François NICOLAS

[ Catalogue | Bibliographie ]



À quoi bon ?

(faire, agir, assumer)

À Célestin Deliège

Lors de nombreuses discussions avec Célestin Deliège, revient entre nous la disputatio sur le point suivant : À quoi bon composer, dans un temps où (presque) personne n'attend de l'art musical ? À quoi bon s'astreindre à ce labeur au long cours si l'on n'est pas sûr de pouvoir créer " Le " chef-d'oeuvre de ce temps, si l'on n'est pas certain d'être " Le " plus grand, " le premier " ? Et comme composer veut dire, pour l'un comme pour l'autre, faire (de) la musique, ce débat devient très vite : À quoi bon faire, si ce que l'on fait ne bouleverse pas le monde ? À quoi bon agir, si l'action est retreinte ? À quoi bon espérer, si chaque espérance se trouve après coup dévastée ?

À ces questions, échos somme toute de la triple interrogation kantienne " Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m'est-il permis d'espérer ? ", et en amical présent, j'espère récréatif, je livre les réflexions suivantes.

_________

Il est une règle de l'agir que l'on dit ignatienne quoi qu'elle n'ait point pour origine Ignace de Loyola lui-même mais l'un de ses descendants, de ceux pour qui être sujet veut dire être sujet des Exercices spirituels qu'il a instaurés, plus précisément le jésuite hongrois Hevenesi qui la publia en 1705 dans un recueil de maximes intitulé Scintillae ignatianae. Cette règle, devenue emblématique de la manière ignatienne de procéder (" el nuestro modo de proceder " aimait à dire Ignace de Loyola), est la suivante :

Louis Beirnaert  en propose la traduction suivante :

Cette règle expose un paradoxe, puisque le succès de l'action dépend d'abord uniquement de qui agit, pour ensuite n'en plus dépendre du tout. On laissera ici de côté la question de savoir ce que le mot Dieu désigne exactement pour Hevenesi et ce qu'il peut désigner pour d'autres en cette formule. Le champ est vaste et mon propos n'est pas ici de le contraindre.

Le point qui m'intéresse en cette règle est qu'elle propose un trajet plutôt qu'une statique de l'action. La tension propre de cette formule tient en effet à l'ordre dans lequel on la parcourt, ordre amplifié par le mot ita (alors). Son intérêt tient, comme le relève Beirnaert, au fait qu'il se passe quelque chose entre le commencement et la fin de cette sentence. Elle bascule en effet autour d'un ita qui présente un moment de conversion (au sens spirituel du terme), ce qui pourrait aussi se dire, en un tout autre lexique, un instant de révolution, bref un temps de renversement pour le sujet de cette maxime. Au moment du passage à l'acte qui suit la décision d'agir, un retournement doit se faire qui caractérise la vision ignatienne du sujet de l'action.

Bien sûr, il est difficile pour un athée de se reconnaître sujet d'une telle maxime, lors même que l'idée d'une " conversion ", entendue comme naissance du sujet à l'existence, ne saurait cependant lui déplaire. Ne songeant donc pas à convertir (trop tard ?) Célestin Deliège à la spiritualité ignatienne  un croyant trouverait sans doute qu'il n'est jamais trop tard - je me demandais s'il me serait possible de formuler, de manière (presque) aussi ramassée, mes propres règles d'action. Et la facétie de confronter ainsi Célestin Deliège à un double frontispice, l'un et l'autre gravé dans le marbre du latin (Francis Ponge disait de Malherbe qu'il écrivait le français comme du latin car sa langue était apte à s'inscrire dans la pierre), n'était pas sans me séduire.

Pour ce faire, et ne voulant requérir Dieu pour boucher quelque trou de mon dispositif, il me faut recourir à quelques catégories supplémentaires. Je les emprunterai, moi aussi, au latin sous la forme de cette triplicité du facere, de l'agere et du gerere que Giorgio Agamben a commentée dans Moyens sans fin .

Le facere, le " faire " donc (équivalent du poïesis grec), c'est le monde des moyens mis au service d'une fin.

L'agere, ou " agir " (équivalent de la praxis), c'est par contre l'idée d'une fin en soi, d'une action qui est à elle-même sa propre fin. L'exemple classique, celui du théâtre (le poète fait le drame là où l'acteur l'agit) est aisément transposable dans le monde de la musique : le compositeur fait l'oeuvre là où l'instrumentiste l'agit. Le compositeur, qui fait, n'est qu'un moyen en vue de cette fin qu'est l'oeuvre. L'instrumentiste, lui, agit et son action est à elle-même sa propre fin (en tant que mise en action musicale de l'oeuvre). Que la musique soit à elle-même sa propre fin, par-delà toutes les tentatives de l'astreindre à quelques fonctions (sociales, culturelles, économiques, communicatives...), va, je l'espère, de soi.

