François NICOLAS

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Pour la beauté du geste

(12 juin 1995 )

 

Je ne vais pas m'engager ici dans une théorie du geste à proprement parler. La catégorie de geste a beaucoup d'acceptions et d'usages musicaux. Mon propos ne sera pas d'en faire le tour ni d'en proposer une interprétation d'ambition générale. J'interviendrai comme compositeur. Il s'agira donc pour moi d'exposer ma conception du geste telle qu'elle opère dans mon oeuvre. Ce qu'est pour moi le geste reste une question en cours, en cours de travail. J'exposerais donc mes réflexions, petit amas de questions et de préoccupations plutôt qu'espace ordonné d'aboutissements et de conclusions.

J'espère que ces remarques théoriques pourront entretenir le désir d'entendre les oeuvres qui constituent le lieu véritable de mon travail, en particulier ma dernière oeuvre pour piano intitulée Des infinis subtils...

Je m'appuierai ici, en sus de cette oeuvre la plus récente, sur deux oeuvres antérieures : l'une (Dans la distance) pour douze instrumentistes, deux voix et un dispositif électroacoustique, commande de l'IRCAM créée en février 1994 par l'EIC, et l'autre (Pourtant si proche) pour deux pianos, créée en novembre dernier à la Maison de la Radio.

Somme toute ce qui m'intéresse dans le geste, c'est son potentiel de beauté. J'ai intitulé cette conférence " Pour la beauté du geste ", et l'on sait que lorsqu'on agit " pour la beauté du geste ", on désigne communément par là une forme de gratuité et donc de liberté.

Comme le disait Nietzsche : " Qu'est-ce que la liberté ? C'est d'avoir la volonté d'être responsable de soi-même. De maintenir la distance qui nous isole des autres. " . Ma liberté de compositeur se donne ce soir comme volonté d'être responsable de mon oeuvre et de maintenir la distance qui l'isole des autres. Cette liberté passe par un examen de la catégorie de geste dans mon travail et dans mon oeuvre.

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Commençons par le plus immédiat : qu'est-ce, ici, qu'un geste ?

J'appelle geste un type particulier de moment musical, moment en général clairement identifiable dans mes oeuvres car il comporte une forme et une découpe qui s'impose tant à la lecture de la partition qu'à son écoute. Je vous en donne ici deux exemples que j'appelle respectivement geste fluide et hocquet.

Le premier est tiré de Dans la distance et présente successivement huit gestes fluides (un par système sur l'annexe A).

Le second, tiré de Des infinis subtils..., regroupe trois hocquets tels qu'ils interviennent, de manière séparée au début de l'oeuvre (cf. annexe B).

Détaillons un peu ces deux exemples.

* Le premier, le geste fluide, est basé sur un extrait  d'une oeuvre pour piano d'Eliott Carter intitulée Night Fantasies (cf. annexe C).

Comment analyser cette phrase (1° système) ? J'en extrais pour ce faire la structure rythmique exacte (système suivant) d'où je déduis une structure plus régulière en regroupant les durées consécutives isochrones (3° système). Cette structure se laisse représenter par le diagramme qui termine l'annexe où je porte en abscisses le temps et en ordonnées les fréquences des durées obtenues. J'interprète ensuite ce diagramme comme figurant une sorte de croix que j'appelle crux par référence aux travaux de Kirkpatrick sur les sonates de D. Scarlatti .

En ce point, cette figure va me constituer une sorte de Gestalt, de modèle abstrait dont je vais pouvoir déduire d'autres phrases rythmiques ayant toutes cette même propriété, ce même type de forme, cette crux rythmique.

Que signifie musicalement cette opération analytique d'abstraction puis d'engendrement ? Je suis parti d'une phrase qui m'intéressait pour ses propriétés internes de mobilité. Je l'ai analysée sous l'angle rythmique pour en extraire une propriété somme toute très simple qui est résumée par ma crux : deux voix rythmiques se croisent, l'une commençant à grande fréquence pour progressivement ralentir pendant que l'autre, ayant débuté à plus basse fréquence, au contraire accélère. Ce mouvement se poursuit par-delà le croisement des deux évolutions (lorsque la voix initialement lente se fait plus précipitée que celle qui était primitivement rapide) pour brusquement décrocher, s'inverser et prolonger désormais l'évolution jusque là adoptée par l'autre voix.

Cette figure très simple est dotée de fortes propriétés perceptives (qui peuvent se transposer d'ailleurs à d'autres dimensions du discours musical que celui des durées : toute mon oeuvre pour 2 pianos Pourtant si proche est ainsi fondée sur l'exploitation généralisée et diversifiée de cette figure en crux) : elle génère ce que j'appellerai une fluidité de la phrase, une mobilité intérieure de ses vitesses, l'affirmation de deux élans conjoints qui vont converger, se confondre, inverser leur propriété avant de brusquement retrouver leur allure initiale. Ceci dessine une phrase de grande souplesse intérieure, dont on ne saisit sans doute pas, à la première audition, tout le détail des évolutions, mais qui est pourtant dotée, par cette structure rythmique, d'une propriété globale manifeste et immédiate. J'appelle " fluidité " cette propriété et j'épinglerai donc cette Gestalt du nom de geste fluide.

* Regardons maintenant le second geste proposé.

