François NICOLAS

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D'une liberté de ton en musicologie

François Nicolas

Formé par Pierre Froidebise et André Souris, Célestin Deliège s'est constitué dans l'atmosphère plutôt stravinskienne des années quarante. Son parcours, marqué par la rencontre de René Leibowitz, fut ensuite orienté vers le Schoenberg dodécaphonique. Mais la vraie révélation fut pour lui, en 1947, celle de Webern (celui des opus 27 et 21), et ce avant même de connaître les jeunes compositeurs de la classe parisienne de Messiaen (Boulez, Stockhausen...).

Célestin Deliège ne s'est jamais considéré comme compositeur au plein sens du terme mais plutôt comme musicien touchant à la musicologie (figure qu'il aime ironiquement opposer à son inverse : celle d'un musicologue touchant à la musique...). Très vite engagé à la Radio bruxelloise (d'abord au sein du département de musique légère avant de prendre la responsabilité de la musique contemporaine pour la garder pendant plus de trente ans), il pratiqua quelque temps pendant les années cinquante la composition de musiques de film (sous le pseudonyme, révérence à Satie oblige, d'Erik Darcueil) pour bien vite ne plus se consacrer qu'au travail musicologique, prolongeant par là une vocation née dès l'enfance et qui l'avait conduit à se retrouver dès douze ans en compagnie de sa mère sur les bancs de la Société liégeoise de Musicologie ! Célestin Deliège est le seul exemple que je connaisse d'une vocation d'enfance pour la musicologie.

En fin de compte, Célestin Deliège s'est pensé avant tout comme intellectuel plutôt que comme artiste, ce qui l'a amené à sympathiser en priorité avec les compositeurs assumant un travail intellectuel (Souris, Froidebise, Boulez...). De ce parti, Célestin Deliège garde le goût pour les compositeurs s'exprimant sur leurs oeuvres, proposant des catégories et pas seulement des pièces de musique. D'où son attrait pour un cortège de personnalités et d'oeuvres allant de Rameau à Brian Ferneyhough en passant, au XIXe siècle, par Berlioz, Liszt, Wagner...

Son intérêt pour l'intellectualité l'a emporté sur le seul intérêt pour la musique : Célestin Deliège aime à déclarer qu'il a consacré moins de temps à étudier la musique qu'à étudier les autres disciplines de pensée, en priorité chez lui la sociologie et la philosophie (dans ce domaine, ses références sont essentiellement Hegel, Husserl puis Adorno).

Son goût pour une musicologie créatrice de concepts et de catégories s'enracine dans cette intellectualité, et c'est elle qui le singularise. C'est précisément sur ce terrain que j'ai été amené à le rencontrer lorsqu'il enseignait dans les années quatre-vingt à Paris.

Ce qui constitue, je crois, l'étincelle particulière de sa pensée c'est la rencontre détonante entre deux pôles : d'un côté une foi qui est avant tout une croyance en la pensée musicale sérielle, et de l'autre une déception devant le tour qu'a pris cette ambition de pensée dans les années soixante.

Pour Célestin Deliège les compositeurs sériels ont implosé sous la sophistique cagienne pour abandonner leur ambition, forgée sous le feu de la critique académique et néoclassique mais curieusement disloquée de l'intérieur lorsqu'elle a rencontré la figure tentatrice et sophistique d'un John Cage.

Si le sérialisme s'est brisé de l'intérieur, c'est qu'une faille secrète se dessinait, ancienne, et révélée par quelques frappes de Nicolas Ruwet en 1958  et de Claude Lévi-Strauss en 1964 , quelques coups faisant entendre que la musique sérielle ne saurait prétendre sérieusement être un langage.

Ceci constitue pour Célestin Deliège le point d'où le projet sériel s'est disloqué et les subjectivités afférentes évaporées. Son propre travail musicologique a tendu depuis à combattre cet abandon, à stimuler ce qui doit l'être pour que puisse se prolonger l'ambition sérielle.

Célestin Deliège relève que cet abandon est le propre des disciples de Webern, là où ceux de Schoenberg, tel Nono, ont fait preuve de plus de constance : incitation pour réévaluer aujourd'hui la révélation webernienne et sa puissance d'aveuglement quant au maillon schoenberguien précédent ?

En ce point l'ambition harmonique est sans doute le vecteur principal pour Célestin Deliège. D'où ses tentatives de reprendre les intuitions de Rameau pour donner des fondements acoustiques et théoriques à une harmonie atonale. D'où aussi son souhait d'une conjonction entre musique sérielle et musique spectrale.

Mais le grand tournant dans son travail musicologique est intervenu au milieu des années soixante-dix par la rencontre de la théorie de Lerdahl et Jackendorff qui a conduit Célestin Deliège à une considérable réévalution de la théorie de Schenker pour la remanier, en particulier par incorporation d'autres éléments (venus de Schoenberg, de Messiaen...).

