François NICOLAS

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ÉLOGE DE LA COMPLEXITÉ


"L'oeuvre inauthentique n'a pas d'inconscient. Elle n'est solution exemplaire d'aucun problème qui lui soit intrinsèque".
Nicolas Abraham (1)
"L'oeuvre d'art qui ne fait pas surgir davantage de problèmes qu'elle (ne)se propose (d'en) résoudre (..) sera toujours insuffisante".
Brian Ferneyhough



Il n'est pas aujourd'hui de compositeur plus vilipendé que Brian Ferneyhough. Nul nom, plus que le sien, n'a le don d'irriter dans les cercles de la musique contemporaine.Ce seul fait suffirait à justifier un tel dossier, non qu'il faille engager sa défense - laissons aux avocats le souci des plaidoiries et aux journalistes le soin du reportage - mais, plus simplement, "pour y regarder de plus près", confiant dans le principe que le sens circule là où il y a discordance.
L'irritation que suscite Ferneyhough ne tient pas qu'à son oeuvre: Ferneyhough est encombré, à son corps défendant, d'un cortège d'épigones qui constitue la part morte de son enseignement, d'un enseignement de composition qu'il poursuit cependant depuis plus de 10 ans avec une rare maîtrise. Ferneyhough n'a pas de disciples, ce corrélat pourtant naturel du maître. Serait-ce parce qu'il enseigne , en vérité, une esthétique différente de celle qu'il pratique lui-même , une esthétique classique, presque académique, héritée de la grande tradition allemande qui nous parvint au 20·siècle par l'entremise de Schoenberg? C'est la force de son enseignement que de mettre ainsi les jeunes compositeurs aux pieds du mur, face aux exigences musicales traditionnelles, au savoir constituable en doctrine, à charge pour l'étudiant de s'y plier ou , comme il le fit pour son propre compte, d'y passer en force.
Si Ferneyhough n'a pas de disciple, c'est également parce qu'il n'est pas exact qu'il ait fondé une esthétique qui lui soit propre. Non qu'il erre d'une esthétique l'autre , en un éclectisme paresseux bien porté de nos jours, mais plutôt qu'il aime chercher peut-être plus qu'il n'aime trouver; ou, plus exactement, qu'il aime, avant tout, explorer les impasses.
Le mot est laché. On a en effet coutume de l'affubler de ces deux signifiants, considérés comme infamants à l'heure de l'universelle "communication": musicien compliqué, compositeur en impasse. Je voudrais répondre sur ces deux points avant d'aborder plus en détail son travail de compositeur.

A. La menace de la simplification.

Je ne sais s'il y eut jamais des temps simples, mais les notres ne le sont pas et telle est, me semble-t-il, la conviction initiale de toute pensée moderne. La musique ne s'exempte pas de ces temps, bien au contraire.
Il ne manque pourtant pas, en musique, d'adeptes de la simplicité, que ce soit la simplicité néo-romantique allemande ou la simplicité néo-harmonique française. Or toute simplicité, qui n'est pas conquise de haute lutte mais qui s'affiche comme postulat de départ, ne peut signifier - de nos jours - que la perte d'une dialectique compositionnelle, que le rabattement du sens musical à quelque signification périmée. Ainsi les allemands de la "nouvelle simplicité" valorisent l'expressivité immédiate de quelques gestes depuis longtemps codifiés quand les adeptes français de la "nouvelle consonance" en reviennent aux antiques vertus lénifiantes de l'alternance tension/détente.

