François NICOLAS

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LE SOUCI DU DÉVELOPPEMENT CHEZ BARRAQUÉ

(Entretemps n°5, 1987)




Un créateur comble toujours un hiatus”(1)

 

Il y a un problème Barraqué. Chacun pourra le formuler à sa manière; on n’évitera pas le fait que sa musique, quinze ans après sa mort, continue d’être mal située. La plupart des musiques composées pendant les années cinquante - l’article d’André Hodeir nous rappelle que Barraqué conçût l’essentiel de son œuvre durant cette période même s’il ne mourut que bien plus tard - ont désormais acquis un statut historique relativement stabilisé. Ainsi, on distingue couramment parmi les œuvres tenues pour significatives les chefs d’œuvre, les œuvres-jalons (témoins d’un moment d’une recherche) et les œuvres avortées; pour ne parler que de Boulez, ce grand Autre de Barraqué, on opposera “Le Marteau sans Maître”, le premier livre des “Structures” et “Polyphonie X”. Barraqué ne fait pas l’objet d’une telle appréciation. Ce n’est pourtant pas que fassent défaut les opinions tranchées a son égard: on ne manquera pas de subir l’antienne du journaliste qui distillera la légende du “génie étouffé par son rival totalitaire”, de tomber sur l’obsessionnel besogneux, thuriféraire de la combinatoire chez Barraqué ou de rencontrer l’hédoniste du “spectre sonore” qui balayera cette entreprise d’un revers de main négligent. Bref, les opinions ne manquent pas quand les pensées effectives restent déficiantes. Peut-on se satisfaire d’un tel inventaire où le nom de Barraqué ne servirait que de porte-drapeau aux croisades anti-bouléziennes ou de marchepieds aux délires combinatoires? Est-ce la rendre justice a ce compositeur et à ses œuvres?

 

Il y a plusieurs raisons pour reparler aujourd’hui de l’oeuvre de Barraqué:

* D’abord, on a le plaisir de réentendre sa musique en concert et de sortir par là d’une écoute confinée à sa seule “Sonate” pour piano. On a ainsi l’occasion de (re)découvrir un Barraqué soucieux du timbre, du plaisir sonore et non pas seulement adepte d’une austérité mortifère.

* Ensuite, à refaire le bilan des années 45-65, on ne peut que rencontrer la musique et la pensée de Barraqué. J’inclinerai pour ma part, et je m’en expliquerai plus longuement dans la suite, à réfléchir son travail sous l’hypothèse générale d’un inachèvement plutôt que dans la figure d’un accomplissement mais n’y a-t-il pas précisément plus à apprendre de certains échecs (les véritables, ceux qui sont le produit d’une aventure de la pensée) que de réussites trop jouées d’avance?

 

* Il y a enfin qu’à examiner ce qu’est devenue la génération des compositeurs nés dans les années vingt, on ne peut manquer de remarquer Barraqué par la qualité des traces qu’il a laissées auprès de ses proches: voila quelqu’un qui a su allier d’éminentes qualités de musicien à un appétit, inentamé par le temps, d’amitiés et d’intellectualités (cf. l’article de M. Fano), alliage, à dire vrai, peu répandu; il faut rappeler ce que Barraqué relevait de Debussy: “Il prit en aversion tous les milieux musicaux qu’il se refusait à fréquenter. Sa phobie était telle qu’il ne voulait même pas passer pour musicien; à l’occasion d’un mariage où il servait de témoin, il inscrivit sur le registre, dans la case réservée à l’indication de la profession: jardinier” (2). Jardinier plutôt que musicien (actualisons un peu: ouvrier spécialisé plutôt qu’inspecteur de la musique), n’y a-t-il pas là quelque appel d’air et le signe d’une belle singularité? Le goût de la pensée, l’ouverture au monde que manifestait Barraqué sont-ils en vérité si fréquents? Est-il si courant qu’un compositeur déclare: “Avoir un perception nette des problèmes musicaux d’une époque c’est aussi avoir l’intelligence de l’ensemble des problèmes de cette époque!”?(3)

 

“Que d’échecs aura connus ce XX siècle!” (4)

 

Je ne prétend pas faire ici le tour de la pensée musicale de Barraqué, ceci nécessiterait une tout autre investigation à laquelle ce dossier voudrait contribuer. Je désirerais traiter principalement de sa pensée en matière de développement musical, souhaitant relever la grandeur et l’ambition de son entreprise même si je me propose de l’inscrire dans l’hypothèse générale de son inaboutissement; mais, après tout, l’échec n’est-il pas le propre des ambitieux, de ceux qui préfèrent être “le second parmi les premiers que le premier parmi les seconds” (5)? Certes, Barraqué n’aurait jamais admis d’être le second, même parmi les premiers, mais ce tourment, je crois, le stérilisa plutôt qu’il ne le stimulât. Je m’intéresserai donc a son projet, tentant de le cerner et d’en définir les singularités.

 

“A toutes les grandes étapes de l’histoire de la musique, le problème du développement s’est posé”. (6)

 

Barraqué avait deux références principales: Beethoven et Debussy. Il aimait certes passionnément Schubert mais, à ma connaissance, se réclamait peu de sa conception musicale. Il admirait Webern mais le présentait volontiers dans une filiation d’avec Debussy: Webernallait se trouver devant un nouveau matériau: le timbre pur. Et c’est bien cette bouleversante conséquence que Debussy (…) provoqua”. (7)

Barraqué avait donc deux “pères symboliques”, extrêmement dissemblables sous l’angle de leur rapport au développement musical: Beethoven est le maître insurpassable du développement thématique quand Debussy disait haïr le développement classique. Barraqué, s’attachant à l’un et l’autre, affirmait son ambition de s’affronter à la question du développement moderne. Pour Barraqué, cette question correspond au souci d’un devenir musical du matériau sonore (depuis Wagner, “le problème du devenir musical en soi se trouvait posé”)(8), à la préoccupation d’une dialectique compositionnelle (chez Beethoven, “la puissance dialectique du discours organise tous les événements musicaux”)(9). Qu’est-ce, en effet, que le développement musical si ce n’est la mise à jour de la part d’altérité qu’inclut tout être musical, la conversion d’un être musical en son non-être et, par là, le processus dialectique de son devenir?

