François NICOLAS

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Les dilemmes de l'enregistrement musical

Colloque " Les enjeux musicaux de la prise de son : L'oeuvre et son enregistrement "

(Cdmc, 13 mars 1998)

Servir ou nuir ?

L'enregistrement d'oeuvres musicales semble pris dans un dilemme : voulant servir l'oeuvre, l'enregistrement est constamment confronté aux risques d'en vérité lui nuire. Ce dilemme servir ou nuire peut également se formuler ainsi : celui, pour la pratique de l'enregistrement, de s'effacer ou de s'affirmer ; mais également le dilemme de la transparence ou de l'ingérence ; et encore : le dilemme d'une neutralité objective ou de partis pris subjectifs.

Celibidache ou Gould ?

Deux pôles dont on peut reconnaître les figures musiciennes contrastées en nommant d'un côté Celibidache et de l'autre Glenn Gould.

Deux citations pour donner ici le ton du conflit :

Celibidache d'abord (cf. annexe I) : " Le disque tue la conscience musicale. Le disque reste lettre morte. Il ne peut jamais être musique. Le disque tue la spontanéité, il tue l'oreille et, à terme, la conscience musicale. Le disque n'a rien à voir avec l'art ou avec la musique. " Le jugement, comme l'on voit, est sans recours.

En face Glenn Gould (cf. annexe II) : " L'enregistrement est un art en soi, qui possède ses propres critères et qu'il faut respecter. L'éthique de l'enregistrement tient à ce qu'en matière d'art, la fin justifie les moyens, aussi biscornus soient-ils. Peu importe la quantité de prises et d'inserts, du moment que le résultat a l'apparence d'un tout cohérent. "

L'opposition est radicale, sans nuances.

Je ne suis cependant pas sûr qu'il faille nécessairement prendre radicalement parti en cette affaire, j'entends prendre parti pour l'un ou l'autre de ces deux points de vue un peu extrémistes (il faut rappeler que Glenn Gould savait être extrêmement sévère contre la logique du concert...). Je ne suis pas sûr que l'enregistrement mérite un tel excès d'honneur ni une telle indignité. Il ne s'agit pas là pour moi de prêcher quelque réconciliation ou quelque moyen terme. Il s'agirait plutôt de déplacer le problème et, peut-être, d'aider à sortir ainsi la pensée de ces dilemmes, de ce balancement frustrant entre Charybde et Scylla. Pour cela, il convient de caractériser ce que crée l'enregistrement en propre, en même temps qu'on dégage ainsi également, chemin faisant, ce qu'il barre et peut-être interdit.

De l'image

Une proposition serait de penser l'enregistrement comme création d'image. Image de quoi exactement ? De l'oeuvre, d'une interprétation ? Il faut en débattre, mais sans doute en suivant alors cette piste de l'image assez rigoureusement, en tous les cas jusqu'à ce point essentiel où l'image acquiert une indépendance par rapport à ce dont elle est image. Je m'explique : si l'on tient, pour paraphraser ce que disait Sartre de la conscience, que toute image est image de quelque chose, le destin d'une image est d'exister indépendamment de cette chose dont elle est image, de se détacher donc de la ressemblance initiale qu'elle entretient avec le quelque chose dont elle l'image. À ce titre, j'aimerais citer le philosophe Louis Marin (cf. annexe III) :

Qu'est-ce qu'une image ?  écrit-il . La réponse hâtive de l'histoire de la philosophie occidentale est de faire de l'être de l'image un moindre être, un décalque, une copie en état de moindre réalité, et du même coup un écran aux choses mêmes, d'en être l'illusion, un reflet appauvri, un voile trompeur, et d'autant plus trompeur que la relation de l'image à l'être se trouverait réglée par l'imitation qui ferait d'elle la représentation de la chose, doublant la chose et se substituant à elle. Au bout du compte, on conçoit ainsi l'image comme une re-présentation, comme une présence seconde. Il y aurait alors dans l'image un manque à savoir, lié à une défaillance dans la copie, à un leurre.