Un des points du débat se cristallise autour de la notion de geste musical et ce n'est pas surprenant si Ferneyhough tente d'élaborer son concept de "figure" en contraste avec celui de "geste" (cf. l'article d'A. Melchiorre). En ce qui concerne le geste, ses propriétés intrinséques sont dissociées de ses propriétés de situation: le geste est une entité déplaçable; les propriétés qui façonnent son identité intérieure sont séparables des effets externes qu'il peut produire en tel ou tel contexte; ou encore, pour reprendre la distinction kantienne, l'analytique y est disjointe de l'esthétique. Le geste est le matériau de base de l'éclectique; celui-ci trouve là, disposé à sa convenance, tout un vocabulaire, amplement répertorié, prét à générer l' effet désiré. Le geste est ainsi l'instrument de qui veut "s'exprimer" par la musique, dans la fiction qu'une pensée musicale pourrait préexister à l'épreuve de la composition et de l'écriture. Le geste véhicule toujours une signification. Je ne soutiens pas qu'il faille bannir le geste de l'espace de la composition mais j'entends seulement indiquer que le sens ne peut que lui être transversal, sans lui être immanent. La simplicité fondamentale du geste en situation (par-delà son éventuelle complication intérieure) est ainsi un obstacle au sens; et ce ne sont pas des prétendus 2·, 3·... degrés, croyant pouvoir doter le geste d'une épaisseur factice, qui y changeront quoi que ce soit.

La complexité est aujourd'hui le prix à payer pour le sens. Telle est l'éprouvante loi de ces temps.


B. Le péril du calcul

La complexité est le gage d'une forme musicale contemporaine. C'est là une exigence neuve, qui ne s'imposait pas du temps des grandes architectures tonales.
Le souci de la forme (au sens élargi de ce mot ) a toujours été la pierre de touche de la pratique artistique, la préservant d'une conception utilitaire ou instrumentale de l'oeuvre. Face à l'adage de l'architecte Wright: "La fonction crée la forme" (principe dont le champ d'application n'excéde pas, à mon sens, un certain design), il est tentant de renverser les termes et d'affirmer que "la forme crée la fonction". Cette tentation, personne ne l'a mieux faite valoir que Nietzsche : "On n'est artiste qu'à ce prix: à savoir que ce que tous les non-artistes nomment forme, on l'éprouve en tant que contenu, en tant que la chose même. De ce fait sans doute on appartient à un monde à l'envers: car désormais tout contenu apparait comme purement formel - y compris notre vie."
Ceci conduit en musique à la tentation du calcul et nul ne peut en faire l'économie. Qui tenterait de passer outre, de ne pas s'éprouver en ce vertige de la forme, de l'enchainement des calculs, ne pourrait que retomber dans la logique d'une expression où "ce qui est à exprimer" serait censé préexister à la "mise en forme". Or, toute la subtilité est là: on ne met rien en forme, en même temps que l'enjeu réside en ce que le sens surgisse, en percée de cette forme vide.
Relevons que cette exigence du sens ne signifie pas la recherche d'une fonction de la musique. On pourrait même avancer qu'une problématique de la fonction (qu'elle précède ou, mieux, qu'elle jaillisse de la forme), étant attente d'un avénement esthétique, est en dernière instance le vecteur d'un "retour au sacré". On trouve trace de cela dans ce que Stockhausen, songeant à Stravinsky, avançait dans les années 50: "Il y a une raison (..) fondamentale de l'échec des compositeurs de la première moitié du siècle (..): pas un seul n'a pu découvrir une nouvelle fonction authentique de la musique" (2). Sa réponse ne tardait pas: "la nouvelle fonction de la musique doit être, dans son essence même, d'ordre sacré". Sans approfondir ce débat, je me contenterai ici de marquer cette distinction: le sens n'est pas une fonction, pas plus une fonction mathématique qu'une fonction instrumentale ou que tout autre fonction.