 

(Pour Debussy), “le silence devient un principe actif” (10)

 

Le silence serait-il le mode d’être privilégié du néant musical? Comme absence de son, le silence est un point asymptotique proposé à la perception, point qui peut faire l’objet d’une mystique négative où l’enjeu serait une expérience sensible du silence et de sa “présence”. On peut ainsi interpréter la “Sonate” pour piano de Barraqué comme dialectique du son et du silence, comme mise en devenir silencieux de l’être sonore. Cet aspect ne fait cependant le tour ni de cette œuvre, ni du silence musical. C’est que, dans la musique écrite et composée, le silence se trouve scindé: il n’est plus seulement un néant sonore mais devient l’inscription d’un vide, la marque fondatrice de l’écriture musicale. Barraqué, comme presque tous les compositeurs, use abondamment de ces brefs silences écrits pour disloquer, trouer, déformer le discours, non pour les “présenter” à l’oreille (Cf. l’analyse de sa Sonate pour piano par J.-F. Durand). C’est dire que le développement d’un être musical ne peut être rabattu à sa conversion en silence: comme signe d’écriture, le silence est partie intérieure de tout être musical; pas plus et pas moins que n’importe quel autre signe, il n’en est, en soi, sa part de non-être. Un être musical est tressé de marques de sons et de silences; son devenir et son passage au non-être ne sont pas univoquement sa dissolution dans le silence mais plutôt sa conversion en un autre être musical lui-même tressé de silences et de sons. Le développement musical n’est pas cette marche inéluctable au silence que l’on assigne à la Sonate de Barraqué mais une dialectique plus complexe entre deux êtres musicaux, plus précisément, dans le cadre de cette œuvre, entre deux modes d’être et de développement: un mode “rigoureux” et un mode “libre” (pour reprendre les termes mêmes de Barraqué).

 

“Je nie une existence au phénomène rythmique en soi. Après l’erreur des siècles passés, où l’on n’a voulu voir que la hauteur des sons dans la musique, l’on retombe actuellement dans une erreur semblable en affirmant que l’élément rythmique est la source du phénomène sonore”.(11)

 

On pourrait discuter la place dans le développement musical que Barraqué accorde au développement rythmique. Ce point fait l’objet de son article: “Rythme et développement” mais on ne peut que relever le flou des conceptions qui y sont exposées (par exemple les différentes composantes du discours musical sont déclarées tantôt “indissociables”, tantôt “indépendantes” les unes des autres) ou leur non-originalité quand Barraqué se contente d’exposer les principes rythmiques de Machault, Stravinsky, Messiaen pour terminer avec les techniques que Boulez utilise dans sa 2ème Sonate, dans son “Livre pour quatuor” et dans “Polyphonie X”.

Quelle place le travail rythmique doit-il occuper dans une problématique moderne du développement? Cette question reste, me semble-t-il, non traitée par Barraqué en cet article, ce qui ne pourra manquer de contribuer au suspens de son entreprise.

 

“Le souci essentiel de tout compositeur véritable a toujours eu pour objet l’évaluation, la mise en marche et l’ordonnance du matériau constitutif d’une œuvre”. (12)

 

Si le développement n’est pas enfermé dans l’horizon du silence, quel rapport nécessaire le matériau entretient-il avec son développement? Il est clair, pour Barraqué, que ce rapport doit être nécessaire, doit être un véritable devenir du matériau et non pas l’effet mécanique d’une manipulation exogène, indifférente a la spécificité concrète de l’être considéré: “Il convient de bien distinguer un art qui se suffit de la simple estimation du matériau utilisé ensuite en tant qu’agent conducteur à l’intérieur d’un prototype formel standard, de celui qui fait, du matériau même, le principe actif de la virtualité formelle. Le premier cas suppose une relative indifférence des rapports entre les éléments constitutifs et le donné architectural, le second implique, au contraire, l’étroite dépendance réciproque des objets fondamentaux et du résultat final, puisque c’est par la configuration de ces objets premiers et de leurs éventuelles interactions que l’œuvre trouvera ses propres lois d’articulation, dévoilera peu à peu son devenir”. (13)

 

Barraqué pose qu’il est deux sortes de rapport au matériau. On pourrait ajouter qu’il y a deux sortes de devenir musical: un devenir codifié, effet du système dans lequel s’insère le matériau et un devenir singulier, effet de la particularité interne du matériau. Cette singularité, bien sur, n’est pas immédiate; elle est produit du développement (elle en est parfois même l’enjeu), elle se produit. Il y a donc conflit, interne au développement, entre un devenir tracé par le système et un devenir plus singulier qui peut ou non advenir. Toute la problématique du thème tonal peut se comprendre en cette opposition qui vaut bien au-delà de la situation particulière réunissant système tonal et figuration thématique.

