entre propriétés intrinsèques
et propriétés de situation, entre analytique et esthétique
que sa monade? Je crois qu'une dimension de la "figure" que recherche
Ferneyhough relève d'une confrontation à cette logique leibnizienne
(cf. son article, dans ce dossier: "Le temps de la figure"). A
certains titres, la figure est ainsi cet objet entièrement spécifique
au point que sa place ne soit pas répétable, sauf à
défaire sa consistance intérieure.
Le calcul est à l'horizon d'une telle recherche: lui seul peut agencer
un être semblable, l'enserrer en des liens si étroits qu'il
ne soit pas loisible d'en dénouer un seul sans tous les défaire.
Le calcul est ici le nouveau péril du sens car il est la simple redisposition
de ce qui est toujours déjà là; il est un réagencement
perpétuel.
La notion de figure telle qu'elle tente de se définir chez Ferneyhough
est, à mon sens, au bord de ce péril. Le compositeur n'ignore
sans doute pas ce danger mais, malgré lui, le calcul reste toujours
en position de le déborder et, finalement, d'ensevelir la figure
(et les gestes qui la trament) sous la chape d'un réseau indémellable.
La prolifération intrinsèque de tout calcul compose inéluctablement
les contours d'une impasse. Mais, après tout, il faut avoir le courage
de fréquenter les impasses; le sens ne circule pas le long des sentiers
balisés, des passes codifiées mais arrive plutot par effraction,
au plus noir des voies sans issue. Et s'il fallait en appeler d'une autorité
de l'Histoire, Bach et Beethoven ne furent-ils pas familiers des impasses
plutot que des allées royales?
*******
Pour traverser le péril du calcul, il n'est d'autre moyen que de
se s'y livrer, au moins pendant un temps. Pour ma part, contrairement à
l'assertion courante selon quoi la "cuisine" des compositeurs
serait un domaine réservé, sans intérét et sans
portée, j'ai toujours trouvé qu'au contraire l'exploration
des procédures de calcul employées était pleine d'enseignements
et permettait, si ce n'est de lire les enjeux de la composition, du moins
d'y déchiffrer ce qu'il s'agirait ensuite de tordre et de traverser
au cours de l'oeuvre.
C'est donc à ce petit exercice que nous allons maintenant nous livrer.
Je présenterai pour cela cinq techniques d'écriture utilisées
par Ferneyhough.
1. Superposition
Le but est d'engendrer une complexité linéaire par superposition
de différentes couches le long d'un axe unique. L'exemple n·1
illustre un tel type de travail (rythmique en l'occurence) lors de la composition
d'"Unity Capsule": la ligne du bas est le résultat de la
surimpression des lignes supérieures où se déploient
différentes successions régulières de durées.
Une technique semblable avait déjà été utilisée
par d'autres compositeurs sériels, tel Barraqué dans sa Sonate
pour piano; plus généralement, elle rejoint une antique technique
d'écriture consistant à simuler une polyphonie à l'intérieur
d'une monodie en alternant les notes prélevées sur deux séquences
mélodiques, tel Bach, dans ses suites pour violon ou pour violoncelle,
ou Mozart, par exemple dans l'adagio du 23· concerto pour piano en
La Majeur.
Dans le cas présent, on peut figurer l'effet de cette technique par
l'image d'un fil qui, traversant un espace strié d'ondes, emporte
avec lui l'empreinte superposée de toutes les couches rencontrées.
La complexité résulte alors d'une concentration de simplicités,
d'une focalisation de multiples régularités le long d'une
seule dimension.
2. Filtre
Cette technique se propose d'engendrer un ordre localement hasardeux, apparemment
aléatoire. Je l'illustrerai d'un exemple portant sur les hauteurs
mais il serait aisé de le généraliser à n'importe
quelle série d'objets: intervalles mélodiques, durées,
timbres...
Soit une série de hauteurs, par exemple celle des touches blanches
du piano, notée au moyen des lettres usuelles:
f d h c b g a e d g f c e ...