Où surgit le danger du calcul dans la conquète du sens? Il vient de ce que, confronté à Kant, il est naturel d'en recourir à Leibniz et à sa monade; quelle plus belle illustration trouver en effet d'un lien indissoluble entre propriétés intrinsèques et propriétés de situation, entre analytique et esthétique que sa monade? Je crois qu'une dimension de la "figure" que recherche Ferneyhough relève d'une confrontation à cette logique leibnizienne (cf. son article, dans ce dossier: "Le temps de la figure"). A certains titres, la figure est ainsi cet objet entièrement spécifique au point que sa place ne soit pas répétable, sauf à défaire sa consistance intérieure.
Le calcul est à l'horizon d'une telle recherche: lui seul peut agencer un être semblable, l'enserrer en des liens si étroits qu'il ne soit pas loisible d'en dénouer un seul sans tous les défaire. Le calcul est ici le nouveau péril du sens car il est la simple redisposition de ce qui est toujours déjà là; il est un réagencement perpétuel.
La notion de figure telle qu'elle tente de se définir chez Ferneyhough est, à mon sens, au bord de ce péril. Le compositeur n'ignore sans doute pas ce danger mais, malgré lui, le calcul reste toujours en position de le déborder et, finalement, d'ensevelir la figure (et les gestes qui la trament) sous la chape d'un réseau indémellable.
La prolifération intrinsèque de tout calcul compose inéluctablement les contours d'une impasse. Mais, après tout, il faut avoir le courage de fréquenter les impasses; le sens ne circule pas le long des sentiers balisés, des passes codifiées mais arrive plutot par effraction, au plus noir des voies sans issue. Et s'il fallait en appeler d'une autorité de l'Histoire, Bach et Beethoven ne furent-ils pas familiers des impasses plutot que des allées royales?

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Pour traverser le péril du calcul, il n'est d'autre moyen que de se s'y livrer, au moins pendant un temps. Pour ma part, contrairement à l'assertion courante selon quoi la "cuisine" des compositeurs serait un domaine réservé, sans intérét et sans portée, j'ai toujours trouvé qu'au contraire l'exploration des procédures de calcul employées était pleine d'enseignements et permettait, si ce n'est de lire les enjeux de la composition, du moins d'y déchiffrer ce qu'il s'agirait ensuite de tordre et de traverser au cours de l'oeuvre.
C'est donc à ce petit exercice que nous allons maintenant nous livrer. Je présenterai pour cela cinq techniques d'écriture utilisées par Ferneyhough.

1. Superposition

Le but est d'engendrer une complexité linéaire par superposition de différentes couches le long d'un axe unique. L'exemple n·1 illustre un tel type de travail (rythmique en l'occurence) lors de la composition d'"Unity Capsule": la ligne du bas est le résultat de la surimpression des lignes supérieures où se déploient différentes successions régulières de durées. Une technique semblable avait déjà été utilisée par d'autres compositeurs sériels, tel Barraqué dans sa Sonate pour piano; plus généralement, elle rejoint une antique technique d'écriture consistant à simuler une polyphonie à l'intérieur d'une monodie en alternant les notes prélevées sur deux séquences mélodiques, tel Bach, dans ses suites pour violon ou pour violoncelle, ou Mozart, par exemple dans l'adagio du 23· concerto pour piano en La Majeur.
Dans le cas présent, on peut figurer l'effet de cette technique par l'image d'un fil qui, traversant un espace strié d'ondes, emporte avec lui l'empreinte superposée de toutes les couches rencontrées. La complexité résulte alors d'une concentration de simplicités, d'une focalisation de multiples régularités le long d'une seule dimension.


2. Filtre

Cette technique se propose d'engendrer un ordre localement hasardeux, apparemment aléatoire. Je l'illustrerai d'un exemple portant sur les hauteurs mais il serait aisé de le généraliser à n'importe quelle série d'objets: intervalles mélodiques, durées, timbres...
Soit une série de hauteurs, par exemple celle des touches blanches du piano, notée au moyen des lettres usuelles:
f d h c b g a e d g f c e ...
Soit un "filtre" constitué d'un sous-ensemble ordonné de ces hauteurs: e b d
On filtrera la série selon la régle suivante: si une hauteur de la série initiale appartient au filtre, elle est conservée telle quelle; sinon, elle est remplacée par une note prélevée dans le filtre selon l'ordre propre de ce dernier. Ainsi, pour l'ensemble proposé, on aura:
Série initiale: f d h c b g a e d g f c e ...