Le devenir est donc lui-même scindé; mais l’idée de matériau ne l’est-elle pas également? L’être musical, dont il est convenu qu’il se développe, est-il strictement le matériau sonore, l“objet sonore” tel que l’interprète le produit et l’auditeur le perçoit? Barraqué tenait trop à l’écriture comme levier de la pensée musicale (Cf. A. Hodeir), pour tout rabattre ainsi sur le phénomène sonore. Il suffit pour s’en rendre compte de constater combien l’écriture est essentielle au travail du silence, permettant de disloquer un motif en sorte que, là où l’écriture affirme la présence d’un trait, la perception devine l’existence d’une faille. C’est dire que le matériau ne peut être développé que s’il est écrit, s’il supporte une face sourde de pure présence visuelle. Or, ce qui s’écrit n’est pas la pure image mimétique de ce qui s’entend; on se trouve ainsi aux prises avec une double matérialité: celle, bien connue, du phénomène sonore; celle, plus rarement aperçue, de l’écriture, soit cette matérialité de la lettre que Lacan a relevée (14). Si l’on convient, pour fixer une terminologie, d’appeler matériau la face sonore de l’être musical et matière sa face d’écriture, on dira qu’un développement est toujours en parties doubles: c’est à la fois celui d’un matériau et celui d’une matière, développements qui progressent de concert sans jamais s’accorder.

 

“... une sorte de dialectique musicale dont se réclame, dans son essence la plus profonde, la musique d’aujourd’hui”. (15)

 

Là où Beethoven a fixé le modèle du développement classique, y a-t-il place pour une logique moderne du développement? Barraqué la cherche, bien sûr, chez Debussy puis chez Webern. L’ampleur du problème ainsi soulevé se décèle dans le fait que beaucoup de compositeurs contemporains renoncent devant l’obstacle, croyant pouvoir s’autoriser d’une interprétation tronquée de la fameuse déclaration de Debussy (“Je hais le développement classique”) où l’adjectif terminal fait alors défaut. Barraqué, pour sa part, affirmait que “Debussy, avec La Mer, a inventé un procédé de développement dans lequel les notions même d’exposition et de développement coexistent en un jaillissement ininterrompu”. (16)

 

On peut dire, de façon ramassée, que le développement classique (beethovenien) avait quatre caractéristiques:

1) il était essentiellement le développement d’un seul être, et cela par-delà le bithématisme de la sonate: ce n’est bien sur pas par hasard si l’exemple beethovenien favori de Barraqué est le premier mouvement de la V° où le second thème, clairement introduit par le premier, apparaît comme manifestation de l’altérité interne du thème principal ;

2) le matériau développé se présentait comme figure thématique: les contours de l’“idée” développée étaient clairement définis tant pour l’oreille que pour l’œil dans une adéquation presque intégrale entre ces deux modalités de discernement et de recollection ;

3) le développement était un développement continu au sens où, s’il était certes soumis à des aléas, à des bifurcations, le développement cependant se continuait ouvertement par-delà ses accidents ;

4) le développement aboutissait à une synthèse qui était le point de singularisation ultime du thème-matériau.

 

“L’analyse doit se préoccuper du résultat acquis, c’est-à-dire de l’œuvre intégrée dans l’histoire.(…) La pensée propre du compositeur reste son merveilleux secret”.(17)

 

Barraqué, via son bilan de Debussy, incline il me semble à une autre logique du développement, logique moderne qui met en crise l’Un du développement antérieur; on peut tenter de résumer cela ainsi:

1) Le développement sera celui de plusieurs êtres musicaux, non plus d’un seul (l’appui de Debussy est ici évident).

2) Ce qui sera développé ne sera plus immédiatement présenté comme une figure univoque et recollectable sans reste (par la perception autant que par l’écriture). Les “idées” musicales ne seront plus nécessairement représentées comme telles, comme pouvaient l’être par exemple les thèmes de l’ère tonale; elles seront plus complexes, moins unifiées et en particulier plus scindées en leur face de matériau sonore et leur face de matière scripturale. Dans cette voie, Barraqué va jusqu’à mettre en question la nécessité de l’“idée musicale” au sens où celle-ci ne serait plus le point de départ nécessaire du développement, le “ce-qui-est-développé” lequel alors pourrait désormais faire défaut comme dans “La Mer” de Debussy où l’“on peut entrer par n’importe quelle issue”(18). Pour autant, Barraqué n’en sombre pas dans la problématique d’un multiple musical dispersé et immaîtrisable mais pose: “J’appelle compositeur le musicien qui organise des éléments à l’intérieur d’une limite”(19). Cependant cette limite, présente dans l’œuvre, ne sera plus nécessairement figurée comme telle et, par là, représentée.

3) Le développement lui-même ne sera plus distinctement recollectable comme tel c’est-à-dire comptable comme un développement unique; il ne sera plus unifié sous l’apparence d’une permanence et d’une continuité; se prolongeant moins ouvertement, il sera plus discontinu. A. Hodeir nous rappelle le poids qu’avait cette injonction pour Barraqué qui la décelait déjà chez Debussy: “Il s’agit d’un monde en chaînes, qui, progressivement, intègre la discontinuité discursive”. (20)

Certes, chez Debussy, le son se déploie plus continûment que chez Beethoven où il est plus fragmenté et innervé d’événements qui viennent briser son flux, mais a contrario le développement de l’idée musicale est chez ce dernier plus tenu, plus continûment suivi par la perception quand il est, chez Debussy, interrompu sans cesse et suspendu par ce que Barraqué nommait des “tranches d’oubli”, des “développements absents” qui instaurent une “continuité alternative” en sorte qu’ainsi “la notion de discontinuité prend un nouveau sens”. (21)

Barraqué insistait cependant pour que l’interprète ne force pas le trait, n’accentue pas l’opposition entre continuité sonore et juxtaposition des motifs mais se soucie aussi de faire valoir l’autre aspect du discours de Debussy soit la “discontinuité dans la sonorité” (22) et la “pulvérisation sonore” (23) afin de mieux relever la dimension de “progression continuelle” (24) et de “chaîne sans fin” (25) de ce discours.

