Nous étions à nouveau un groupe de huit pères,
dans une composition partiellement renouvelée : un nouveau
père (voir troisième
chronique) participe désormais à nos tournées-rue
quand l'un d'entre nous était ce soir-là malade.
Nous avons été accompagnés toute la soirée
d'une télévision hollandaise.
Nous avons une nouvelle fois modifié notre parcours pour
embrasser progressivement l'ensemble du périmètre
que nous nous sommes fixé. Nous avons parcouru les bd de
la Villette, place Jean Jaurès, Rotonde de la Villette,
bd de la Villette, rue de Tanger, rue du Département, rue
Kablé, rue Philippe de Girard, place de la Chapelle et
bd de la Chapelle jusqu'au carrefour habituel des trois arrondissements.
Les discussions ont été très abondantes tant
auprès des habitants que des jeunes et même des toxicomanes
: plus grande capacité de notre part à lier conversation
? heure solaire moins tardive en raison du récent décalage
horaire ? nouveauté du parcours ? Il nous faut désormais
apprendre à interrompre les échanges (pour poursuivre
notre tournée) plutôt qu'à les nouer ! Rançon
du succès de notre initiative qui rencontre un très
large intérêt et un assentiment quasi-général.
En sus du traditionnel « Bon courage ! », qui fait toujours plaisir à entendre (voir troisième chronique), de nombreuses questions nous ont été adressées, auxquelles nous nous sommes efforcés de répondre.
Des questions
« Ce que vous faites suffira-t-il à changer
durablement la situation du quartier ? »
« Les mères ne devraient-elles pas aussi faire
quelque chose, participer à vos initiatives ? »
« Ce que vous faites est bien, mais que va-t-il se passer
ailleurs, en dehors du quartier où vous intervenez ?
»
« Dans mon immeuble, il y a aussi du trafic et des jeunes
happés par le business : pourriez-vous y passer ? »
« Ce que vous faites, ne serait-ce pas plutôt à
l'État de le faire à votre place ? »
et nos réponses...
Nos réponses, diversifiées quant au ton et la
manière, selon la sensibilité propre de chaque père
du groupe - nous sommes unifiés sur des orientations communes
mais chaque père de famille parle en son nom propre, et
conformément à sa propre personnalité : les
uns sont plus diserts, d'autres plus directifs, certains écoutent
plus volontiers, d'autres encore préfèrent le tête
à tête (il n'y a nulle raison de marcher pour nous
au pas cadencé et de parler d'une seule voix : notre diversité
fait notre richesse) :
« Ce que nous pouvons changer, et qui est de notre ressort
direct, c'est que le quartier s'organise contre la drogue.
« Déjà les pères se sont organisés
- c'est pour cela que nous sommes dans la rue, ce soir, en train
de vous parler -. Il ne tient qu'à vous de vous joindre
à nous si vous êtes père de famille du quartier,
ou de trouver d'autres initiatives à prendre (organiser
des rencontres auprès des jeunes filles, happées
par les bandes ?) et nous sommes prêts à vous aider
pour ce faire. Nous tenons une permanence, tous les mardis soirs
pour discuter des nouvelles propositions.
« Aux autres quartiers qui souhaiteraient ne pas rester
à l'écart, nous ne pouvons mieux conseiller que
de faire comme nous. Par ailleurs, nous sommes coordonnés
avec les autres associations des trois arrondissements qui combattent
également la drogue pour échanger nos expériences
et rassembler nos forces quand cela devient nécessaire
(comme lors de notre manifestation commune du 9 octobre 2001).
« Nos tournées-rue sont variables : leur parcours
n'est pas fixe et nous pouvons donc nous rendre tel ou tel soir
en un nouvel endroit. Les permanences du mardi soir visent à
adapter notre périple aux nouvelles circonstances : venez
donc nous faire vos propositions de rues à parcourir.