L'idée musicale ici n'est pas tirée de l'analyse d'une oeuvre existante. L'idée procède directement d'une préoccupation compositionnelle a priori : comment combiner les durées en sorte de faire prévaloir une appréhension globale de la phrase obtenue qui ne s'arrime pas à la perception détaillée de chaque valeur rythmique ? La question rejoint un problème plus général : comment combiner des éléments (ici des durées) en sorte que s'affirme une perception du tout (de la phrase rythmique totale) qui ne soit pas astreinte à la perception de chaque valeur élémentaire ? Ceci rejoint un problème harmonique bien connu : comment doter une superposition de hauteurs d'une consistance harmonique qui enveloppe l'accord obtenu plutôt qu'elle ne la produise par addition de ses éléments ? Ainsi, par exemple, un accord tonal du VI° degré, ou un timbre, est doté d'une consistance propre qui impose sa loi à chacun de ses éléments plutôt que ceux-ci n'engendrent celle-là : la synthèse (et le mouvement du tout vers les éléments) prévaut pourrait-on dire sur l'analyse (et le mouvement inverse de remontée des éléments vers les propriétés du tout).

Selon des principes que je ne vais pas ici vous détailler, j'ai ainsi composé deux séquences de durées qui ont chacune une propriété globale manifeste - une Gestalt - en même temps qu'une propriété analytique très singulière.

La première séquence est 2-3-4-1-9-5, la seconde 5-6-4-7-3-9-2-12.

Les deux ont une forte Gestalt : la première peut être figurée par un dessin (cf. annexe D)

La seconde est plus évidente encore si on la regroupe ainsi : (5-6)-(4-7)-(3-9)-(2-12) puisqu'on a 4 successions d'une brève et d'une longue avec un contraste progressivement majoré dans l'alternance des deux valeurs.

Au passage, les deux séries ont un même type de propriété analytique très originale : placée dans une mesure à six temps, la première séquence exploite une fois et une seule chacun des différents temps, alors que la seconde séquence fait de même dans une mesure à huit temps. Ceci peut permettre de jouer de différents placements de ces rythmes à l'intérieur d'un même mètre, mais je ne m'étendrai pas aujourd'hui sur cette propriété.

Le point qui m'intéresse ici quant à ces gestes est celui-ci : on peut combiner ces deux séquences en les superposant dans une séquence de 48 temps. Il suffit alors de répéter la première série pour couvrir la même durée globale que la seconde :

(2+3+4+1+9+5) + (2+3+4+1+9+5) = (6*4) + (6*4)

= (5+6+4+7+3+9+2+12) = (8*6)

= 48

La séquence résultante obtenue a alors des propriétés bien différentes : elle a en effet un caractère légèrement dansant qui emprunte par certains côtés au jazz, par d'autres aux rythmes de Messiaen. En tous les cas sa Gestalt n'est plus globalement caractérisable et appréhendable comme l'était celle de chacune des deux séries composantes. J'ai appelé le geste global résultant hocquet par référence aux recherches de la Renaissance. Ce qui m'intéresse dans ce geste va être alors qu'il puisse se donner de deux manières : soit synthétiquement comme une phrase dansante, soit en scission de deux voix dotées de fortes Gestalt rythmiques très distinctes.

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Ces exemples donnés, comment les réfléchir ? Qu'est-ce pour moi qu'un geste ? Qu'est-ce qui m'intéresse dans ces " gestes " ?

On voit déjà que la dimension rythmique est ici prépondérante. Bien sûr, je travaille par ailleurs sur des structures de hauteurs très fortes et très prégnantes mais celles-ci ne sont pas à même à elles seules d'organiser un phrasé. En un certain sens, c'est là un résultat déjà lisible dans l'ancienne structure tonale : s'il est vrai qu'un enchaînement harmonique (songeons au trivial I-IV-V-I) ordonne bien un élan, celui-ci peut valoir à tant d'échelles différentes (pensons à Tristan...) qu'il ne saurait par lui-même définir un phrasé.

On touche là à une propriété implicite de la catégorie de geste telle que je tente ici de la dégager : un geste a une échelle temporelle limitée, analogue à celle d'une phrase. Celle-ci peut être brève ou beaucoup plus étendue (Proust...) mais dans tous les cas il m'importe qu'elle reste perceptible comme telle, comme phrase et qu'elle reste maîtrisable à l'audition comme une seule phrase. On connaît ainsi des romans où l'auteur ne fait de tout son livre qu'une seule phrase, mais phrase désigne alors ici une propriété grammaticale, purement formelle, qu'il n'est plus possible en cours de parcours de compter pour telle ; seule une analyse par la lecture, texte posé devant soi, permet dans ce cas d'apprécier, au bout d'un compte attentif et laborieux, s'il s'agit bien là d'une seule phrase ou plutôt de plusieurs. Il n'y a donc plus alors d'immédiateté de la phrase comme telle, plus précisément de son compte-pour-un.

Il y a donc une thèse sous-jacente à mon propos : le geste doit être comptable-pour-un à l'audition. Pour être geste et non pas structure formelle, il doit être doté d'une forme immédiate d'unité, et ce par-delà toute analytique.

On en vient, ce faisant, à cette autre question qui rapporte le geste à la question de l'un dans la musique et dans l'oeuvre.

La catégorie de geste vise aussi pour moi à traiter une question de la composition, un aspect de la question compositionnelle de l'unité que j'appellerai " l'un régional ". Soit : comment le multiple global de l'oeuvre peut-il se compter comme pluralité, comme pluralité de régions, d'unités régionales ?

Les voisinages, qui définissent des unités locales, marquent plus le global qu'ils ne le découpent proprement dit. Ce qui pluralise le global, c'est le régional. D'où cette question : qu'est-ce qui donne puissance d'un à une région, qu'est-ce qui pluralise le global ?