4) Le développement ne tend plus à une totalisation finale, à une unité synthétique qui parachève l’œuvre; d’où cette problématique de “la forme ouverte” chez Barraqué. Mais alors, quelle peut, quelle doit être la fin d’une œuvre? Il ne semble pas que, sur ce point, Barraqué ait élaboré des réponses convaincantes. On sait que Debussy pratiquait souvent la forme en arche ou d’autres formes basées sur le retour rythmé d’un matériau relativement immuable et passif (ce que Barraqué appelait le “thème-objet”) (26). Barraqué reste ici à la fois plus tendu et plus ouvert; il est vrai que son obsession de la mort peut se projeter en une problématique de la fin de l’œuvre: doit-on penser la fin d’une œuvre dans la métaphore de sa mort? Une certaine interprétation du silence conclusif de sa Sonate pour piano y incline, faisant comme si l’œuvre devait nécessairement s’achever par épuisement de ses capacités naturellesœ proliférer. Telle ne sera pas mon hypothèse.

 

“Dans la mesure où il donne une raison d’être au thème, le corrélatif (développement) le conduit à la mort”(27).

 

Que la conclusion de l’œuvre contemporaine ne soit plus une synthèse parachevante incline, il est vrai, à la saisir comme instant de mort mais il n’y a là, à mon sens, nulle proposition générale s’il y a bien là déclinaison possible d’une névrose. On peut d’ailleurs constater que l’obsession compositionnelle du point où conclure l’œuvre incline naturellement à une vision “à reculons” de la forme musicale, telle ces hagiographies où l’intelligence d’une vie se propose en ordonnant les faits à partir de la fin. S’il est vrai que l’appréhension de la forme musicale contemporaine ne puisse plus se donner qu’a posteriori, ceci n’implique pas que sa compréhension suive cette même voie rétrospective et oblige à une conception finaliste et en fin de compte morbide de l’œuvre. Sartre a ironiquement instruit cette attitude face à la mort: “La mort était mon vertige.(…) En l’identifiant à la gloire, j’en fis ma destination.(…) Pour ôter à la mort sa barbarie, j’en avais fait mon but et de ma vie l’unique moyen connu de mourir.(…) Je choisis pour avenir un passé de grand mort et j’essayai de vivre à l’envers.(…) Voila le mirage: l’avenir plus réel que le présent. Cela n’étonnera pas: dans une vie terminée, c’est la fin qu’on tient pour la vérité du commencement”.(28)

 

“Il faudrait citer l’apparition chez Debussy de notions très nouvelles et que l’on retrouve d’ailleurs dans les techniques actuelles: ainsi, cette différenciation entre la note-ton (considérée en tant que degré) et la note-son (utilisée en tant que sonorité, en dehors de toute relation)”.(29)

 

Barraqué propose une nouvelle distinction qui, je crois, permet d’avancer dans la compréhension de sa logique du développement. Chaque note se trouve porteuse d’une double identité: la note-son (qui renvoie au matériau sonore) et la note-ton (qui renvoie à la matière écrite). La question du développement va se nourrir de cette scission car chaque face de la note est l’“autre” de l’autre face en sorte que le jeu de cette contradiction ouvre à un devenir. Cette distinction rejoint d’autres polarités, que ce soit celle du timbre et du rythme, celle de la topologie et de l’algèbre et même celle de la perception et de l’écriture. C’est dire que la distinction que propose Barraqué ne se présente pas comme une nouveauté pratique de la musique du XXème siècle mais plutôt comme la conscience nouvelle d’une ancienne pratique.

On voit cependant que la prise de conscience de cette faille va rejaillir sur la problématique du développement: comment en effet synthétiser une telle disjonction? Le développement ne se trouve-t-il pas alors condamné à l’alternance infinie entre deux modes d’être, enfermé dans le “ou bien… ou bien…” de Kierkegaard, à l’opposé d’une totalisation hégélienne? On discerne que pointe ici ce tragique contemporain dont Barraqué est sans doute une figure musicale éminente. Et cette disjonction tragique, n’est-ce pas le problème même de sa musique, problème qui se trouve ramassé dans cette seconde partie de sa Sonate lorsque l’alternance des deux modes de développement bute sur une impossible synthèse pour ne plus tracer d’horizon que celui d’un silence?

 

“La note-son est généralement une note longue sur le plan de la durée comme on la trouvera dans le phénomène sériel. (…) Une note a plusieurs réalités en tant que note-ton et une seule réalité en tant que note-son”.(30)

 

Dés ses premières œuvres, Barraqué travaille sur cette opposition (et cela, même si cette formulation lui est bien postérieure). Il est en effet patent que dans sa Sonate pour piano les hauteurs gelées de la première partie (et tout spécialement le couple ré-fa des premières sections) fonctionnent comme notes-sons (de même que le sol dièse relevé par A. Hodeir dans le second chant de “Séquence”).

Dans ces deux œuvres, Barraqué reste cependant, quant au travail sur la note-ton, confiné à un cadre dodécaphonique relativement classique. C’est bien sûr là une source de contradictions internes à son propos; aussi Barraqué va-t-il tenter ensuite de lever cette difficulté en inventant un nouveau maniement de la note-ton.

 

“Plus qu’un autre artiste, le musicien ne peut concevoir son art que par la technique: le sens de l’œuvre est déterminé par sa rhétorique. (…) Tout doit donc, en dernier ressort, se justifier et se prouver par la technique”. (31)

 

Barraqué va tenter de modifier l’ordre dodécaphonique par le moyen d’une nouvelle technique qu’il appellera “séries proliférantes”. De quoi s’agit-il? Une série est une permutation du total chromatique, soit un nouvel ordre obtenu à partir de l’ordre “naturel” (chromatique) des 12 sons. Classiquement, on fait équivaloir 48 séries différentes, celles qui sont obtenues par renversements, rétrogradations et transpositions en sorte qu’on parlera des 48 présentations variées de la même série. La logique de cette équivalence est de s’attacher à l’ordre des intervalles posés par la série en constatant qu’il est un invariant de ces différentes transformations. Ainsi les différentes formes de la série ont des hauteurs différemment ordonnées alors que les intervalles ont une structure d’ordre immuable; par exemple la seconde majeure, qui apparaît entre les 5ème et 6ème notes (mi et ré) de la série d’“Au-delà du hasard” (série donnée un peu plus loin), apparaîtra toujours encadrée d’une tierce mineure et d’une tierce majeure (ascendantes ou descendantes) et ce, quelle que soit la présentation retenue de la série.

