OÙ L'ON DÉCOUVRE COMMENT LA MAIRIE DE PARIS PRATIQUE AVEC LES JEUNES LA « PRÉVENTION CONTRE LA DROGUE »...
(Chronique d'une rencontre avec des enfants, dans une bibliothèque du quartier Stalingrad)
Mercredi 10 avril 2002

 

Mercredi 11 avril, réunion de prévention contre la drogue auprès des enfants organisée dans une bibliothèque du quartier par la Mairie de Paris. Le groupe des pères, invité, assiste, silencieux, au débat entre les enfants (prépubères : en moyenne moins de 12 ans) et les responsables.

 


LES RESPONSABLES


Les adultes à la tribune sont au nombre de cinq : deux policiers et trois intervenants auprès des toxicomanes (recrutés dans les rangs de Coordination Toxicomanies 18 et d'Espoir Goutte d'Or). Aucun éducateur propre à la jeunesse et aux enfants ! Le personnel de la bibliothèque est bien là, pour maintenir un minimum de discipline, mais il n'intervient pas, comme si le débat sur la drogue devait être réservé aux spécialistes. Moyennant quoi, qui s'adresse aux jeunes ? Des policiers, de bonne volonté certes mais au discours forcément de policiers ; et des intervenants en toxicomanie qui, comme on va le voir, vont plaider la cause... des toxicomanes. Et personne qui ne sache vraiment comprendre ce qui peut se dire derrière telle ou telle question formulée par ces petits.


Un exemple

Une question écrite vient de la salle : « Est-ce que la drogue a une influence sur la sexualité ? ». La question est anonyme. On ne sait trop qui la pose, et quel est l'âge de celui / celle qui la formule : 8 ans ? 12 ans ? Il va de soi que le sens de la question n'est pas le même selon l'âge et le sexe de qui la pose : qu'est-ce qui l'intéresse exactement ? L'énoncé seul ne suffit pas à comprendre.
Un intervenant, visiblement perplexe et ne sachant trop comment faire, embraye cependant et répond de manière dérisoire : « Oui ! ». Pseudo-dialogue absurde avec des enfants, où les adultes font la preuve de leur incapacité éducative, ce qui est somme toute un peu normal : que l'on sache, un policier n'est pas un éducateur, et un intervenant auprès des toxicomanes n'est pas non plus un éducateur pour enfants. De plus le jeune âge des intervenants du jour en faisait des grands frères ou des grandes soeurs plutôt que des adultes assumant une coupure entre leur monde et celui des enfants.

 


LES QUESTIONS


La séance est préparée par une liste de questions élaborées antérieurement. Des questions plus spontanées, et formulées sur le vif, circulent également.


Savoir ou comprendre ?

Le discours des intervenants embraye sur le dogme idéologique de la MILDT : « Savoir plus, risquer moins ». Il saute pourtant aux yeux, ne serait-ce qu'à parcourir la liste précédemment mentionnée, que le problème des enfants n'est pas tant de savoir que de comprendre. Ainsi plus de la moitié des questions adressées à la police pivote autour d'un « Pourquoi ? » : « Pourquoi on se drogue ? » « Pourquoi la drogue est-elle légale dans certains pays ? » « Pourquoi la drogue est-elle pour certains un travail ? », etc.
Il est patent que les enfants se posent avant tout la question du sens de cette affaire, en particulier du sens de la drogue pour les adultes. Ils interrogent les adultes sur leur capacité d'adulte à comprendre ce que vient faire la drogue dans leur quartier, dans leur environnement quotidien. Et ceci n'est pas tant affaire de savoir (savoir par exemple les différences objectives entre les produits : à dix ans !) que de comprendre de quoi il retourne là, et en particulier comment des adultes formulent tout cela, et peuvent le leur faire comprendre.
Bref le « savoir plus » de la MILDT est ici à l'évidence à côté de la plaque !


Comment ou pourquoi ?

