Nous étions neuf pères ce jeudi : deux d'entre
nous étaient absents mais deux pères venus d'un
quartier voisin du XVIII° les remplaçaient. Une télévision
allemande (ARD) nous suivait ce soir-là.
Nous avons parcouru le bd de la Villette, la rue de Tanger, la
rue Riquet, la rue d'Aubervilliers, la rue du Maroc, la rue de
Tanger, la rue Bellot pour terminer par la rue d'Aubervilliers
jusqu'au croisement des trois arrondissements.
Cette tournée fut une fois de plus extrêmement
vivante. Beaucoup de monde dans la rue, parlant facilement avec
nous. De très nombreux encouragements : la quasi totalité
des gens rencontrés nous félicite de notre initiative.
Deux nouveaux pères désireux de se joindre à
nos prochaines tournées nous ont laissé leurs coordonnées.
Chacun a la conviction que nous sommes dans le vrai quand nous
déclarons
1) que cela ne peut plus durer dans le quartier avec le trafic
de drogue qui pourrit les relations entre les gens, qui interdit
la fréquentation de rues la nuit tombée, qui harcèle
les habitants jusque dans leurs cages d'escaliers ;
2) que se battre contre la drogue implique que tout le monde s'y
mette et c'est pour cela que nous nous promenons une fois par
semaine la nuit tombée, espérant ainsi ouvrir la
voie à d'autres : aux mères, aux jeunes, aux commerçants...
;
3) que ce combat engage également une responsabilité
toute particulière de la police (répression), des
municipalités (éducation), des ministères
(soins). Si nous faisons pour notre compte notre travail propre,
qu'ils fassent donc, et bien, celui qui leur revient !
Ce langage est immédiatement compris de tous : pas un qui
n'ait une anecdote pénible à nous raconter concernant
le trafic ; pas un qui ne déplore l'incurie des pouvoirs
publics, l'inattention des maires ; pas un qui ne nous encourage
à continuer pour le quartier et sa jeunesse.
Et toujours ce nouveau spécimen, découvert
par notre collectif
Pas un ? Si, quand même, il y en a un : il y a toujours
notre « citoyen accro des conseils » qui veille inlassablement
sur son pré-carré et nous apostrophe régulièrement,
en une démonstration théâtralisée de
son impuissance et de sa vacuité.
Le groupe des pères de Stalingrad aura ainsi apporté
sa contribution, modeste mais significative, à la taxinomie
des addictions puisque nous avons déniché, caché
au détour d'une petite place de notre quartier, un spécimen
jusque-là non inventorié de toxicomane, au demeurant
toxicomane d'un type spécifiquement français qui
semblait avoir échappé à l'attention des
spécialistes en addictions et que nous conseillerions à
la MILDT d'inclure sans tarder dans son champ d'intervention :
ce « citoyen » dont l'horizon de survie mentale se
mesure aux conseils de quartiers, conseils d'arrondissements,
conseils municipaux, conseils généraux, conseils
régionaux, etc. qu'il lui faut fréquenter le soir
venu...
Notre travail d'entomologiste ainsi accompli, par surcroît
de nos tâches, revenons à notre véritable
travail de pères de famille.
Des mères
La tonalité propre de notre cinquième tournée-rue
s'est dessinée autour d'une série inattendue de
discussions avec des mères.
Il y eut ainsi place du Maroc un petit attroupement de mères
parlant haut, le verbe fort, très remontées contre
la drogue. Situation imprévue de petit meeting féminin
où nous nous retrouvions minoritaires, dépassés
par celles-là même que nous pensions réveiller...
Une mère se déclarait affligée par le spectacle
de ce qu'étaient devenus des enfants qu'elle avait vu grandir
dans le quartier, « des petits qui étaient bien »,
disait-elle et qui avaient sombré depuis, happés
par le trafic. Elle déclarait qu'à ses yeux l'essentiel
était de s'adresser aux jeunes le plus tôt possible,
en commençant par les enfants, avant que les choses ne
se gâtent à l'adolescence.
Incidente
Pour nous faire une idée de la « prévention contre la drogue » qui prévaut dans notre quartier, le groupe des pères a assisté à une récente séance organisée par la Mairie de Paris dans une bibliothèque. Compte rendu est fait, en annexe de cette chronique, de cette séance qui donne une idée de ce qu'est la prévention quand elle est sous tutelle idéologique de la MILDT...
Un local plutôt que la rue ?
Plusieurs autres conversations ont mis en relief une même
conviction chez les mères : pour avancer contre la drogue
auprès des jeunes, il faudrait des locaux non seulement
pour que les jeunes puissent y réaliser des activités
qui les éloigneraient de la rue mais aussi qui permettraient
à ces mères de les rencontrer, de parler avec eux,
de les accompagner.