Soit un "filtre" constitué d'un sous-ensemble ordonné
de ces hauteurs: e b d
On filtrera la série selon la régle suivante: si une hauteur
de la série initiale appartient au filtre, elle est conservée
telle quelle; sinon, elle est remplacée par une note prélevée
dans le filtre selon l'ordre propre de ce dernier. Ainsi, pour l'ensemble
proposé, on aura:
Série initiale: f d h c b g a e d g f c e ...
Série filtrée: e d b d b e b e d d e b e ...
Apparemment, l'ordre obtenu (par combinaison des seules notes du filtre)
est hasardeux: on ne peut, théoriquement, reconstituer le processus
qu'en connaissant la série initiale, objet que le compositeur a soin
d'occulter. On remarquera cependant que, dans notre exemple (construit à
cet effet), la série filtrée répond à une autre
logique qui apparait si on regroupe les lettres 3 par 3:
e d b / d b e / b e d // d e b / e ...
Cette petite combinatoire illustre que l'analyse d'un résultat (ici
d'une série obtenue par filtrage) n'équivaut pas nécessairement
à la description du processus de son engendrement. On voit en effet
clairement dans cet exemple (simplifié à dessein) qu'on peut
réengendrer, et par là décrire, ce même résultat
par une combinatoire beaucoup plus simple portant directement sur la petite
série e d b et faisant donc l'économie de la série
initiale.
Je ne songe nullement, ce faisant, à dénigrer cette technique
du filtre utilisée par Ferneyhough. D'ailleurs, Ferneyhough utilise
des filtres en vérité bien plus sophistiqués: il s'arrange,
par exemple, pour faire évoluer son filtre au fur et à mesure
de ses opérations puisque le but qu'il assigne à cette technique
est uniquement d'exercer un contrôle statistique sur les hauteurs
ainsi engendrées. Le petit exemple précédent n'était
destiné qu'à rappeler ce point, trop souvent oublié:
l'analyse d'une partition n'est pas la reconstitution de sa genèse;
la cohérence d'une oeuvre n'est pas transitive à la rigueur
de son engendrement.
3. Grille (pré-compositionnelle)
Il s'agit cette fois de pré-déterminer certains paramètres
de la composition, de fixer un certain nombre de contraintes qui viendront
borner le travail de rédaction. On en trouvera, dans ce dossier,
un exemple avec les esquisses du second quatuor présentées
p. .
Ces grilles préforment l'espace de la partition, le saturant d'interdictions,
le sur-déterminant en sorte que l'acte même de composition
soit moins le remplissage de plages de temps prédélimitées
(comme le fait Stockhausen) que le passage en force au travers de cette
grille, que le choix des règles à transgresser et des interdits
à oublier. A cet effet, Ferneyhough accumule les contraintes pour
mieux se retrouver acculé à la décision. Bien sur,
une fois le forçage opéré et le texte musical déposé,
cette grille n'a plus d'usage; elle ne se retrouve d'ailleurs que difficilement
dans la partition définitive.
Cette technique est encore une fois une technique de composition, non d'analyse.
On discerne aisément qu'elle s'oppose à la combinatoire sérielle
classique qui va, de préférence, du simple au multiple par
prolifération. Ici, le local se forme comme complexité, non
pas à partir d'une donnée initialement simple, mais à
partir d'un point qui vient concentrer l'ensemble des contraintes globales
pesant sur l'oeuvre, un peu comme toutes les tensions d'un filet bien tendu
se focalisent autour du point sur lequel on exerce une pression.
4. Crible
IL s'agit cette fois d'un processus interne au déroulement même
de l'oeuvre et non plus exactement d'un travail pré-compositionnel.
Je l'inclus cependant dans cette liste car il relève d'une problématique
analogue, en un sens que je préciserai plus loin.
J'illustrerai ce processus d'un exemple (ex. 2) extrait du "Carceri
d'invenzione n·I": le tutti orchestral, fortement marqué
d'homorythmies, sature l'espace vertical et, tel un tamis, laisse alors
transiter un ensemble réduit d'instruments et de hauteurs. A proprement
parler, il s'agit là d'un geste de la partition plutôt que
d'une technique d'écriture.