Cette invariance est devenue pour Barraqué une rigidité insupportable; il en parlera (cf. A. Hodeir) comme d’une “tonalité sérielle”. Pour échapper à ce carcan, Barraqué va imaginer de développer l’ordre sériel lui-même, de le faire proliférer. Où va-t-il trouver une part d’altérité, nécessaire au développement de la série?: Dans l’ordre dodécaphonique qui va, lui aussi, être scindé. On partira pour cela de la constatation triviale: l’ordre de la série est produit par permutation de l’ordre “naturel” (celui, ascendant par exemple, de l’échelle chromatique). Prenons un exemple et partons de la série d’“Au-delà du hasard” que j’inscris au moyen des lettres de l’alphabet:

C Ab G Db E D Bb Eb B F Gb A

Cette série est, par définition, une permutation de l’ordre chromatique naturel que je noterai arbitrairement à partir d’un La:

A Bb B C Db D Eb E F Gb G Ab

On peut alors faire travailler un ordre sur l’autre (soit faire le “produit” de ces deux ordres) en engendrant une troisième série par répétition de l’opération qui fait passer de la série “naturellement” ordonnée à la série particulière. On retient ainsi l’opération qui associe un Do (C) à un La (A), un La bémol (Ab) à un Si bémol (Bb),... si bien que cette opération, appliquée sur la 2ème série, en engendre une 3ème. On peut encore répéter l’opération et engendrer une 4ème série... Voici le tableau de ces “séries proliférantes”:

 

Ordre 0: A Bb B C Db D Eb E F Gb G Ab

 

Ordre 1: C Ab G Db E D Bb Eb B F Gb A

 

Ordre 2: Db A Gb E Eb D Ab Bb G B F C

 

Ordre 3: E C F Eb Bb D A Ab Gb G B Db

Ordre 4: Eb Db B Bb Ab D C A F Gb G E

Ordre 5: Bb E G Ab A D Db C B F Gb Eb

Ordre 6: Ab A Gb A C D E Db G B F Bb

Ordre 7: A C F C Db D Eb E Gb G B Ab

.............................................

 

Il est clair qu’entre deux séries d’une telle famille il n’y a plus d’invariants simples en matière d’intervalles; l’invariant porte strictement sur l’opération qui associe deux séries consécutives et non plus sur les séries elles-mêmes. Cet invariant est a priori inaudible; c’est un pur invariant des notes-tons. Cependant, que constate-t-on? Cette combinatoire engendre des notes-sons car elle produit des hauteurs qui s’avèrent invariantes dans les différents ordres successifs. C’est ici le cas particulier du Ré (D), immuablement 6ème note de chaque série à raison de ce qu’il l’était déjà dans les deux premières. Plus précisément cette prolifération aboutit à une partition du total chromatique en trois sous-ensembles ordonnés: (D); (F B G Gb); (A C Db E Eb Bb Ab); et l’on verrait que la 6ème note de chaque série (on pourrait obtenir ici 28 séries différentes avant de retomber sur la première) appartiendrait toujours au premier sous-ensemble (elle serait toujours un Ré) quand les 3ème , 9ème , 10ème et 11ème notes appartiendraient toujours au deuxième sous-ensemble ... Cette partition des douze sons est alors ce qui définit spécifiquement cette prolifération; il est clair qu’elle eut été toute différente si j’avais retenu d’indexer l’ordre chromatique “naturel” en commençant par un Do.

 

Il n’y a pas un divorce entre la rhétorique et l’expression: c’est la même chose. Un grand compositeur est d’abord un grand technicien”. (32)

 

Barraqué opère quant à lui en partant de deux présentations différentes d’une même série plutôt qu’en utilisant l’ordre chromatique “naturel”; peu importe pour notre démonstration. Je redonne cependant le tableau complet auquel on aboutit en opérant sur les deux séries utilisées par Barraqué (cf. l’article d’Hopkins):

 

Ordre 0: C Ab G Db E D Bb Eb B F Gb A

 

Ordre 1: A C Db G Eb Ab E D F B Bb Gb

 

Ordre 2: Gb A G Db D C Eb Ab B F E Bb

Ordre 3: Bb Gb Db G Ab A D C F B Eb E

Ordre 4: E Bb G Db C Gb Ab A B F D Eb

Ordre 5: Eb E Db G A Bb C Gb F B Ab D

Ordre 6: D Eb G Db Gb E A Bb B F C Ab

Ordre 7: Ab D Db G Bb Eb Gb E F B A C

 

La liste est ici complète: une nouvelle répétition de l’opération ferait revenir à l’ordre 0 initial; il faut remarquer que ce type de produit n’est pas commutatif c’est-à-dire que la multiplication de l’ordre 0 par l’ordre 1 ne donne pas le même ordre que le produit de l’ordre 1 par l’ordre 0. La série, produit inverse de l’ordre 0 par l’ordre 1, serait en effet la suivante:

Ab D Db G Bb Eb Gb E F B A C

 

Le point significatif de cette technique est qu’il lui faut, au départ, deux ordres et que ces deux ordres sont obtenus par division de l’ordre dodécaphonique initial. Plus exactement, l’idée est que tout ordre dodécaphonique (ordre noté ici 1) se supporte d’un ordre implicite 0 (en amont) en sorte que ce qu’il expose comme ordre apparemment unique s’avère le produit d’une loi (d’ordre) antérieure et d’une loi seconde (de permutation). Le résultat important de cette technique est alors le partage de la série en réservoirs disjoints, en régions stables par-delà la variété des séries ainsi engendrées.