Série filtrée: e d b d b e b e d d e b e ...
Apparemment, l'ordre obtenu (par combinaison des seules notes du filtre) est hasardeux: on ne peut, théoriquement, reconstituer le processus qu'en connaissant la série initiale, objet que le compositeur a soin d'occulter. On remarquera cependant que, dans notre exemple (construit à cet effet), la série filtrée répond à une autre logique qui apparait si on regroupe les lettres 3 par 3:
e d b / d b e / b e d // d e b / e ...

Cette petite combinatoire illustre que l'analyse d'un résultat (ici d'une série obtenue par filtrage) n'équivaut pas nécessairement à la description du processus de son engendrement. On voit en effet clairement dans cet exemple (simplifié à dessein) qu'on peut réengendrer, et par là décrire, ce même résultat par une combinatoire beaucoup plus simple portant directement sur la petite série e d b et faisant donc l'économie de la série initiale.
Je ne songe nullement, ce faisant, à dénigrer cette technique du filtre utilisée par Ferneyhough. D'ailleurs, Ferneyhough utilise des filtres en vérité bien plus sophistiqués: il s'arrange, par exemple, pour faire évoluer son filtre au fur et à mesure de ses opérations puisque le but qu'il assigne à cette technique est uniquement d'exercer un contrôle statistique sur les hauteurs ainsi engendrées. Le petit exemple précédent n'était destiné qu'à rappeler ce point, trop souvent oublié: l'analyse d'une partition n'est pas la reconstitution de sa genèse; la cohérence d'une oeuvre n'est pas transitive à la rigueur de son engendrement.

3. Grille (pré-compositionnelle)

Il s'agit cette fois de pré-déterminer certains paramètres de la composition, de fixer un certain nombre de contraintes qui viendront borner le travail de rédaction. On en trouvera, dans ce dossier, un exemple avec les esquisses du second quatuor présentées p. .
Ces grilles préforment l'espace de la partition, le saturant d'interdictions, le sur-déterminant en sorte que l'acte même de composition soit moins le remplissage de plages de temps prédélimitées (comme le fait Stockhausen) que le passage en force au travers de cette grille, que le choix des règles à transgresser et des interdits à oublier. A cet effet, Ferneyhough accumule les contraintes pour mieux se retrouver acculé à la décision. Bien sur, une fois le forçage opéré et le texte musical déposé, cette grille n'a plus d'usage; elle ne se retrouve d'ailleurs que difficilement dans la partition définitive.
Cette technique est encore une fois une technique de composition, non d'analyse. On discerne aisément qu'elle s'oppose à la combinatoire sérielle classique qui va, de préférence, du simple au multiple par prolifération. Ici, le local se forme comme complexité, non pas à partir d'une donnée initialement simple, mais à partir d'un point qui vient concentrer l'ensemble des contraintes globales pesant sur l'oeuvre, un peu comme toutes les tensions d'un filet bien tendu se focalisent autour du point sur lequel on exerce une pression.


4. Crible

IL s'agit cette fois d'un processus interne au déroulement même de l'oeuvre et non plus exactement d'un travail pré-compositionnel. Je l'inclus cependant dans cette liste car il relève d'une problématique analogue, en un sens que je préciserai plus loin.
J'illustrerai ce processus d'un exemple (ex. 2) extrait du "Carceri d'invenzione n·I": le tutti orchestral, fortement marqué d'homorythmies, sature l'espace vertical et, tel un tamis, laisse alors transiter un ensemble réduit d'instruments et de hauteurs. A proprement parler, il s'agit là d'un geste de la partition plutôt que d'une technique d'écriture.

