François NICOLAS

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Mélodrame La Ballade de Maldoror

 

 

Pour le vingtième anniversaire du groupe X-Musique

 

 

 

Pour octuor,

flûte

clarinette

clarinette basse

piano

2 violons

alto

violoncelle

soprano,

et récitant.



Notes de programme

 

L'oeuvre reprend la tradition du mélodrame musical telle qu'elle s'est déployée au 19° siècle, à l'époque même où Isidore Ducasse composait ses Chants de Maldoror sous le pseudonyme de comte de Lautréamont.

Cette oeuvre, écrite pour octuor (flûte, clarinette, clarinette basse, deux violons, alto, violoncelle et piano - 4 mains -), soprano et récitant, privilégie l'effectif rassemblé par le groupe X-Musique à l'occasion de son 20° anniversaire.

 

La forme du mélodrame a prévalu dans un contexte romantique (Schubert, Schumann et surtout Liszt) pour être ensuite progressivement abandonnée, à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe. Son genre repose sur la récitation d'un texte accompagné d'une musique, assez souvent cantonnée au seul piano. Il hérite de l'ancienne ballade, plus chantée que parlée, où la narrativité du poème, comme sa longueur et sa liberté de forme, autorisait un discours musical sans contraintes.

 

Le texte ici retenu est une ode composée à la gloire des mathématiques. Outre l'intérêt propre de ce texte, il paraissait entrer en résonance heureuse avec les circonstances de sa création.

La musique, ici, ne suit pas le texte. Elle a été composée sans s'ordonner au signifié du poème, mais en s'inspirant seulement de son parcours architectonique. L'idée était d'instaurer, au sein d'un mélodrame, d'autres rapports entre le texte et la musique : non plus la musique éclairant le texte ou le gauchissant, mais plutôt l'inverse ; non plus la musique fixant une rive extérieure du poème mais celui-ci creusant son lit à l'intérieur d'une musique ayant son propre cours ; non plus la musique éclaboussant le texte, mais celui-ci traçant son sillage à travers les flots d'une musique lancée et progressant sans lui.

Au total, une musique qui se suffit à elle-même à laquelle le poème ajoute alors une profondeur, une dimension nouvelle, plus orthogonale que parallèle, en sorte que texte et musique s'épinglent l'un l'autre et s'éclairent, chacun pointant l'autre, plutôt que ne se commentant, ne se développant ou ne s'illustrant. Somme toute, et conformément à l'esprit de Lautréamont, le poème, s'il existe, a vocation ici à magnétiser la musique plutôt qu'à la guider ou la tenir par la main.

L'architecture musicale de La Ballade de Maldoror est simple, en partie suggérée par celle du texte de Lautréamont : quatre grandes sections enchaînées viennent périodiser un parcours d'environ dix minutes.

- La première partie est une introduction de couleur plutôt sombre, dans un style polyphonique faisant référence à diverses uvres du début du XXe siècle (Schoenberg, Bartok, Prokofiev).

- La deuxième partie est la plus touffue : articulée comme un rythme de blocs, elle alterne moments collectifs verticaux et moments horizontaux instrumentalement individués.

- La troisième partie se déploie autour d'une vaste mélodie jouée à la clarinette.

- La quatrième partie joue de formes canoniques héritées des gestes rythmiques antérieurs.

- Une brève coda vient achever un mouvement général qui peut être décrit comme une grande arche se concluant dans l'ultra-grave du piano.

L'oeuvre utilise, en certains moments, des extraits de mes oeuvres antérieures, réaménagés pour cette occasion (Trio Transfiguration : I ; Prélude pour Victor - Deutschland : III).

 

 

· La voix de soprano est traitée de manière très dépouillée, comme apport momentané venant ponctuer l'oeuvre d'une sorte de cantus firmus : il aurait fallu violenter outre mesure l'esprit de Lautréamont (" Je n'aime pas les femmes. [...] Il me faut des êtres qui me ressemblent. " V, 5) pour que la voix féminine puisse ici excéder un statut de Mère

 

· Le récitant fait usage d'un double registre, déduit de la structure littéraire du texte :

- une voix plus intériorisée, lorsque le texte privilégie le " je " ;

- une voix plus extérieure, plus adressée, pour les déclarations portant sur les mathématiques plutôt que sur l'auteur du poème.

Dans les deux cas, le récitant ne doit pas se situer en avant de la musique mais à l'intérieur même du flot musical. C'est à ce titre que le récitant se trouve localisé dans la formation instrumentale et non pas en dehors.

 

· Les différents instruments connaissent, tous, leur moment soliste. Le violon ouvre la ronde, en une citation de style de Schoenberg (Moïse et Aaron) quand le piano la termine. Le violoncelle joue dans la deuxième partie un rôle singulier hérité de Jean-Sébastien Bach (voir ses cantates) : celui d'ourdisseur d'harmonies.

 

 

L'oeuvre a été composée pour une formation amateur. Ceci a encouragé une certaine simplification du matériau musical, focalisant l'écriture sur les idées compositionnelles les plus essentielles.