On a là un procédé de développement qui opère sur la matière écrite (il est patent que ce travail nécessite le support de l’écriture et demeure globalement opaque pour l’oreille) mais qui produit en même temps une polarisation du matériau sonore: le développement d’un ensemble de notes-tons engendre des agrégats de notes-sons.

 

“La série, en se projetant dans tous les éléments du domaine à créer, engendre un monde autogène, tournoiement dans ce circuit fermé dont tout le principe se retrouve dans l’organisation de la plus petite des composantes de l’œuvre”. (33)

 

On peut remarquer l’étroite parenté de ces opérations avec celle que pratique Messiaen dans le cadre de ce qu’il appelle “les permutations symétriques”. Il s’agit très exactement de la même technique mais Messiaen la pratique à propos des durées là où Barraqué la réserve aux hauteurs. Cependant Messiaen l’utilise à de tout autres fins. La préoccupation de Messiaen n’est pas la production de polarisations; d’ailleurs il opère sur des séries quantitativement beaucoup plus importantes (32 durées différentes: de la triple croche à la ronde) en sorte que la réapparition d’une même durée à une même place ne peut engendrer de phénomène perceptible (équivalent à la note-son de Barraqué).

Messiaen a un objectif qui lui est propre: il désire limiter la prolifération de son champ combinatoire; en effet, appliquée aux séries dodécaphoniques, cette technique en réduit le nombre pour ne constituer de familles que de 60 (soit 3x4x5) séries au maximum; ce qui intéresse Messiaen est ainsi apparenté à ce qui l’intéresse dans d’autres techniques et qu’il nomme “le charme des impossibilités”; cela consiste en deux choses: borner, par exclusion d’objets, une prolifération trop débridée et centrer les êtres musicaux retenus. Messiaen arrive aux deux objectifs d’un seul geste car il choisit d’exclure les êtres non centrés pour ne conserver que “les modes à transposition limitée” et “les rythmes non rétrogradables”(34).

Il y a chez Messiaen une poétique pré-galiléenne, une vision d’un monde fini et centré qui réserve à Dieu l’attribut d’infinitude et la place de point fixe. On sait (35) que la décision moderne sur la Nature conjoint une décision sur son infinitude et sur son absence de centre. Messiaen est au plus loin de cette vision du monde.

Il est frappant de constater qu’une même technique sert, dans le cas de Messiaen, à limiter un domaine combinatoire pour mieux centrer ses composantes autour de leur milieu et, dans le cas de Barraqué, à multiplier la prolifération pour mieux scinder l’ordre qui la régit. Plus essentiellement, une même technique sert au premier à juxtaposer et superposer des objets statiques clos sur eux-mêmes, au second à développer des êtres intérieurement partagés selon leur loi de composition.

 

“Pas un instant qui puisse devenir figuratif. Impossible les moments, ces moments traversés par l’éclair”(36)

 

Je ne voudrais pas masquer les réserves que m’inspire pourtant cette technique des séries proliférantes. Cette technique reste d’abord, dans le maniement qu’en fait Barraqué, enfermée dans le cadre du dodécaphonisme. Ce n’est pas qu’il faille, à mon sens, nécessairement récuser l’échelle dodécaphonique des hauteurs mais c’est plutôt pour constater que les autres compositeurs sériels de sa génération (Berio, Boulez, Stockhausen..) ont, dès les années 50, préféré travailler sur des séries de 5, 6 ou 13 sons quand Barraqué restait pétrifié autour du chiffre 12. Il y a là une crispation qui n’a pu que freiner son travail de composition.

Cette technique, de plus, fait à mon sens la part trop belle à la combinatoire. Elle redécouvre intuitivement les propriétés mathématiques de l’analyse combinatoire des permutations (leurs points fixes ou invariants, leur ordre, leur inverse, leur décomposition en un produit de cycles disjoints...)(37)(Cf. l’article d’A. Riotte) mais, ce faisant, tend à y perdre son sens musical. Il est d’ailleurs significatif qu’aujourd’hui se réclament avant tout de Barraqué les compositeurs qui sombrent dans le délire combinatoire, dans la manipulation autonormée de la matière écrite hors de toute conséquence perceptible (sur le matériau sonore). Cette tendance autarcique de l’écriture, si elle fut nécessaire dans les années cinquante, ne peut aujourd’hui que se répéter en farce (38) et ce n’est pas le pathos et la boursouflure auxquels inclinent sans retenue les adeptes d’un “héritage” barraquéen qui pourront en dissimuler la nature.

 

Il y a, je crois, chez Barraqué inadéquation entre son souci d’un développement moderne et l’usage principal pour ce faire d’un vecteur combinatoire. S’il y a un échec de Barraqué je le verrai en ceci: le développement musical contemporain ne peut être le produit d’une simple combinatoire, non qu’il lui soit entièrement étranger (et qu’il faille développer selon le seul instinct auditif) mais plutôt que le développement ne puisse trouver son principe dialectique de devenir dans la seule scission d’une loi d’ordre. Car de quoi s’agit-il au juste dans cette technique des séries proliférantes si ce n’est de la distinction puis du réappariement de deux ordres? Or le développement ne peut être produit par une construction combinatoire qui croirait maîtriser l’engendrement de la note-son à partir de la note-ton. Le principe moderne du développement ne peut que partir d’un Deux donné a priori, le Deux du ton et du son, le Deux de deux modes de cohésion différents, de deux logiques hétérogènes de consistance qui s’entrechoquent et non pas se concilient.