S'il s'agit de parler avec des enfants du sens de la drogue dans ce quartier, dans cette ville, dans ce pays, dans ce monde, du « pourquoi la drogue ? » plutôt que de son « comment ? », alors l'orientation de prévention imposée par la MILDT est manifestement inadaptée. Là aussi, un travail n'est pas fait par ceux qui devraient le faire. Il est vrai qu'avec pour en tête des brochures de prévention le slogan « Pas de société sans drogues ! », on se demande bien comment la MILDT pourrait convaincre les jeunes de se tenir à l'écart de la toxicomanie...
Au total, la première impression est celle d'une inefficacité criante certes faite d'une bonne volonté de la part des intervenants, surtout des policiers, mais aussi d'une démission, voire d'une trahison de sa mission, par la MILDT qui fixe l'orientation idéologique générale de la chose...

 


ET ENCORE...


« Pourquoi la drogue c'est dangereux ? »

Question d'un enfant : « Pourquoi la drogue c'est dangereux ? ». Réponse d'un intervenant auprès des toxicomanes : « Le danger dépend des gens plus que du produit. Pour certains tel produit n'aura guère d'effet ; pour tel autre, le même produit en aura beaucoup. Tout est affaire de personne plus que de produit. » Ah bon ? Mais alors, comment savoir que moi, Pierre, Ahmed ou Mamadou, je peux supporter tel produit et pas tel autre ? Il me faut donc tester tout cela pour voir l'effet imprévisible que tel produit aura sur moi et qu'on ne saurait prévoir ? Et puis, si c'est vrai, cela veut dire qu'il ne faut pas interdire tel produit, mais l'interdire seulement à certains types de personnes, et l'autoriser à d'autres ?
Autant dire que cette réponse de l'intervenant, visiblement inspirée du discours prétendument « savant » de la MILDT, est une aberration, particulièrement en direction des enfants et des jeunes. Il est assez déprimant de découvrir ces réponses faites aux enfants par des gens bien mal inspirés de se caler sur l'idéologie officielle de la MILDT.


Des avocats plaidant la cause des toxicomanes...

Les policiers présents exposent la loi et la nécessité de la respecter. C'est leur métier. Ils le font, correctement, à leur manière normale de policier.
Bien vite, les intervenants en toxicomanie viennent par contre plaider la cause des toxicomanes auprès des enfants. Ils plaident qu'il faut parler d'« usagers de drogues » et non pas de toxicomanes, car le mot « toxicomane » serait péjoratif (et la réalité, ne l'est-elle pas ? a-t-on envie de leur répondre ; mais les parents et les habitants doivent rester muets ce jour-là : la parole est aux spécialistes et professionnels... de la toxicomanie). Bref, on change de vocabulaire pour dissimuler le problème qui est quand même, que l'on sache, que la toxicomanie est un empoisonnement, et que le toxicomane s'autoempoisonne (ce qui est une pratique « péjorative », non ?, je me trompe ?) et on demande aux enfants de ne pas parler franc et droit, mais de parler oblique, d'employer des périphrases : est-ce là le travail éducatif qu'on peut attendre de responsables publics ? Est-ce vraiment éduquer des enfants que de leur présenter des adultes évitant la réalité, la biaisant et la travestissant plutôt que de l'affronter avec courage ?


« Pourquoi les drogués prennent de la drogue ? »

Les intervenants en toxicomanie continuent leur travail d'avocats.
Question : « Pourquoi les drogués prennent de la drogue ? »
Réponse : « Parce qu'ils ont été à un moment ou à un autre exclus : de leur famille, de la société... » !!! Ah bon ? C'est donc de la faute à la société, des gens qui nous entourent, des adultes, des parents ? Les intervenants ne parlent guère de liberté, de choix, de décision. Ne serait-ce pourtant pas ce dont il faudrait parler ici avec ces enfants ?
Question : « Avec les toxicomanes, vous n'avez jamais peur ? »
Réponse : « Non. Les toxicomanes ne sont pas plus agressifs que d'autres. La vie dans la rue est pour eux très dure. Ils se défendent. S'il y a des cons parmi eux, c'est comme partout, comme parmi tout groupe humain. Et s'ils sont agressifs, c'est avant tout contre eux-mêmes. » Ah bon ? Parce qu'il n'est pas vrai que les toxicomanes agressent les gens pour avoir de l'argent ? (« Comment se procurent-ils leur argent ? », question posée par un enfant, et restée sans réponse : les intervenants détournent l'attention). Parce que les toxicomanes en squattant les cages d'escalier font comme tout un chacun ? Et c'est bien sûr comme tout un chacun, comme vous, comme nous, qu'ils portent un cutter dans la poche ?
Est-ce bien la tâche d'adultes que de répondre ainsi à ces petits par des discours lénifiants, planquant dans les placards ou sous les tapis les méfaits réels des toxicomanes ? Est-ce une réponse d'adulte à ces enfants que de ne pas savoir affronter la réalité des problèmes et de leur raconter des histoires ?