La pluralité des moments est aussi dans mes oeuvres pour partie la pluralité des gestes. Le point est alors le "ce qui relie" les gestes entre eux. Il n'y a pas de développement proprement dit d'un geste (au sens français du terme développement) comme il peut y en avoir un d'un thème car il n'y a pas à mon sens de développement proprement dit d'une Gestalt. Mais il y a un parcours possible "à-travers" la guirlande des gestes.

La pluralité des gestes (plutôt que leur multiplicité, s'il est vrai qu'il faut de l'un pour qu'il y ait du pluriel) suppose une unité antérieure de chaque geste. Cela suppose que chaque geste soit bien constitué comme un moment (qu'on puisse s'y perdre, se perdre en son intériorité, que le geste soit donc bien doté d'une intériorité : l'un du geste n'est pas seulement l'un d'un décompte structural, l'un du geste est - doit être - l'un d'une intériorité, non d'une découpe exogène ; en ce sens le geste exprime plutôt qu'il n'intime car il part d'une intériorité qui s'expose) mais cela suppose aussi que l'entre-moments existe en tant que tel. D'où une circulation entre le geste et l'entre-gestes (qui est aussi celle entre régions et global). Peut-on nommer traversée ce mouvement ? Mais comment nommer la traversée de ce qui ne traverse rien ? Comment nommer une traversée intransitive, qui ne soit pas traversée de ceci ou cela ? La catégorie de traversée ne convient sans doute plus très bien mais pour le moment je n'en ai pas d'autre.

Un autre point est alors celui-ci : un geste ne relève pas tant d'une algèbre du tout et de ses éléments que d'une topologie du global et du local. Pour qu'il y ait geste, il faut qu'il y ait prééminence du global sur le tout. Un geste ne se donne pas par totalisation de ses éléments (en particulier des durées élémentaires qui le composent) mais comme une globalité singulière qui comporte sans doute ses propres localisations particulières (son début, telle inflexion interne, son achèvement, telle ou telle reprise d'élan...) mais où triomphe l'évidence d'une globalité subsumant chacune des localisations momentanées.

Cette différence entre algèbre et topologie est primordiale dans l'identité du geste. On a vu qu'un geste, comme d'ailleurs la plupart des entités musicales, a une forte structure algébrique : c'est par exemple la série des durées du geste que j'ai appelé hocquet. C'est aussi la série des fréquences permettant de structurer mon geste fluide. Mais cette structure algébrique n'est pas, au bout du compte, le point principal. Ce qui importe en fait est l'existence d'une structure topologique : celle que j'ai nommée crux par exemple, ou bien ces formes que j'ai présentées sous forme d'histogrammes pour mieux indiquer qu'elles relevaient de la géométrie et du dessin plutôt que d'une pure et simple algèbre.

Pour articuler ici un vocabulaire adapté à mon propos, je propose d'appeler figure cette structure topologique du geste. Le geste est lui le moment musical concret, avec sa propre diversité de structures. La figure sera la structure topologique sous-jacente et générale, qui peut être commune à plusieurs gestes concrets différents. C'est la figure qui identifie le geste fluide, ou le hocquet dont il est ici question.

La Gestalt, c'est alors la dimension perceptible de la figure, sa globalité appréhendable à l'audition, sa prégnance globale qui ne saurait être l'effet d'une totalisation d'éléments, comme le ferait par exemple une dictée musicale. La Gestalt comme la figure échappe par nature à l'algèbre du solfège. La Gestalt est la singularité sensible d'une figure. C'est la topologie concrète du geste là où la figure est la structure générale et abstraite de cette topologie singulière. La Gestalt est la figure comme sensation, la topologie sensible d'un geste, si bien qu'à une figure, plusieurs Gestalts (autant que de gestes).

 

Prenons maintenant le problème du geste par un autre biais, et tentons de différencier la conception du geste que j'avance de celle qui est à l'oeuvre chez Xenakis.

Pourquoi Xenakis ? Outre que ceci me permettra d'entretenir un dialogue avec Makis Solomos qui a écrit sur ce compositeur des pages pénétrantes, ce choix de Xenakis se justifie par le fait qu'à mon sens l'inventivité propre de ce compositeur tient avant tout à sa gestuelle  qui est je crois la dimension de sa musique qui séduit principalement l'auditeur, en particulier l'auditeur non familier de musique contemporaine. Il me faut donc situer ma problématique du geste par rapport à ce qui se donne comme étant une référence contemporaine en matière de geste musical.

Chez Xenakis le geste est, me semble-t-il, une compensation. Il compense la raideur d'une structure paramétrique en dotant la structure d'une "expression" immédiate.

Cette raideur tient au fait que sa structure algébrique est purement construite.

Qu'est-ce que j'entends par là ? Il faut distinguer deux sortes d'algèbre musicale, deux modalités de l'écriture, deux régimes de fonctionnement des notes de musique : d'un côté une algèbre à topologiser, et de l'autre une algèbre d'une topologie. La première est une construction, la seconde est une ossaturation.

Sans trop rentrer ici dans des détails d'ordre technique, on peut métaphoriser cette différence par le biais d'une petite comparaison architecturale .

* Imaginons d'abord une architecture de pierres, comme celle par exemple de ces églises de l'entre-deux guerres construites en briques apparentes. L'inscription de cette architecture pourra se faire par sous-ensembles : on pourra inscrire qu'un mur particulier aura telle taille et qu'il sera constitué de pierres de tel format. On pourra inscrire ensuite qu'un crépis de telle ou telle épaisseur le recouvrera en telle ou telle partie. On inscrira ainsi la structure de l'ensemble en sorte que le plan résultant soit parfaitement univoque.

Cette modalité métaphorise ce qui relève d'une écriture musicale conçue comme algèbre à topologiser.