« Nous n'avons pas trop de nos forces pour combattre contre
la drogue : si l'État (police, municipalités et
ministères) doit faire le travail qui lui revient dans
ce combat et qu'il ne fait plus (ou mal), cependant inverser le
cours de l'histoire dans ce pays en reprenant l'initiative contre
la drogue ne peut être que l'affaire de tous, et donc aussi
la nôtre. Ce que nous faisons, nous ne le faisons pas à
la place de la police (nous ne nous attaquons pas aux dealers),
ni à celle des municipalités (nous ne prétendons
pas faire un travail soutenu de prévention et d'éducation
auprès des jeunes), ni à celle des ministères
(nous n'organisons pas le soutien aux toxicomanes pour sortir
de la drogue et ne sommes responsables ni de centres de sevrage,
ni de centres de postcures) : nous faisons le travail que nous
considérons comme nôtre : reprendre l'initiative
contre la drogue selon une disposition propre aux pères
de famille en vue d'organiser les gens de ce quartier. »
Au total donc, de nombreux contacts (nouveaux pères, mères
désireuses de rentrer dans la danse avec nous, jeunes couples
sans enfants...) se sont noués sur ces bases et trouveront
peut-être ultérieurement leur concrétisation.
Chaque tournée-rue a sa couleur propre, sa tonalité singulière. Celle-ci, la quatrième, a sans doute été marquée par l'importance des très jeunes - parfois des enfants - rencontrés ce soir-là dans les rues.
Des enfants dans les rues
Ceci tenait peut-être au récent décalage
horaire qui n'était pas encore résorbé...
Toujours est-il que plusieurs groupes de 10-15 ans étaient
présents jusqu'à 22 heures, qui jouant à
la balle, qui désuvrés semblant disponibles pour
toute aventure se présentant à eux... Irresponsabilité
des parents de les laisser ainsi, offerts à toutes les
tentations ? Appartements étroits incapables de contenir,
les beaux soirs venus, la vitalité des jeunes ?
À la différence des pères marocains d'Amsterdam
et des pères africains du Havre ayant inspiré notre
initiative, nous ne sommes pas en état d'imposer à
ces jeunes de rentrer chez eux : nous n'avons nulle autorité
sur eux et ne songeons nullement à faire semblant d'en
avoir une. Nous ne pouvons donc que les prévenir ; peut-être
que notre seule présence ce soir-là, protectrice
et chaleureuse, leur fixe déjà un utile repère.
Notre groupe de pères doit rencontrer dès jeudi
des éducateurs de prévention travaillant dans le
quartier. Nous devons également prolonger notre rencontre
avec de jeunes médiateurs (voir troisième chronique) par une réunion
courant avril. Ce type d'alliance peut permettre de changer progressivement
l'atmosphère des rues du quartier, la nuit tombée,
pour la rendre moins criminogène auprès des plus
jeunes...
Des jeunes encore scolarisés
En dehors des plus petits, une intéressante discussion s'est ouverte avec un groupe de collégiens et lycéens, visiblement non corrompus par le trafic de drogue. Pour eux, le basculement des jeunes dans le trafic se fait au sortir de la scolarisation, quand le jeune se retrouve hors cadre scolaire, sans qualification véritable et sans travail, livré à lui-même, à sa bande et à la rue. C'est là que s'enclenche le pire, et c'est donc à ce moment qu'il faudrait intervenir. Nous comptons parler de tout cela avec les éducateurs de prévention que nous rencontrerons jeudi prochain.
Des « jeunes » aux propos stéréotypés, et révélateurs...
Restait enfin ce type de jeunes plus âgés (18
à 25 ans), d'origine arabe, dont le discours - fortement
stéréotypé - associe les traits distinctifs
suivants :
1. Ils tiennent des propos non pas sceptiques mais ouvertement
décourageants sur notre initiative : « Vous n'arriverez
à rien et la situation du quartier ne changera jamais ;
elle ne peut qu'empirer » (un véritable sceptique
dirait : « Croyez-vous vraiment que ce que vous faites
puisse servir à quelque chose ? J'ai pour ma part quelques
doutes. »). Ils entreprennent donc de nous démobiliser.
2. Ils tiennent le propos récurrent d'une corruption de
la police du quartier, sur le thème d'une participation
des policiers au trafic de crack, allant même jusqu'à
soutenir que certains policiers en fumeraient de temps à
autre. Il ne s'agit pas simplement pour eux de brocarder la passivité
évidente des CRS (notre compréhension de cette conduite
est celle-ci : les CRS ne sont pas installés à proprement
parler pour empêcher le trafic, pour arrêter les dealers
mais simplement pour éviter que le trafic ne conduise,
ci ou là, à des agressions contre des habitants
; de plus ces CRS servent de renfort au cas où une opération
menée par d'autres forces de police - BAC, Stup... - viendrait
à être menée). Il s'agit en fait pour ces
« jeunes » de faire croire que la police est alliée
aux dealers de crack venus d'ailleurs (c'est-à-dire d'autres
quartiers, en particulier de banlieue).
