Le nouveau père africain attendu (voir deuxième
chronique) n'est pas venu. Par contre un nouveau père français
s'est déplacé à notre permanence et, s'étant
déclaré d'accord sur nos orientations, il devrait
participer à notre prochaine tournée-rue. Un de
nous étant ce soir-là malade et un autre étant
retenu par des obligations familiales, nous avons finalement fait
cette troisième tournée-rue à six. Notre
troupe restait malgré cela imposante en raison des différents
journalistes continuant de nous entourer, ce qui n'a pas manqué
d'entraver quelque peu certaines discussions, en particulier auprès
de jeunes.
Nous avons parcouru les rues suivantes : rue de Flandre, rue Riquet,
rue de Tanger, rue du Maroc, rue d'Aubervilliers, bd de la Chapelle.
Le temps était froid et les rues se sont bien vite avérées
peu fréquentées. Comme les deux précédentes,
cette tournée s'est déroulée sans incident.
Les discussions ont été très nombreuses.
Notre initiative est de plus en plus connue et beaucoup de gens
nous croisant rapidement (il est tard), nous souhaitent «
Bon courage ! ». Nous ne recevons pas cette phrase,
qui pourrait sembler une banalité, comme une platitude
mais bien comme un réel encouragement à continuer
le travail que nous nous sommes fixé et qui, dans la répétition,
perd ses attraits de nouveauté.
Plusieurs hommes rencontrés se sont déclarés
prêts à nous rejoindre, un mardi ou l'autre. Nous
sommes bien placés pour savoir que d'une telle déclaration
à sa réalisation, il peut y avoir quelques étapes,
mais cela ne dénie rien au fait que, toute déclaration
valant pour elle-même, il faut prendre en compte que cette
déclaration nous est favorable quand elle aurait pu, à
l'inverse, nous dénigrer. Qu'un tel dénigrement
existe aussi, quoiqu'exceptionnel, la suite en atteste.
Un intermède comique...
Le contradicteur de notre précédente tournée-rue
(voir seconde chronique) était à nouveau là,
à croire qu'il se fait un devoir de conspuer régulièrement
nos tournées. Mais son discours avait perdu de sa morgue
et la répétition de ses effets de manche (nous étions
en pleine nuit, par des rues plutôt désertes, non
sur une estrade parlementaire) le constituait en personnage comique
: l'éloge de la concertation bureaucratique suscitait,
en ces circonstances inattendues, le rire plutôt que l'énervement.
Un théâtre des rues, la nuit tombée
Bref, il s'agissait là d'un petit épisode
de théâtre dans la rue. Il est frappant que les rues
la nuit semblent préfigurer une scène de théâtre,
avec ses amateurs prêts à jouer tel ou tel personnage
: nous avions déjà rencontré des toxicomanes
en représentation d'eux-mêmes - Hassan « le
saint » (première chronique), Jean-Marc « le
copain marteau » (deuxième chronique) - et voici
maintenant qu'un habitant du quartier se joint régulièrement
à la petite troupe, y ajoutant la figure cocasse du «
citoyen accro des conseils » Nous l'avons donc quitté
amusés, en lui lançant un : « À mardi
prochain ! »
Des parents inquiets
En dehors de l'intermède précédent,
un point remarquable de nos échanges mardi soir tenait
au fait que de nombreux parents se déclaraient inquiets
pour leurs enfants. Ce n'était pas là l'expression
d'une peur qui rode mais plutôt d'une inquiétude.
Et notre initiative propre libérait ici le désir
de réagir, de faire enfin quelque chose. Ceci s'exprimait
spontanément dans un « Bon courage ! »,
ou dans un « C'est bien. C'est cela qu'il faut faire.
» ou encore dans un « Oui, je viendrai un soir
avec vous ». Et ces parents bien sûr - c'est une
évidence pour qui parcourt les rues de notre quartier -
étaient de toutes origines nationales et de toutes conditions
sociales : cette diversité est une ressource de notre quartier,
à laquelle nous tenons tous, et qui se retrouve naturellement
dans nos rangs comme dans nos interlocuteurs.
Cette troisième tournée-rue nous a permis de
rencontrer de nouveaux jeunes, dans des rues que nous n'avions
pas encore parcourues.
· Il y avait d'abord ceux qui s'enfuyaient à notre
approche : conscience pas tranquille ? repli sur la bande et désintérêt
pour un échange avec des plus vieux ? Difficile de savoir
· Il y avait ceux qui acceptaient l'échange mais
répondaient de manière un peu trop stéréotypée
pour qu'on croie entièrement à leur « Oui,
la drogue ça bousille le quartier ».