Il se révélait ainsi deux voies possibles dans la
manière de se rapporter aux jeunes :
1) la nôtre, celle de pères, qui privilégie
aujourd'hui la rencontre des jeunes dans la rue, dans leur milieu
spontané ;
2) celle des mères qui privilégierait la rencontre
avec les jeunes dans des locaux, à l'écart précisément
de la rue, d'une rue ressentie comme menace, comme terrain naturel
de décomposition et de dérive plutôt que comme
lieu possible de sursaut et de recomposition.
Deux manières différentes de se rapporter aux jeunes,
qui sont compatibles, et valident l'hypothèse que ce que
nous faisons la nuit dans les rues n'est pas forcément
un modèle pour ce que peuvent et doivent faire d'autres
parties de la population du quartier.
Les mères du quartier doivent-elles partir en quête
d'un tel local pour initier de nouvelles pratiques collectives
dans le quartier Stalingrad ? Cette idée sera à
discuter lors de nos prochaines soirées.
Des commerçants
Autre composante du quartier qui s'est manifesté ce
soir-là avec une nouvelle acuité : les commerçants.
Pour beaucoup d'entre eux, le trafic de drogue est une véritable
calamité : les gens n'osent plus sortir la nuit tombée,
par peur de se faire embêter et les commerçants restent
avec leurs cafés désertés, leurs restaurants
dépeuplés, leurs boutiques sans clients... Nous
avions manifesté, à l'automne dernier, habitants
et commerçants unis contre le crack. Cette alliance reste
d'actualité.
Que peut-elle produire aujourd'hui ? Quelle pratique particulière
pourraient inventer les commerçants du quartier en sorte
d'encourager les jeunes à se tenir à l'écart
de la drogue, d'indiquer à tous que le quartier s'organise
contre la drogue, que l'espace public, les rues, les trottoirs,
sont aux habitants, non au trafic de drogue ? Faut-il réaliser
une affiche qui déclare le quartier Stalingrad contre la
drogue, affiche dont les commerçants pourraient faire usage
en décorant leur devanture ? Proposition à mettre
à l'épreuve de nos prochains contacts...
La tournée des bars
L'excellent accueil par la population du quartier de nos tournées-rue se traduit par la proposition qui nous est désormais faite assez régulièrement de nous désaltérer et venir boire un coup, qui dans une épicerie, qui dans un café. Notre dernière tournée-rue s'est ainsi vue menacée de se transformer en pure et simple tournée des bars du quartier, notre groupe se trouvant régulièrement invité à trinquer dans les différents bistrots encore ouverts à cette heure. Nous avons gaillardement accepté la proposition, nous inquiétant cependant d'être rattachés à la tribu des alcooliques (les militants de la MILDT se réjouiraient de pouvoir indexer notre initiative à une nouvelle rivalité entre bandes : les alcooliques contre les drogués, après les bandes du hash contre celles du crack...).
Intermède : « Vive la France ! »
Omar, ouvrier arabe, offre la tournée à tous (avec les différentes équipes de tournage, nous sommes pourtant une petite quinzaine). Générosité populaire... Il connaît le quartier depuis 25 ans, y travaille mais habite plus loin dans le 18°. Il nous connaît de réputation et veut nous faire plaisir. Son point de vue, réconfortant sur ce pays, s'énonce en une phrase : « Vive la France ! ». Son idée est qu'il n'y a qu'en France qu'on accueille les gens de toutes origines comme ce pays le fait. Il déclare avoir comparé, avec les autres pays européens, l'Italie, l'Allemagne, les Pays-Bas et n'avoir trouvé qu'en France cette égalité entre les gens. Contents de partager avec lui cette conviction que notre pays se singularise par son égalité, et qu'il serait dommage d'abandonner ce pays en le laissant se décomposer, nous trinquons de bonne humeur avec Omar !
Les jeunes rencontrés ce jeudi étaient un peu
moins nombreux que d'ordinaire : affaire sans doute de rues sélectionnées,
et peut-être de temps (il faisait assez froid ce soir-là,
ce qui augmentait l'intérêt des pauses-café
offertes à notre groupe).
L'impression générale est que la jeunesse du quartier
est globalement saine et se tient à l'écart du trafic
de drogue. S'exprime chez elle, de manière de plus en plus
vive, un ras le bol devant le pourrissement du quartier, devant
le fait que ce qui domine dans la vie publique du quartier, c'est
le sordide du crack. D'où le sentiment que cela ne peut
plus durer, qu'il faut faire quelque chose, à notre école...
Un nouveau produit ?
Une information circule selon quoi un nouveau produit, un crack plus dur que le précédent, venant directement des États-Unis, commencerait de s'imposer sur le quartier et que ce nouveau crack, annonciateur de plus grandes violences et dégradations physiques, serait lié à la pénétration du trafic par de nouvelles figures de dealers, d'origines non plus africaines mais arabes. Information difficile pour nous à vérifier (sauf pour la seconde : il est patent pour beaucoup d'habitants que de jeunes beurs sont désormais partie prenante du trafic de crack) mais qui résonnait, pour ceux qui nous la transmettaient, comme annonciatrice de nouvelles aggravations !
