Mercredi 11 avril, réunion de prévention contre la drogue auprès des enfants organisée dans une bibliothèque du quartier par la Mairie de Paris. Le groupe des pères, invité, assiste, silencieux, au débat entre les enfants (prépubères : en moyenne moins de 12 ans) et les responsables.
Les adultes à la tribune sont au nombre de cinq : deux
policiers et trois intervenants auprès des toxicomanes
(recrutés dans les rangs de Coordination Toxicomanies
18 et d'Espoir Goutte d'Or). Aucun éducateur
propre à la jeunesse et aux enfants ! Le personnel de la
bibliothèque est bien là, pour maintenir un minimum
de discipline, mais il n'intervient pas, comme si le débat
sur la drogue devait être réservé aux spécialistes.
Moyennant quoi, qui s'adresse aux jeunes ? Des policiers, de bonne
volonté certes mais au discours forcément de policiers
; et des intervenants en toxicomanie qui, comme on va le voir,
vont plaider la cause... des toxicomanes. Et personne qui ne sache
vraiment comprendre ce qui peut se dire derrière telle
ou telle question formulée par ces petits.
Un exemple
Une question écrite vient de la salle : « Est-ce
que la drogue a une influence sur la sexualité ? ».
La question est anonyme. On ne sait trop qui la pose, et quel
est l'âge de celui / celle qui la formule : 8 ans ? 12 ans
? Il va de soi que le sens de la question n'est pas le même
selon l'âge et le sexe de qui la pose : qu'est-ce qui l'intéresse
exactement ? L'énoncé seul ne suffit pas à
comprendre.
Un intervenant, visiblement perplexe et ne sachant trop comment
faire, embraye cependant et répond de manière dérisoire
: « Oui ! ». Pseudo-dialogue absurde avec des
enfants, où les adultes font la preuve de leur incapacité
éducative, ce qui est somme toute un peu normal : que l'on
sache, un policier n'est pas un éducateur, et un intervenant
auprès des toxicomanes n'est pas non plus un éducateur
pour enfants. De plus le jeune âge des intervenants du jour
en faisait des grands frères ou des grandes soeurs plutôt
que des adultes assumant une coupure entre leur monde et celui
des enfants.
La séance est préparée par une liste
de questions élaborées antérieurement. Des
questions plus spontanées, et formulées sur le vif,
circulent également.
Savoir ou comprendre ?
Le discours des intervenants embraye sur le dogme idéologique
de la MILDT : « Savoir plus, risquer moins ».
Il saute pourtant aux yeux, ne serait-ce qu'à parcourir
la liste précédemment mentionnée, que le
problème des enfants n'est pas tant de savoir que
de comprendre. Ainsi plus de la moitié des questions
adressées à la police pivote autour d'un «
Pourquoi ? » : « Pourquoi on se drogue ? »
« Pourquoi la drogue est-elle légale dans certains
pays ? » « Pourquoi la drogue est-elle pour
certains un travail ? », etc.
Il est patent que les enfants se posent avant tout la question
du sens de cette affaire, en particulier du sens de la
drogue pour les adultes. Ils interrogent les adultes sur leur
capacité d'adulte à comprendre ce que vient faire
la drogue dans leur quartier, dans leur environnement quotidien.
Et ceci n'est pas tant affaire de savoir (savoir par exemple les
différences objectives entre les produits : à dix
ans !) que de comprendre de quoi il retourne là, et en
particulier comment des adultes formulent tout cela, et peuvent
le leur faire comprendre.
Bref le « savoir plus » de la MILDT est ici à
l'évidence à côté de la plaque !
Comment ou pourquoi ?
S'il s'agit de parler avec des enfants du sens de la drogue
dans ce quartier, dans cette ville, dans ce pays, dans ce monde,
du « pourquoi la drogue ? » plutôt que
de son « comment ? », alors l'orientation de
prévention imposée par la MILDT est manifestement
inadaptée. Là aussi, un travail n'est pas fait par
ceux qui devraient le faire. Il est vrai qu'avec pour en tête
des brochures de prévention le slogan « Pas de
société sans drogues ! », on se demande
bien comment la MILDT pourrait convaincre les jeunes de se tenir
à l'écart de la toxicomanie...