5. Réservoir absent
Cette technique a été utilisée par Ferneyhough à
trois reprises:
- dans "Firecycle Beta" (1969-1971) où toute une page,
génératrice de l'oeuvre, fut retirée de la version
finale.
- dans "Time and Motion Study I" (1971), pièce pour clarinette
basse établie sur la base d'une autre pièce, restée
à l'état d'esquisse.
- dans le Second Quatuor (1980) qui va nous fournir l'exemple le plus abouti
de cette technique.
On trouve en effet dans les esquisses de ce quatuor (cf. exemple p. ) deux
mesures qui n'apparaissent jamais au cours de l'oeuvre. Ces deux mesures
servent de réservoir, de stock de gestes dans lequel Ferneyhough
puise à loisir au fur et à mesure de la composition. Cet ensemble,
éminemment complexe, lui-même obtenu par accumulation de superpositions
(cf. la 1· technique mentionnée précédemment),
fonctionne comme point de départ (absent) de l'oeuvre. Cet absentement
de la "cause" d'une oeuvre se retrouve chez d'autres compositeurs
sériels; par exemple Boulez absente la série génératrice
de "Tombeau" (Mallarmé oblige!) mais chez lui, la cause
reste d'une grande simplicité: elle est la mise en ordre de quelques
éléments. Chez Ferneyhough au contraire, la cause absentée
est un multiple extrèmement dense et compact.
*****
A mon sens, l'ensemble de ces techniques constitue un dispositif tout à
fait singulier et significatif.
1) Pour Ferneyhough, il n'y a jamais que du multiple. Tout objet sur lequel
il opère est toujours-déjà un multiple c'est-à-dire
un ensemble. Ainsi, une simple note est l'ensemble d'une hauteur, d'une
durée (qui, généralement, lui est singulière
et ne se répète pas pour la note suivante), d'une intensité
et d'une expression qui lui sont propres à l'égal du timbre
parfaitement spécifique qui l'affecte...
Tout élément de son travail s'avère donc être
un ensemble et non pas un atôme insécable. D'où une
suraccumulation scripturale, nécessaire à cette approche du
multiple.
Remarquons que cet abord concerne également l'écriture du
silence. Ferneyhough ne considère pas la marque de silence comme
l'élément fondateur indivisible; elle est plutôt, comme
toute durée, toujours-déjà un multiple apte à
acceuillir une complexité sonore. D'où une technique, chez
lui, de comblement des silences où les symboles écrits définissent
des places qui pourront être ultérieurement remplies par des
multiples sonores. On le voit aisément dans l'exemple n·3,
tiré d'"Unity Capsule", où la portée supérieure
reprend le rythme de la ligne inférieure en affectant les silences
d'événements sonores.
2) Ferneyhough combine sur les parties d'un ensemble plutôt que sur
ses éléments. Tel est le sens de ses filtres, cribles et autres
grilles. On sait, par les mathématiques, que le passage des éléments
aux parties est un moyen infaillible d'engendrer de la complexité
puisque l'ensemble des parties d'un ensemble donné est de puissance
toujours supérieure à la puissance de l'ensemble initial.
Cette attitude singularise fortement Ferneyhough; en effet le sérialisme
"classique" recourt volontiers aux opérations sur éléments,
voire sur atômes fondateurs indivisibles (tels ceux de la série
génératrice) en sorte que les ensembles (accords, cellules
rythmiques...) sont engendrés par prolifération emboitée.
Dans cette optique, on ne sort jamais de la stricte relation d'appartenance
d'un élément à un ensemble sans véritablement
composer avec la relation d'inclusion d'une partie (ou d'un sous-ensemble).
Certes Stockhausen, à la différence de Boulez, circule du
global de l'oeuvre vers le local mais il maintient cependant le principe
d'engendrement du complexe à partir de l'élémentairement
simple; tout au plus cet engendrement est-il chez lui conçu comme
le comblement de sous-espaces, prédéterminés par le
schéma formel global. Seul, à ma connaissance, Ferneyhough
prend pour point de départ une complexité pour la travailler
selon la logique de ses parties.