* Opposons à cela la structuration d'une architecture de toile, un chapiteau de cirque par exemple. Comment procède-t-on ici ? On dispose cette fois d'un double registre : d'un côté d'une toile, aux caractéristiques physiques précises (poids, résistance au m2...), de l'autre d'un réseau de piquets et de mats, avec les cordes permettant de les tendre et de les faire tenir. L'inscription d'une telle architecture se fait cette fois par inscription de l'emplacement et de la taille exacte de chaque mat, inscription complétée par la notation des caractéristiques physiques de la toile qu'on jettera dessus.

Cette modalité métaphorise une écriture conçue comme algébrisation d'une topologie : de même que l'effet visé dans cette architecture de toile tient à la forme résultant pour le seul tissu, de même cette écriture vise une situation sonore, chaque mat illustrant ici le rôle rempli par les notes en tant qu'adressées à un instrument de musique.

Comment se distinguent les deux types d'écritures ?

* Dans le premier cas, il s'agit d'une logique de construction à partir d'éléments simples : la note est conçue comme une brique ou du moins comme un sous-ensemble homogène de tels éléments. Le résultat sonore obtenu est la façade ainsi construite qui ne s'écarte sensiblement de l'enveloppe des notes-briques que via l'épaisseur d'un crépis (lequel est instauré par ailleurs, selon une autre logique, non explicitée par les notes précédentes : c'est là le jeu de l'exécutant, et de la dite "expression").

Disons, pour filer la métaphore mathématique, qu'on construit ici une structure algébrique par progression vers le haut d'ensembles de plus en plus vastes tout en contrôlant le type de topologie sonore qui sera ensuite compatible avec cette structure algébrique. On élabore donc une algèbre qu'on topologise ensuite (espace dit de l'algèbre topologique).

* Dans le second cas, on travaille directement sur la forme à donner au chapiteau et on calcule les mats qui vont permettre de soutenir cette forme. On vise une topologie et on cherche alors l'algèbre (les poteaux...) qui la formalisera (espace dit de la topologie algébrique).

On dira que dans le premier cas l'algèbre est une construction alors qu'elle est, dans le second cas, une ossaturation. Le problème est, dans le premier cas, de bâtir une construction qu'il faut ensuite topologiser (phraser, interpréter, rendre expressive...) ; dans le second cas, le problème est d'ossaturer une topologie (un mouvement, un dessin, une courbe, une figure...).

Les notes n'ont pas la même fonction dans ces deux démarches. Si une note est bien toujours une manière de structurer une situation sonore en l'algébrisant, on voit cependant qu'on est face à deux types différents d'algèbre : une écriture-construction (structure algébrique "pure", opérant dans le cadre d'une pure algèbre), une écriture-ossature (structure algébrique opérant dans le cadre d'une topologie).

Dans la conception de Xenakis - ou du moins que je lui attribue ici - le geste demeure la manière de topologiser des algèbres du premier type, des algèbres-constructions et par là de les doter d'une expression minimale. Cela peut aussi être vu comme manière de doter des structures formelles d'une "figuration". L'algèbre-construction est une mise en jeu de la dialectique formalisation-figuration .

À cela j'oppose la structure algébrique qui ossature une topologie. La topologie est alors dotée d'une forme (ce que j'ai appelé figure). Cette structure n'est pas ce qui construit la forme mais l'ossature. Quand on joue ce qui est ainsi écrit, il importe alors de bien voir ce que l'on vise : une forme topologique, une Gestalt, non pas une architecture construite.

Je tiens que le geste (ce que j'entends par geste) n'est pas constructible. Le geste est ce qui instaure une primauté de la topologie. Il nécessite bien une structure, et donc une écriture, mais celle-ci relève de la topologie algébrique.

Dans mes oeuvres récentes, la différence est assez claire entre ces deux modalités de structure ou d'algèbre : la topologie algébrique des gestes, l'algèbre topologique des moments où l'on topologise (massivement par la résonance) des structures algébriques (de hauteurs et de rythmes-impulsions) : ainsi au début de Des infinis subtils... (cf. annexe E) on trouve d'abord un moment qui n'est pas un geste (mes. 1-9), puis 4 gestes fluides successifs, puis un autre type de geste (mes. 26-30), une petite transition d'une mesure (mes. 31) et en fin un hocquet (mes. 32...).

J'indique par là qu'il ne s'agit pas pour moi de jeter une opprobre systématique contre l'algèbre-construction au profit d'une exclusive algèbre-ossaturation. Il s'agit seulement d'indiquer que la catégorie de geste ne vaut à mon sens que pour la seconde et que les moments qui procèdent musicalement de la topologisation d'une algèbre construite ne mérite pas le nom de geste, et relève d'une autre dynamique interne.

D'où ce point capital pour le processus de composition : quel rapport y a-t-il entre propriétés intrinsèques et propriétés extrinsèques de ces différents moments ? Comment se composent (et non pas simplement se juxtaposent ou se superposent) des moments-gestes et des moments qui n'en sont pas ? Ceci engage une dialectique entre propriétés internes et propriétés d'insertion, ou entre propriétés de structure et propriétés de situation... Là dessus le philosophe Albert Lautman a écrit des pages très fécondes à propos des mathématiques .

La question est alors celle-ci : peut-on constituer un espace global par collement de morceaux, de régions ? Plus précisément, quelles propriétés de l'espace global découlent du mode de rapprochement des régions ? La question n'est plus alors : juxtaposer ou composer , mais celle de la dialectique, plus ou moins serrée, qu'il y a entre unité globale et diversité régionale, soit entre unité de la Forme et pluralité des moments...