Au total, la première impression est celle d'une inefficacité
criante certes faite d'une bonne volonté de la part des
intervenants, surtout des policiers, mais aussi d'une démission,
voire d'une trahison de sa mission, par la MILDT qui fixe l'orientation
idéologique générale de la chose...
« Pourquoi la drogue c'est dangereux ? »
Question d'un enfant : « Pourquoi la drogue c'est
dangereux ? ». Réponse d'un intervenant auprès
des toxicomanes : « Le danger dépend des gens
plus que du produit. Pour certains tel produit n'aura guère
d'effet ; pour tel autre, le même produit en aura beaucoup.
Tout est affaire de personne plus que de produit. »
Ah bon ? Mais alors, comment savoir que moi, Pierre, Ahmed ou
Mamadou, je peux supporter tel produit et pas tel autre ? Il me
faut donc tester tout cela pour voir l'effet imprévisible
que tel produit aura sur moi et qu'on ne saurait prévoir
? Et puis, si c'est vrai, cela veut dire qu'il ne faut pas interdire
tel produit, mais l'interdire seulement à certains types
de personnes, et l'autoriser à d'autres ?
Autant dire que cette réponse de l'intervenant, visiblement
inspirée du discours prétendument « savant
» de la MILDT, est une aberration, particulièrement
en direction des enfants et des jeunes. Il est assez déprimant
de découvrir ces réponses faites aux enfants par
des gens bien mal inspirés de se caler sur l'idéologie
officielle de la MILDT.
Des avocats plaidant la cause des toxicomanes...
Les policiers présents exposent la loi et la nécessité
de la respecter. C'est leur métier. Ils le font, correctement,
à leur manière normale de policier.
Bien vite, les intervenants en toxicomanie viennent par contre
plaider la cause des toxicomanes auprès des enfants. Ils
plaident qu'il faut parler d'« usagers de drogues »
et non pas de toxicomanes, car le mot « toxicomane »
serait péjoratif (et la réalité, ne l'est-elle
pas ? a-t-on envie de leur répondre ; mais les parents
et les habitants doivent rester muets ce jour-là : la parole
est aux spécialistes et professionnels... de la toxicomanie).
Bref, on change de vocabulaire pour dissimuler le problème
qui est quand même, que l'on sache, que la toxicomanie est
un empoisonnement, et que le toxicomane s'autoempoisonne (ce qui
est une pratique « péjorative », non ?, je
me trompe ?) et on demande aux enfants de ne pas parler franc
et droit, mais de parler oblique, d'employer des périphrases
: est-ce là le travail éducatif qu'on peut attendre
de responsables publics ? Est-ce vraiment éduquer des enfants
que de leur présenter des adultes évitant la réalité,
la biaisant et la travestissant plutôt que de l'affronter
avec courage ?
« Pourquoi les drogués prennent de la drogue
? »
Les intervenants en toxicomanie continuent leur travail d'avocats.
Question : « Pourquoi les drogués prennent de
la drogue ? »
Réponse : « Parce qu'ils ont été
à un moment ou à un autre exclus : de leur famille,
de la société... » !!! Ah bon ? C'est
donc de la faute à la société, des gens qui
nous entourent, des adultes, des parents ? Les intervenants ne
parlent guère de liberté, de choix, de décision.
Ne serait-ce pourtant pas ce dont il faudrait parler ici avec
ces enfants ?
Question : « Avec les toxicomanes, vous n'avez jamais
peur ? »
Réponse : « Non. Les toxicomanes ne sont pas plus
agressifs que d'autres. La vie dans la rue est pour eux très
dure. Ils se défendent. S'il y a des cons parmi eux, c'est
comme partout, comme parmi tout groupe humain. Et s'ils sont agressifs,
c'est avant tout contre eux-mêmes. » Ah bon ?
Parce qu'il n'est pas vrai que les toxicomanes agressent les gens
pour avoir de l'argent ? (« Comment se procurent-ils
leur argent ? », question posée par un enfant,
et restée sans réponse : les intervenants détournent
l'attention). Parce que les toxicomanes en squattant les cages
d'escalier font comme tout un chacun ? Et c'est bien sûr
comme tout un chacun, comme vous, comme nous, qu'ils portent un
cutter dans la poche ?
