Petit rappel: Sous ce nom "prévention des
risques" (cf. livre de Bergeron) se profile une politique mise en
place en France à partir de 1995 consistant à canaliser
la toxicomanie plutôt qu'à la combattre frontalement.
L'argument pour cela est fondamentalement réaliste: la
bataille frontale contre la drogue aurait déjà été
menée... et perdue. Il faudrait donc tenter autre chose:
canaliser le flux faute de pouvoir l'assécher. D'où
une politique de substitution quand c'est possible (pour l'héroïne:
méthadone et Subutex) associée à une prise
en charge des toxicomanes pour être avec eux quand l'envie
de s'en sortir leur devient impérieuse. Même si le
taux de sortie reste ainsi faible, cette logique de gestion serait,
pour ses propagandistes, la seule efficace.
Cette logique "réaliste" sur le front de la drogue,
ou logique du "moindre mal", a bénéficié
au départ de l'importance accordée à la politique
contre le sida. L'idée a été, pour les pouvoirs
publics, qu'il fallait en priorité enrayer l'épidémie
du sida et subordonner la politique sur la drogue à la
politique contre le sida. Bref: pour mieux lutter contre le sida,
tolérons la consommation de drogue et canalisons-la.
Anne Coppel nous présente tout cela un peu autrement.
Pour elle il y aurait 2 voies et 2 seulement (si l'on excepte la voie consistant à ne rien faire, voie qu'elle attribue à la France aujourd'hui, qui en fait n'oserait pas trancher):
- La première est la voie américaine du tout
répressif. L'Etat met en prison et garde les drogués
le temps qu'il faut. D'où
beaucoup de monde en prison, ce qui pose un tas de problèmes;
des gens qui recommencent en sortant (beaucoup de récidives);
une génération sacrifiée. Elle insiste sur
le fait que la drogue n'est pas un phénomène irrésistible
mais de génération, et qu'il y a une histoire des
drogues. Pendant longtemps, le fléau dans la classe ouvrière
fut l'alcool (Zola!). Il s'est depuis calmé. Il y eut beaucoup
d'héroïne un temps: la génération suivante
l'a plutôt refusé. La génération actuelle,
accro au crack, ne sera peut-être pas suivie par une autre.
Etc.
Cette voie semble malgré tout avoir porté ses fruits puisque le crack régresse aux États-Unis (cf. fin du livre de Bourgois). Anne Coppel attribue cela à une conjonction heureuse de facteurs, en particulier au bénéfice de la croissance économique aux États-Unis qui a procuré de nouveaux emplois et fourni ainsi des perspectives de réinsertion sociale aux drogués voulant s'en sortir.
Au total le bilan de cette voie ne m'est pas apparu clair: je ne vois pas en quoi il condamnerait la voie répressive comme étant inefficace. Anne Coppel semble la condamner surtout pour son coût humain et le type de rapports ainsi instauré entre humains.
- La deuxième est la voie européenne,
initiée par la Suisse, l'Allemagne (Francfort essentiellement),
et les Pays-Bas. Elle dit que c'est une stratégie luxueuse
car coûtant cher en termes de personnel mobilisé,
de lieux, etc.
En fait ce qu'il faut bien comprendre et qui n'est pour ainsi
dire jamais explicité, c'est que cette voie a pour clef
de voûte des salles où la consommation de drogues
est tolérée et même contrôlée.
Il ne s'agit pas seulement pour l'héroïne de lieux
où sont fournis des produits de substitution mais aussi
de salles où l'injection d'héroïne est acceptée
et, concernant le crack (où il n'y a pas de produits de
substitution), de salles de consommation de crack. Point plus
étrange, mais cohérent avec cette logique: l'alimentation
de ces salles en produits dopants est alors tolérée
par accords avec certains dealers "responsabilisés".
Le dispositif d'ensemble est alors le suivant:
1. Equipes de rue pour entrer en contact avec les drogués
et les aiguiller vers 2.
2. Centres d'accueil (à proximité) pour doucher
le drogué, soigner ses plaies et l'orienter vers les salles
de consommation tolérée.
3. Salles de consommation, situées en dehors du centre
ville (grande usine dans la banlieue de Francfort, un peu comme
Nanterre pour les clochards chez nous) où le toxicomane
est alors accompagné d'un important personnel socio-médical.
Quand le toxico émet alors l'envie de s'en sortir, il est
tout de suite repéré par les travailleurs sociaux
sur place et orienté vers une porte de sortie véritable.