Le troisième terme, qui n'a pas selon Agamben d'équivalent strict en grec, en particulier dans le grec de l'Éthique à Nicomaque d'Aristote, est le gerere qu'on ne saurait traduire par le trop moderne " gérer " et qu'il faut plutôt traduire comme un " prendre sur soi ", un " supporter ", un " soutenir ", un " assumer ". Ce gerere, qui produit le mot " geste ", soutient l'idée de purs moyens sans fin, de moyens libérés de toute relation à une fin, d'une médialité pure qui n'est plus astreinte ni à être à soi-même sa propre fin (comme l'agir), ni à être au service d'autre chose qu'elle (comme l'est le faire).

On peut dire en ce sens que l'auditeur de musique assume ou supporte la musique par son attention et son écoute, par le corps qu'il lui prête, le temps de l'audition, si bien que notre triplicité du facere, de l'agere et du gerere se distribuerait alors sur ces trois figures canoniques de la pratique musicale que sont celles du compositeur faisant l'oeuvre, de l'instrumentiste agissant l'oeuvre et de l'auditeur supportant l'oeuvre (soit : l'auditeur est un geste de l'oeuvre). L'ensemble de ce faire, agir et supporter l'oeuvre constitue globalement ce qu'on a coutume d'appeler (un peu improprement) " faire " (de) la musique et qui est mieux nommée comme pratique musicale (il faudrait peut-être préciser que l'oeuvre est alors tel un geste de musique).

Ces catégories mises en place, peut-on tenter de régler notre agir (et pas seulement notre agir musical) selon des maximes équivalentes à celle d'Ignace-Hevenesi ? Comment, plus précisément, régler à la fois notre faire, notre agir et notre supporter ?

Il me semble convenable, à bien d'autres titres que celui simplement de compositeur, de commencer ici par ce qui concerne le faire car il n'est pas, comme l'agir, menacé par ce risque qu'on appelle couramment activisme et qui enferme les actes dans leur autosuffisance. Faire, plutôt qu'agir, me semble une manière - je risque le mot - plus sage de procéder car restant clairement subordonnée à un résultat extérieur, vérifiable. Le point qui m'importe est en effet d'établir une intelligence matérialiste de ces pratiques, s'entend une intelligence qui ne recourt pas à une dualité d'être, ne serait-ce que la dualité entre un être des choses et un être des idées.

Quand on fait - quand on fait en particulier une oeuvre musicale -, on ne peut préjuger du résultat, en particulier de son éventuelle grandeur. Bien sûr chacun qui décide de composer croit - tend nécessairement à croire - qu'il compose " le " chef-d'oeuvre et cette subjectivité n'est pas à négliger dans le moment même du travail de composition. Cependant il ne conviendrait pas de récuser pour autant toute lucidité a posteriori. Comment alors penser ce faire, qui ne croit au chef-d'oeuvre la plupart du temps que par hyperbole ?

L'issue me semble celle-ci : tenir que ce qui est fait ajoute vraiment au monde  et par là change vraiment la situation de départ. La principale exigence tient alors à ceci : faire vraiment les choses que l'on fait en sorte que ce qui est fait soit vraiment fait, et n'ait donc ensuite nul besoin d'être refait. La confiance requise se joue alors au futur antérieur, car elle se fie en ce que ceci, qui est en train de se faire, plus tard aura été fait et, par le fait même, aura introduit à une nouvelle séquence.

L'agir serait le temps second où ce qui a été fait peut " agir " la situation elle-même, peut déplacer ses termes, mettre en branle les subjectivités qui y sont inscrites. Agir une oeuvre, d'ailleurs, n'est-ce pas cela : lui donner la résonance active qu'elle appelle ?

Et enfin, vient le temps des gestes, de ce qui n'est ni faire ni agir mais assumer, soutenir, encourager, supporter l'action ... Ce texte, d'ailleurs, est lui-même un peu tel : un geste - pour Célestin Deliège - plutôt qu'un faire ou qu'une action.

Qu'il puisse s'agir en toute cette affaire de foi ne me disconvient pas, si l'on entend sous ce mot " foi " la triple acception d'une croyance, d'une confiance et d'une conviction. Et ce débat sur le contenu de la foi du musicien est d'ailleurs souvent au rendez-vous de mes échanges avec Célestin Deliège.

La confiance et la conviction peuvent être matérialistes car elles sont fondées (ou fondables) sur l'expérience, et étayées (ou étayables) par son bilan. La croyance me semble plus aveugle, moins légitimée par la pratique et moins circonscrite selon les lois de l'effectuation. Une confiance me semble toujours locale ou régionale, quand une croyance est toujours plus globale et plus grevée d'imaginaire. Ou, pour employer un vocabulaire lacanien, la confiance a rapport au réel, quand la croyance s'attache au fantasme d'une réalité.

Là où Ignace-Hevenesi nouait foi et action, peut-on alors nouer cette triple dimension de la croyance, de la confiance et de la conviction à un triple matérialisme du faire, de l'agir et de l'assumer ?

J'abats mes cartes :

Soit :

Et, pour boucler la boucle et retourner au marbre, j'en donne une version latine que je dois à l'aimable obligeance de Jean-Jacques Châtelard :

Soit :