François BOHY

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La musique comme pratique existentielle (fin)

U.M. : Le 2ème quatuor à cordes date à peu près de la même époque mais il est très différent du point de vue sonore. Si je le compare avec cette pièce, je relève un aspect qui était depuis longtemps à peine formulé dans ta musique et qui, maintenant, est directement mis en valeur. Des sonorités que tu évitais systématiquement autrefois apparaissent maintenant, mais au sein d'un ensemble de relations qui leur font acquérir une autre signification.

H.L. : Il n'est pas simple d'avoir quelque chose à dire sur cet aspect des choses. Le jeu avec les intervalles ne peut se faire en étant simplement sourd aux conventions et aux souvenirs qui leurs sont associés. On peut les nier, mais, dans la plupart des cas, l'évocation tombe dans un espace webernien-atonal. On peut aussi chercher à les tenir en échec, le plus souvent à l'aide de trucs. On peut pratiquer la fuite en avant ... et finir par se mordre la queue. Mais lorsque l'on réagit comme cela, on est cerné par des objets sonores dont il faut sans cesse se libérer, et cette liberté si chèrement gagnée se révèle alors n'être qu'une nouvelle prison. Ou bien alors, il faut prendre le taureau par les cornes et attribuer d'autres fonctions à ce que l'on veut dominer. Si l'on étudie mes oeuvres antérieures, on y trouve tout ce matériau consonant déjà formé, mais présenté cependant sous un autre aspect.

Il sera bientôt évident que l'innovation et le recours à l'ancien ne sont en fait que les deux aspects d'une même chose. Progresser ne signifie pas qu'il faille systématiquement couper les ponts derrière soi car les relations qui nous unissent au passé demeurent vivaces. Couper des liens équivaut à perdre sa consistance. Tirer sur les fils jusqu'à ce qu'ils ne répondent plus signifie, soit que ceux-ci sont détendus ou arrachés, soit que l'on s'est isolé. Il existe des formes de régression qui sont aussi peu prévisibles ou évitables que des événements naturels, mais la prise de conscience de celles-ci dépend d'un domaine très personnel, c'est-à-dire existentiel, dans la composition. Je ne peux fonder ma responsabilité esthétique sur quelques idées arrêtées, et, à partir de cela, me mettre à travailler. Ce serait une imposture car, alors, les atavismes personnels reviendraient en force, produisant d'incroyables désastres. Je discerne de manière caractéristique, dans mon passé, ce qui est surmonté de ce qui ne l'est pas, et le fait que je réagisse contre fait partie de ma vie qui, hier comme aujourd'hui, est une recherche. Rassembler tous ces éléments enfin maîtrisés peut aussi sembler n'être qu'un instant de plaisir perfide. Voilà pourquoi il est évident que Allegro Sostenuto, publié en 1987, n'aurait pas pu être écrit avant. Je n'aurais pu le concevoir, par exemple, à l'époque de Wiegenmusik., qui relève d'un horizon complètement différent, incluant cet aspect radical du matériau, que j'ai décrit, en rapport avec Air et Kontradenz, comme une "musique concrète instrumentale".

Thomas Kabisch a fait l'éloge de la position prise par Robert Piencikowsky à propos de mon oeuvre Mouvement. Cette analyse perspicace est à la fois vraie et fausse, car son point de départ analytique est incomplet. Piencikowsky pose la question en ces termes : comment se fait-il qu'un compositeur qui se réclame de la "musique concrète instrumentale" agence à nouveau des intervalles? Voilà une contradiction réelle. Mais Mouvement n'a pas été écrit en 1968 comme temA ou Air, ni même en 1970 comme Kontradenz, époques où cette idée fut thématisée. Il se situe dans une phase où les citations font également partie des objets dont je révèle l'anatomie. Qu'il s'agisse du Liebe Augustin ou de la Marseillaise, qu'il s'agisse de motifs rythmiques ou de gestes en tant que tels, en bref, qu'il s'agisse de musique instinctive ou d'une mécanique savante, dans tous les cas, la musique n'est citée indirectement que comme mouvement. Et celui-ci se transforme en quasi glissando sur les touches d'un clavier imaginaire qui égrène des gammes inouïes à l'accord aléatoire. Avec le temps, c'est l'idée même de "musique concrète instrumentale" qui s'est décomposée. Il ne s'agit plus simplement de l'attrait de sonorités corporelles, mais il s'agit de la phénoménalité d'objets concrets. Voilà ce qui balaye d'un coup la contradiction et permet à l'analyse d'adopter un point de vue nouveau tout en conservant les mécanismes sériels sur le rôle des sons, comme c'est le cas, par exemple, avec ces drôles de réveille-matin. Voilà encore une autre forme de mise en relation dans laquelle ce qui est étranger rayonne de manière complètement autre non pas seulement pour notre oreille, mais pour notre conscience.

