François BOHY

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 L'avant-garde dans un contexte post-moderne

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La musique comme pratique existentielle (suite)

U.M. : Tu disais tout à l'heure que la pensée sérielle perdure sous une forme modifiée, qu'il s'agit maintenant d'un outil de travail dont la forme est toujours variable. Une question se pose alors, naturellement : était-ce le dernier remaniement au sein des moyens artistiques, ou bien y en a-t-il d'autres à venir?

H.L. : Le mot "sériel" se rapporte à quelque chose qui, de tout temps, a signifié la recherche de relations musicales. Si, auparavant, les prémisses de la composition étaient codifiées et valorisées de manière précise du fait de leur ancrage dans la société, cet aspect fut ensuite manipulé sans préjugés car il n'était plus nécessaire d'en faire état : il n'était plus nécessaire, pour jouer une mélodie, de bâtir une échelle de hauteurs. L'écoute de la musique tonale fait intervenir un ensemble de règles implicites qui sont aussi des empreintes mentales, nous permettant de "comprendre" sans même avoir besoin d'entendre. Le langage musical est actuellement dans un état gâché (comme peut l'être aussi un mortier), ce qui permet de se libérer des conventions pour aller de l'avant. Dans la mesure où la musique se développe avec des caractères structurels autonomes, il existe une infinité de moyens pour qualifier un tel continuum et, dans le cadre du langage traditionnel, de le cristalliser en quelque chose qui se conçoit analytiquement comme un réservoir de qualités correspondant à une pièce et à une seule. Cela n'a plus rien à voir avec la pensée thématique. Les différentes gradations du "matériau thématique" accèdent au rang de particules élémentaires naturelles. J'essaye systématiquement de mettre cela en évidence. Tout ceci est "analysable". Il faut rester conscient que seule une partie de l'oeuvre est comprise à travers cela, mais que son noyau créatif y est, en même temps, isolé. "Opérer des gradations variées - avec la cohérence d'un continuum unique du matériau, qui fonctionne tel un pôle magnétique et dont les dimensions dépassent largement ce qui est contrôlable et mesurable" : voilà ce que serait la transcription du sérialisme comme phénomène intemporel. Le sérialisme représente ainsi une forme d'ordonnancement préalable qui s'oppose souvent aux dispositions déjà existantes et socialisées, dont la composition doit se dégager afin de mettre en place l'arrangement de lieux et de catégories, qui, sans être forcément "thématisé" dans la pièce, lui donnera son empreinte.

Le compositeur n'a pas conscience de cet ordonnancement préalable comme d'une "mise en ordre" car le travail de préparation, en musique sérielle, s'apparente plus à des manoeuvres permettant d'approcher quelque chose d'inconnu, une chasse à l'affût créative, ni plus ni moins. Ce qui est décisif, à ce niveau, c'est la vision musicale qui se rapporte, comme toujours, à un matériau. Progressivement exploré, dévoilé et transformé, celui-ci ne se révèle au compositeur que dans l'acte même de la composition. Je trouve tout à fait normal que le compositeur se demande, après coup : qu'est-ce que j'ai vraiment fait là? Quelle sorte d'échelle m'est tombée dans les mains? La manière dont j'ai procédé dans l'analyse de la quatrième pièce de l'opus 10 de Webern ou du quatuor "Les harpes" de Beethoven est tout à fait légitime, et le fait que cela me semble justifié également pour d'autres exemples est tout à fait légitime dans la mesure où je décris ce qui s'y passe véritablement. Et ces arrangements insoupçonnés que l'on découvre sont plus forts et plus captivants que cette façon que l'on avait, autrefois, de schématiser des données complexes, à l'aide desquelles le compositeur se fabriquait un sentiment de sécurité fondé sur une pseudo-cohérence. Sous certains aspects caractéristiques, de tels ordonnancements peuvent se trouver partout, être analysés, extraits et mis en évidence. Cette constatation s'est imposée d'elle-même dans le cours du développement musical, et, plus récemment, dans la phase la plus radicale de l'atonalité, alors que pratiquement plus aucun acquis antérieur n'était accepté, chacun cherchant consciemment à les décaper. La composition se réduisit à fermer la porte à l'ordre ancien. Le point de repère demeurait secret, c'est-à-dire inconscient. Pour la pensée sérielle des années cinquante, la nouveauté ne résidait pas dans la découverte de nouvelles sonorités, mais plutôt dans la découverte de nouvelles relations polarisées. Une telle relation suppose bien sûr une hiérarchie, qui opère une gradation à plusieurs niveaux et met en oeuvre des systèmes qui se croisent. Chaque événement sonore est le point de rencontre d'une infinité de droites, les unes connues, les autres pas, et plus encore, il peut être le point de rencontre de cercles, d'hyperboles, etc. Si je veux donner à ce point de vue nouveau un caractère fonctionnel, je dois organiser ces événements à travers une forme, quelle qu'elle soit. Une droite se matérialise par une infinité de points, et c'est là qu'intervient la gradation sérielle. La note Do peut faire partie d'une mélodie ; elle peut également faire partie d'une constellation atonale ; elle peut être un événement acoustique face à des bruits; elle peut faire partie d'une citation et avoir, en cela, une force d'expression indépendante de son aspect acoustique ; elle peut, enfin, se trouver là par pur hasard. Elle peut prendre une quantité incroyable de représentations ; même répétée, elle peut se renouveler. C'est ainsi que l'ensemble des formes évidentes de composition ou d'écoute se transforment à son contact, et, dans ce cas, c'est le concept de continuum qui, pour moi, est le plus important. Jusqu'à quel point une série de hauteurs, ou une hiérarchie toujours évidente du matériau, peut-elle être distendue et atteindre un espace où l'on ne s'y reconnaît plus, mais où se produit ce qui était décidé?