À distance de cette compréhension, il s'agirait plutôt de cerner l'image, non en faisant de l'être de l'image la trompeuse image de l'être, mais en interrogeant ses vertus, ses forces latentes ou manifestes, bref son efficace. "

À suivre ici cette indication de Louis Marin, quelle serait la force propre de cette image particulière qu'est un enregistrement ? Que permettrait-il que ne permet pas l'exécution musicale traditionnelle ? Quelle serait la puissance propre de l'enregistrement au regard de cette oeuvre musicale dont il s'agit en dernière instance ?

Mon souci serait en ce point de soutenir les preneurs de son dans leur liberté, autant dire dans leur responsabilité, dans la responsabilité de leur acte. Et quel est l'acte de l'ingénieur du son, acte dont il doit se tenir pour responsable, acte qui n'est pas me semble-t-il correctement pensé à travers des noms comme respect, fidélité, transparence ? Cet acte est celui d'une création, création d'une image là où il n'y avait pas jusque-là d'image.

De l'image sonore...

En une première compréhension, cette image créée est une " image sonore " en l'acception que donne Guy Laporte à ce terme : " une image sonore est une représentation mentale visuelle induite par le seul moyen de l'ouïe ". Il faut alors tenir, selon moi, que cette image sonore n'est pas la reproduction dans la tête de l'auditeur installé dans son salon d'une image déjà présente chez l'auditeur du concert. Je crois qu'il faut avoir l'audace de penser qu'au concert, il y a une présentation musicale de l'oeuvre dans un lieu, mais pas nécessairement de représentation mentale, et donc que c'est la diffusion de l'enregistrement qui crée une image sonore là où il n'y en avait pas. La responsabilité de l'ingénieur du son devient ici non plus de transmettre ou reproduire une image existante mais d'ajouter au monde de la musique ces images. En ce sens, l'ingénieur du son est bien potentiellement un créateur.

De la fixation

En une seconde compréhension du terme image, l'ingénieur du son va être plutôt conçu comme celui qui fixe une exécution de l'oeuvre pour ensuite pouvoir la reproduire (ce qui ne veut pas exactement dire la représenter). Et cette fixation n'est plus exactement création d'une image sonore (au sens précédent) mais production d'une image de cette exécution.

On pourrait en ce point objecter que la fixation, par exemple d'une voix (supposons la voix de la Callas) en vue de sa reproduction n'est pas la production d'une image de cette voix car ce que l'on entend dans la reproduction sonore est bien " la voix de la Callas ", non une image de cette voix. Cet enregistrement fixerait donc bien l'être de la voix, et reproduirait sa présence plutôt qu'il ne la représenterait. J'accepte cette objection. Mais si l'enregistrement de la voix n'est pas la production d'une image de cette voix, elle est bien cependant image par rapport à l'acte musical ayant produit cette voix. Ou encore l'image n'est pas ici image au regard du résultat sonore mais au regard de son origine musicale. Soit : ce qui fait que cet enregistrement est image ne s'identifie pas en le rapportant à la voix mais en le rapportant au " faire de la musique " qui a engendré ce résultat. Ce qui revient à accentuer ici le trait " non-sartrien " de l'image, redevable à Louis Marin : en la catégorie d'image ici opérante, l'image n'est plus essentiellement image de quelque chose, et par là être second, décalqué et appauvri, défaillant et trompeur ; l'être de l'image n'est plus essentiellement une image de l'être mais une force et une puissance propres. En l'occurrence, ce qui fait image de cette voix reproduite, c'est qu'elle est non seulement détachée de son origine musicale mais que le chemin qui la relie à cette origine est radicalement obstrué. Ceci contribue à traiter la voix, donc plus généralement le son musical émis, en pure et simple fin dont le corps musical n'aurait alors été qu'un moyen. C'est là que ce situe le passage à l'acte de l'image, ce qui à la fois en fait un être particulier et ce qui lui donne puissance propre : elle descelle le son musical du corps qui l'engendre d'une manière telle que ce corps peut être désormais tenu pour inexistant, pour n'avoir été qu'un simple moyen, qu'un pur véhicule de transport. Et c'est d'ailleurs bien ce que reconnaît Gould lorsqu'il assume avec rigueur que l'éthique de l'enregistrement est que " la fin y justifie les moyens ". Mais la pratique musicale est-elle bien pensable comme convocation de moyens en vue d'une fin, en particulier de moyens corporels en vue d'une fin sonore ? Je ne le crois pas, contrairement à cet énoncé consensuel, apparemment innocent, qui pose que la musique serait faite pour être entendue. Je tiens plutôt que la musique est faite pour être jouée, et par là écoutée, ce qui est tout autre chose.

