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In memoriam Karlrobert Kreiten
À Karlrobert Kreiten,
pianiste exécuté par les Nazis (Berlin, 1943),
à cet oncle lointain,pour le soixantième anniversaire
de sa mort,
« Sonate » : qui confronte dialectiquement deux
principes dynamiques.
On pourrait dire ici « double sonate » puisque, dans
cette oeuvre, deux confrontations sont imbriquées :
· l'une, entre écriture contemporaine et écriture
de Scriabine (huitième sonate) ;
· l'autre, entre deux modalités d'écriture
contemporaine pour le piano, élémentairement repérables
à l'emploi de la pédale sostenuto ou à celle
de la troisième pédale.
La huitième sonate de Scriabine s'insère dans le cours de cette oeuvre, selon une logique cumulative puisque ses incursions s'allongent en même temps qu'elles s'espacent. Le texte de Scriabine est bien sûr adapté pour qu'il s'intègre à la logique générale de cette sonate - tout particulièrement à sa logique harmonique - mais son agogique et son élan propres sont conservés en sorte que les différents discours s'éclairent mutuellement sans fusionner.
Une autre polarité structure cette sonate (constituant ce qu'on pourrait nommer « sa contradiction secondaire ») : la confrontation entre situations très résonnantes - voir pédale sostenuto - et situations plus découpées où les rythmes et les hauteurs sont plus nettement détachés - voir le jeu avec la troisième pédale -.
Au total, cette sonate est partagée en deux parties
d'importance inégale :
· la première (les deux premiers tiers de l'oeuvre)
a pour contraste principal le jeu avec la huitième sonate
de Scriabine ;
· la seconde (le dernier tiers de l'oeuvre) - après
l'insert suspensif d'un bref choral, joué feutré
- a pour ressort le contraste entre écritures résonante
et discrète.
S'il s'agissait ici de dialectique musicale - mais tel n'est pas
exactement le cas dans cette composition -, on pourrait dire :
la contradiction initialement secondaire devient, dans la seconde
partie de l'oeuvre, contradiction principale en même temps
que son aspect initialement secondaire (indexé de la troisième
pédale) devient, lui, principal. Renversement dialectique
donc (à la fois des contradictions et de leurs aspects)
dont la huitième sonate de Scriabine serait le vecteur
dynamique
La huitième sonate de Scriabine a été retenue parmi toutes les sonates du même auteur en raison de sa puissance harmonique singulière : Scriabine y expérimente une écriture très neuve du « timbre » harmonique (par mise en vibration sonore d'un « spectre » fait de hauteurs étagées que le rythme et les gestes mélodiques font miroiter). Le matériau scriabinien tant harmonique que mélodico-rythmique colore toute la première partie de cette sonate laquelle est bâtie autour d'un vaste accord « arc-en-ciel » qui enveloppe chromatiquement l'accord dit « de Scriabine ». Techniquement, ceci se donne ainsi :
Cet agrégat profile à la fois le détail des harmonies de cette sonate en même temps qu'il structure le parcours global de ses hauteurs (telles les hauteurs gelées qui irisent la fin de l'oeuvre).
La dernière partie de cette sonate exploite, en accéléré (deux fois plus rapidement), le même matériau harmonique que la première partie mais en le parcourant de manière rétrograde. Par contre son profil rythmique global est de même orientation - une grande accélération en trois élans successifs - si bien que cette seconde partie croise ce qui était parallèle dans la première partie. De manière plus immédiatement perceptible, la dernière partie est une sorte de passacaille parcourant onze fois de suite une même matrice rythmique en un geste progressivement accéléré et crescendo. Une certaine accointance au jazz contemporain n'est pas ici de pure coïncidence.
« Maîtriser le chaos que l'on est : contraindre son chaos à devenir forme ; devenir nécessité dans la forme : devenir logique, simple, non équivoque, mathématique, devenir loi - c'est là la grande ambition. »
Nietzsche (1888)
Pour n'en pas rester à une présentation trop
« technique » de cette oeuvre, il faut bien que le
compositeur livre ici son désir propre, sans tenir pour
autant que ce dernier recouvre entièrement celui de l'oeuvre
qu'il s'est agi de composer : de l'intention musicienne (du compositeur)
à l'intension musicale (à l'oeuvre), il y
a une marge - ou plus exactement un gouffre - qui fait le jeu
propre de la musique et, singulièrement ici, le prix de
la composition : ultimement, n'est-ce pas d'ailleurs l'oeuvre
qui crée son auteur plutôt que l'inverse ?
Qu'en est-il donc de cette sonate pour son géniteur
?
Quand Jean Barraqué inscrivait subjectivement son oeuvre
sous un « Beethoven, ou Debussy », cette sonate, a
contrario, et comme toute mon oeuvre compositionnelle, voudrait
s'inscrire dans un « ni Beethoven, ni Debussy », autant
dire : ni développement, ni déploiement.
Que reste-t-il alors ? Tout simplement l'oeuvre de Bach, mais
aussi celles d'un certain Haydn, et de Schumann, et d'un certain
Schoenberg, et de Carter, et d'autres encore.
S'il ne s'agit ni de développer des entités, ni
de déployer des structures, de quoi peut-il bien s'agir
? Essentiellement de deux orientations :
· Occuper, d'abord, occuper un monde qui est donné
à l'oeuvre et non pas qu'elle a à constituer.
· L'occuper par une puissance, une puissance qui veut
et qui va. Une puissance qui va, occupant le monde qui lui est
offert, cela n'est ni le modèle de l'Histoire (développement
beethovenien), ni celui de la Nature (déploiement debussyste).
C'est la figure subjective d'une existence diagonalisant le monde
disponible, et décidant de s'arrêter quand son parcours
devient saturé.
Notre époque musicale, somme toute, délivre au compositeur
cette chance d'un monde de la musique plus vaste, offrant de nouveaux
continents (instruments, matériaux sonores, structures
et notations, etc.) à l'appropriation musicale. Autant
dire que les oeuvres musicales ont aujourd'hui autant de raisons
de jubiler qu'elles en avaient au seuil du monde tempéré
offert à Jean-Sébastien Bach.
Et une oeuvre, quand elle jubile, jubile alors éternellement
François Nicolas
(été 2003)