U.M. : J'ai quelque difficulté à saisir le concept de "continuum" car ce dont il est question ici semble plutôt réparti de manière discrète, que ce soit en gradations, en segments ou autres, alors que le continuum, dans son sens premier, suppose la continuité, l'absence de lacune. Est-ce la représentation du fait que cette continuité, cette intégralité, peut, aujourd'hui, être divisée de multiples manières, selon la façon dont on s'y prend? Est-ce cela que signifient les droites qui se coupent de manière variable?

H.L. : C'est l'idée d'explorer un phénomène indivisible. Lorsque j'explore quelque chose, je ne me dis pas : je cherche quelque chose ici, et quelque chose là ; en conséquence, il y a ici quelque chose et là quelque chose d'autre. Je me dis : j'ai l'impression de ressentir une intégralité précise en ce moment. Il y a alors de bonnes raisons pour laisser la sensibilité explorer plus avant. Tout cela dépend de la force explosive du moment vécu. Voilà le genre de situations qui se produit lorsque s'ouvre le continuum. On peut, bien sûr, utiliser ce concept de manière réifiée. D'un point de vue de technique de composition, je débute avec une unité sonore, quasiment un motif, et c'est à travers les variations de celle-ci que j'expérimente différents états, et que je choisis, enfin, un continuum qui les rassemble. Il existe beaucoup de continuums de cet ordre dans les oeuvres de Ligeti - qui se transforment très intelligemment au cours de l'oeuvre - mais il n'est pas allé plus loin. Dans cette expérience de transformation, la perception est, encore une fois, reflétée de manière académique. Cela produit une chose simple, une sorte d'ostinato (plutôt une obstination), qui se porte garant de la cohérence, alors que dans cette façon de faire, il y a, bien sûr, beaucoup de possibilités plus complexes. Mais depuis les expériences de Cage, ce genre de continuum n'inspire plus confiance. Lorsque j'ignore qu'une oeuvre est construite sur des procédures de hasard comme, par exemple, si je ne sais pas que 4'33" est de la non-musique, et que je viens m'asseoir pour écouter "ce qui se passe", alors je suis moi-même le continuum. Et lorsque le compositeur dispose les uns à côté des autres des objets complètement indépendants, qui n'ont, à l'évidence, rien à faire ensemble, alors la seule chose qui les unisse est qu'ils se produisent selon les ordres d'une seule volonté. Il n'y a donc aucun agencement aléatoire, mais le continuum, qui sera exploré ainsi, ne peut se comprendre par aucun principe, qu'il soit acoustique ou abstrait. Il est important de noter que le continuum qui apparaît là n'est pas bricolé, mais représente au contraire une sorte de stupéfaction et, dans ce sens, peut être imaginé, halluciné, "exhibé" et qu'il s'agit là d'expériences existentielles qui entrent en liaison avec ma propre volonté créatrice.

U.M : J'aimerais revenir sur un autre point. Tu as parlé de stagnation, et je t'ai posé la question de la fonction historique de la pensée sérielle, à savoir s'il s'agissait de la dernière acquisition, ou transformation, qui ait affecté la composition, et dans quelle mesure. Faut-il aussi penser la stagnation comme l'absence d'une force capable de mettre à jour, ou de libérer, de tels phénomènes?