Cependant si d'un côté le geste n'est pas constructible comme geste, d'un autre côté le geste est bien par ailleurs construit, comme doit l'être toute partie de la partition. Le geste n'est donc pas dessiné et l'exécutant peut bien s'y tromper en annonnant les éléments de la partition sans comprendre les figures sous-jacentes qui doivent ordonner les phrasés. La Gestalt en effet n'est pas écrite ni dessinée, ni indiquée dans les notes de programme.

Au total le geste est ainsi d'une certaine manière intérieurement disjoint entre son squelette et sa figure.

Ce type de disjonction est l'espace propre de travail du compositeur. Celui-ci en effet agit en musique pour autant qu'il en écrit. Ainsi d'un côté il vise la musique, et de l'autre son lieu propre est la partition, qui n'est pas encore de la musique proprement dite mais une proposition de musique. Pour cela ses outils propres sont l'écriture, et les notations.

 

On peut discriminer les orientations de pensée compositionnelle selon la manière de concevoir la place de la musique, d'envisager la manière dont la musique vient à l'oeuvre écrite, à la partition. Qu'une partition puisse donner lieu à musique n'est pas garanti par l'existence de la partition. Cela dépendra de ce que " quelque chose se passe " lors d'une exécution, ce quelque chose qu'on nomme musique, et qui se donne comme excès par rapport au seul phénomène sonore.

Face à cette problématique de l'excès, il y a me semble-t-il trois orientations compositionnelles possibles : le constructivisme, l'expressionnisme et le générique.

a) Pour le constructivisme - Stravinsky en est à mon sens un bon exemple - il s'agit de limiter l'excès, de le borner. La musique doit jaillir de l'exactitude de l'exécution. Somme toute, il s'agit pour le compositeur de rapprocher le plus possible le résultat audible de ce qui est consigné dans le texte écrit.

Dans cette conception, le geste n'a pas grande place car la conception du rapport entre écriture et résultat sonore reste mécanique. En fait la conception implicite est celle d'une fonctionnalité de l'écriture : le résultat sonore doit être ici fonction (la plus univoque possible) de l'écriture et l'excès musical est ainsi réduit au minimum.

b) Ce que j'appelle expressionnisme tendrait au contraire à situer l'excès musical (ce qui fait qu'il y aura eu ou non musique) dans un sujet transcendantal à l'oeuvre, sujet transcendantal qui est alors l'interprète. Le nom donné à cet excès transcendantal est précisément l'expression : la musique vient ici par grâce extérieure à l'oeuvre, et en ce sens transcende la partition. Elle est magie de l'expression. On peut dire que l'excès est ici majoré et magnifié.

Le geste devient ici une catégorie éminente car il est le condensé de l'expressivité. Le geste est le berceau de la grâce musicale, son terroir, son occasion et son attente.

Dans cette conception, l'excès de la musique (ou la musique comme excès) est le don de l'interprète, non tant qu'il soit source de l'excès (cela serait la conception niaise de l'interprète comme artiste doté d'une nature exceptionnelle) mais plutôt qu'il fonctionne alors comme véhicule du don, comme médiateur d'un office quasi religieux, comme prêtre transmettant une sorte de grâce sacramentelle.

On aborde là le rivage romantique, en son accointance éprouvée avec la religion chrétienne. Faut-il lui laisser l'exclusivité de l'expression ?

Toute expression est-elle à tendance romantique ?

Et si tout geste "exprime", la catégorie de geste est-elle définitivement arrimée au sujet romantique, plus platement au sujet psychologique ? Toute expressivité du geste est-elle expression de sentiments ?

On aborde ici la questions du rapport entre geste et sujet, entre la conception qu'on a du geste et la conception qu'on a du sujet. D'où la manière dont joue, à propos du geste, la périodisation des conceptions modernes du sujet : sujet classique cartésien dont il m'a semblé, dans des travaux antérieurs, voir la matrice dans le thématisme musical , sujet moderne post-cartésien...

Le geste est-il donc toujours geste d'un sujet ? Et s'il était vrai que tout geste serait trace, effet d'une subjectivation, le geste pourrait-il, et si oui comment, être alors partie prenante d'un véritable procès subjectif ?

Questions que je reprendrais un peu plus loin.

c) Posons pour le moment une troisième voie, alternative à celle du constructivisme et de l'expressionnisme, qui est celle que l'on peut appeler la voie du générique : la voie d'un excès insituable, une sorte d'occurrence quelconque, qui parcourt l'oeuvre et la fait tenir d'un bout à l'autre.

En ce point, le geste m'intéresse particulièrement. En effet, le geste ouvre au générique en ce qu'il est à la fois un et quelconque, fermé (délimité) et ouvert.

Je trouve un exemple d'un tel geste compositionnel à la fin de Farben (3° pièce de l'op.16 ) au moment où un excès constructiviste se croise avec la promptitude accélérée d'un grand geste pour produire ce moment incandescent, fragile, éminemment éphémère, d'un orchestre de chambre générique. C'est dire que pour produire un tel geste, il faut bien croiser construction et geste !

Mais ce qui m'intéresse avant tout dans le geste, ce n'est pas tant son occurrence unique : celle du geste qui par exemple va servir de signal, ou de clôture (ex. le geste de clôture de " Pourtant si proche "). Et s'il faut inscrire dans l'oeuvre un moment qui fasse office de point de capiton, je le cherche alors moins dans le geste proprement dit que précisément dans sa défaillance, dans le vertige d'un retrait plutôt que d'un déploiement. Il y a quelque chose de trop affirmatif dans le geste, de trop présent, pour fonctionner à mon sens comme point d'arrimage de la subjectivité. Pour constituer un point de capiton il faut plutôt ce que j'ai appelé un instant de vertige, et le vertige n'est pas un geste.

