François NICOLAS

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Sonate pour piano

25 minutes (2003)
 
Éditions Jobert

In memoriam Karlrobert Kreiten

À Karlrobert Kreiten, pianiste exécuté par les Nazis (Berlin, 1943),
à cet oncle lointain,pour le soixantième anniversaire de sa mort,

www.entretemps.asso.fr/Kreiten



Notes d'exécution et d'interprétation

 
L'ensemble de la sonate doit être joué très souplement et rubato (aux exceptions près, explicitement indiquées). Sa tonalité générale est celle d'une fantaisie improvisando, respirant avec ampleur.
L'exécution des rythmes, minutieusement écrits, doit rester subordonnée au profil global du geste ainsi noté : c'est ce dernier qui donne sens musical à la succession des valeurs de durées, non l'inverse.
Les indications dynamiques doivent prendre valeur dans les profils globaux. Elles restent donc « à interpréter » par le musicien plutôt qu'« à exécuter ».
Les tempi sont minutieusement inscrits. Leur hiérarchie globale est importante. Il convient de la respecter en s'assurant que les respirations permanentes (improvisando) se compensent à l'intérieur d'un même tempo.
Le dispositif de feutrage utilisé page 23 (premier système) doit éloigner le son du piano et rendre ses attaques incertaines. La mélodie du choral doit légèrement ressortir de l'ensemble.
Les inserts de la huitième sonate de Scriabine doivent garder leur agogique originale tout en s'intégrant au flux musical.
Les parties où la troisième pédale est mobilisée n'excluent pas pour autant l'usage d'une légère pédale sostenuto (ad libitum).
Il est fortement recommandé de programmer en concert cette sonate à la suite de la huitième sonate de Scriabine.


Notes de programme

« Sonate » : qui confronte dialectiquement deux principes dynamiques.
On pourrait dire ici « double sonate » puisque, dans cette oeuvre, deux confrontations sont imbriquées :
· l'une, entre écriture contemporaine et écriture de Scriabine (huitième sonate) ;
· l'autre, entre deux modalités d'écriture contemporaine pour le piano, élémentairement repérables à l'emploi de la pédale sostenuto ou à celle de la troisième pédale.

La huitième sonate de Scriabine s'insère dans le cours de cette oeuvre, selon une logique cumulative puisque ses incursions s'allongent en même temps qu'elles s'espacent. Le texte de Scriabine est bien sûr adapté pour qu'il s'intègre à la logique générale de cette sonate - tout particulièrement à sa logique harmonique - mais son agogique et son élan propres sont conservés en sorte que les différents discours s'éclairent mutuellement sans fusionner.

Une autre polarité structure cette sonate (constituant ce qu'on pourrait nommer « sa contradiction secondaire ») : la confrontation entre situations très résonnantes - voir pédale sostenuto - et situations plus découpées où les rythmes et les hauteurs sont plus nettement détachés - voir le jeu avec la troisième pédale -.

Au total, cette sonate est partagée en deux parties d'importance inégale :
· la première (les deux premiers tiers de l'oeuvre) a pour contraste principal le jeu avec la huitième sonate de Scriabine ;
· la seconde (le dernier tiers de l'oeuvre) - après l'insert suspensif d'un bref choral, joué feutré - a pour ressort le contraste entre écritures résonante et discrète.
S'il s'agissait ici de dialectique musicale - mais tel n'est pas exactement le cas dans cette composition -, on pourrait dire : la contradiction initialement secondaire devient, dans la seconde partie de l'oeuvre, contradiction principale en même temps que son aspect initialement secondaire (indexé de la troisième pédale) devient, lui, principal. Renversement dialectique donc (à la fois des contradictions et de leurs aspects) dont la huitième sonate de Scriabine serait le vecteur dynamique

La huitième sonate de Scriabine a été retenue parmi toutes les sonates du même auteur en raison de sa puissance harmonique singulière : Scriabine y expérimente une écriture très neuve du « timbre » harmonique (par mise en vibration sonore d'un « spectre » fait de hauteurs étagées que le rythme et les gestes mélodiques font miroiter). Le matériau scriabinien tant harmonique que mélodico-rythmique colore toute la première partie de cette sonate laquelle est bâtie autour d'un vaste accord « arc-en-ciel » qui enveloppe chromatiquement l'accord dit « de Scriabine ». Techniquement, ceci se donne ainsi :

Cet agrégat profile à la fois le détail des harmonies de cette sonate en même temps qu'il structure le parcours global de ses hauteurs (telles les hauteurs gelées qui irisent la fin de l'oeuvre).

La dernière partie de cette sonate exploite, en accéléré (deux fois plus rapidement), le même matériau harmonique que la première partie mais en le parcourant de manière rétrograde. Par contre son profil rythmique global est de même orientation - une grande accélération en trois élans successifs - si bien que cette seconde partie croise ce qui était parallèle dans la première partie. De manière plus immédiatement perceptible, la dernière partie est une sorte de passacaille parcourant onze fois de suite une même matrice rythmique en un geste progressivement accéléré et crescendo. Une certaine accointance au jazz contemporain n'est pas ici de pure coïncidence.

 

« Maîtriser le chaos que l'on est : contraindre son chaos à devenir forme ; devenir nécessité dans la forme : devenir logique, simple, non équivoque, mathématique, devenir loi - c'est là la grande ambition. »

Nietzsche (1888)

Pour n'en pas rester à une présentation trop « technique » de cette oeuvre, il faut bien que le compositeur livre ici son désir propre, sans tenir pour autant que ce dernier recouvre entièrement celui de l'oeuvre qu'il s'est agi de composer : de l'intention musicienne (du compositeur) à l'intension musicale (à l'oeuvre), il y a une marge - ou plus exactement un gouffre - qui fait le jeu propre de la musique et, singulièrement ici, le prix de la composition : ultimement, n'est-ce pas d'ailleurs l'oeuvre qui crée son auteur plutôt que l'inverse ?

Qu'en est-il donc de cette sonate pour son géniteur ?
Quand Jean Barraqué inscrivait subjectivement son oeuvre sous un « Beethoven, ou Debussy », cette sonate, a contrario, et comme toute mon oeuvre compositionnelle, voudrait s'inscrire dans un « ni Beethoven, ni Debussy », autant dire : ni développement, ni déploiement.
Que reste-t-il alors ? Tout simplement l'oeuvre de Bach, mais aussi celles d'un certain Haydn, et de Schumann, et d'un certain Schoenberg, et de Carter, et d'autres encore.
S'il ne s'agit ni de développer des entités, ni de déployer des structures, de quoi peut-il bien s'agir ? Essentiellement de deux orientations :
· Occuper, d'abord, occuper un monde qui est donné à l'oeuvre et non pas qu'elle a à constituer.
· L'occuper par une puissance, une puissance qui veut et qui va. Une puissance qui va, occupant le monde qui lui est offert, cela n'est ni le modèle de l'Histoire (développement beethovenien), ni celui de la Nature (déploiement debussyste). C'est la figure subjective d'une existence diagonalisant le monde disponible, et décidant de s'arrêter quand son parcours devient saturé.
Notre époque musicale, somme toute, délivre au compositeur cette chance d'un monde de la musique plus vaste, offrant de nouveaux continents (instruments, matériaux sonores, structures et notations, etc.) à l'appropriation musicale. Autant dire que les oeuvres musicales ont aujourd'hui autant de raisons de jubiler qu'elles en avaient au seuil du monde tempéré offert à Jean-Sébastien Bach.
Et une oeuvre, quand elle jubile, jubile alors éternellement

François Nicolas
(été 2003)


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