Du corps musical

Ceci soulève le problème capital (car il en va du potentiel même de vérité en musique) du rôle du corps musical, car l'enregistrement tend à effacer moins l'espace réel dans lequel le son a été produit, le lieu concret où de la musique a été jouée, que le corps musical dont ce son procède et dont il est ultimement trace. Or l'existence d'un corps, au principe même de la musique, me semble une détermination essentielle.

Je m'explique : le son, en musique, est produit comme trace d'un corps à corps entre le corps d'un musicien et le corps d'un instrument. Faire de la musique, c'est entrer dans un tel corps à corps en sorte de projeter des sons, corps à corps dissymétrique bien sûr car seul le corps instrumental projette les sons, le corps instrumentiste n'étant là que pour mettre le premier en branle. Bien sûr ce corps à corps n'est pas destiné à être mis en avant comme tel : ce serait là une appréhension exhibitionniste du corps musical (et c'est d'ailleurs bien un tel exhibitionnisme que Gould reprochait au spectacle vivant, au concert). Ce corps musical (ou corps à corps d'un musicien et d'un instrument) doit n'être qu'au principe de la musique sans en être pour autant le visage ni le coeur. Ce corps musical doit donc s'effacer devant la musique elle-même. Le corps musical doit se retirer pour faire valoir la musique, et ce retrait n'est pas une inexistence. À l'inverse ceci ne veut pas dire que le corps musical ne serait qu'un moyen en vue d'une fin qui serait la musique. L'articulation entre corps et musique n'est pas à penser sous la modalité d'un rapport de moyens à une fin et doit être plutôt vue comme le rapport d'un support à ce qui est supporté. Soit la directive : ne pas traiter le corps musical comme un moyen en vue d'une fin (cette fin que serait le son), pas plus qu'il ne convient de traiter l'écriture musicale comme une fonction (ou comme une carte géographique...) car, dit dans un autre vocabulaire, le corps musical agit la musique plutôt qu'il ne la fait .

Face à cela, l'enregistrement qui ne saurait présenter ni le lieu (la salle), ni le corps, peut seulement tenter de les représenter. On retrouve là cette esthétique de la prise de son qui privilégie une certaine restitution de l'acte musical avec ce parti pris qu'une interprétation de musiciens étant fonction d'une salle, on ne saurait gommer cette salle sans, dans le même geste, nier l'interprétation qu'il s'agit précisément de capter.

Forclusion ou exhibitionnisme ?

Le problème est alors qu'un nouveau dilemme se creuse :