U.M. : Puis-je, une fois encore, revenir sur le procédé de la citation? Tu l'a placé en relation avec une situation historique précise, pas seulement celle de 1968, mais celle de presque vingt ans plus tard. En observant le développement de la composition, plus spécialement au sein des jeunes générations, on se rend compte que toutes sortes de recours aux formes les plus variées jouent un grand rôle. Dans les deux dernières années, la façon dont on concevait la catégorie du matériau musical, conçue de manière plutôt simpliste auparavant, s'est agrandie considérablement. Il me semble que le matériau, d'un point de vue historique, n'est pas resté seulement un réservoir de matériaux, mais qu'il inclut, maintenant, la manière dont on dispose de ces matériaux, la façon dont on utilise ce réservoir, à savoir l'usage d'une typologie précise de phrases, de catégories formelles etc., ce qui va de pair avec une impétuosité productrice. Je vois une relation entre ceci et ce que tu as dit plus tôt à propos de la citation : celle-ci doit être utilisée non pas comme une simple mise bout à bout de fragments, mais elle doit gagner une qualité nouvelle par la tension qui se produit entre ce qui est cité et son environnement.

H.L. : Aujourd'hui, nous reconnaissons que des éléments précis du langage musical continuent à détenir une substance magique intemporelle. En les ayant appelés un peu facilement ou rapidement "bourgeois" (mais il faut toujours venir à bout de cet aspect bourgeois), nous avons l'impression d'avoir jeté le bébé avec l'eau du bain! La pratique de la citation s'entendait, bien sûr, comme une relation distanciée avec les scories d'une pratique musicale forte et manifestement dépassée, qui, en tant que reliques, paraissaient inoffensives et originales. Nous possédons maintenant, en nous et autour de nous, un gigantesque stock de jolies choses usagées qui sont en fait le legs d'une tradition sabotée. (Ce type de réflexion me fait dire qu'Adorno n'était qu'un romantique naïf lorsqu'il voulait une "musique informelle" ou une "musique pure". Cela ne correspondait, en fait, qu'à un regard exalté sur le bonheur qu'il y aurait à être "là-où-tu-n'es-pas". Si juste qu'elle ait pu être, la philosophie d'Adorno, à ce moment là, s'apparentait davantage à des spéculations enfantines, comme dans "le jeu des perles de verre").

U.M. : C'est bien ce que je voulais dire : dans les années cinquante, l'aspect de la matière est passé très fort au premier plan, mais plus tard, lorsque les possibilités en ont été épuisées, on a vu réapparaître des choses usées.

H.L. : Je pense qu'il s'agit avant tout d'un "matériau" qui est en nous. Nous sommes façonnés par nos souvenirs et nos désirs, qui constituent une réserve dont l'influence reste active même si elle semble négligée. Aller de l'avant implique de briser ce matériau, mais cela veut dire aussi qu'il faut le manipuler. Je ne peux pas vaincre la pesanteur, par exemple, sans l'étudier et sans l'éprouver. La question de l'état du matériau donne lieu à une dialectique infinie dont les termes prennent une forme toujours nouvelle dans chaque situation compositionnelle. Le risque, dans ces moments là, est d'aboutir à un malentendu, ou de s'illusionner soi-même, mais, plus généralement, on est toujours fasciné par ce dont on souhaite venir à bout. On croit déjà s'être détaché de ce matériau, mais on se rend compte que l'on en dépend encore lorsque, cherchant "hardiment" un truc, on "se réfère" à quelque chose. Mais le fait-on vraiment, et n'est-ce pas plutôt à soi-même que l'on a recours et dans quel état d'esprit? A ce stade, tout devient une question de morale, et je me référerai encore à Nono lorsqu'il dit, simplement : il n'y a que toi qui aies besoin d'être rénové ; ces manoeuvres de justification ne sont que des non-sens ; en tant qu'homme nouveau tu verras tout de façon nouvelle, d'une manière ou d'une autre, et tu renouvelleras ta façon d'être. Cela sonne comme le langage d'une secte, mais, pour Nono, l'homme nouveau est celui dont la réflexion renvoie aux questions élémentaires et éternelles du son et du temps. La question de savoir si tu fais une citation, ou si tu détruis quelque chose, ou bien de savoir si tu y crois encore, ou à nouveau, cette question se liquide alors d'elle-même.

