François BOHY

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La musique comme pratique existentielle

Entretien d'Ulrich Mosch avec Helmut Lachenmann à propos de la situation actuelle de la composition musicale.

Remarque préalable : cette conversation s'est tenue à Höfingen dans l'après-midi du 5 juin 1993, en conclusion du symposium "Analyse de la musique nouvelle. Structure et perception dans la musique des années 50" organisé en l'honneur d'Ehrard Karkoschka par la Staatlischen Hochschule für Musik de Stuttgart les 4 et 5 juin. Il y sera parfois fait allusion, dans le courant de la discussion.

U.M. : Au cours du débat de cet après-midi, tu as affirmé que chaque oeuvre devait rénover l'écoute, les premières oeuvres sérielles ayant démontré cela de manière exemplaire. Mais, aujourd'hui, on entend souvent d'autres points de vue : qu'en réalité rien ne peut plus être neuf, que tout a déjà été dit et que l'on ne peut que reproduire, à travers des variations et des répétitions sans fin, ce qui a déjà été délivré à profusion par l'histoire. Je ne partage pas ce point de vue, et je souhaite conserver à la catégorie du "nouveau" son actualité. Que représente pour toi cette catégorie aujourd'hui?

H.L. : Je pense que ce que le mot "nouveau" a pu représenter à l'époque n'est pas clair non plus. La façon dont on cherche aujourd'hui à comprendre les oeuvres d'alors, à en faciliter l'accès par la mise à jour de l'ordonnancement sériel, montre, certes, que l'ancienne façon d'écouter est en train de changer et montre de nouveaux pôles d'intérêt, mais cela ne signifie pas une écoute rénovée. La propension à ne pas seulement percevoir, derrière l'expérience expressive, un art de la mise en forme structurelle, mais, au contraire, à réagir à de nouvelles propositions syntaxiques, voilà une sorte de rénovation bien réelle qui met fin à de véritables tabous dont l'ancienne façon d'écouter restait prisonnière. Mais ce qui me semble le plus important reste le concept général de continuum ; c'est ce qui est à l'ordre du jour maintenant. L'ancien concept fonctionnait plus ou moins en relation avec une pratique développée dans le cadre de la tonalité. Il n'a plus cours aujourd'hui, mais il n'y a pas de nouveau continuum qui se soit installé à sa place. Les techniques sérielles ne constituent pas un ersatz de la discipline tonale et la contemplation de tel ou tel paramètre ne garantit aucun renouvellement de la perception musicale. Celui qui spécule là-dessus pratique une gymnastique défraîchie de l'innovation.

Pour Luigi Nono, la nouvelle écoute devait rendre l'homme non seulement plus ouvert, mais devait également le rénover. C'est pourquoi il y avait chez lui une expressivité dirigée par l'utopie, qui ne craignait nullement de devenir "solennelle", "ardente" ou "pathétique" car, par cette rénovation, la totalité du langage musical était devenue sublime et sans limites. Composer et écouter n'étaient qu'une seule et même recherche permanente. Que chaque oeuvre présente une syntaxe nouvelle, comme sa vraie nature - la "phénoménalité des syntaxes" -, voilà qui rompait avec une situation musicale qui - par-delà les innovations techniques - s'était toujours référée à une syntaxe traditionnelle dont les formes d'expression nous étaient familières, même quand elles paraissaient, parfois, bizarres. À propos de la musique de Boulez, Ligeti parlait de "l'univers des miaulements du Marteau"... et déjà on se retrouve en terrain connu! Alors que ce n'est que lorsque le sol vient à se dérober que l'on peut découvrir de nouveaux espaces imaginaires, même s'ils sont provisoires, dans lesquels s'instaure un nouveau sens musical. Je n'affirme donc pas que les sériels ont rendue possible une nouvelle manière de percevoir, je dis plutôt que dans chaque oeuvre véritablement nouvelle, la modification permanente du concept de matériau m'impose de savoir, de rechercher, quelles sont les antennes dont dépend ma perception. Ce faisant, je mets à jour également combien ces antennes, que je découvre seulement maintenant, ont façonné mon écoute depuis si longtemps et l'ont aussi limitée. Ceci renvoie, naturellement, à l'expérience de ma propre créativité : je me rends compte soudain qu'à l'aide d'instants de perception immédiate, puis d'entités descriptibles à l'aide de "paramètres", je suis en mesure de résonner intérieurement, je me rends compte que là, dans ces espaces inconnus, quelque chose se passe maintenant qui a de la logique, du sens et, par là même, une force expressive. Vu ainsi, on pourrait dire qu'il faut à chaque fois tout repolariser. Mais il existe un danger à cela car, selon les circonstances, la situation peut devenir celle d'un perpétuel laboratoire de recherche syntaxique, générant son propre académisme et nous laissant désorientés. Il fut un temps toutefois, précisément à l'époque sérielle, où les paramètres n'ont rien représenté d'autres qu'eux-mêmes, ce qui explique pourquoi des oeuvres ont pu alors s'appeler Gruppen (groupes) ou Zeitmaße (mesures). La pensée paramétrique s'est elle-même thématisée, comme ce fut le cas, par la suite, pour le recours aux formes classiques, qui tentait de faire fonctionner, sous ces nouveaux aspects, les formes conventionnelles de l'écoute : c'est à cette époque que Bério écrivit sa Sinfonia, Cage son concerto pour piano ou Ligeti son concerto pour violoncelle. Les lieux communs de notre sens artistique bourgeois, lequel n'est pas si facilement modifiable, semblaient repolarisés dans ces oeuvres, mais il s'agissait, en fait, d'une illusion et le recours s'est avéré n'être qu'une rechute...