· Il y avait enfin ceux qui semblaient adhérer vraiment
à notre proposition : nous distribuions un premier papier
appelant à une rencontre avec les jeunes du quartier le
samedi 18 mai à 17 heures. Ces jeunes-là sont plutôt
timides, et réservés. Ils semblent marquer leur
distance avec le modèle hâbleur des « jeunes
de banlieue ». Se tenant à distance de toute drogue,
ils se tiennent également à l'écart de toute
figure convenue du « jeune », de toute représentation
stéréotypée de la « révolte
». Et parler, pour eux, ce n'est pas débiter des
propos tout faits. D'où que l'échange avec eux ait
du mal à se constituer sur un trottoir, le soir venu (eux
qui, à cette heure tardive, ne traînent pas mais
circulent pour aller d'un point à un autre, s'étant
simplement arrêtés un instant pour répondre
à notre sollicitation). Pour vraiment parler avec eux,
il faudrait pouvoir les retrouver, à un autre moment, et
en un autre endroit que la rue, pour pouvoir débattre calmement.
Pas évident. Il va nous falloir trouver les moyens de stabiliser
ce type de contact.
L'un de ces moyens pourrait venir de l'intéressante rencontre
d'une bande... de médiateurs.
Une « bande » inattendue
Voyant de loin une bande de jeunes jouer plutôt
bruyamment sur le trottoir, nous sommes allés à
leur rencontre. Il s'est avéré qu'il s'agissait
d'une bande de jeunes, embauchés comme médiateurs
par l'OPAC du coin et qui jouaient là dans l'attente d'une
réunion collective au local attenant. Leur première
réaction à notre projet a été un grand
éclat de rire : « Organiser un quartier contre
la drogue ? Je vous souhaite bon courage ! ». «
Ah bon ? Merci, mais pourquoi donc ? » « Parce
que si vous faites quelque chose dans un coin, ce sera aussitôt
dans un autre coin qu'il faudra le reprendre, et ainsi de suite
partout. » Bref, ils nous voyaient comme personnages
sympathiques mais un peu naïfs, en train d'écoper
la mer avec une cuillère à café. Nous avons
objecté, bien sûr : « Nous commençons
par notre quartier. Si on arrive à tenir la drogue à
distance de ce quartier, ce sera déjà un premier
résultat. Aux autres ensuite de faire éventuellement
pareil que nous... » Et le débat s'ensuivait sur
ces bases. Nous leur avons proposé de monter en première
ligne dans ce combat, arguant de leur expérience auprès
des jeunes du coin pour trouver mieux que nous les mots qui pourraient
les atteindre si ce n'est les convaincre. Il est bien vite apparu
qu'il faudrait discuter de cela calmement, tous ensemble, autour
d'une table, et nous sommes allés faire la proposition
d'une rencontre bilatérale au responsable de leur groupe.
L'heure avançait, leur réunion devait se tenir.
Nous sommes convenus de repasser un autre soir de la semaine.
Sur ce plan, ce fut ce soir-là le grand désert.
Les rues étaient vides de toxicomanes, ou presque. Il y
en avait bien deux ou trois qui étaient présents,
mais ils se cachaient tous pour « consommer » leur
crack et n'étaient donc guère enclins à la
confrontation avec six pères, portant la cinquantaine et
bardés de micros et photographes.
Alcoolos versus toxicos
Il y eut bien quelques alcooliques qui se présentèrent
en remplacement des toxicomanes ayant déserté le
macadam. Mais du camé au poivrot, la courbe est encore
descendante ! C'est dire à quel abîme d'insignifiance
s'inscrivaient les propos ; et, selon la bonne vieille règle
que « plus ça communique, moins il y a à communiquer
», ces considérations devenaient interminables, et
nous voilà traînant derrière nous un cortège
de gens saouls Autant dire que pour nous la coupe était
pleine, et que nous nous demandions ce qui pouvait bien encore
nous retenir à cette heure dans les rues !
Nous aurions eu toute raison de nous réjouir de l'absence
la nuit tombée de toxicomanes dans notre quartier si nous
avions vraiment crû qu'il s'agissait là d'une situation
durable. Mais il nous semblait bien que cette désertification
avait quelque chose à voir avec nos tournées-rue
: nous avions entraperçu, tout au long de la soirée,
des dealers-guetteurs qui venaient voir où nous étions
et nous savions que notre présence, le mardi soir, était
maintenant connue de tous, en particulier des dealers qui devaient
raisonnablement considérer qu'il serait pour eux plus rentable
de déplacer ou reporter plus tard dans la nuit le moment
du trafic. Et d'ailleurs la preuve n'a pas manqué : ressortant
à minuit de notre restaurant, les rues commençaient
à nouveau d'être peuplées de leur lot coutumier
d'êtres fantomatiques, suivant les rabatteurs.