 

“Une clé préétablie, nécessairement abstraite (puisque ne devant appartenir à aucun domaine particulier) donnera un sens à chacun des éléments (du phénomène sonore) et à leur relation. Ce rapport, cette clé, source de vie rationnelle de la construction sonore, (..) n’est autre que la série”(39)

 

Je poserai qu’une série particulière, quelle qu’en soit la nature, ne peut être tenue pour une “idée musicale”. Une série est en effet un ensemble de rapports abstraits, aisément figurable en un ordre et des chiffres, quand une idée musicale est nécessairement concrète c’est-à-dire tressée d’intentions sonores. Si ce qui se développe est l’idée musicale, alors la série n’en peut tenir lieu mais doit se cantonner, au mieux, à en structurer le développement. Sur ce plan des rapports entre “le système et l’idée”, la technique des séries proliférantes reste d’une relative indécision.

 

“Seule la mer des silences…” (40)

 

Si le non-être d’un être musical ne peut se réduire au silence ni à l’autre loi qu’il porte intérieurement, on peut dire que Barraqué est celui des compositeurs de l’immédiat après-guerre qui fut le plus tragiquement déchiré entre ces deux impasses du développement: entre une altérité du matériau sonore qui serait le silence, point à l’infini de l’attention auditive, et une altérité de la matière écrite qui serait le double intérieur de toute loi de permutation. La Sonate pour piano, bien qu’antérieure à cette invention, exprime assez bien, en ses deux parties contrastées, cette disjonction alternante.

 

“La musique, c’est le drame, c’est le pathétique, c’est la mort. C’est le jeu complet, le tremblement jusqu’au suicide”.(41)

 

Par-delà son idéal classique et plus proche en cela du romantique Schubert, Barraqué propose bien souvent une musique faite de présents enchaînés beaucoup plus que d’un devenir implacable. On trouve ainsi dans “Séquence” de fréquentes plages statiques, périodes de latence qui valent en soi, comme instants clos sur eux-mêmes et non seulement comme interludes fonctionnels. On rencontre cette même qualité de suspension en ces gestes épars de la seconde partie de la Sonate pour piano mais également en ces mélodies inopinées du Concerto pour clarinette. Ce mode d’existence du temps, constitué en contiguïté d’instants, ayant pour principal horizon, pour point ultime de résolution la mort, apparente la poétique de Barraqué à celle d’Hermann Broch.

“La mort de Virgile” fut, comme l’on sait, la grande rencontre littéraire de Barraqué qui inspira les vingt dernières années de son existence. Il n’est que de lire ce texte pour que s’impose la parenté entre les deux œuvres dans cette quête lyrique d’une unité retrouvée, d’un “point de fermeture du cercle” qui soit “point de présence unique”(42), d’un instant-centre où fin et commencement s’étreignent “en une simultanéité qui ne demande rien au développement temporel”(43). Il y a une très grande adéquation chez Broch entre cette attente et une rhétorique faite de longues phrases enroulées sur elles-mêmes, sorte de diversité répandue en quête de sa propre unité, où chaque phrase, long paragraphe, petit cercle noué de réflexivités, chaque concept se bouclant sur lui-même, concept du concept, idée de l’idée, chaque instant expansif posé comme jalon de l’expérience-limite du néant central, soit une approche fascinée de cette mort qui s’affirme le point de recollection enfin trouvé. Il est frappant de retrouver sous la plume de Barraqué des propos si voisins qu’on pourrait bâtir une lecture simultanée de leurs écrits en une sorte d’invention à deux voix, dans cette logique polyphonique qu’affectionnait le compositeur et qu’il utilisa lui-même pour composer le texte littéraire de sa cantate “Chant après chant”.

 

“Avant d’être un buste, je voudrais aussi être un homme”(44)

 

Il y a dans la poétique déclarée de Barraqué une empreinte romantique indéniable. On trouve en effet dans ses propos comme sous la plume des frères Schlegel, de Novalis et de Schelling (45) la même “religion de l’art” où l’“artiste-prètre” médiatise le rapport de l’humanité à l’absolu au prix de son propre sacrifice, la même conception de la création esthétique comme auto-production exemplaire du Sujet, comme activité suprême de la raison, la même vision de l’œuvre d’art comme “organon” à la fois complet, autocentré et ouvert, sans cesse inachevé.

Il serait réducteur de ne voir, en cette rémanence romantique de Barraqué, qu’une désuétude; ce serait très exactement un contre-sens, s’il est vrai qu’il n’y a pas de fin possible du romantisme puisqu’il en va de son essence d’inachever l’époque qu’il a inaugurée (46).

Par de nombreux traits, Barraqué s’apparente à Schubert: ne retrouve-t-on pas chez lui cette fascination pour Beethoven, pour un développement classique saisi désormais nostalgiquement, comme un idéal en surplomb plutôt qu’intégré en l’actualité des temps en cours? Cette focalisation sur Beethoven conduit Barraqué à faire la double impasse conjointe de J.-S. Bach et de Wagner se dépossédant ainsi de la possibilité même d’une histoire du développement musical.

Loin d’aboutir en la vaste synthèse attendue, projet qui n’était en vérité que l’effet du mythe d’une unité originaire perdue qu’il s’agirait de retrouver (en sorte que l’avenir s’y dessine nécessairement comme reconquête d’un passé), Barraqué a semble-t-il vécu de plus en plus douloureusement le partage entre ce rêve d’unité et le réel d’une disjonction insuturable qui pourrait être pour lui celle de l’alternative: ou bien Beethoven, ou bien Debussy. Les romantiques n’avaient-ils pas aussi visé la possibilité d’un classicisme dans la modernité, souhaitant par là échapper à leur dilemme: ou bien la Grèce, ou bien Rome?

