Un questionnaire pour contextualiser et mettre en résonance des singularités musicales

(Séminaire Quel présent de la musique contemporaine ?, Cnsmdp, 13 novembre 2004)

 

François Nicolas

Résumé

Si la musique « contemporaine » ne délivre plus aucune identité claire de son moment présent, si la situation musicale est émiettée, dispersée en sorte qu’on ne peut plus se la représenter comme lieu prescrivant des tâches, il faut alors renverser l’interrogation traditionnelle sur « la situation actuelle et les tâches » : se demander non plus « quels impératifs découlent de telle situation ? » mais « comment situer tel ou tel projet musical et compositionnel dans un état des questions musicales, artistiques, intellectuelles et sociales ? ». Passer d’une individualité musicale à une véritable singularité, apte à entrer en résonance avec d’autres singularités, passe alors par un travail de contextualisation, d’ancrage dans une époque, de référencement à des généalogies de pensées. Il s’agira donc d’inviter des compositeurs à contextualiser leur projet en leur demandant :

o      Quels sont pour vous les œuvres musicales, les compositeurs, les styles de musique qui comptent (positivement, négativement) ou qui ne comptent pas ?

o      Quelles sont pour vous les catégories de questions et problèmes musicaux qui comptent (positivement, négativement) ou qui ne comptent pas ?

o      Quelles sont vos références intellectuelles et artistiques (positives ou négatives), et quelles sont celles qu’il vous semble devoir négliger ?

o      De quels rapports entre musique et société votre projet musical se considère-t-il solidaire ou antinomique ? Quels autres choisit-il de dédaigner ?

o      Pouvez-vous tracer l’histoire interne de votre projet, rétrospectivement et prospectivement ?

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Contextualiser les projets compositionnels

De quel temps la musique devrait-elle être contemporaine ? Temps de la pensée, temps polymorphe de l’actualité, temps du règne marchand, temps du nihilisme ?

Quel est le temps présent de cette musique contemporaine ? De quoi est-il fait : de quels problèmes et projets, de quelles interrogations et impasses… ?

Ces questions ont été abordées, une première année (2003-2004) à l’Ens, en partant de la situation musicale actuelle pour explorer comment chaque compositeur y inscrit, vaille que vaille, ses projets propres.

Il est proposé, cette seconde année au Cnsm, de renverser la problématique et de se demander à l’inverse comment chaque compositeur contextualise son propre projet musical. Autrement dit, il s’agit de retourner l’intitulé générique « la situation actuelle et nos tâches » en celui-ci : « Notre projet et son contexte ».

Ce faisant, nous faisons l’hypothèse suivante : il n’y a plus d’évidence d’une situation musicale partagée, et ce point est précisément au cœur des caractéristiques de notre moment actuel. Il n’y a nulle évidence que ce moment (aux contours flous et incertains, aux nervures brouillées et confuses) compose « une » situation apte à délimiter des questions, des désirs, des projets, des utopies et uchronies ; et c’est précisément cette incertitude qui nous conduit à nous interroger : quel est le présent de cette musique qualifiée de contemporaine ?

Si notre moment actuel ne compose nulle évidence d’un présent, c’est qu’on ne peut raisonner à partir des caractéristiques d’une situation pour tenter d’y profiler le projet compositionnel de tel ou tel mais qu’il convient plutôt, à l’inverse, de profiler le projet compositionnel de tel ou tel en explorant comment ce projet prend racine dans un contexte musical, intellectuel et social sachant alors que ce contexte sera pour le projet considéré quelque chose moins donné que décidé. Il s’agit donc d’examiner ce que chaque projet compositionnel retient des caractéristiques du moment actuel et comment il coordonne ces caractéristiques en la figure d’un présent.

 

Thématisons autrement ce retournement : il est de l’essence de l’incertitude actuelle quant à un « présent de la musique contemporaine » (incertitude qui motive le déploiement de notre séminaire) qu’il n’y ait plus de cadre collectif reliant les projets singuliers des uns et des autres. Il faut donc se demander à l’inverse comment chaque singularité prend en charge ses possibles résonances avec d’autres singularités et dans un contexte englobant, sachant que ces autres singularités et ce contexte ne se présente pas comme un état de fait mais plutôt comme l’effet d’une décision. Finalement, élaborer aujourd’hui un projet compositionnel, déployer une singularité musicale, c’est d’un même geste en profiler les nervures internes et le contexte pertinent.