U.M. : Cela suppose, en revanche, que le sujet porte seul la charge de la composition. Peut-être est-il illusoire de croire qu'il existait autrefois des ancrages institutionnels ou conventionnels qui permettaient d'alléger un peu ce poids. Cette formulation revient à dire que le sujet est toujours seul, dans une situation qui lui impose de chercher, et la question est de savoir dans quelle mesure les situations sont comparables. Chaque individu diffère de l'autre, chacun possède un champ d'expériences qui lui est propre, mais il existe tout de même, dans une certaine mesure, quelque chose comme une expérience collective, l'expérience du temps présent.

H.L. : Avec Nono, et je voudrais encore une fois préciser ce point de vue, l'homme rénové, tel que sa musique le suggérait, avait un univers sensoriel radicalement nouveau ainsi qu'un rapport conscient à sa propre histoire. Cela supposait de tirer un trait sur toutes les conventions machinales et cela a permis à ces "éléments bourgeois" d'être rénovés et protégés. Voilà pourquoi la composition lui apparaissait comme une sorte de devoir messianique, et non comme un plaisir ou comme un fardeau. Il ne se défendait plus contre quelque chose en tant que tel. C'est ce qui me sépare complètement de lui car pour moi il s'agissait toujours à la fois d'un plaisir et d'un fardeau. Je compose avec le plaisir de la découverte mais toujours consciemment contre moi-même, contre mes propres travers, mes propres paresses. Lui n'en avait pas besoin. L'interdit ne fonctionnait pas sur le mode : tu voudrais vraiment, mais tu ne dois pas. Il n'existait tout simplement plus car c'étaient les choses elles-mêmes qui s'interdisaient et n'avaient plus de raison d'être. Il est vrai aussi qu'il y avait là, je crois, une bonne part d'illusion, ce dont témoignaient ses "crises" à répétitions. Il demeure de tout cela, d'un point de vue technique, un structuralisme conséquent, associé à un défi lancé à la perception qui devient vigilante à tout ce qui arrive et se charge d'une sagesse non plus seulement perceptive, mais également passionnée et prospective (elle devient une perception capable de déductions). Mais la question reste entière : comment peut-on emprisonner ce qui se renouvelle?

U.M. : Dans ce sens, la tradition des discours sur la musique joue un rôle qui ne doit pas être sous-estimé. Parler de quelque chose ne se réduit pas à le mouler dans une autre forme, mais contribue à donner une réalité consciente à un état des choses. Parler de la musique, essayer de se positionner par rapport aux objets esthétiques, comporte une difficulté fondamentale, à savoir que la langue que nous utilisons, dans la mesure où nous ne pouvons pas toujours avancer des néologismes, nous impose sa méthode, et nous ressentons en permanence cette tension intérieure que suscite l'inadéquation entre la parole et l'objet.

H.L. : Eh, mon Dieu, dans une telle situation je ne peux pas me résoudre à décrire les choses négativement car, dans ce cas, il est très rare que l'autre fasse l'effort de sentir avec quoi s'articule le point de vue.

U.M. : Une difficulté supplémentaire provient de l'absence d'une théorie esthétique, qui nous laisse sans appareil conceptuel. Adorno fut le dernier à tenter la formulation d'une telle théorie. C'est aux cours d'été de Darmstadt que l'on ressent le plus ce manque d'un cadre de référence à la discussion. A la place d'une telle théorie, on trouve plutôt...