D'un côté, l'enregistrement peut rendre le corps musical quasi inexistant : non pas seulement l'effacer, non pas simplement l'oublier (ce qui serait somme toute une logique musicale) mais le forclore, c'est-à-dire oublier même qu'il y a là un oubli, oublier donc l'oubli lui-même (pour parler comme Heidegger, l'enregistrement serait ici une métaphysique de la musique). Il y a là, à mon sens, un grave danger musical qui est le risque d'éthérer la musique, d'en faire un pur souffle d'anges ou de fantômes, sans corps matériel agissant et porteur, le risque au bout du compte de rabattre la musique sur le pur et simple sonore devenu ectoplasme. Ce risque de forclore le lien entre corps et son musicaux peut être mortel pour la musique comme art. Un symptôme de ce risque, c'est Glenn Gould qui d'ailleurs nous le fournit, lui qui prônait si farouchement les vertus de l'enregistrement contre l'interprétation live : en effet, lui qui effaçait si fortement la conscience sonore de son corps en train de faire de la musique et qui en un sens faisait fi de son instrument ne pouvait cependant se retenir de chantonner pendant qu'il jouait et, plus étrange encore, choisissait de laisser ce chantonnement (de même que les grincements de sa chaise...) courir sous ses enregistrements, comme s'il lui fallait malgré tout, malgré l'aseptisation de l'enregistrement effaçant toute intrusion du corps, laisser cette trace si évidente, si incongrue mais aussi si musicienne d'un corps physique agissant sous l'oeuvre.

D'un autre côté, et à l'inverse du corps musical enterré pourrait-on dire, l'enregistrement peut tendre plutôt à l'exhiber, selon une modalité qui lui alors est très spécifique : celle par exemple de l'émission du souffle chez les vents. Une pose de micro très rapprochée peut en effet amplifier des bruits d'émission normalement ignorés par tout autre auditeur que celui qui joue de l'instrument en question. Le sens musical à donner à cet effet peut paraître souvent injustifiable et relever plutôt d'une sorte de retour du refoulé, le corps musicien refoulé par le fait même de l'enregistrement prenant ici une revanche d'ordre hystérique.

En ces deux positions extrêmes - forclusion ou exhibitionnisme -, il me semble lire l'embarras singulier de l'enregistrement face à ce que j'appelle le corps musical. Et il est clair que cet embarras ne saurait être dénoué par la mise en jeu de haut-parleurs, lesquels ne sont par eux-mêmes que des membranes, et non pas des corps. Comment est-il alors possible pour l'enregistrement de ne pas forclore le corps sans pour autant l'exhiber ? Cette fois le dilemme semblerait se dessiner entre une psychose et une perversion. Que la vie de l'ingénieur preneur de son me semble donc périlleuse ! Je prétendais lever des dilemmes mais c'est pour mieux en ouvrir d'autres... Il y a un juste rapport au corps musical qui me semble en effet difficilement tenable dans l'enregistrement. Que la voix de la Callas soit devenue une voix sans corps, la voix d'un fantôme, ne saurait convenir à la pensée musicale, et l'adjonction d'une image visuelle ne nous serait ici d'aucun secours (le multimédia, de ce point de vue, ne change rien à l'affaire). Le péril n'est pas en soi celui de l'image (je ne prône nulle nouvelle iconoclastie) ; le péril est celui de confondre une image sonore de la musique et le " faire de la musique " lui-même.

Alii...

Il ne s'agit pas de limiter le débat sur l'enregistrement à ces vastes questions. Il s'agit aussi de voir comment les nouvelles pratiques d'enregistrement éclairent la diversité des choix esthétiques dans la prise de son. Le champ esthétique de la prise de son s'élargit-il aujourd'hui avec les nouvelles techniques ou, à l'inverse, se restreint-il sous l'effet de la numérisation généralisée ? Je sais que cette question partage le monde de la prise de son.

Quelques dernières questions, un peu en vrac.

Interprétation ?

Peut-on penser l'enregistrement comme une interprétation d'interprétation, comme une sorte de méta-interprétation ? J'ai tendance à penser que non, qu'il n'y a pas d'interprétation en série, la dernière dans ce cas ne pouvant qu'annihiler les précédentes. Il n'y a d'interprétation tout au plus qu'en parallèle. Mais je ne suis pas sûr que l'on puisse penser l'acte d'enregistrement d'une oeuvre comme un acte d'interprétation (au sens musical du terme) puisqu'il y faudrait a minima la mise en jeu d'un corps à corps musical.

Portrait ?