Est-ce bien la tâche d'adultes que de répondre ainsi
à ces petits par des discours lénifiants, planquant
dans les placards ou sous les tapis les méfaits réels
des toxicomanes ? Est-ce une réponse d'adulte à
ces enfants que de ne pas savoir affronter la réalité
des problèmes et de leur raconter des histoires ?
Deux discours
D'un côté un discours policier, clair et ferme,
qui affronte le réel mais forcément à la
mode policière : il fait propagande pour le travail de
la police.
De l'autre, un discours moralisateur, « humanitaire »,
« droits de l'homme » qui biaise et dissimule les
problèmes, qui plaide auprès des petits la cause
des toxicomanes.
Et les enfants restant pris entre ces deux discours, avec personne
pour prendre en charge leur cause propre, pour percer le sens
de leur question, de leurs inquiétudes, de leur courage
aussi, car ces enfants, pas plus que les habitants adultes, ne
se déclarent en soi contre les drogués : ils parlent
des problèmes que leur posent le trafic de drogue, et ces
problèmes que l'on sache (et ils le savent bien) s'incarnent
en des personnes : des dealers et des toxicomanes. Et ils font
bien la différence entre les deux (ceux qui vivent du trafic
et ceux qui en meurent ; ceux qui apportent la drogue dans le
quartier sans y toucher, repartant avec de l'argent et ceux qui
l'achètent pour se la fumer ou se l'injecter).
Est-ce vraiment la tâche prioritaire que de demander à
ces petits de comprendre le toxicomane, de leur demander de faire
l'effort d'intérioriser ce qu'est l'existence d'un toxicomane,
vivant jour et nuit dans la rue, devant se battre, affronter les
dealers, chercher à se procurer l'argent dont il a besoin,
la tête fixée sur un unique but : son produit ? Les
intervenants auprès de toxicomanes ne savent parler que
de cela. Normal : ils ont choisi d'en faire leur vie professionnelle.
Doivent-ils pour autant demander aux enfants de penser comme eux
? Est-ce vraiment cela qu'une prévention contre la drogue
?
On aurait pu croire qu'il s'agissait avant tout de convaincre
les enfants qu'il y a mille fois mieux à faire dans ce
monde que de se droguer. Seuls les policiers essayent de tenir,
malgré tout, ce discours : on est dans une bibliothèque,
remplie de livres ce qui est mille fois plus intéressant
que toute drogue. Mais le policier fait cela à sa manière,
pleine de bonne volonté mais pas forcément adaptée
à cette classe d'âge ; et comment un enfant pourrait-il
croire que le policier est la personne rêvée pour
soutenir qu'on bâtit une vie d'adulte par la fréquentation
des livres ?
Une pseudo-directive, sans conviction
Petit détail : sur une table, un paquet de brochures
de la MILDT est offert aux enfants.
Ouvrons le dépliant consacré au crack et à
la cocaïne (c'est la drogue du quartier, celle qu'on a présentée
sur un plateau pendant tout un été aux enfants de
cette bibliothèque : les baies vitrées de leurs
salles de lectures donnaient sur la rue où une «
scène ouverte » du crack s'était constituée,
avec ses bandes de dealers et ses toxicomanes défoncés
et hagards).
Ce dépliant énonce successivement : « Qu'est-ce
que c'est ? », « Qu'est-ce que ça fait
? », « Quels sont les risques ? »,
« Ce que l'on ne sait pas ». Bref, la vulgate
de la MILDT : « Savoir plus, risquer moins ».
Rien, bien sûr, de spécifiquement contre le
crack et la cocaïne : on est habitué à ce que
la MILDT (« Mission interministérielle de lutte contre
la drogue et la toxicomanie ») déclare ne
pas savoir ce que voudrait dire aujourd'hui qu'être contre
la drogue dans ce pays...
On arrive à la fin du dépliant qui écrit
ceci (page 6) : « Éviter les risques : ne pas
consommer. Si vous n'y parvenez pas, risquer moins : limiter les
doses, etc. » !
Il est proprement atterrant d'énoncer : « Ne consommez
pas ! Et si vous n'y parvenez pas, consommez peu ! » : si
l'on dit à quelqu'un : « Ne faites pas cela ! »,
ce n'est pas pour enchaîner aussitôt sur « Mais
si vous ne le faites pas, ce n'est pas trop grave. Vous pouvez
faire autre chose... ». Ce genre de propos signe l'absence
complète de conviction de celui qui affirme « Faites
cela ! ».