H.L. : des bricolages parcellaires...

U.M. : des petites visions du monde idylliques. Chacun reconstruit son histoire et sa préhistoire de manière fort éloquente, mais dans le même temps, c'est la possibilité de comprendre l'écart entre les différentes positions qui s'évanouit. Nous sommes arrivés à un point où la confusion des langages est quasi babylonienne. Nous finirons par devenir muets devant nos adversaires ou bien nous pourrons discuter en n'ayant plus rien à dire à propos d'eux. Ce serait la conséquence ultime.

H.L. : J'ai cherché à venir à bout ce problème dans différents textes. J'ai utilisé le concept de "facilité d'élocution comme impression de mutisme". On peut toujours parler comme un livre tout en ne disant rien. On peut imaginer la situation de quelqu'un qui parlerait avec zèle à propos de moi, mais son discours ne serait qu'un bavardage vide que j'approuverais sans rien dire. Quelle souffrance cela serait pour cet homme de se cogner sans cesse contre le mur de son mutisme. C'est cette souffrance qui m'importe le plus, car elle devient son expression et nous pouvons alors nous comprendre véritablement. Il existe une forme de mutisme qui révèle et nourrit des énergies étonnamment communicatives, et qui provoque, vraisemblablement, la destruction des objets déjà façonnés. Cela n'est pas négatif, contrairement aux apparences, car s'y rattachent à nouveau les joies incroyables de la découverte.

La joie et l'espoir demeurent tant que l'esprit humain réagit de manière créative. J'ai utilisé parfois une autre idée pour expliciter ce mutisme : il s'agit du "langage corporel de l'esprit". Lorsque j'écris deux sons l'un à côté de l'autre et que je ne sais pas ce que cela signifie, il peut s'agir d'un pur non-sens, mais, en même temps, cela appelle une signification, c'est un message mystérieux destiné à moi-même : je dois faire quelque chose, me remuer, en un mot composer ou sinon c'est moi qui serait composé. Naturellement, un certain mutisme est déjà détourné et ne représente plus qu'un truc pour aboutir rapidement à un discours facile.

A la fin de sa Poétique musicale, Stravinsky dit que l'art est le lien qui nous unit aux plus proches et aux plus élevés. L'expression "aux plus proches" suppose simplement que nous sommes tous d'accord et, quand ce n'est pas le cas, que nous ressentons le manque de cette unité. L'expérience de mouvements collectifs est une expérience magique qui suppose également, par son caractère d'uniformisation, un fort degré de répression. La rupture artistique de Stravinsky a dû être ressentie par les individus, pris isolément, comme une impulsion libératrice partagée collectivement. "Aux plus élevés", dans ce cas, il s'agit de Dieu, de l'Esprit ou de tout autre nom dont on voudra le voiler. Dans une telle situation qui, au-delà de la perception, rend possible une relation aux plus proches et aux plus élevés - et pour peu que le compositeur se laisse guider par ces prémisses - notre appareil créatif, notre intellect, notre instinct, nos connaissances, notre savoir et notre curiosité s'engagent, qu'on le veuille ou non, dans une quête de toutes les expériences, de toutes les forces et de tous les espoirs qui se sont sédimentées au cours de l'histoire dans les différentes formes du matériau musical. Il n'y a plus alors ni règle ni recette, ni interdit ou renoncement, plus de contrainte.

U.M. : Lorsque je pense aux difficultés que nous avons eues, durant les vingt dernières années, à réfléchir sur le phénomène de la nouvelle musique, je suis souvent gagné par l'impression que ces discussions à propos de la nouvelle musique n'ont conduit qu'à une impasse, ou, à tout le moins, se sont cantonnées à un niveau dont il est difficile de se dégager.