Ce qui m'intéresse donc dans le geste, ce n'est pas son unicité mais tout au contraire son caractère répétable, sa puissance de réitération variée ; d'où l'importance de cette figure sous-jacente (ce que j'ai appelé par exemple crux). Plus précisément, ce n'est pas tant cette figure en soi qui m'intéresse que son potentiel de généricité.

J'appelle ici généricité une qualité de l'instant musical qui se constitue au point même où se croisent construction et ossaturation. La musique ne peut être là, en ce point, qu'en suspens du son, et non en majesté. Toute tentative d'instaurer la musique en majesté m'apparaît comme une usurpation (Bruckner, souvent), ou une névrose (la fin de la IX° de Beethoven !).

Le geste, en ce qu'il supporte de dialectique tendue entre construction et ossaturation régionale, m'apparaît un véhicule éminent de cette fragilité expressive qui est pour moi le propre de la musique.

En effet le geste, je l'ai dit, est construit. Il a une forte structure algébrique (cf. celles de mon geste fluide et de mon hocquet). Le geste n'est donc pas une simple esquisse notée comme on pouvait le faire dans certaines oeuvres ouvertes des années soixante (je songe aux Archipels de Boucourechliev). Et en même temps le geste tel que je le conçois est avant tout l'ossaturation d'une figure.

Il faut que tout instant de l'oeuvre soit habité par cette ambivalence qui soutient le suspens de la musique plutôt que sa présumée majesté.

La musique vous retient après vous avoir saisi à mesure non d'un triomphe mais plutôt d'une constance dans sa fragilité, d'une permanence dans son éclat. Le geste me semble un opérateur de cette flamme.

 

De ce point de vue, et pour reprendre la confrontation avec Xenakis, le glissando ne saurait être pour moi un geste véritable , car il est bien trop simple, et bien trop univoque.

On l'a deviné: il faut un minimum de complexité pour composer un geste. Dans un glissando, la structure topologique est primaire, quasiment tautologique ; elle est en fait triviale (au sens où l'on emploie ce mot en mathématiques, quand on parle des solutions triviales d'un problème). Dans un glissando, il y a stricte équivalence entre topologie et algèbre : l'algèbre est en état d'épuiser la topologie. Xenakis ne s'en sort alors qu'en multipliant ces glissandi, et si au bout du compte il y a l'apparence d'un geste, c'est éventuellement par ce qu'il y aura eu geste instrumental ou orchestral mais pas du tout geste compositionnel.

Il faut une complexité minimale pour faire un geste. Il y faut déjà une figure qui ne soit pas triviale, et dont l'ossaturation soit une interprétation de cette topologie, non pas sa réalisation obligée. On voit bien qu'avec un glissando, la structure algébrique obligée consiste à donner deux points (départ, arrivée) et une vitesse de parcours. Avec l'algèbre élémentaire de trois paramètres, tout est (d)écrit, et la topologie très plate est épuisée.

Le geste trivial tend à être un pur et simple geste instrumental (élémentaire dans le cas du glissando). Une particularité du geste instrumental est qu'il est en fait ordonné à une problématique du corps.

On peut dire je crois ceci : le geste trivial est un moment proposé pour la communion, communion dans une présence incontournable. Cette communion vient bien sûr compenser l'abstraction des structures chez Xenakis (comment mieux manifester l'abstraction de ces structures que de relever ce point : Xenakis prétend utiliser les mêmes structures pour composer une oeuvre musicale et pour concevoir une architecture soit pour organiser un temps perceptible et pour déployer un espace appréhendable !). Le corps devient alors un vecteur de communion : on communie dans les corps là où ne circulent plus les idées.

Je tiens qu'il n'y a nulle raison en musique d'ordonner la pratique des corps à cette conception. Il faut donc donner un autre sens à l'engagement des corps en musique. Cette question est en fait pour moi très difficile à soutenir en pensée. Quel parti compositionnel tirer du corps de l'instrumentiste ? Je ne sais pas trop. Je sais tirer parti du corps instrumental, par exemple pour ma prochaine oeuvre Des infinis subtils... de la vaste table d'harmonie d'un piano qui vibre, mais que faire du corps de l'instrumentiste qui en joue ? La question pour moi n'a nulle évidence compositionnelle, sauf à faire de la virtuosité le thème même de l'oeuvre (je songe ici par exemple à la Sonate pour piano de Liszt).

J'ai tendance à penser le rapport entre les deux corps (de l'instrument et de l'instrumentiste) sous la forme d'un corps-à-corps. Mais cette caractérisation est-elle juste ? Je connais deux autres modalités du corps-à-corps dans les pratiques humaines : le sport - qui voit s'affronter deux corps postulés équipotents - et les pratiques sexuelles - qui voit au contraire se rapporter deux corps marqués d'une différence, la différence sexuelle -. Que vaut alors le corps-à-corps musical ? Il y a, à l'évidence je crois, une prééminence du corps instrumental sur le corps de l'instrumentiste si bien que le corps de l'exécutant me semble destiné à s'abstraire, à s'effacer derrière celui de l'instrument qu'il dirige. Laisser trop apparaître le corps de l'instrumentiste me semble toujours soit une faiblesse technique d'exécutant (on n'a pas réussi à dominer la difficulté), soit un symptôme hystérique, du genre : " Regardez comme mon corps peine à jouir de la musique dans ces conditions dont je vous tiens, vous auditeur qui me sollicitez, pour responsable. "

Ce qui m'importe est que le son musical ne soit lui-même qu'une trace et non pas un corps ou une substance.