U.M. : Tu as dis tout à l'heure que, si chaque oeuvre exprime sa propre syntaxe, cela conduit à une innovation permanente, et, finalement, à un isolement. Tu dis également que, dans la Sinfonia de Bério, il y avait véritablement un recours aux formes classiques, c'est-à-dire une référence aux lieux communs propres à la perception coutumière de l'auditeur, laquelle est issue de son environnement bourgeois. Est-ce que cela veut dire qu'il n'existe, pour toi, de sens que dans le jeu simultané de ces deux aspects?

H.L. : Cette notion de "renouveau" ou de "faire du neuf" est complètement dans l'air du temps, mais n'est en aucun cas nouvelle, surtout si elle prend des allures de devise : "Voilà la dernière nouveauté", et l'on est déjà en pleine ringardise. L'exploration des zones inconnues de la carte - qu'il s'agisse de sons, de principes d'organisation ou de quoi que ce soit d'autre - ne peut se faire qu'à la mesure des visions ou des désirs de l'homme (je ne trouve pas les mots justes), et dans une situation bien particulière. Tout cela peut se comprendre probablement d'un point de vue historique, mais on peut y accéder également à l'aide d'autres aspects sans rapports avec le temps. Il existe probablement ce que l'on pourrait appeler des "archétypes musicaux", que je ne peux décrire de manière satisfaisante car je ne connais pas suffisamment les travaux de C.G. Jung. Il me semble qu'il existe des expériences collectives fondamentales valables dans pratiquement toutes les relations culturelles, historiques ou géographiques. Chaque homme a une mère, chaque homme est confronté aux éléments naturels. De même qu'il existe des archétypes de la société bourgeoise, j'imagine, en musique, quelque chose de comparable. Prenons l'exemple du son musical. Aujourd'hui, à l'époque technologique, on peut le produire facilement et lui donner de multiples aspects, toutes choses impossibles auparavant. Mais en même temps, il réveille toujours en nous la vieille sensation magique associée à une vibration périodique, c'est-à-dire l'expérience d'une force collective. Voilà pourquoi lorsque, pour composer, je me pose vraiment la question : qu'est-ce qu'un son musical?, ma question est à la fois vieille comme le monde et tout à fait actuelle. Dans un tel contexte, ma recherche incessante de continuums n'est pas dépourvue de sens dans la mesure où ceux-ci s'organisent à partir de ce qui nous touche vraiment : expériences, exigences ou désirs, qu'ils soient actuels ou éternels. On ne peut dire que peu de choses justes à propos de "l'économie" psychique, individuelle ou collective, mais l'intuition réagit toujours précisément dans ce domaine. Lorsque je compose, je ne me contente pas d'aller au gré de ma liberté, j'ai également le sentiment de remplacer quelque chose qui serait de l'ordre de l'expérience collective, de l'émotion et de la communication avec la nature. Ce sont des choses auxquelles conduit la musique, en définitive, mais dont on ne peut parler que de manière réifiée et fragmentaire. D'une manière ou d'une autre, on y revient toujours. Dans mon analyse de l'opus 10/4 de Webern, j'use (ou j'abuse!) de notions qui pourraient aussi bien s'appliquer à une idylle de carte postale, car ces notions - la puissance, l'amour, la mort - sont des réalités clairement codifiées dans la musique, qui nous environnent et nous affectent.