3. Ils soutiennent qu'il n'y a qu'une chose à faire, et
que malheureusement la police les en empêche : c'est de
chasser tout ce trafic sans ménagement, à coup de
pompes et de battes de base ball.
Ces trois traits (campagne pour nous démobiliser, thème
d'une police corrompue alliée des dealers de crack, appel
au refoulement brutal des étrangers au quartier) dressent
un portrait que nous connaissons maintenant bien : celui des bandes
« beurs », habitants le quartier et attachées
au trafic de hasch, rivales des bandes « blacks »,
venant d'autres quartiers et attachées au trafic de crack.
Autant dire que ces échanges avec eux n'ont pour nous nul
intérêt et que nous tentons, à chaque fois
qu'ils se constituent, de leur trouver une issue rapide, ferme...
et non provocatrice.
Contrairement au mardi précédent, et alors même que nous n'avions pas changé de jour de la semaine, les toxicomanes étaient de nouveau là à l'heure habituelle de nos tournées-rue.
De l'influence du RMI sur nos tournées ?
Notre analyse précédente (voir troisième chronique : notre présence étant désormais bien connue de tous et en particulier des dealers, le trafic se reportait sur une heure plus tardive) était-elle erronée ? Quelqu'un avançait que ces fluctuations du trafic pourraient tout simplement être corrélées à la périodicité mensuelle... du RMI : les fins de mois verraient la demande de crack chuter alors que les débuts de mois, une fois les versements encaissés, verraient la demande rebondir. Nous faudrait-il donc établir désormais des tournées qui soient, comme le formulent les statisticiens chevronnés, « corrigées des variations saisonnières » : en fin de mois, nous ferions l'impasse sur les rues à toxicos alors qu'en début de mois, nous les privilégierions ?
Deux rencontres attristantes
Notre tournée-rue nous a fait rencontrer deux nouveaux toxicomanes, aux parcours et profils assez déprimants.
Mansour
Mansour, d'abord, Sénégalais (peul) dans
la trentaine, au visage balafré de brûlures que lui
auraient infligées des compagnons d'infortune. Homme à
l'intelligence vive et en alerte malgré son état
physiquement avachi.
À notre première intervention : « Nous demandons
aux toxicomanes de ne pas nuire aux habitants du quartier »,
il nous déclare son accord de principe.
À notre question : « Que pouvons-nous faire pour
aider quelqu'un comme vous à sortir de la drogue ? »,
il nous répond, avec malice : « J'aurai du mal
à répondre à votre question car je ne me
trouve pas à votre place. » Nous lui répondons
du tac au tac : « Oui, certes, on l'avait d'ailleurs remarqué,
mais vous êtes par contre bien placé pour
dire éventuellement ce qui peut vous aider à
en sortir ! ». Sur cette nouvelle base, son propos va osciller
entre deux registres, habituellement concomitants dans ce type
d'échanges entre habitants et toxicomanes :
« Je suis bien là, dans la drogue, et j'en sortirai
quand je le voudrais. »
« Si je suis là, c'est parce que la société
ne me donne ni considération ni respect quand il faudrait
qu'on me respecte, là, comme je suis. »
D'un côté donc, Mansour se déclare responsable
de lui-même et donc libre. Il dit ne pas être esclave
du crack. De l'autre, s'il en est là, c'est, dit-il, parce
qu'il est une victime, son état actuel relevant d'une responsabilité
extérieure (celle, anonyme, de la société).
Nous relevons bien sûr que les deux propositions sont contradictoires
sans pouvoir dénouer avec lui cette contradiction. Le balancement
même entre des versants incompatibles organise sa subjectivité
comme elle profile celle de nombre de toxicomanes rencontrés.