Si Barraqué était romantique, ce n’était pas seulement dans sa vision de l’art et du monde, dans son idéologie mais également dans sa musique. L’instant suspensif qui interrompt les poussées de développement n’est-il pas tel le fragment romantique “détaché du monde environnant et clos sur lui-même comme un hérisson” (47), fragment dont les romantiques ont fait leur “genre” par excellence? Le moment musical singulier où le timbre éclot d’une combinatoire n’est-il pas aussi le temps du “Witz”, de ce trait d’esprit fulgurant, “réunion d’hétérogènes”? Et cette trouvaille qui jaillit, mélodie plus que thème, timbre plus que rythme, n’est-elle pas condamnée à ne jamais se développer mais seulement à rejaillir et s’enchaîner aux trouvailles semblables?

Le fragment et l’inaccomplissement sont bien des marques capitales de l’œuvre de Barraqué. Il est symptomatique que sa vocation de compositeur ait surgie à la lumière de la “Symphonie inachevée” de Schubert; il est encore plus frappant de constater que la grande œuvre de son existence, “la mort de Virgile”, reste parcellaire et incomplète: l’ampleur démesurée du projet initial (un système de parties-fragments divisé en cinq Livres dont treize pièces pour le seul deuxième Livre) indique d’ailleurs bien qu’il n’y a eu nul accident en cet inachèvement mais qu’il en allait de l’essence même du projet de Barraqué que cette Œuvre comporte plus de pans esquissés que de fragments réalisés. A l’évidence le désir de Barraqué était que son Œuvre nous parvienne ainsi en jachères et se présente à nous telle une architecture en ruines. L’essence du genre poétique romantique n’est-elle pas selon F.Schlegel “de ne pouvoir qu’éternellement devenir et jamais s’accomplir”?(48)

 

“On devra admettre l’élasticité ou les métamorphoses de la vérité musicale”.(49)

 

Qu’on me permette de terminer sur cet ultime “Witz”: il en allait d’une attention au souci de Barraqué que les réflexions de cet article se déploient au rythme d’une fragmentation, s’inscrivant en la forme d’un de ces recueils d’”idées” ou de “fragments critiques” qu’affectionnaient les romantiques plutôt qu’en celle d’un développement classique, impétueux et volontaire.

 

*****

 

NOTES:

(1) “Des goûts et des couleurs”.(page 18). Domaine musical n 1.1954. Grasset.

(2) “Debussy” (P.71) Seuil.

(3) “Des goûts...” p.23.

(4) Seuil p.181

(5) Friedrich Schlegel: Fragment critique n 76. Cf. “L’absolu littéraire” J.-L.Nancy et P.Lacoue-Labarthe p.90; Seuil 1979.

(6) Seuil p.147

(7) Seuil p.171

(8) “Debussy ou l’approche d’une organisation autogène de la composition” p.84 in: “Debussy et l’évolution de la musique au XX Siècle” Éd. CNRS 1965. A propos de Wagner, relevons une certaine indifférence de Barraqué qui atteint parfois la sous-estimation patente: “le leitmotiv wagnérien n’était qu’une exploitation sur le plan dramatique du principe de l’imitation”. (“Debussy ou la naissance d’une forme ouverte”; notes de cours rédigées par A. Poirier, à paraître). Cette mécompréhension de Wagner n’a pu qu’entraver sa recherche d’un développement moderne.

(9) CNRS p.85

(10) Seuil p.118

(11) “Rythme et développement” p.48 in: Polyphonie. “Inventaire des techniques rédactionnelles”.1954.

(12) CNRS p.83

(13) CNRS p.83

(14) “Le séminaire sur la lettre volée”. Écrits. Seuil

(15) “Résonances privilégiées, leur justification”. p.29; Cahiers Renaud-Barrault: “La musique et ses problèmes contemporains” Julliard 1954

(16) CNRS p.89

(17) “Debussy ou la naissance d’une forme ouverte”.

(18) CNRS p.96

(19) “Rythme ..” p.47

(20) CNRS p.86

(21) Seuil p.169

(22) Seuil p.161

(23) Seuil p.152

(24) Seuil p.147

(25) Seuil p.148

(26) Seuil p.154,181; CNRS p.93

(27) “Debussy ou la naissance d’une forme ouverte”.

(28) “Les mots” pp.162-169. Gallimard

(29) CNRS p.93

(30) CNRS p.95

(31) “Des goûts..” p.21

(32) “Propos impromptu”

(33) “Rythme ..” p.73

(34) Ces êtres sont centrés en un sens précis et limité: au sens où ils comportent une symétrie intérieure, qui inscrit donc les contours d’une place médiane; remarquons d’ailleurs que Messiaen décide de presque toujours figurer ce milieu: lorsqu’il ne serait qu’implicite (parce que le nombre d’éléments est pair), Messiaen rassemble les deux éléments centraux en sorte qu’il présentifie ainsi la place centrale. On voit que Messiaen assimile alors le centre, point fixe d’une transformation, au simple milieu d’une disposition symétrique.

(35) Cf. “Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques”. Michel Serres: Troisième partie, chapitre 1 pages 647 et suivantes; PUF 1968.

(36) “Chant après Chant”

(37) Cf. “Analyse Combinatoire” par Louis Combet. Tome II chap.6; PUF 1970

(38) “Premières pierres” François Leclère; Éd. Michel de Maule 1987

(39) “Rythme ..” p.48

(40) “Chant après Chant”

(41) “Propos impromptu”

(42) M. Blanchot: “Le livre à venir” p.177; Gallimard 1959

(43) id. p.179

(44) Correspondance de 1969, citée dans l’article de R.M. Janzen

(45) On se reportera à la remarquable étude du romantisme d’Iéna: “L’absolu littéraire: Théorie de la littérature du romantisme allemand” par Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy. Seuil. 1978.

(46) Cf. “L’absolu littéraire” p.266

(47) id. p.126

(48) id. p.112

(49) “Des goûts..” p.21