H.L. : Je ne sais pas si cela est vrai pour d'autres personnes, mais pour moi ces discussion n'étaient ni plus ni moins qu'un piètre essai de gymnastique de l'esprit. Dans Cinq types sonores, l'un de mes premiers textes, les descriptions et réflexions sur les différents états de la matière sonore - et comment un compositeur peut s'en servir - correspondaient à une impulsion dans ma pratique. Cela m'a aidé à réactiver d'anciens processus de travail dans lesquels je puisais ici ou là, sans but. De même, mes essais pour préciser ce que signifiait l'aspect "musique concrète instrumentale" ont été une aide à l'invention, une possibilité de m'articuler efficacement dans le structuralisme avant-gardiste. Cela vaut également pour ma définition des "Quatre aspects du matériau [et de l'écoute]". Je ne sais pas s'il doit toujours en être ainsi, mais, en ce qui me concerne, ces efforts de verbalisation sont toujours issus d'un conflit dans la pratique. Le public, la société, réagissent cependant beaucoup plus lentement et, à chaque fois, ces idées issues de la pratique doivent subir l'épreuve de l'incompréhension et de l'insignifiance. S'agit-il seulement d'un concept édulcoré de "structure"?, ou bien les "paramètres" ne seraient-ils que l'ensemble des concepts issus de la perception? S'agit-il seulement du concept de temps ou de concepts tels que "musique concrète", ou "refus", ou que sais-je encore? Je me suis rendu compte que ces concepts sont, dans un premier temps, toujours appréhendés de manière superficielle et erronée. D'autres ont une consonance moins spécialisée, et peuvent être saisis de manière plus pratique : l'idée de "perception" (qui, bien sûr, inclut nos idées sur "les goûts et des couleurs", ce qui nous permet de la traiter à la légère), ou bien des mots comme "silence" ou "chaos". À condition que ces concepts soient mieux développés, on pourrait en finir avec la tendance à vouloir toujours intégrer ce que l'on entend dans notre univers familier et recevoir la musique comme la forme particulière d'un phénomène naturel incommensurable, et cependant toujours détaché de son caractère naturel. Car ce phénomène naturel que nous observons, nous en sommes, en même temps, partie prenante, ce qui nous amène à rénover nos concepts familiers et à modifier ainsi les conditions de notre expérience. Hélas, il y a beaucoup de gens pour qui un phénomène naturel en musique se réduit à l'Alpensinfonie de Richard Strauss !

U.M. : Ce que tu décris comme phénomène naturel me semble comparable à ce que du décrivais auparavant, avec d'autres catégories, lorsque tu parlais d'archétypes présents dans l'expérience du chaud, du froid, du silence ou de l'accablement par le bruit. Le silence n'est pas le même, qui sépare deux passages joués très fort ou deux événements très doux. Le silence tire son éloquence de ce qui l'entoure, et une telle capacité d'expression éveille en nous des expériences que l'on tire de la vie de tous les jours pour les instaurer dans le domaine de la perception artistique.

H.L. : En employant l'expression "phénomène naturel", je cherche seulement à préserver le mot phénomène de ses associations les plus communes. Cela représente pour moi, en tant qu'auditeur, quelque chose auquel je ne suis pas préparé et auquel je m'expose consciemment sans défense. Et même lorsqu'il s'agit de quelque chose de connu, comme lorsque je vais au cinéma et que je sais ce qui va arriver, il peut se produire quelques petites surprises. Mais une séance de cinéma pendant laquelle un incendie se déclare est source d'une expérience bien au-delà de ce qu'elle laissait présager.

U.M. : Il y a un caractère immédiat de l'expérience qui tend à être définitivement perdu aujourd'hui, du fait, entre autres, de la tendance réflexive de notre manière de faire. Lorsque quelque chose est produit, nous l'observons immédiatement avec le regard du futur, comme s'il appartenait déjà au passé, nous pensons toutes choses avec un point de vue historique. Pourtant, le caractère immédiat de l'expérience implique de se débarrasser de tout cela.