L'enregistrement est-il alors un portrait de l'oeuvre ou plutôt le portrait d'une interprétation donnée ? Dans ce cas l'enregistrement disposerait d'une égale liberté par rapport à son modèle que n'en disposent les peintres par rapport à leurs propres modèles, ce qui n'est pas peu dire. Mais je ne crois pas qu'aucun ingénieur du son s'afficherait ici créateur rival de l'interprète, assumant la même indépendance par rapport à son modèle qu'un Picasso osait soutenir !

Gravure ?

L'enregistrement est-il alors plutôt comme une gravure, comme ces anciennes gravures de tableaux qui en présentaient une image très autonome, destinée aux livres ou aux cadres de salon à l'époque où les conditions techniques de reproduction n'étaient pas les nôtres ?

Autant de questions à débattre.

Fixation ou création

Sans doute apparaîtra-t-il, au bout du compte, qu'il y a essentiellement deux voies pour l'enregistrement d'oeuvres : celle de la fixation, et celle de la création.

- Dans la voie (esthétique) de l'enregistrement comme fixation, la prise de son privilégie l'unicité et l'immobilité du point de captation, lui donnant par là une sorte d'objectivité tenant à la détermination d'une place et d'une seule dans le lieu de l'exécution.

- La voie (esthétique) de l'enregistrement comme création assume par contre la composition d'un nouveau point d'écoute sur l'oeuvre, ne correspondant à aucun point réel dans le lieu d'exécution. En ce sens, là où la première voie pense " l'oeuvre et son enregistrement ", la seconde inverse les termes et pense " l'enregistrement et son oeuvre " puisque l'enregistrement y devient une sorte de nouvelle oeuvre, ayant un statut différent de celui de l'oeuvre musicale initialement enregistrée.

On voit bien comment Gould fixe deux tâches différentes à l'une et l'autre modalité en distinguant l'artiste de concert et l'artiste d'enregistrement (voir Annexes).

- La voie de la fixation (celle de " l'oeuvre et son enregistrement ") privilégie lors de l'exécution la constitution d'un moment singulier. L'interprétation musicale de l'oeuvre s'oriente vers la présentation de l'oeuvre comme vaste teneur. Il s'agit de la profiler globalement.

- La seconde voie, celle de la création (ou celle de " l'enregistrement et son oeuvre ") assume une autre exigence : celle de composer un tout cohérent. Il s'agit ici d'intégrer (au sens quasi mathématique du terme) la totalité des composantes de l'oeuvre pour produire une image sonore où l'on puisse " tout " entendre, où " tout " soit parfait en sorte que la reproduction puisse être indéfiniment répétable sans rehausser telle ou telle faiblesse locale ou particulière.

La fixation privilégie le global là où la création est constitution d'une totalité. La fixation établit un profil, une vaste teneur de l'oeuvre (la manière dont l'oeuvre peut tenir de part en part) quand la création totalise et construit un assemblage sans point faible et sans trou.

Libre à chacun de préférer l'une ou l'autre de ces voies. Les rapports à la musique n'ont nul besoin d'être uniformisés, ou alignés sur un seul d'entre eux. Je dois admettre préférer, d'un point de vue utilitaire, les seconds types de prise de son puisque lorsque j'écoute un disque, je sais bien ne pas être au concert ou en train de faire de la musique et je préfère alors être confronté à quelque point de vue singulier qui assume ses partis pris, son indépendance de fait par rapport à l'acte musical. Ceci me permet de revenir sans cesse à tel ou tel détail de l'oeuvre, d'analyser ce que je n'aurais jamais pu faire lors d'un concert, et ce d'une tout autre manière qu'avec la seule partition.

Mais il me faut, malgré cela, malgré mon utilitarisme impénitent, soutenir que la voie de la fixation se tient plus près de cette " teneur de vérité " de l'oeuvre musicale qui m'est essentielle.