5. Réservoir absent

Cette technique a été utilisée par Ferneyhough à trois reprises:
- dans "Firecycle Beta" (1969-1971) où toute une page, génératrice de l'oeuvre, fut retirée de la version finale.
- dans "Time and Motion Study I" (1971), pièce pour clarinette basse établie sur la base d'une autre pièce, restée à l'état d'esquisse.
- dans le Second Quatuor (1980) qui va nous fournir l'exemple le plus abouti de cette technique.
On trouve en effet dans les esquisses de ce quatuor (cf. exemple p. ) deux mesures qui n'apparaissent jamais au cours de l'oeuvre. Ces deux mesures servent de réservoir, de stock de gestes dans lequel Ferneyhough puise à loisir au fur et à mesure de la composition. Cet ensemble, éminemment complexe, lui-même obtenu par accumulation de superpositions (cf. la 1· technique mentionnée précédemment), fonctionne comme point de départ (absent) de l'oeuvre. Cet absentement de la "cause" d'une oeuvre se retrouve chez d'autres compositeurs sériels; par exemple Boulez absente la série génératrice de "Tombeau" (Mallarmé oblige!) mais chez lui, la cause reste d'une grande simplicité: elle est la mise en ordre de quelques éléments. Chez Ferneyhough au contraire, la cause absentée est un multiple extrèmement dense et compact.

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A mon sens, l'ensemble de ces techniques constitue un dispositif tout à fait singulier et significatif.
1) Pour Ferneyhough, il n'y a jamais que du multiple. Tout objet sur lequel il opère est toujours-déjà un multiple c'est-à-dire un ensemble. Ainsi, une simple note est l'ensemble d'une hauteur, d'une durée (qui, généralement, lui est singulière et ne se répète pas pour la note suivante), d'une intensité et d'une expression qui lui sont propres à l'égal du timbre parfaitement spécifique qui l'affecte...
Tout élément de son travail s'avère donc être un ensemble et non pas un atôme insécable. D'où une suraccumulation scripturale, nécessaire à cette approche du multiple.
Remarquons que cet abord concerne également l'écriture du silence. Ferneyhough ne considère pas la marque de silence comme l'élément fondateur indivisible; elle est plutôt, comme toute durée, toujours-déjà un multiple apte à acceuillir une complexité sonore. D'où une technique, chez lui, de comblement des silences où les symboles écrits définissent des places qui pourront être ultérieurement remplies par des multiples sonores. On le voit aisément dans l'exemple n·3, tiré d'"Unity Capsule", où la portée supérieure reprend le rythme de la ligne inférieure en affectant les silences d'événements sonores.


2) Ferneyhough combine sur les parties d'un ensemble plutôt que sur ses éléments. Tel est le sens de ses filtres, cribles et autres grilles. On sait, par les mathématiques, que le passage des éléments aux parties est un moyen infaillible d'engendrer de la complexité puisque l'ensemble des parties d'un ensemble donné est de puissance toujours supérieure à la puissance de l'ensemble initial.
Cette attitude singularise fortement Ferneyhough; en effet le sérialisme "classique" recourt volontiers aux opérations sur éléments, voire sur atômes fondateurs indivisibles (tels ceux de la série génératrice) en sorte que les ensembles (accords, cellules rythmiques...) sont engendrés par prolifération emboitée. Dans cette optique, on ne sort jamais de la stricte relation d'appartenance d'un élément à un ensemble sans véritablement composer avec la relation d'inclusion d'une partie (ou d'un sous-ensemble).
Certes Stockhausen, à la différence de Boulez, circule du global de l'oeuvre vers le local mais il maintient cependant le principe d'engendrement du complexe à partir de l'élémentairement simple; tout au plus cet engendrement est-il chez lui conçu comme le comblement de sous-espaces, prédéterminés par le schéma formel global. Seul, à ma connaissance, Ferneyhough prend pour point de départ une complexité pour la travailler selon la logique de ses parties.