H.L. : Les innovations qui se présentèrent comme telles, au moins dans ce siècle, furent toutes des innovations qui se transformèrent, d'une manière ou d'une autre, en produits "de conserve". Elles étaient volontairement déstabilisantes - cela paraît à nouveau négatif - car elles forçaient l'auditeur, barricadé dans un conformisme béat, à prendre pied dans un espace particulier, domestiqué comme espace de l'art. La Symphonie de chambre de Schoenberg, par les formes avec lesquelles elles dévoilait soudain une volonté de mettre à mal la structure, fut ressentie comme une expérience menaçante par "l'humanité" (telle que la décrit Karl Krauss), alors qu'elle n'était à l'évidence que le travail remarquable d'une pensée thématique, un concentré de toutes les oeuvres de type traditionnel. Voilà comment un esprit humain, créatif, calculateur et spéculatif, accède à l'état de phénomène naturel en s'échappant des espaces où il est en sécurité. Même un esprit si manifestement académique que celui de Schoenberg, qui dans la publication de ses Satires pour choeur pensait devoir, en plus, y exhiber son savoir-faire en contrepoint traditionnel, bouscule un point de vue existentiel, là où, peut-être, un autre compositeur, avec sa "spontanéité", aurait tout rendu insignifiant. De ce point de vue, la pensée sérielle constituait également une rupture totale car la musique, qui ressortait autrefois d'une jouissance partagée, devenait une musique qui s'appréciait dans le cadre d'une confrontation violente. La musique sérielle était elle aussi un phénomène naturel, avant qu'elle ne se charge d'une patine académique. La musique est source d'expérience existentielle chaque fois qu'elle accède au rang de phénomène naturel, même si celui-ci est récupéré sous forme de langage. Rompre avec le côté magique, c'est à dire déranger une sécurité collective, réelle ou apparente, reste toujours une affaire collective, et lorsque cette rupture est ressentie comme art, alors elle se charge souvent toute seule, et à nouveau, de magie. Les symphonies de Beethoven sont l'expression de cette rupture avec un cérémonial sonore (que l'on pense à l'ouverture de la première ou à la neuvième), et c'est pourquoi elle ont encore, aujourd'hui, une aura "irrésistible". Le regard dissécateur devient caractère d'affirmation. C'est un jeu qui se nourrit du fait que nous avons toujours, dans notre vie, des exigences et des expériences d'ordre magique. Si ce n'était pas le cas, il n'y aurait pas de musique. La musique doit s'appliquer à ce besoin de magie, qui correspond, en partie, à un besoin de protection, souvent chargé d'un caractère religieux. C'est par là qu'elle peut atteindre et influencer l'âme humaine en la libérant d'une paralysie d'ordre magique. Et pour atteindre un tel objectif, "tous les coups sont permis". Cela va bien au-delà des critères de style quels qu'ils soient, même s'ils en découlent naturellement et que l'on parle principalement de cet aspect des choses. Le reste est moins saisissable et tout ce que j'ai décrit ici de manière détaillée, avec des idées comme celles de "magie" ou d'archaïsme", de "mise en sûreté" ou de réactions de "rupture", le discours sur la musique va peut-être les éluder...ou peut-être pas. Pour les grandes oeuvres, ça ne marche pas : on cherche seulement à se barricader, alors qu'il faut vraiment changer nous-mêmes. Avec No hay caminos, hay que caminar... ou Guai ai gelidi mostri, tu ne peux plus écouter poliment : il faut t'ouvrir intérieurement, découvrir des qualités d'entendement et les faire éclore pour, ensuite, vivre avec. C'est un déchirement qui te transforme pour le restant de tes jours. Toutes ces choses ne sont pas analysables ou verbalisables en tant qu'objets. Ce qui m'intéresserait maintenant, à ce point précis où la parole me fait défaut, serait moins la question du style que celle de la liaison entre la décision et le renouveau véritable, alors que nous parlons ici, justement, de manière journalistique. Je dis souvent : "faire son miel de quelque chose" ou bien "tu ne dois pas rester indifférent". Oui, mais comment ne pas rester indifférent? A quoi s'oppose l'indifférence? Que se passe-t-il véritablement dans l'audition? Certains disent parfois : "ce n'est pas de la musique" et s'enfuient de la salle en claquant les portes. Mais cette porte claquée n'est-elle pas, à nouveau, la source d'une impression forte?

 

Texte paru initialement sous le titre "Musik als existentieller Erfahrung", en deux parties, dans les numéros 18 et 19 de la revue POSITIONEN (02/94-05/94)

Traduit de l'allemand par François BOHY

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