En ce sens, les dilemmes de l'enregistrement ne seraient qu'une modalité de dilemmes plus vastes : celui d'un monde incluant ses propres images, monde où les images viennent alors fixer un type de torsion immanente, essentielle à l'existence même de ce monde comme monde, images venant nous rappeler que toute présentation ne saurait entièrement se déplier et comporte, comme ses recoins secrets, ces plis qui font le charme même de l'existence.

La catégorie musicale d'image

Il nous faut alors soutenir ici que l'image dont il est question n'est plus le concept philosophique homonyme mais est devenue une catégorie proprement musicale. Serait en musique " image " ce qui, du son musical, ne provient pas en ligne directe d'un corps musical (" ligne directe " voulant ici dire : transmis par le médium acoustique de l'air).

Remarque : Je laisse ici de côté la question de déterminer ce qui est corps musical ou non, c'est-à-dire ce qui est instrument de musique ou non. L'hypothèse d'une nouvelle instrumentalisation musicale de l'appareillage électroacoustique et informatique est à suivre . Que l'instrument de musique puisse être originairement doté de haut-parleurs (déjà les ondes Martenot !) ne fait pas problème en soi. Ce qui importe c'est que le haut-parleur soit alors incorporé à l'instrument, soit lui-même instrumentalisé, c'est-à-dire inclus dans le corps musical et non pas rajouté comme amplification extérieure, comme un simple vêtement, voire comme un uniforme...

Sous cette définition, le monde de la musique peut être agrandi par ces images que lui fournit l'enregistrement plutôt qu'appauvri, sous condition que cet apport ne serve pas d'alibi pour obscurcir ce que veut dire " faire de la musique ".

C'est en ce point qu'il convient, pour un musicien qui n'est pas technicien, pour un compositeur qui n'est pas ingénieur, de faire confiance en la responsabilité propre des preneurs de son, autant dire d'espérer en la propagation de leur liberté musicale. Et en ce point où l'action restreinte est la loi, l'existence de quelques Justes (Abraham, au bout du marchandage sur Sodome , n'avait à en trouver que dix) suffit à sauver toute une collectivité, et, plus encore, tout un monde : en l'occurrence celui de la musique.

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Annexes

I. Celibidache

 

* S'il reste de bons chefs, c'est malgré le disque. Le disque tue la conscience musicale. La conscience du tempo, c'est la capacité de réagir spontanément à une richesse à chaque fois différente. Le tempo qui était justifié par l'acoustique originale devient, quand vous écoutez le disque dans votre propre environnement, une donnée physique, perd toute justification musicale. Le disque reste lettre morte. Il ne peut jamais être musique. Le disque désapprend la capacité à s'intéresser à ce qui, chaque fois, change. Il tue la spontanéité, il tue l'oreille et, à terme, la conscience musicale. Le disque n'a rien à voir avec l'art ou avec la musique. La culture du disque est une culture de la non - musique. Le disque réduit toute la musique à un exercice d'élocution. Le disque n'est qu'une pâle trace du concert. Aujourd'hui, dans la culture ambiante, les gens croient écouter de la musique lorsqu'ils écoutent des disques. D'ailleurs les deux sont devenus synonymes.

* Le son ne peut se vivre et s'expérimenter qu'à l'intérieur de son espace d'origine.

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II. Glenn Gould

Le dernier puritain " (Écrits I)

* La remise en question d'une interprétation après enregistrement est un autre des bienfaits du studio par les possibilités qu'il offre de transcender le temps.

* Une calme réflexion post-opératoire permet très souvent de transcender les limites que le fait de jouer impose à l'imagination.