Nouveau planning
La conclusion s'est imposée à nous : il
nous faudrait dorénavant varier nos soirées de tournées-rue
et ne plus les programmer uniformément le mardi soir. Notre
but, bien sûr, n'est pas plus qu'avant de rencontrer les
dealers (ceux-ci relèvent du travail de la police, non
du nôtre) mais de rencontrer les toxicomanes qui se retrouvent
toujours, le soir venu, dans les rues du quartier en sorte de
continuer le face à face que nous nous sommes fixé
(voir notre deuxième chronique).
Nous avons donc décidé le nouveau planning suivant
pour les tournées-rue des deux prochains mois :
- mardi 2 avril
- jeudi 11 avril
- mardi 16 avril
- jeudi 25 avril
- mardi 30 avril
- mardi 7 mai
- jeudi 16 mai
- mardi 21 mai
- jeudi 30 mai
Nous maintiendrons par ailleurs nos permanences tous les mardis soir, dans les mêmes conditions (de 19 h à 20 h 30) que précédemment.
La dimension perverse de la toxicomanie
Nous retrouvant, comme à l'ordinaire, pour nous
restaurer ce soir-là après notre périple,
nous sommes revenus sur l'hypothèse avancée précédemment
(voir seconde chronique) d'une perversion propre à la toxicomanie.
Quelques échanges et lectures entre les deux tournées-rue
nous ont confortés dans cette hypothèse. Comment
la préciser ?
Flash ou pas flash, that is the question
S'il convient bien de distinguer plaisir et jouissance
(figure d'excès, au-delà d'un simple plaisir, fût-il
intense), alors il faut aussi distinguer les drogues avec flash
(héroïne et cocaïne) des drogues sans flash
(haschich...), le flash indexant précisément
une jouissance. Il convient de faire cette distinction pour comprendre
le phénomène subjectif en jeu, qui ne structure
pas de la même manière la dépendance au produit
dans les deux types d'addiction.
La dépendance ferait la jouissance, et non l'inverse
Ce qu'il y aurait de proprement pervers dans la toxicomanie
(la toxicomanie dure s'entend : celle dont nous
parlons, celle des crackés de notre quartier, c'est-à-dire
avec flash : « ça fait boum dans la tête
» nous disait Jean-Marc mardi dernier) ne tiendrait pas
au caractère inouï d'une jouissance physique qui enchaînerait
immanquablement (rendrait accro), mais ce serait plutôt
l'inverse : l'enjeu véritable pour le toxicomane serait
de devenir accro et sa jouissance procèderait de
cette addiction car c'est dans cette dépendance qu'il se
sentirait alors véritablement exister, avec l'intensité
requise.
Une loi, non une règle, dont on se plaint
Il est logique que tout toxicomane se plaigne alors de
cette dépendance en même temps qu'il en jouit car
il s'agit, par sa plainte, de signifier qu'il se trouve bien enchaîné
là à une loi effective, implacable, non à
une règle qu'on pourrait modifier pour convenances
personnelles.
Fixer le manque...
Si, comme l'écrivait W. Burroughs, l'enjeu subjectif
pour le toxicomane est de vivre sous la loi de la came, il lui
faut sans cesse réactiver l'impact de cette loi comme ce
à quoi son corps ne saurait se soustraire, quoiqu'il en
veuille (d'où sa plainte, consubstantielle de sa jouissance).
La dimension perverse de ce montage singulier (qui permet au toxicomane
de toujours savoir exactement ce dont il manque, ayant à
proprement parler fixé son manque en se l'étant
chevillé au corps) interdit somme toute au névrosé
que nous sommes tous d'en ressentir l'intérêt propre.
Des soins d'ordre psychiatrique
Dans quelle mesure la psychiatrie (en particulier française)
est-elle ou non en état de soigner un tel type (supposé)
de perversion ? Sait-elle au demeurant soigner les exhibitionnistes,
les masochistes, les fétichistes... ? La question est ouverte.
Reste que si la toxicomanie relève bien, dans bon nombre
de cas, du registre des perversions, alors les soins qu'elle nécessite
relèveraient effectivement de la psychiatrie.