H.L. : Je ne perçois pas, aujourd'hui, d'initiatives émancipatrices. Je ne vois d'ailleurs aucune initiative qui soit allé plus loin que ce que nous avons réalisé. Et par "nous", je n'entends pas seulement la génération de Stockhausen ou de Nono. De leurs ruptures, ma génération a tiré grand profit. Les initiatives des jeunes, quand elles sont assumées, me semblent piégées dans le maquis impénétrable d'un épigonisme peu rassurant. On constate de nouvelles tentatives violentes pour se démarquer, mais elles sont dépourvues de cette exigence existentielle de grandeur ou bien, devrais-je dire, de profondeur, d'esprit. Je ne sais pas ce qui devrait se produire pour que je puisse à nouveau reconnaître quelque chose qui ressemble à de l'innovation chez les jeunes. Il leur est difficile de trouver une nouvelle manière de faire. Mais je suis moi-même en ce moment dans une sorte de crise. Je pourrais décrire certains passages ici ou là dans Allegro Sostenuto comme un retour à une musique "légère". À côté de cela, mon 2ème quatuor, Reigen Seliger Geister est débarrassé de ces scories et s'appuie sur un jeu rénové faisant appel à des techniques d'écoute. Et l'aspect expressif va se charger à nouveau de sens dans Zwei Gefühle, avec les textes de Leonard de Vinci. Je cherche toujours à avancer techniquement - bien que cette idée d'avancer soit en elle-même un problème - ou, à tout le moins, je tente de réagir chaque fois de manière nouvelle.

U.M. : Il y a un endroit, juste avant le Finale solenne dans Allegro Sostenuto, où apparaît clairement un accord de septième diminuée, inclus au sein d'une longue suite d'événements musicaux répartis en couches distinctes, allant du cluster à grande échelle jusqu'à l'accord à trois sons. A l'époque où Allegro Sostenuto était pratiquement terminé, tu as déclaré, dans une interview accordée à Heinz-Klaus Metzger, que tu travaillais de nouveau volontiers avec des sonorités ordinaires, alors qu'auparavant tu centrais ton intérêt sur un monde sonore non-traditionnel. Un tel accord, avec l'aura dont il est chargé, me frappe l'oreille à coup sûr, mais je remarque également que cet accord n'a pas de conséquence fonctionnelle, du moins pas celle à laquelle nous sommes habitués : il n'y a pas de résolution et cet accord n'est perçu que comme entre-tissé dans une suite de plans sonores.

H.L. : Il y a beaucoup de figurations similaires dans cette oeuvre, comme, par exemple, cet accord de septième de dominante sur La. Il est présenté avec des notes étrangères qui sont, en fait, des éléments du spectre harmonique de la fondamentale et c'est au fur et à mesure de l'élimination de ces notes que se construit une sorte de crescendo dans la disparition de cette fondamentale. Il y a dans cette oeuvre une rupture violente avec l'interdit porté sur des recours considérés autrefois comme régression et source d'angoisses. Il existe des intuitions qui nous amènent à faire le pas vers un domaine que l'on avait rendu tabou, et celui qui n'a pas d'angoisse à surmonter est, soit un idiot, soit un saint, mais dans les deux cas, il est sans intérêt.

U.M. : Cela fait penser à celui qui parle tout haut dans la forêt profonde afin de chasser sa peur.

H.L. : Il vaut mieux courir dans les fourrés, quitte à s'y faire piquer, et parvenir au bout de l'expérience. Tant que l'on ne sait pas où se situe le danger dont on sent la menace, il vaut mieux aller rapidement au bout des choses pour voir, ensuite, ce qui se passe. L'angoisse que l'on éprouve au contact de la composition ne peut être dépassée qu'à l'aide d'une volonté créatrice, une vision, suffisamment forte, et, inversement, c'est la maîtrise de telles angoisses qui engendre les visions réellement décisives. J'ai toujours le sentiment d'une progression, mais je dois, pour cela, connaître et surmonter mes propres servitudes et, dans ce cas, la progression prend une forme très subjective. Face à une innovation décisive, je ne me considère pas comme un "pionnier", ce qui a pu être le cas pour d'autres, mais comme quelqu'un qui, simplement, s'aide lui-même.

U.M. : Nous avons bien, à présent, deux niveaux car tu as décrit Allegro Sostenuto comme un recours (partiel) à de la musique légère. Le dépassement de ces angoisses émotionnelles représente un niveau, mais, par ailleurs, la réalisation, ou ce qui en résulte, c'est à dire l'oeuvre achevée, a gagné en originalité et en autonomie.

H.L. : Oui, et, dans ce cas, elle peut n'avoir plus rien à faire avec la problématique personnelle.

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