* L'un des premiers musiciens à saisir la signification de l'enregistrement dans le processus de composition fut Arnold Schoenberg. En 1928, lors d'un dialogue avec Erwin Stein, il notait les faits suivants : " Un nombre très réduit d'entités sonores suffisent en radiophonie à l'expression de toute pensée artistique ; le disque et les autres instruments de reproduction mécanique sont en train de créer des sonorités d'une clarté telle qu'il sera bientôt possible d'écrire pour eux des oeuvres bien moins lourdement orchestrées. "

 

Contrepoint à la ligne " (Écrits II)

* L'éthique de l'enregistrement : la foi en une fin si convaincante et si incontournable que tous les moyens utilisés pour y parvenir - aussi étrangers qu'ils soient au processus compétitif de la salle de concert, et même si le maître de cérémonie doit en ressortir constellé de scotch de montage - s'en trouvent par là même justifiés.

 

Non, je ne suis pas un excentrique "

* La musique enregistrée devrait s'efforcer de créer un rapport de un à un entre l'interprète et l'auditeur.

L'artiste de concert est quelqu'un pour qui le moment particulier compte davantage que la totalité. [...] Le véritable artiste d'enregistrement, celui qui comprend réellement les implications et les valeurs de l'enregistrement, est quelqu'un qui envisage la totalité, qui la voit avec tant de clarté qu'il peut aussi bien commencer au milieu d'une mesure, au milieu d'un mouvement, procéder à reculons comme s'il était un crabe, entrer instantanément dans la peau de la partition, et faire surgir, du fond de lui-même, à volonté, la juste teneur émotionnelle de celle-ci.

* Toutes mes confessions ont un seul but, qui est de dire à l'auditeur hypothétique : " En matière d'art, la fin justifie les moyens éditoriaux, aussi biscornus soient-ils. Peu importe la quantité de prises et d'inserts, du moment que le résultat a l'apparence d'un tout cohérent. "

* Ce qui est important, c'est de convaincre les non-croyants que l'enregistrement est un art en soi, qu'il possède ses propres critères et qu'il faut les respecter.

Avec l'enregistrement l'artiste doit abandonner une partie de son pouvoir car la hiérarchie supposée intangible des valeurs artistiques est susceptible d'être remise en cause.

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III. Louis Marin

" Des pouvoirs de l'image "

(Coll. L'ordre philosophique, Seuil - 1993)

 

* Quel est l'être de l'image ? Qu'est-ce qu'une image ? La réponse hâtive de l'histoire de la philosophie occidentale est de faire de l'être de l'image un moindre être, un décalque, une copie, une deuxième chose en état de moindre réalité, et du même coup un écran aux choses mêmes, d'en être l'illusion, un reflet appauvri, une apparence d'étant, un voile trompeur, et d'autant plus trompeur que la relation de l'image à l'être se trouverait réglée par l'imitation qui ferait d'elle la représentation de la chose, doublant la chose et se substituant à elle. Au bout du compte, à la question de l'être de l'image, il est répondu en renvoyant l'image à l'étant, à la chose même, en faisant de l'image une re-présentation, une présence seconde.

* Il y aurait dans l'image un manque à savoir qui serait la caractéristique ontique de l'image, sinon par une négation d'être, du moins par sa défaillance dans sa copie ou son leurre.

* D'où [à distance de cette problématique] la tentative [ici] de cerner l'être de l'image, non [plus] en le renvoyant à l'être même, non [plus] en faisant de l'être de l'image la trompeuse image de l'être, mais en interrogeant ses vertus, ses forces latentes ou manifestes, bref son efficace. L'être de l'image serait sa force.

D'où également la question : Qu'est-ce que l'image nous fait connaître (ou nous empêche de connaître) de l'être - par ressemblance et apparaître ?

* En ce point, nous retrouvons l'image comme re-présentation, c'est-à-dire comme manière de présentifier l'absent. Mais il y a dans la délégation même de présence, dans le " comme si " de l'être-là son intensification, son exhibition. Le préfixe re- importe non plus une valeur de substitution mais une intensité.


1 Voir la distinction du faire et de l'agir chez G.Agamben : Moyens sans fins (Rivages, 1995)

2 Voir les DJ, chers à Peter Szendy, et leur tentative d'instrumentaliser musicalement les vieilles platines en se livrant avec elles à un nouveau corps à corps...

3 Gn, 18, 32