U.M. : Il était question, tout à l'heure, de zones inconnues, mais aussi du fait que chaque expérience possède sa propre situation historique, que le compositeur est également un auditeur. La métaphore des zones inconnues suggère, quant à elle, qu'il arrivera un moment où celles-ci seront toutes explorées, où il n'y aura plus de vide. Si je mets ces deux affirmations en relation, cela ne signifie-t-il pas plutôt que les zones inconnues sont en perpétuel renouvellement, qu'elles acquièrent une nouvelle signification au gré des expériences historiques et qu'elles ne sont plus les mêmes aujourd'hui que dans les années cinquante?

H.L. : C'est vrai. Mais il fut un temps où l'on a véritablement "découvert" un monde nouveau du point de vue sonore. Ce qui était impliqué, alors, n'était rien moins qu'évident à comprendre : il fallait initier, dans la musique, une forme de perception libérée. Une telle manière de percevoir ressortait de l'expérience personnelle. Sa mise en oeuvre concrète a consisté à investir un domaine que la pratique tonale avait rendu tabou, à l'aide de sons inconnus ou inhabituels. Mais, en même temps, la manière dont on a nommé et intégré ces découvertes sonores a sonné le glas de leur pouvoir de fascination. Cependant, l'aspect sous lequel elles furent introduites, qui cherchait tout à la fois à les valoriser et à leur conserver un caractère de nouveauté, finit par tout replonger dans l'inconnu. Toute musique qui me touche vraiment révèle qu'elle est capable d'engendrer de nouvelles "zones inconnues" fantastiques, et il faut décider de la prégnance et probablement aussi du caractère aventureux qu'il faut donner à cet aspect. Voilà ce qui, pour moi, différencie Nono de Boulez. Chez Nono, il y a quelque chose de problématique à saisir du point de vue technique, qui fait que la notion d'oeuvre d'art comme description d'un objet purifié devient problématique, car l'oeuvre peut être "autre" de plusieurs manières. La formulation des structures n'est probablement pas terminée dans ses dernières oeuvres, et il ne pouvait d'ailleurs y parvenir car, dans celles-ci, s'ouvre un monde dont nul n'a encore trouvé le moyen d'y évoluer, le véhicule permettant d'y entrer et d'en sortir sans en être bouleversé. Voilà ce que j'appelle le renouveau. Chez Nono, cela veut dire : la perceptibilité du pathos ou le pathos de la perception. Les deux acceptions apparaissent soudain l'une en face de l'autre, se purifient et s'ennoblissent, ou bien, plus solennellement, s'approfondissent l'une l'autre. Il s'agit là d'un art vécu comme une expérience existentielle, qui ne se contente pas de me montrer une "zone inconnue", c'est-à-dire "vierge", mais il me rappelle au contraire qu'il existe une infinité de zones à ouvrir. Voilà pourquoi cette sensation déclenche en moi un sentiment irrépressible de liberté créatrice : lorsque j'écoute une oeuvre comme No hay caminos, hay que caminar... j'ai une furieuse envie d'écrire quelque chose de nouveau, n'ayant rien à voir avec ce que l'on entend d'habitude, car je pressens la possibilité de dépasser mes propres frontières. A côté de cela, lorsque je reçois, avec beaucoup d'émotion et d'admiration, des oeuvres comme Répons ou bien également Rituel de Boulez, je me sens plutôt comme un visiteur à Bayreuth qui se dit : voici un temple dont je suis l'un des fidèles, mais les prêtres sont là-bas. Je peux voir le tabernacle, mais je ne peux en voir l'intérieur car à la surface, tout est si parfait, si achevé... Boulez, c'est la perfection d'une découverte, le merveilleux diamant taillé qui pourtant renferme tant de choses secrètes et impures.

U.M. : Tout à l'heure, en relation avec Nono et les zones inconnues, il était question du fait que chaque expérience trouve sa place dans un processus historique. Lorsqu'il est question, aujourd'hui, de ce que l'on appelle les post-modernes, des métaphores telles que la "suspension", la "cristallisation" etc. apparaissent dans la discussion. Je ne peux pas croire, cependant, que le processus historique ait pris fin - et je pense que tu ne me contrediras pas. Au contraire, je crois qu'un processus historique est à l'oeuvre, comme précédemment, mais qu'il ne se présente plus sous la même forme, tel qu'on se le représentait auparavant.