D'où l'étape 4:
4. Centre de désintoxication + lieu de post-cure, situé
de préférence à la campagne.
5. Réinsertion sociale par offre de travail...
Il peut bien sûr y avoir des raccourcis dans cette chaîne "thérapeutique": on peut sauter directement de 1 à 3, etc. Et bien sûr, il y a des va-et-vient car la chaîne n'est pas linéaire: un individu boucle souvent entre 1 et 3 pendant longtemps avant de faire le saut vers 4 et surtout en 5.
En gros, 5 à 10% des drogués sortent "naturellement"
et "spontanément" de la drogue par an, ce qui
indique qu'en moyenne un drogué, une fois entré
vraiment dans la dépendance, va y passer 10 ans avant de
s'en sortir.
Le point de vue d'Anne Coppel semble être alors qu'on
ne peut qu'accompagner ce cycle sans vraiment pouvoir y intervenir
(au sens de pouvoir véritablement le faire bifurquer, l'interrompre,
ou le raccourcir significativement). On peut seulement tenter
de l'infléchir à la marge. D'où la politique
proposée qui réduit les risques pour le drogué,
pour les habitants et pour la police.
Elle reconnaît que l'ersatz de politique actuelle en
France est une cotte mal taillée, inconséquente
avec elle-même et que l'implantation de boutiques et sleepings
(niveau 2) ne règle rien si elle n'est pas articulée
au point 3, ce qui est le cas actuellement, et en particulier
dans nos quartiers parisiens.
Porteuse de cette voie, cohérente et assez radicale, elle
approuve nos manifestations et souhaite même qu'elles continuent
car elle tient que c'est la seule manière de faire bouger
les pouvoirs publics sur le fond : de leur faire adopter un programme
cohérent incluant les salles de consommation de drogues
(puisque telle est sa ligne). Les pouvoirs publics ne pourront
adopter une telle logique radicale que sous la pression des habitants
déclarant en avoir marre de la situation présente.
Elle accorde de ce point de vue une grande importance au travail
en commun avec toutes les composantes de la société,
en particulier avec les habitants. Elle comprend donc parfaitement
la colère actuelle des habitants et ne dénigre pas
l'importance de la répression des dealers: il ne s'agit
par pour elle de maintenir ou généraliser le dispositif
actuel du XVIII°, incohérent car s'arrêtant en
2 (sans même de véritables équipes-rue), mais
de l'inscrire dans le cadre complet exposé plus haut. Elle
voudrait pour cela trouver des habitants qui seraient prêts
à collaborer à la mise en place (à moyen
terme) de telles perspectives.
Voilà en gros. Son projet est donc cohérent. Mais il est clair qu'il n'est pas question que la Mairie de Paris s'engage actuellement dans une telle voie et donc que les plans anti-drogue qui peuvent sortir des cartons de Delanoë seront en vérité bidons, c'est-à-dire un rafistolage et un mixte incohérent de répression et de centres d'accueil. D'ailleurs en France, une telle politique ne pourrait se décider qu'à un niveau national car il n'y a pas comme en Allemagne de latitude fédérale.
Au total, il n'est pas apparu clairement en quoi la voie 2 (européenne) serait plus efficace que la voie 1 (américaine) en termes purement statistiques. L'approche est bien sûr idéologiquement toute différente.
Nous lui avons dit que nous pensions que notre mouvement avait en gros obtenu ce qu'il voulait pour le quartier Stalingrad, et que sans doute (voir notre réunion du 10) nous allions bientôt suspendre notre collectif. Chacun pourrait alors se prononcer de la manière qui lui conviendrait sur ces questions de politique anti-drogue. Les sensibilités des gens rassemblés dans nos manifestations étant à l'évidence très dispersées, nous n'avions pas le projet de les unifier autour d'un programme politique nouveau. Donc chacun pourrait se prononcer individuellement pour ou contre ce qu'elle proposait.
Elle déclare comprendre notre envie de revenir à
nos activités normales mais nous prédit que le trafic
devrait forcément revenir un jour ou l'autre à Stalingrad.
Nous lui avons répondu que si nous décidions le
10 de suspendre notre mobilisation, on se doutait bien que le
risque se reporterait essentiellement à l'été
2002: après les élections et durant une période
où la police traditionnellement relâche son effort.
Mais on peut envisager de s'arrêter en novembre 2001 (sur
une réussite) et décider s'il le fallait de recommencer
en septembre 2002.
Et puis, de toutes les façons, il faudrait maintenir pendant
ce temps une solidarité avec le XVIII° où la
situation ne semble pas bouger.