Le geste donc ne doit pas être ordonné à un corps, comme pourrait le suggérer peut-être Heidegger en reliant geste à gestation, et à déploiement  car ce que déploie le geste musical ne prend-il pas alors nécessairement modèle, via la gestation, dans le corps ? Le corps fonctionne dans ce cas comme modèle de l'être-là en tant qu'il est donné en présence (à moins que le corps ne soit modèle de l'un, paradigme pour l'unité d'une entité, ce qui n'est pas mieux...).

Somme toute, le corps tend à servir de modèle au geste (" geste comme corporéité " écrit Makis Solomos ) dans l'horizon thématique de la présence.

Dans le geste au sens ordinaire, chez Xenakis par exemple dans ce que j'ai appelé le geste trivial, plus généralement dans le geste avant tout conçu comme geste instrumental, tout est devenu présence. La conception ordinaire du geste implique de mettre le thème de la présence au principe du geste :

- Le geste est ce dont la présence ne saurait être niée.

- Tout le déroulement du geste est ordonné au règne de la présence.

Or tenter d'opposer comme je le fais trace et corps, c'est aussi opposer sensible et présent, a fortiori sensible et perceptible.

Il y a ainsi des perceptions non sensibles (qui ne relèvent pas des sens, ou qui ne sont pas sensibles au sens où elles ne convoquent pas une sensibilité). Il y a surtout du sensible qui n'est pas perceptible, car non identifiable, non délimitable comme l'est une perception. Or la musique relève plus du sensible (et donc de l'intelligible, qui n'est pas l'abstrait) que du perceptible.

Sans doute le geste affirme une présence mais on peut et doit tenir également que ce qui en fait l'unité propre est un élan plutôt qu'un état. En ce sens, le mode de présence du geste est toujours aussi en retrait d'une affirmation maintenue, stable, installée.

Giorgio Agamben écrit  : " Si le faire [poïesis] est un moyen en vue d'une fin et l'agir [praxis] une fin sans moyens, le geste rompt la fausse alternative entre fins et moyens qui paralyse la morale, et présente des moyens qui se soustraient comme tels au règne des moyens sans pour autant devenir des fins [...] : le geste comme médialité pure et sans fin. "

Par-delà l'intérêt intrinsèque de distinguer le faire (qui a une fin en dehors de lui-même, qui est moyen au service d'une fin autre que lui-même) et l'agir (comme fin sans moyens, comme sa propre fin) - songeons à l'intérêt de distinguer de cette manière un "faire de la musique" et un "agir en musique"... - ce propos d'Agamben a pour mérite de caractériser le geste comme moyen libéré d'une fin, comme médialité sans fins mais aussi sans moyens (comme Kant pouvait parler de " finalité sans fin " à propos de l'art).

Ainsi le mode de présence du geste apparaît comme celui d'un tracé : moins le résultat d'un tracé que l'acte même de tracer, et cet acte pris non comme moyen pour une fin (le tracé qui en résulterait serait le but stable visé), non pas donc pris comme "faire" au sens d'Agamben, ni même pris au sens que ce dernier donne à l'agir (le geste n'est pas plus une finalité sans moyens) mais bien comme moyen en soi et pour soi qui ne serait pas pour autant fin en soi et pour soi.

Ce rapport du geste à l'idée de moyen plutôt qu'à celle de fin m'intéresse : il décolle le geste d'une affirmation trop unilatérale de la présence. Moins la présence d'un geste donc que le sillage de son tracé.

 

 

Il y a ceci, qui pour moi est essentiel : un geste requiert un sujet pour exister comme geste, pour être compté comme un geste et non pas comme le multiple dispersé et inconsistant d'instants successifs.

En ce sens, subjectiver le geste ne peut être le fait d'un corps. Le geste ne se subjective pas par la seule intrusion du corps, comme si le corps, avec le cortège de désirs qu'il ouvrait, suffisait à subjectiver. On resterait alors dans une conception "expressive" de la subjectivité, c'est-à-dire où la subjectivité serait l'expression d'un moi ou d'un corps.

Il faut à mon sens tenir deux choses :

1) la nécessité de la subjectivation ;

2) la nécessité de la croiser à un procès subjectif.

On pourrait dire : la subjectivation, c'est le moment du point de capiton où l'on accroche, où la chaîne signifiante se met en un point à signifier quelque chose, l'instant où la musique vous saisit. Ce moment peut être celui d'un geste, bien sûr. Aucune norme ne peut caractériser ce type d'instant. J'ai parlé ailleurs  de vertiges, comme " moments favoris ", celui où la présence est mise en défaillance, où le sensible s'ordonne à une non-présence, qui n'est pas forcément une absence.

Je tiens en effet qu'un moment remarquable, s'il est ordonné à la présence d'un corps, ne saurait être musical. Il peut être spectaculaire (c'est souvent ce type de moments qui est visé dans la musique de grande consommation, que ce soit celle où le chef tente d'occuper le devant de la scène à la place de la musique, ou celle d'une certaine musique de jazz, ou encore celle de la pop music) mais il n'ouvrira à rien de musical, à aucun procès subjectif. Il ne peut que demander sa réitération, sa répétition indéfinie. En ce sens, s'il engage le corps, il ouvre nécessairement à la transe plutôt qu'à la musique.

Tout moment musical met en jeu un ou des corps mais pour les retirer aussitôt, et cela non pas pour thématiser l'absence du corps mais pour faire valoir que la musique est le produit des corps, et que les corps ne sont pour elle que des instruments. Il peut y avoir musique précisément quand un corps s'est fortement avancé pour se retirer brusquement et révéler alors que la musique est là, au point même où le corps s'est retiré, dans le retrait même de ce corps qui prélude à l'existence musicale.