Par-delà ces contenus de l'oeuvre de Célestin Deliège, ce qui est remarquable, c'est son ton, et Célestin Deliège est d'ailleurs extrêmement sensible à cette dimension du ton, en musique comme en musicologique. C'est ainsi ce qui l'a tout de suite séduit chez cet autre musicologue de très grande envergure qu'est Carl Dahlhaus.

Ce ton, Célestin Deliège le dirait celui d'une musicologie critique, où le musicologue abandonne sa position antérieure de commentateur docile, avalisant ce qui est déjà là. Pour Célestin Deliège, et seulement depuis Adorno, la musicologie peut et doit être critique des oeuvres pour être vraiment créatrice : créatrice d'idées, de catégories musicales, d'impulsions, ce qui l'amène à mettre sur un pied d'égalité (d'égalité créatrice) compositeurs et musicologues. Tenir cette logique d'égalité a quelque chose à mes yeux d'éminemment moderne.

Pour caractériser le ton de la musicologie critique de Célestin Deliège, on peut mettre en vis-à-vis l'espoir et l'espérance.

L'espoir, c'est celui de remporter enfin des victoires de l'intérieur d'un long cortège de défaites. Cet espoir que demain sera autre car peuplé de victoires faisant aujourd'hui défaut compose ce qu'on appelle un optimisme, celui de lendemains bénéficiant de chants aujourd'hui absents.

L'espérance, d'un autre côté, est ce qui suit les victoires plutôt que, comme l'espoir, ce qui les précède. Cette espérance, qu'on peut dire d'origine paulinienne , n'est plus celle de victoires à venir mais celle que les victoires déjà enregistrées vaudront pour tous, sortiront du cadre restreint dans lequel elles se sont matérialisées pour manifester leur universalité encore inexposée.

Le ton de Célestin Deliège me semble pouvoir être alors nommé celui d'un espoir désespéré, ou d'une désespérance optimiste. À rebours des espérances pessimistes (ou espérances sans espoir, telle par exemple celle de Bernanos), sa désespérance est que les victoires musicales du sérialisme se soient converties en défaites, la faute en incombant aux maréchaux sériels, bardés de médailles et d'honneurs qui ont déserté dans les années soixante (Célestin Deliège prend soin d'exclure de cette brochette les figures de Boulez et Berio qui n'ont jamais abandonné le terrain). L'espoir qui reste à l'oeuvre chez Célestin Deliège et qui donne cette vigueur si caractéristique à ses interventions, qui compose ce ton qui lui revient en propre, c'est l'espoir qu'il puisse y avoir dans l'avenir une victoire rachetant la musique contemporaine de ses débâcles antérieures.

Voilà donc un musicien intellectuel créateur d'un ton unique, d'un espoir désespéré, si fascinant chez un vieil homme ayant traversé toute la musique contemporaine, si l'on veut bien entendre par musique contemporaine la musique depuis 1945. Cinquante ans de musique contemporaine, soit toute la musique contemporaine ainsi traversée, il y a là quelque chose d'assez fascinant pour quelqu'un venu après...

La gloire romantique s'est portée vers les jeunes hommes, vers les adolescences fulgurantes. La gloire moderne est celle des longues destinées, persévérantes, sinueuses, portant l'invention et la création au long cours, dans d'interminables pérégrinations (celle de l'écrivain Samuel Beckett, celle du cinéaste Manuel de Oliveira...). S'il est vrai que la gloire nomme non pas l'éclat du particulier mais l'aura du singulier, la gloire de Célestin Deliège est celle de son ton où le mot ton épingle moins la délimitation d'une théorie particulière et les contours de catégories originales que la généricité d'un faufil tracé tout du long de la musique contemporaine.

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Ce faufil est attesté par la composition de ce livre, livre de reconnaissance, qui recueille des amitiés.

Les contributions y sont réparties en quatre grandes catégories, selon qu'elles ont pour principale visée respectivement la composition, l'histoire et la sociologie, la théorie et l'analyse, mais également diverses autres disciplines.

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Un ton, comme un style, c'est aussi et toujours l'effet d'une liberté agissante. Et il n'est rien de plus nécessaire à des hommes libres, disait Spinoza, qu'un autre homme libre. Ce liber amicorum déclare qu'il n'est rien de plus nécessaire aux libertés qui le composent (et, par là, rien de plus nécessaire à la musique contemporaine) que le sujet libre Célestin Deliège et le ton singulier de son oeuvre musicologique.

 


1 qui relevait l'absence de structure d'opposition perceptible apte à constituer un véritable langage
2 qui relevait l'existence d'un seul niveau d'articulation tant dans la musique sérielle que dans la musique concrète
3 " La persévérance produit la victoire, et la victoire produit l'espérance. L'espérance ne trompe pas " Rm 5, 4-5