H.L. : Il est certain que les expériences de renouveau véritable, après qu'elles eurent été décortiquées et analysées, se sont relativisées et ont perdu de leur importance. Mais celui qui commence à philosopher sur la Fin à partir de cela, ne fait que montrer qu'il est lui-même mort et ne peut plus observer les choses que d'un point de vue figé. Il ne voit dans tout cela que le résultat de quelque maladie infantile et n'accorde de valeur qu'à tout ce qui correspond à sa situation figée. Qu'il soit lui-même en train de pourrir dans cette situation est une autre histoire. Il est certain que des processus particuliers de pensée et de création s'épuisent en maniérismes, ce que l'on le constate aussi pour les formes du discours sur la musique. Toutes nos tentatives de rapprochement conceptuel, destinées à permettre de comprendre le fait musical, doivent se transformer car d'utiles elles sont devenues vaines. Mais, bien qu'il soit gênant de parler de manière générale, il y aura toujours du plaisir dans l'acte de création car cela va de pair avec l'instinct de conservation, et ce plaisir produira toujours du nouveau dans la mesure ou chaque homme, chaque situation, se renouvelle sans cesse. Le concept de "nouveau", dans le sens d'une croyance en l'objectivité du progrès, ne veut rien dire, et il veut tout dire dans le sens de la vie et de la découverte. C'est ainsi qu'il prend des formes qui sont intarissables.

U.M. : Le monde d'aujourd'hui est transformé par l'intermédiaire des médias : la profusion d'images et de sons qui nous agressent, l'invasion du bruit auquel nous sommes confrontés, sont des phénomènes qui n'existaient pas, autrefois ou, à tout le moins, pas à ce niveau là. Un artiste réagit contre ces manifestations - c'est, en tout cas, ainsi que je me l'imagine. Il s'agit d'un changement global de notre environnement qui tronque notre perception, tout en la sensibilisant différemment. De ce point de vue, on comprend pourquoi l'idée d'un point fixe est un non-sens car cela supposerait qu'aucune découverte de techniques ou de machines ne soit plus possible. Ce qui nous a été apporté par les innovations techniques et de communication, ces dernières années, a donné un peu plus de réalité à ce dont rêvait André Malraux après la dernière guerre mondiale, sans que cela ait eu de suite, à l'époque : un "musée imaginaire" dans lequel les éléments les plus disparates sont accessibles à tout moment. Il demeure, bien sûr, des gens qui préfèrent encore s'isoler sur une île déserte ou filer boire un coup au bistrot.

H.L. : Le développement technologique concerne également celui des médias, ce qui signifie que les objets culturels sont disponibles beaucoup plus rapidement. Les différentes cultures sont plus proches de nous et plus proches les unes des autres, mais cela concerne également les formes décadentes de ces cultures, auxquelles nous sommes parfois directement confrontés. La connaissance des religions extra-européennes par exemple, qui représentait, il y a quelques dizaines d'années, une sorte de fuite vers une idylle exotique, est aujourd'hui nécessaire et réaliste. Je lis en ce moment des textes écrits par des moines et philosophes bouddhistes Zen - influencés de manière évidente par leur confrontation aux écrits philosophiques européens - destinés à communiquer, de manière discursive, leurs expériences et leur savoir. Ce qu'ils cherchent à faire ainsi n'a pas de sens, et ils le savent bien, mais cela "fait avancer les choses". Une notion comme celle d'altruisme - qui nous paraît usée car notre culture chrétienne l'a piégée dans son acception caritative - est également une notion du bouddhisme Zen : l'altruisme comme oubli de soi. Cela nous ramène au domaine régit par la pensée sérielle : en prenant celle-ci comme moteur d'un procédé technique, le sujet créateur, tel que nous l'entendons dans notre société, a souhaité, peut-être par simple esprit de recherche, faire fi de sa puissance afin d'activer, dans les moyens musicaux, des énergies inconnues et les expérimenter dans une attitude tout à la fois perceptive, contemplative et réflexive, de découverte et de connaissance. Il est possible que la stagnation ressentie soit le fruit de notre incapacité à évaluer, par nous-mêmes, les procédés à l'oeuvre actuellement et à savoir comment y réagir. Mais ce genre de stagnation me confirme dans l'idée qu'elle est également nécessaire, en tant que provocation, afin de ne pas suivre toujours le même chemin, mais être poussé ailleurs, d'où il nous est à nouveau possible de "s'échapper". J'éprouve véritablement un sentiment de stagnation aujourd'hui.

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