 

Explorer comment les singularités se contextualisent et entrent en résonance les unes avec les autres (ce qui n’est pas dire « se collectivisent », en écoles par exemple, ou en styles musicaux…) et non plus comment une situation configure des collectifs de singularités conduit alors à se demander : à quelles conditions une individualité musicale peut-elle devenir une véritable singularité compositionnelle ?, sachant qu’une condition minimale pour ce passage (d’une individualité en une singularité) est la prise en charge par l’individualité en question d’un contexte (musical, intellectuel, social, institutionnel…) qu’elle décrète pertinent et qui va constituer un réseau de résonances (activant et activé), un champ magnétique (pris en charge et modifié), un environnement (constituant et constitué).

Questionnaire

D’où l’idée d’interroger nos invités sur la base du questionnaire suivant, structuré autour de cinq thèmes.

La distinction de ces thèmes s’articule à un travail mené à l’Ens en 2003-2004 dans le cadre du séminaire organisé autour de la question de l’histoire dans la musique.

Voir http://www.entretemps.asso.fr/Ulm/2003/Histoire et Généalogie, archéologie, historicité et historialité musicales (Ens, samedi 13 décembre 2003)

I. Généalogies

Quelles sont pour vous les généalogies musicales (en termes d’œuvres, de compositeurs, de courants…) qui comptent ?

Cette question se diversifie en trois volets :

— De quelles généalogies musicales vous réclamez-vous ? Quelles sont pour vous les généalogies positives ?

— À quelles généalogies musicales vous opposez-vous ? Quelles sont pour vous les généalogies négatives ?

— À quelles œuvres musicales, à quels compositeurs, à quels courants musicaux vous déclarez-vous indifférents ? Se déclarer indifférent est bien sûr autre chose qu’un simple ne pas connaître : c’est un vouloir ne pas en savoir.

Le principe serait que chacun présente ces trois sortes de généalogies en les détaillant et argumentant la logique à l’œuvre dans ces choix. Il est clair, ici, qu’une « généalogie » (positive, négative ou indifférente) n’est pas nécessairement un courant reconnu et estampillé sur le marché des étiquettes musicologiques mais peut être (doit être !) constituée (et inventée) par la singularité compositionnelle.

Un exemple personnel, pour fixer les idées : j’aime à me réclamer d’une généalogie compositionnelle inhabituelle, « diagonale » à l’histoire canonique de la musique et composée chronologiquement de Bach, Haydn, Schumann et Schoenberg mais dont « l’ordre » véritable, non chronologique, serait quelque chose comme Bach-Schoenberg-Schumann-Haydn…

À l’inverse, en matière cette fois d’intellectualité musicale, je me contrapose à une généalogie « négative » chronologiquement composée de Chopin, Debussy, Varèse et Berio (cette généalogie que j’appelle celle de l’anti-intellectualité musicale) mais dont l’intelligibilité requerrait, à mon sens, d’être plutôt explorée dans l’ordre suivant : Debussy-Berio-Varèse-Chopin…

C’est dire que les généalogies assumées relèvent d’une composition elle-même singulière.

II. Archéologie

Quelles sont vos principales questions musicales et préoccupations compositionnelles, et de quelle manière les enracinez-vous dans un état actuel de la musique ?

Il s’agit ici de présenter les nervures d’un projet compositionnel en thématisant leur embrayage sur telle ou telle particularité des questions musicales contemporaines — archéologie musicale d’une généalogie compositionnelle désigne ainsi métaphoriquement son ancrage dans un état donné du monde de la musique, —.

Pour donner un exemple, les thèmes des groupes de travail actuels à l’Ircam fournissent un échantillon possible de tels ancrages : rythme, écriture, spatialisation, orchestration, gestes, synthèse…

Il s’agit ici de se demander comment tel ou tel souci compositionnel singulier prend racine dans telle ou telle préoccupation musicale contemporaine. Je l’ai fait très récemment en situant sept problématiques compositionnelles très différentes (et même disparates) en matière de spatialisation dans le cadre offert par l’Ircam, soit l’archéologie de sept singularités potentielles dans une base matérielle donnée. Voir pour cela le rapport de synthèse du groupe Spatialisation présenté le 16 novembre 2004 à l’Ircam et disponible à l’adresse suivante :

http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/Ircam/Synthese.htm

III. Historicité

Quelles sont vos principales références intellectuelles extra-musicales ?