La traditionnelle rivalité
Nous avons également croisé ces jeunes que nous connaissons maintenant bien, non pas que nous reconnaissions leurs visages mais plutôt leur discours, en l'occurrence une manière de prêcher la violence contre le trafic de crack, plus encore d'en appeler d'un traitement brutal des toxicomanes : « ces gens-là ne viennent pas ici : quand ils passent, on les cogne ! ». Ces propos constituent désormais pour nous un signe qui ne trompe pas : il signe qu'il s'agit là non pas de jeunes révoltés par la drogue mais plutôt de bandes mafieuses rivales, voulant préserver leur territoire consacré au trafic de hasch contre le trafic concurrent (plus rémunérateur et ayant actuellement le vent en poupe) du crack. Dans cette hargne s'exprime en effet non le refus révolté de la drogue mais une rivalité, non l'hétérogénéité de positions mais l'homogénéité d'un concurrent dépité. Comme d'ordinaire, nous ne rentrons pas dans cette logique et nous nous détournons de ses protagonistes.
Après les dealers, les promoteurs ?
Nous remarquons, lors de notre promenade, qu'une nouvelle agence immobilière vient de s'ouvrir rue d'Aubervilliers face au futur jardin d'Éole. Cette agence serait-elle l'hirondelle annonçant un printemps du quartier, en conformité avec l'adage : « après les dealers, les promoteurs » ? En tous les cas, si pour le moment nous ne savons pas bien ce qu'il en est des promoteurs, par contre nous avons toujours dans nos rues les dealers, la suite va en attester.
Allant à la rencontre des toxicomanes que nous comptions
plus facilement rencontrer un jeudi soir (nous avions modifié
notre jour de semaine dans ce but, notre périple du mardi
semblant désormais trop connu pour que le trafic de crack
n'en tienne compte, en se déplaçant plus tard dans
la nuit, le temps de laisser passer la caravane des pères
de Stalingrad...), nous avons sans doute créé quelque
surprise dans un trafic qui comptait disposer tranquillement de
sa soirée.
Pour la première fois des dealers nous insultent
Un jeune à vélo nous avait déjà
déclaré sa surprise de nous trouver dans les rues
un autre jour que le mardi. Sa surprise... nous avait surpris
: ce jeune ne nous semblait pas avoir la conscience tout à
fait tranquille pour se soucier à ce point du jour où
les pères circulaient dans les rues...
Un peu plus tard, à proximité du squat du 13 rue
d'Aubervilliers, nous sommes tombés sur une bande de dealers
qui ne se sont pas contentés de nous fuir et de se replier
dans les immeubles avoisinants mais, pour la première fois,
ont accompagné leur retraite de bordées d'insultes
à notre endroit.
Nous nous disions, bien sûr, que s'ils nous insultaient
ainsi, c'était parce qu'ils ne supportaient pas l'idée
d'avoir à nous céder la place dans la rue et que
ces insultes signaient donc notre victoire : nous marquions un
nouveau point dans la réappropriation de l'espace public
par les habitants, y compris la nuit. Mais il nous restait assez
pénible de nous entendre ainsi insultés et de devoir
encaisser la chose sans y répondre. Nous nous sommes mutuellement
rappelés à notre règle fondamentale : nous
ne parlons pas aux dealers, nous les ignorons, laissant à
la police le soin de les réprimer comme ils le méritent.
Et nous sommes passés, tranquilles, drapés dans
notre dignité de pères de famille, pendant que les
dealers, furieux et maugréant, restaient terrés
le temps que notre petite troupe aille son chemin : c'était
elle, non plus eux, qui était ce soir-là chez elle
dans la rue.
Pas de toxicomanes avec qui parler ce soir-là
L'effet négatif de ce petit incident a été
de nous rendre impossible toute rencontre avec les toxicomanes
puisque ceux-ci avaient suivi leurs fournisseurs dans leur repli.
Nous avons pressenti que pour un toxicomane, discuter avec un
père de Stalingrad était moins attrayant qu'un bon
shoot : en ce sens, nous n'avons pas encore rencontré un
véritable accro à la discussion avec nous, mais
qui sait !, peut-être qu'après la découverte
d'une nouvelle espèce de toxico (voir plus haut), les pères
de Stalingrad vont faire mieux encore : inventer une nouvelle
forme d'addiction : la dépendance aux tournées-rue
du mardi soir !
Finalement notre idée de nous promener le jeudi soir plutôt
que le mardi n'a pas permis, bien au contraire, de rencontrer
plus facilement les toxicomanes sillonnant notre quartier. Peut-être
même que le repli anticipé des dealers les mardis
(quand ils s'attendent à nous trouver dans les rues) favorise
la rencontre avec des toxicomanes puisque ceux-ci se retrouvent
alors désemparés par l'absence de leur dealer. Situation
devenant pour nous incalculable puisqu'il nous faut calculer la
réaction de l'adversaire à notre propre calcul !
Bref, nous décidons de nous en tenir pour le moment à
notre second planning (annoncé dans notre troisième chronique) faute de pouvoir
le remplacer par un autre qui soit sûr de l'améliorer.