Deux discours

D'un côté un discours policier, clair et ferme, qui affronte le réel mais forcément à la mode policière : il fait propagande pour le travail de la police.
De l'autre, un discours moralisateur, « humanitaire », « droits de l'homme » qui biaise et dissimule les problèmes, qui plaide auprès des petits la cause des toxicomanes.
Et les enfants restant pris entre ces deux discours, avec personne pour prendre en charge leur cause propre, pour percer le sens de leur question, de leurs inquiétudes, de leur courage aussi, car ces enfants, pas plus que les habitants adultes, ne se déclarent en soi contre les drogués : ils parlent des problèmes que leur posent le trafic de drogue, et ces problèmes que l'on sache (et ils le savent bien) s'incarnent en des personnes : des dealers et des toxicomanes. Et ils font bien la différence entre les deux (ceux qui vivent du trafic et ceux qui en meurent ; ceux qui apportent la drogue dans le quartier sans y toucher, repartant avec de l'argent et ceux qui l'achètent pour se la fumer ou se l'injecter).
Est-ce vraiment la tâche prioritaire que de demander à ces petits de comprendre le toxicomane, de leur demander de faire l'effort d'intérioriser ce qu'est l'existence d'un toxicomane, vivant jour et nuit dans la rue, devant se battre, affronter les dealers, chercher à se procurer l'argent dont il a besoin, la tête fixée sur un unique but : son produit ? Les intervenants auprès de toxicomanes ne savent parler que de cela. Normal : ils ont choisi d'en faire leur vie professionnelle. Doivent-ils pour autant demander aux enfants de penser comme eux ? Est-ce vraiment cela qu'une prévention contre la drogue ?
On aurait pu croire qu'il s'agissait avant tout de convaincre les enfants qu'il y a mille fois mieux à faire dans ce monde que de se droguer. Seuls les policiers essayent de tenir, malgré tout, ce discours : on est dans une bibliothèque, remplie de livres ce qui est mille fois plus intéressant que toute drogue. Mais le policier fait cela à sa manière, pleine de bonne volonté mais pas forcément adaptée à cette classe d'âge ; et comment un enfant pourrait-il croire que le policier est la personne rêvée pour soutenir qu'on bâtit une vie d'adulte par la fréquentation des livres ?


Une pseudo-directive, sans conviction

Petit détail : sur une table, un paquet de brochures de la MILDT est offert aux enfants.
Ouvrons le dépliant consacré au crack et à la cocaïne (c'est la drogue du quartier, celle qu'on a présentée sur un plateau pendant tout un été aux enfants de cette bibliothèque : les baies vitrées de leurs salles de lectures donnaient sur la rue où une « scène ouverte » du crack s'était constituée, avec ses bandes de dealers et ses toxicomanes défoncés et hagards).
Ce dépliant énonce successivement : « Qu'est-ce que c'est ? », « Qu'est-ce que ça fait ? », « Quels sont les risques ? », « Ce que l'on ne sait pas ». Bref, la vulgate de la MILDT : « Savoir plus, risquer moins ». Rien, bien sûr, de spécifiquement contre le crack et la cocaïne : on est habitué à ce que la MILDT (« Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie ») déclare ne pas savoir ce que voudrait dire aujourd'hui qu'être contre la drogue dans ce pays...
On arrive à la fin du dépliant qui écrit ceci (page 6) : « Éviter les risques : ne pas consommer. Si vous n'y parvenez pas, risquer moins : limiter les doses, etc. » !
Il est proprement atterrant d'énoncer : « Ne consommez pas ! Et si vous n'y parvenez pas, consommez peu ! » : si l'on dit à quelqu'un : « Ne faites pas cela ! », ce n'est pas pour enchaîner aussitôt sur « Mais si vous ne le faites pas, ce n'est pas trop grave. Vous pouvez faire autre chose... ». Ce genre de propos signe l'absence complète de conviction de celui qui affirme « Faites cela ! ».
On imagine que lorsque quelqu'un dit : « Ne consommez pas ! », c'est parce qu'il y a derrière cette directive des convictions constituées et qu'il va s'agir d'en persuader celui à qui on s'adresse. Ici, pour la MILDT, rien de cela : le « Ne consommez pas ! » est privé de toute force persuasive, dénué de toute conviction. Celui qui le dit l'énonce parce qu'il faut bien le dire mais visiblement sans y croire lui-même.
Notons d'ailleurs que la MILDT s'adresse de la même manière à tout un chacun : c'est le même matériel pour les enfants et pour les toxicomanes ! Et c'est bien pour cela que s'adressaient aux enfants du quartier, ce jour d'avril, non pas des éducateurs pour jeunes mais des intervenants auprès de toxicomanes.
Tout ceci est proprement consternant ! Là encore, un travail de prévention spécifique auprès des enfants n'est pas fait, et on lui substitue tout autre chose : on fait croire aux enfants du quartier, abandonnés tout un été aux nuisances du trafic, qu'ils devraient comprendre les toxicomanes et faire l'effort de surmonter leur peur pour mieux considérer ces « exclus » et « victimes » de la rue ; voilà tout ce que la Mairie de Paris leur offre !