 

 

(F. N., septembre 1997)

 


Extraits de Lautréamont : Les Chants de Maldoror

(Chant deuxième, strophe 10)

 

 

Ô mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon cur, comme une onde rafraîchissante. J'aspirais instinctivement, dès le berceau, à boire à votre source, plus ancienne que le soleil, et je continue encore de fouler le parvis sacré de votre temple solennel, moi, le plus fidèle de vos initiés. Il y avait du vague dans mon esprit, un je ne sais quoi épais comme de la fumée ; mais vous avez chassé ce voile obscur, comme le vent chasse le damier. Vous avez mis, à la place, une froideur excessive, une prudence consommée et une logique implacable.

 

Arithmétique ! algèbre ! géométrie ! trinité grandiose ! triangle lumineux ! Celui qui ne vous a pas connues est un insensé ! Car il y a du mépris aveugle dans son insouciance ignorante ; mais, celui qui vous connaît et vous apprécie ne veut plus rien des biens de la terre ; et, porté sur vos ailes sombres, ne désire plus que de s'élever, d'un vol léger, en construisant une hélice ascendante, vers la voûte sphérique des cieux. Ô mathématiques concises, par l'enchaînement rigoureux de vos propositions tenaces et la constance de vos lois de fer, vous faites luire, aux yeux éblouis, un reflet puissant de cette vérité suprême dont on remarque l'empreinte dans l'ordre de l'univers. Mais, l'ordre qui vous entoure, représenté surtout par la régularité parfaite du carré, l'ami de Pythagore, est encore plus grand ; car, le Tout-Puissant s'est révélé complètement, lui et ses attributs, dans ce travail mémorable qui consista à faire sortir, des entrailles du chaos, vos trésors de théorèmes et vos magnifiques splendeurs. Aux époques antiques et dans les temps modernes, plus d'une grande imagination humaine vit son génie, épouvanté, à la contemplation de vos figures symboliques tracées sur le papier brûlant, comme autant de signes mystérieux, vivants d'une haleine latente, que ne comprend pas le vulgaire profane et qui n'étaient que la révélation éclatante d'axiomes et d'hiéroglyphes éternels, qui ont existé avant l'univers et qui se maintiendront après lui. Elle se demande, penchée vers le précipice d'un point d'interrogation fatal, comment se fait-il que les mathématiques contiennent tant d'imposante grandeur et tant de vérité incontestable, tandis que, si elle les compare à l'homme, elle ne trouve en ce dernier que faux orgueil et mensonge. Alors cet esprit supérieur attristé, auquel la familiarité noble de vos conseils fait sentir davantage la petitesse de l'humanité et son incomparable folie, plonge sa tête, blanchie, sur une main décharnée et reste absorbé dans des méditations surnaturelles. Il incline ses genoux devant vous, et sa vénération rend hommage à votre visage divin, comme à la propre image du Tout-Puissant.

 

Pendant mon enfance, vous m'apparûtes, une nuit de mai, toutes les trois égales en grâce et en pudeur, toutes les trois pleines de majesté comme des reines. Je me suis nourri de votre manne féconde, et j'ai senti que l'humanité grandissait en moi, et devenait meilleure. Depuis ce temps, je ne vous ai pas abandonnées. Depuis ce temps, j'ai assisté aux révolutions de notre globe. Depuis ce temps, j'ai vu plusieurs générations humaines élever, le matin, ses ailes et ses yeux, vers l'espace, et mourir, le soir, avant le coucher du soleil, la tête courbée, comme des fleurs fanées que balance le sifflement plaintif du vent.

 

Mais, vous, vous restez toujours les mêmes. Aucun changement, aucun air empesté n'effleure les rocs escarpés et les vallées immenses de votre identité. La fin des siècles verra encore debout sur les ruines des temps, vos chiffres cabalistiques, vos équations laconiques et vos lignes sculpturales siéger à la droite vengeresse du Tout-Puissant.

 

Merci, pour les services innombrables que vous m'avez rendus. Merci, pour les qualités étrangères dont vous avez enrichi mon intelligence. Sans vous, dans ma lutte contre l'homme, j'aurais peut-être été vaincu. Sans vous, il m'aurait fait rouler dans le sable et embrasser la poussière de ses pieds. Sans vous, avec une griffe perfide, il aurait labouré ma chair et mes os. Vous me donnâtes la froideur qui surgit de vos conceptions sublimes, exemptes de passion. Je m'en servis pour rejeter avec dédain les jouissances éphémères de mon court voyage et pour renvoyer de ma porte les offres sympathiques, mais trompeuses, de mes semblables. Vous me donnâtes la prudence opiniâtre qu'on déchiffre à chaque pas dans vos méthodes admirables de l'analyse, de la synthèse et de la déduction. Je m'en servis pour dérouter les ruses pernicieuses de mon ennemi mortel, pour l'attaquer, à mon tour, avec adresse, et plonger, dans les viscères de l'homme, un poignard aigu qui restera à jamais enfoncé dans son corps ; car, c'est une blessure dont il ne se relèvera pas. Vous me donnâtes la logique, qui est comme l'âme elle-même de vos enseignements, pleins de sagesse ; avec ses syllogismes, dont le labyrinthe compliqué n'en est que plus compréhensible, mon intelligence sentit s'accroître du doute ses forces audacieuses. Avec cette arme empoisonnée que vous me prêtâtes, je fis descendre, de son piédestal, construit par la lâcheté de l'homme, le Créateur lui-même !

 

Ô mathématiques saintes, puissiez-vous, par votre commerce perpétuel, consoler le reste de mes jours !


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