Là où un Kierkegaard thématisait un «
Ou bien... ou bien... », inscrivant par là
la nécessité pour le sujet de décider, de
choisir sur quel bord se tenir en sorte de se mettre réellement
à exister, Mansour fait de l'indécision des énoncés
(non des pratiques !) l'identification même de son «
existence » supposée. Son intelligence est de se
tenir au point précis qui surplombe l'alternative : se
considérer comme victime réduite en esclavage, ou
se tenir pour libre et responsable de lui-même. Sa détresse
subjective (perceptible dans son état général,
dans sa manière de se tenir assis et abattu, le bonnet
de laine voilant le regard) est de rester contemplant ce dilemme,
sans pouvoir s'y inscrire par une courageuse interruption du balancier
infernal entre la figure esclave de la victime et la figure libre
de l'auto-responsabilité.
Nous le quittons, après une poignée de mains. Nous
le retrouverons, plus tard dans la nuit à l'autre bout
du quartier, toujours affalé sur lui-même, dans la
contemplation morne d'un trottoir désert. À notre
proposition de reprendre conversation, il nous déclare
ne pas le souhaiter dans la peur que ceci soit interprété
par les dealers et les toxicomanes comme indication de ceci qu'il
serait une « balance » ce qui les conduirait à
le stigmatiser et l'ostraciser. Nous ne forçons pas sa
réserve, cela va de soi, et le laissons, après lui
avoir, malgré son état, souhaité bonne nuit...
Abdou
Le second toxicomane avec lequel les échanges ce soir-là ont été soutenus était dans une figure d'encore plus grande détresse. Prénommé Abdou, il était africain et annonçait 38 ans. Depuis 1990 dans le crack, il disait ne prendre aucune autre drogue et en particulier pas d'héroïne. À proximité d'un groupe d'autres toxicomanes à la dérive, dans l'attente visible d'une consigne venue du petit rabatteur boiteux que nous connaissons bien depuis janvier dernier (voir notre « Petite enquête auprès des toxicomanes du quartier »), Abdou était assis sur un rebord du trottoir, le regard vague et à ras du sol. Il déclarait ne consommer que peu de crack - ce soir, par exemple, il disait n'en avoir pas encore pris -. Mais cependant il présentait le crack comme lui ôtant tout : son argent, son travail (il avait été peintre en bâtiment) et sa santé. Il disait ne pas pouvoir continuer comme cela longtemps et sûrement pas au-delà de 40 ans. Quand nous lui demandions pourquoi il ne pouvait pas rentrer directement chez lui dès maintenant, il nous répondait par une histoire confuse sur un logement qu'il partagerait avec une amie, laquelle serait à l'hôpital avec les clefs sans qu'il ose aller les y chercher ce qui l'obligeait depuis deux nuits de suite à dormir dehors. Il était clair que l'histoire ne tenait pas la route, étant faite de bribes de récits déjà entendus ailleurs, comme une sorte de conte pour toxicomane dont certaines briques seraient là toutes faites et prêtes à l'assemblage (« la copine à l'hôpital », « les clefs du bercail rendues inaccessibles »...).
Fumer le crack avec d'autres...
Abdou nous parle ensuite de sa consommation de crack. Il nous déclare en prendre peu, car il tient à le consommer avec d'autres et non pas seul dans sa piaule. Etonnés, nous lui demandons pourquoi. Il nous répond : « C'est mon délire : j'aime bien le fumer avec d'autres et pas tout seul. C'est pour cela aussi que je viens là, dans la rue. » Il nous dit que parfois il en offre à ses copains et que d'autres fois, on lui en propose. Il ne se présente pas comme étant entraîné à fumer par les autres (il ne se décharge pas de sa responsabilité sur les « copains ») mais il reconnaît que tout se joue pour lui dans son attachement aux rues de ce quartier et aux gens qui les fréquentent.
Le crack ou l'alcool...
Nous lui demandons s'il ne connaît personne qui habiterait
ailleurs et auquel il pourrait se raccrocher en sorte de rompre
avec le contexte de Stalingrad. Il nous dit : « J'aurais
peur, en quittant ce quartier et le crack, de tomber alors dans
l'alcool. » Apparemment son choix actuel semble donc
limité à deux abîmes, à Charybde ou
Scylla... D'où une détresse terriblement pesante,
avec la sensation de se trouver face à un mur sans pouvoir
longtemps soutenir l'état actuel...
Il nous déclare ne pas vouloir nuire aux habitants du quartier,
et toute son attitude témoigne de l'honnêteté
de sa déclaration. Mais il ne voit pas ce que quiconque
pourrait faire actuellement pour lui. Désespérant
! Nous le quittons, sur une tape amicale à l'épaule
que nous voulions pour lui réconfortante.