 


ET LA CAUSE DES ENFANTS ?


Qui parlera alors à ces enfants ? Qui parlera pour eux ? Qui les protégera, non seulement dans leur corps (la police) mais dans leur esprit au lieu de leur demander de protéger les toxicomanes ? Qui écoutera ce qu'ils disent comme enfants, et non pas comme adultes (ce qu'ils ne sont pas encore) ? Qui se tiendra face à eux, à hauteur de leurs questions sur le sens de l'existence, sur l'intérêt de vivre, sur les raisons que peuvent avoir des hommes de s'autodétruire, de s'empoisonner, de se suicider à petits feux et surtout sur les raisons qu'ont la majorité des adultes de ce pays de ne pas en faire autant ?
Ce n'est visiblement pas la MILDT et ses émules. Ce n'est sûrement pas les intervenants auprès de toxicomanes. C'était un peu ce jour-là deux policiers, qui le faisaient avec une bonne volonté certaine, et cette part inévitable de naïveté, et de rudesse propre à qui porte un uniforme.
Tout cela n'est pas à la hauteur des enfants rassemblés ce mercredi 10 avril dans la bibliothèque Hergé, rue du département, en pleine capitale de la France...

Et puisque nous étions dans une bibliothèque, les adultes auraient pu lire ce jour-là aux enfants cet extrait d'un poème (La hache à lame large, 1860-1867) de Walt Whitman :

« Une grande cité est grande lorsqu'elle a les meilleurs des hommes et des femmes.
Ne serait-elle composée que de trois misérables huttes crotteuses qu'elle serait pourtant la première au monde !
Ce ne sont pas les kilomètres de quais, de docks, de manufactures, de dépôts de marchandises qui font la qualité d'une grande ville,
Pas la hauteur incomparable ni le luxe des buildings, des boutiques de commerce qui font l'horizon d'une grande ville,
Pas l'abondance facile de l'argent, non.
Mais là où les habitants aiment une ville qui les aime intelligemment en retour,
Mais là où l'esclave ni l'esclavagiste n'ont plus cours,
Mais là où la populace spontanément se soulèvera contre l'inépuisable impudence des élus,
Mais là où l'autorité extérieure toujours cèdera prééminence à l'autorité interne,
Mais là où le citoyen constitue le modèle idéal tandis que président, maire ou gouvernement ne sont que des fonctionnaires salariés,
Mais là où les enfants reçoivent dans l'enseignement la légitimité comme la légalité de leur autonomie,
Mais là où sont encouragées les spéculations sur l'âme,
Mais là où les femmes participent aux processions à côté des hommes dans la rue,
Mais là où les pères ont la santé la meilleure,
Mais là où les mères ont la beauté physique en elles,
Là, oui, est la grande cité.
»

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LE COLLECTIF ANTI-CRACK DE STALINGRAD
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