3) Ces opérations répètent une procédure d'absentement puisqu'elles consistent, par définition, à mettre de coté une partie du matériau pour n'en retenir qu'une autre partie. Cet absentement n'a de sens que parce qu'il opère sur un ordre initalement dense, sur un réel où rien ne manque. L'angoisse est à l'évidence une tonalité constante de ces compositions, l'angoisse au sens Lacanien de ce qui s'infère d'un "manque du manque". Le désir du compositeur est ici clairement référé au trou d'un tel trop plein (de réel), d'une telle suraccumulation d'impossibles.

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Ce faisant, Ferneyhough propose une vision tout à fait originale de la triade: compositeur-interprète-auditeur. J'interprète ainsi sa prise de position:
a) Ferneyhough pratique la composition comme une expérience. J'entend ce terme non dans sa connotation d'empirisme mais au sens d'une traversée d'un danger, sens que, selon Lacoue-Labarthe (3), l'étymologie latine ("ex-periri") nous restitue. La composition est en effet pour Ferneyhough une "volonté se formant et se diversifiant par ce qu'elle traverse"(4). Elle est un passage en force, non un diner de gala.
b) Ferneyhough conçoit l'interprétation comme une décision. Le flûtiste P.Y. Artaud s'en explique très clairement dans ce dossier: l'interprète doit se frayer un chemin parmi une telle somme d'informations qu'il est acculé à choisir quelles contraintes il suit et quelles autres il relativise. D'où résulte une ouverture des interprétations possibles qui n'est pas le fait d'un inachèvement de l'oeuvre mais seulement de sa surdétermination. Ferneyhough s'explique clairement sur ce point: "on ne demande pas à l'interprète de seulement fonctionner en tant que reproducteur efficace des sons possibles; il est aussi lui-même le résonateur"(4);"une zone majeure d'organisation de l'oeuvre a lieu chez l'éxécutant" puisque que la partition propose "un schéma véritablement polyphonique que l'éxécutant, suivant ses capacités et ses inclinaisons personnelles, doit démeler".
Il y a là une réponse entièrement originale au problème de l'interprétation dans la musique contemporaine. On peut la trouver excessivement élitaire: on compte sur les doigts d'une seule main les flûtistes capables aujourd'hui de jouer "Unity Capsule". On peut craindre que cette voie soit une impasse, qu'elle soit, plus que toute autre, menacée par la routine. Il n'empèche qu'elle existe et qu'elle fait sens.

c) Enfin Ferneyhough envisage la perception comme un courage: "C'est à chaque auditeur de démeler les indices sonores proposés et (..) de reconstruire l'oeuvre à sa propre image"(4). La perception, qui est une pensée et non pas une digestion, doit elle aussi décider face à l'angoisse du surabondant. Elle est un courage de penser, de proposer une intelligence de l'oeuvre, de construire mentalement une Forme qui relie les multiplicités discontinues.
On voit qu'ici aussi Ferneyhough aggrave d'abord le problème posé pour mieux le résoudre: il contraint ainsi l'auditeur de participer à la création de l'oeuvre, soit par choix positif, soit par refus intégral (Cf. la fin de son texte, dans le présent dossier, sur les "Carceri d'invenzione"). Lui objecter la complexité de son entreprise est dans ce cas hors de propos; il suffit que son entreprise fonctionne pour un seul pour que, de droit, elle puisse valoir pour tous. Il y a donc là une proposition d'universalité que l'on ne peut réfuter par un argument empirique, par la seule difficulté de généraliser ces pratiques.


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NOTES

(1)"Rythmes" p.132; Flammarion 1985.
(2)"Musique fonctionnelle" (1957) in: "Avec Stravinsky". Domaine Musical 1958.
(3)"La poésie comme expérience" p. ; Ch.Bourgois 1986.
(4) Cahier Musique n·1 du Festival de La Rochelle (1980)