Il s’agit ici des références à d’autres arts (à des œuvres, à des peintres ou poètes…), à d’autres modes de pensée qu’artistiques (à des problématiques scientifiques, à des courants politiques de pensée, à telle ou telle figure psychanalytique, etc.).

Là encore, il faut diversifier la question en trois volets :

— Quelles sont vos références positives : celles dont vous vous réclamez ?

— Quelles sont vos références négatives : celles dont vous vous écartez explicitement ?

— Quelles sont les références éventuelles à l’égard desquelles vous vous déclarez indifférent ?

Il s’agit ici, en quelque sorte, de préciser ce dont une singularité compositionnelle se veut contemporaine.

Par exemple la singularité Rameau se voulait contemporaine du cartésianisme, en même temps qu’elle se disposait contre une disposition esthétique (de l’art en général) « italienne » (la question de l’exactitude ou non de cette dénomination n’est pas ici le point) et indifférente aux préoccupations politiques des Encyclopédistes.

Ces questions sont inscrites sous le signe de l’historicité car il s’agit proprement de savoir comment une singularité se situe dans l’histoire des idées et des formes de conscience, comment cette singularité se veut historiquement contemporaine de tel mode de pensée, comment elle vise à entrer en résonance avec d’autres arts et d’autres entreprises de pensée.

IV. Historialité

Il s’agit ici d’examiner ce que telle ou telle singularité compositionnelle assume des rapports du monde de la musique à la société de son temps, à l’histoire au sens large : par exemple quels soucis a-t-on ou n’a-t-on pas des fonctions sociales de la musique ? Assume-t-on ou rejette-t-on telle ou telle contrainte institutionnelle, telle ou telle forme de pouvoir ? Comment décide-t-on ou non de prendre en charge musicalement les nouveaux bruits de l’univers, les nouvelles technologies qui nous sont offertes sans qu’on n’ait rien demandé ? Quels rapports un musicien doit ou ne doit pas instaurer à tel ou tel type de non-musiciens ? Doit-il ou non faire propagande pour son art et si oui comment ? Etc. etc.

À la différence de « l’historicité » qui contextualisait un projet singulier dans les pensées de son temps, il s’agit plutôt ici de contextualiser le monde de la musique (ou, plus exactement ce qui du monde de la musique intéresse le projet en question : voir le point II « archéologie ») dans « l’univers » c’est-à-dire dans son extérieur : les autres mondes, plus généralement le chaosmos

Par exemple, le projet compositionnel de Bernd-Aloïs Zimmermann se singularisait par sa volonté de musicaliser les bruits de foules politiques qui accompagnaient son époque. Il s’agissait pour lui moins de déployer une pensée musicale qui soit contemporaine de telle ou telle pensée politique que de tirer parti musical des bruits politiques de son temps : Zimmermann considérait que son époque politique fournissait à la musique des sons plutôt qu’une pensée. D’où le volet que je nomme « historialité » plutôt que celui de « l’historicité »…

V. Histoire interne à la singularité considérée

Il s’agit enfin de présenter l’histoire interne possible d’un projet, d’une œuvre compositionnelle : un tracé rétrospectif de l’entreprise musicale considéré est-il déjà possible ? De même un minimum de tracé prospectif est-il envisageable ? De quoi cette histoire est-elle faite ? Quelles sont ses intentions et ses intensions ?

Peut-on périodiser le projet compositionnel en cours ? Selon quels principes ? Etc.

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Résumons.

Il s’agirait de contextualiser un projet compositionnel en répondant à cinq grandes questions :

1.     Quels sont pour vous les œuvres musicales, les compositeurs, les styles de musique qui comptent (positivement, négativement) ou qui ne comptent pas ?

2.     Quelles sont pour vous les catégories de questions et problèmes musicaux qui comptent (positivement, négativement) ou qui ne comptent pas ?

3.     Quelles sont vos références intellectuelles et artistiques (positives ou négatives), et quelles sont celles qu’il vous semble devoir négliger ?

4.     De quels rapports entre musique et société votre projet musical se considère-t-il solidaire ou antinomique ? Quels autres choisit-il de dédaigner ?

5.     Pouvez-vous tracer l’histoire interne de votre projet, rétrospectivement et prospectivement ?

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