3) Ces opérations répètent une procédure d'absentement
puisqu'elles consistent, par définition, à mettre de coté
une partie du matériau pour n'en retenir qu'une autre partie. Cet
absentement n'a de sens que parce qu'il opère sur un ordre initalement
dense, sur un réel où rien ne manque. L'angoisse est à
l'évidence une tonalité constante de ces compositions, l'angoisse
au sens Lacanien de ce qui s'infère d'un "manque du manque".
Le désir du compositeur est ici clairement référé
au trou d'un tel trop plein (de réel), d'une telle suraccumulation
d'impossibles.
***
Ce faisant, Ferneyhough propose une vision tout à fait originale
de la triade: compositeur-interprète-auditeur. J'interprète
ainsi sa prise de position:
a) Ferneyhough pratique la composition comme une expérience. J'entend
ce terme non dans sa connotation d'empirisme mais au sens d'une traversée
d'un danger, sens que, selon Lacoue-Labarthe (3), l'étymologie latine
("ex-periri") nous restitue. La composition est en effet pour
Ferneyhough une "volonté se formant et se diversifiant par ce
qu'elle traverse"(4). Elle est un passage en force, non un diner de
gala.
b) Ferneyhough conçoit l'interprétation comme une décision.
Le flûtiste P.Y. Artaud s'en explique très clairement dans
ce dossier: l'interprète doit se frayer un chemin parmi une telle
somme d'informations qu'il est acculé à choisir quelles contraintes
il suit et quelles autres il relativise. D'où résulte une
ouverture des interprétations possibles qui n'est pas le fait d'un
inachèvement de l'oeuvre mais seulement de sa surdétermination.
Ferneyhough s'explique clairement sur ce point: "on ne demande pas
à l'interprète de seulement fonctionner en tant que reproducteur
efficace des sons possibles; il est aussi lui-même le résonateur"(4);"une
zone majeure d'organisation de l'oeuvre a lieu chez l'éxécutant"
puisque que la partition propose "un schéma véritablement
polyphonique que l'éxécutant, suivant ses capacités
et ses inclinaisons personnelles, doit démeler".
Il y a là une réponse entièrement originale au problème
de l'interprétation dans la musique contemporaine. On peut la trouver
excessivement élitaire: on compte sur les doigts d'une seule main
les flûtistes capables aujourd'hui de jouer "Unity Capsule".
On peut craindre que cette voie soit une impasse, qu'elle soit, plus que
toute autre, menacée par la routine. Il n'empèche qu'elle
existe et qu'elle fait sens.
c) Enfin Ferneyhough envisage la perception comme un courage: "C'est
à chaque auditeur de démeler les indices sonores proposés
et (..) de reconstruire l'oeuvre à sa propre image"(4). La perception,
qui est une pensée et non pas une digestion, doit elle aussi décider
face à l'angoisse du surabondant. Elle est un courage de penser,
de proposer une intelligence de l'oeuvre, de construire mentalement une
Forme qui relie les multiplicités discontinues.
On voit qu'ici aussi Ferneyhough aggrave d'abord le problème posé
pour mieux le résoudre: il contraint ainsi l'auditeur de participer
à la création de l'oeuvre, soit par choix positif, soit par
refus intégral (Cf. la fin de son texte, dans le présent dossier,
sur les "Carceri d'invenzione"). Lui objecter la complexité
de son entreprise est dans ce cas hors de propos; il suffit que son entreprise
fonctionne pour un seul pour que, de droit, elle puisse valoir pour tous.
Il y a donc là une proposition d'universalité que l'on ne
peut réfuter par un argument empirique, par la seule difficulté
de généraliser ces pratiques.
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NOTES
(1)"Rythmes" p.132; Flammarion 1985.
(2)"Musique fonctionnelle" (1957) in: "Avec Stravinsky".
Domaine Musical 1958.
(3)"La poésie comme expérience" p. ; Ch.Bourgois
1986.
(4) Cahier Musique n·1 du Festival de La Rochelle (1980)