On imagine que lorsque quelqu'un dit : « Ne consommez pas
! », c'est parce qu'il y a derrière cette directive
des convictions constituées et qu'il va s'agir d'en persuader
celui à qui on s'adresse. Ici, pour la MILDT, rien de cela
: le « Ne consommez pas ! » est privé de toute
force persuasive, dénué de toute conviction. Celui
qui le dit l'énonce parce qu'il faut bien le dire mais
visiblement sans y croire lui-même.
Notons d'ailleurs que la MILDT s'adresse de la même manière
à tout un chacun : c'est le même matériel
pour les enfants et pour les toxicomanes ! Et c'est bien pour
cela que s'adressaient aux enfants du quartier, ce jour d'avril,
non pas des éducateurs pour jeunes mais des intervenants
auprès de toxicomanes.
Tout ceci est proprement consternant ! Là encore, un travail
de prévention spécifique auprès des enfants
n'est pas fait, et on lui substitue tout autre chose : on fait
croire aux enfants du quartier, abandonnés tout un été
aux nuisances du trafic, qu'ils devraient comprendre les toxicomanes
et faire l'effort de surmonter leur peur pour mieux considérer
ces « exclus » et « victimes » de la rue
; voilà tout ce que la Mairie de Paris leur offre !
Qui parlera alors à ces enfants ? Qui parlera pour
eux ? Qui les protégera, non seulement dans leur corps
(la police) mais dans leur esprit au lieu de leur demander de
protéger les toxicomanes ? Qui écoutera ce qu'ils
disent comme enfants, et non pas comme adultes (ce qu'ils ne sont
pas encore) ? Qui se tiendra face à eux, à hauteur
de leurs questions sur le sens de l'existence, sur l'intérêt
de vivre, sur les raisons que peuvent avoir des hommes de s'autodétruire,
de s'empoisonner, de se suicider à petits feux et surtout
sur les raisons qu'ont la majorité des adultes de ce pays
de ne pas en faire autant ?
Ce n'est visiblement pas la MILDT et ses émules. Ce n'est
sûrement pas les intervenants auprès de toxicomanes.
C'était un peu ce jour-là deux policiers, qui le
faisaient avec une bonne volonté certaine, et cette part
inévitable de naïveté, et de rudesse propre
à qui porte un uniforme.
Tout cela n'est pas à la hauteur des enfants rassemblés
ce mercredi 10 avril dans la bibliothèque Hergé,
rue du département, en pleine capitale de la France...
Et puisque nous étions dans une bibliothèque, les adultes auraient pu lire ce jour-là aux enfants cet extrait d'un poème (La hache à lame large, 1860-1867) de Walt Whitman :
« Une grande cité est grande lorsqu'elle a les meilleurs des hommes et des femmes.
Ne serait-elle composée que de trois misérables huttes crotteuses qu'elle serait pourtant la première au monde !
Ce ne sont pas les kilomètres de quais, de docks, de manufactures, de dépôts de marchandises qui font la qualité d'une grande ville,
Pas la hauteur incomparable ni le luxe des buildings, des boutiques de commerce qui font l'horizon d'une grande ville,
Pas l'abondance facile de l'argent, non.
Mais là où les habitants aiment une ville qui les aime intelligemment en retour,
Mais là où l'esclave ni l'esclavagiste n'ont plus cours,
Mais là où la populace spontanément se soulèvera contre l'inépuisable impudence des élus,
Mais là où l'autorité extérieure toujours cèdera prééminence à l'autorité interne,
Mais là où le citoyen constitue le modèle idéal tandis que président, maire ou gouvernement ne sont que des fonctionnaires salariés,
Mais là où les enfants reçoivent dans l'enseignement la légitimité comme la légalité de leur autonomie,
Mais là où sont encouragées les spéculations sur l'âme,
Mais là où les femmes participent aux processions à côté des hommes dans la rue,
Mais là où les pères ont la santé la meilleure,
Mais là où les mères ont la beauté physique en elles,
Là, oui, est la grande cité. »