Comment réfléchir le procès subjectif qui s'ouvre à partir du point subjectif de capiton ? J'aurais tendance à nommer Forme la visée même de ce procès subjectif. Plus précisément on pourrait dire que ce que l'on nomme Forme musicale d'une oeuvre, c'est justement l'unité possible d'un procès subjectif qui lui soit interne de part en part.

En ce point la question de la mémoire se pose, qui n'est pas celle des souvenirs, et qui n'est donc, elle aussi, nullement ordonnée à une logique de la perception. La Forme n'est pas une architecture. S'il est utile d'analyser une oeuvre (une fugue par exemple en y repérant sujet, réponse, contre-sujet..., ou telle ou telle oeuvre en y repérant les différents types de geste...), quelqu'un qui écouterait cette oeuvre d'une manière analytique serait à proprement parler sourd à la musique.

Cette question de la Forme et de la mémoire est sans doute la question suprême pour la pensée compositionnelle. Je poserai aujourd'hui seulement ceci pour terminer mes réflexions :

Le geste ne requiert nulle mémoire pour être saisi. Le geste s'identifie comme geste, se perçoit comme tel sans faire appel à la mémoire. Le temps d'exposition d'un geste est toujours relativement bref ; saisir un geste suppose simplement qu'on sente que quelque chose a démarré, est en train de se poursuivre puis se termine environ là. Il n'y a donc pas besoin d'un travail particulier de mémoire pour saisir l'existence d'un geste.

Dans le temps du geste, il n'y a pas de passé ; le geste se fait, est en train de se faire. Le temps du geste est un pur présent. Le geste découpe en ce sens un moment.

La mémoire va intervenir à une tout autre échelle : lorsqu'il s'agira de rapporter ces moments entre eux.

Mais le travail de la mémoire n'est pas de construction. Je préfère parler de traversée : la mémoire est l'autre nom donné au procès subjectif en tant qu'il file d'un bout à l'autre de l'oeuvre, en continuité. L'image du travail de la mémoire musicale est pour moi celle du travail intégral, au sens mathématique du terme intégrale.

Il est vrai qu'en mathématique, on construit l'intégrale par convergence conjointe de deux séries (l'une minorante, l'autre majorante). En ce sens, il convient sans doute de mieux préciser comment travaille la mémoire lors de l'écoute d'une oeuvre, et je fais d'ailleurs l'hypothèse qu'elle ne travaille pas de la même manière à l'écoute d'une oeuvre contemporaine et à l'écoute d'une oeuvre classique. En ce sens mémoire ne saurait s'épuiser dans l'idée de traversée. Mais au moins cette catégorie de traversée désigne-t-elle qu'il s'agit de tenir continûment un paramétrage entier de l'oeuvre.

Pour qu'il y ait temps musical de l'oeuvre, il faut en résumé quelques instants singuliers (empiriquement son début et sa fin, mais surtout un point de capiton qui lui est interne et dont l'occurrence n'est pas assignable à la seule lecture de la partition car il dépend fortement de l'interprétation, de l'événement d'une exécution publique). Il faut aussi des moments singuliers : moments-signaux, moments-climax, moments-articulations...  Il y faut surtout un instant mobile qui parcourt l'oeuvre d'un bout à l'autre, sorte d'index mobile (instant t anonyme) qui récolte l'énergie musicale dans l'unité d'une durée.

Instants-coupures, moments-présents, paramétrage mobile d'un entre-moments, voilà les composantes du travail compositionnel tel que je l'entreprends.

Savoir écrire de la musique est une chose, qui s'apprend ; savoir composer une oeuvre en est une autre, qui ne s'apprend pas et déborde les savoirs transmissibles. Travailler " pour la beauté du geste ", c'est consolider sa liberté par cette éducation du geste comme pur moyen sans fin.


1 Conférence prononcée dans le cadre du Séminaire sur la musique contemporaine de M. Solomos - Université européenne de la recherche (Paris)
Crépuscule des idoles (§ 38)
3  mes. 15 et 16
4 p. 81 et suivantes de son ouvrage publié chez J.C. Lattès (1982)
5 Cf. " Le monde l'art n'est pas le monde du pardon "
6 Cf. " Le problème de la double écriture "
7 Cf. " Le parti pris d'écrire / Compte-tenu des sons "
8  Cf. son livre 10/18
9 Cf. " En tant qu'entités closes sur elles-mêmes, les gestes sont comme les sonorités : ils sont incompatibles entre eux, on ne peut que les juxtaposer ou les superposer. " M. Solomos (thèse op. cit.)
10 Cf. " Cela s'appelle un thème "
11 mesures
12 Cf. " Le glissando est le prototype même du geste puisqu'il représente l'aplanissement de la ligne mélodique à ses contours extérieurs. " M. Solomos (thèse op. cit.)
13 " Les choses, en même temps qu'elles déploient leur être de choses, mettent au monde [austragen (porter jusqu'au bout, porter à terme) = gestation]. La vieille langue allemande nomme ce "mettre au monde" : bern, bären, d'où viennent les mots gebären (être en gestation, enfanter) et Gebärde (le geste, les gestes, la contenance). Déployant leur être de choses, les choses sont les choses. Déployant leur être de choses, elles portent un monde à sa figure.. " Acheminement vers la parole (24)
14 Cf. Thèse
15 Notes sur le geste, in " Moyens sans fins " (Rivages).
16 " Vertiges, moments favoris "