Sur
« Xavier Hautbois : L'unité de l'œuvre musicale » (L'Harmattan, 2006)
(Samedi d’Entretemps, 24 janvier 2009)
Geoffroy Drouin
Partant de la reconnaissance d’une dimension
esthétique tant du nombre que de la note, il s’agit pour Xavier Hautbois de
nouer un compagnonnage de l’artiste et du scientifique, pour aborder le rivage
de la notion d’unité. « Comment caractériser l’unité structurelle de
l’œuvre musicale et quels sont les rapports de cette unité avec la démarche
scientifique ? »[1],
telles sont les deux questions auxquelles le livre d’aujourd’hui tentent
d’apporter une réponse.
Avant de s’engager plus en avant dans l’ouvrage
traité, nous témoignerons de notre intérêt pour ce travail, qui peut en premier
lieu revendiquer la pertinence de s’aventurer sur un terrain d’étude relativement
vierge, envisagée sous le double regard de la science et de la musique. La question
sera traitée ici avec un angle de vue suffisamment ample et complet, balayant
avec rigueur les différents jalons et moments historiques clés concernés par la
question. Et à l’image de celle qui jalonne la question de l’unité, l’auteur
pratique volontiers la symétrie intellectuelle, un parti pris étant
systématiquement mis en regard critique de son contraire. C’est enfin le
sentiment de retenu qui se dégage de l’ouvrage, là où tant d’autres auraient
facilement glissé vers les formules ou les effets sensationnels.
À sa lecture, nous réagirons sur deux points
essentiels. Premièrement, c’est la question de la symétrie et de l’asymétrie
que nous soulèverons, et plus généralement celle des antagonismes présent autant
dans la science que dans la musique. Cette considération faite, nous ferons la
proposition d’une orientation méthodologique, qui, à notre sens, permet de
rendre compte de quoi il est question dans cette affaire. Et, fort de cette
logique, on retravaillera les deux modèles qui structurent l’ensemble de la
thèse soutenue par Xavier Hautbois, à savoir le modèle de l’unité multiple, et
celui de l’unité indivisible avec son principe d’organicité.
La deuxième question soulevée ici sera celle de la
relation entretenue entre la science et la musique. Quelle est la nature de
cette relation que nous décrit l’ouvrage ? En quoi notre contemporanéité
constituerait un moment plus propice et favorable à un tel compagnonnage ?
Et pour faire écho à une question singulière à notre paysage compositionnelle
actuelle, pourquoi le compositeur du XXe siècle, et spécifiquement
celui-là, éprouve-t-il ce besoin de valider son travail par une justification
théorique, empruntée le plus souvent à la science ?
Commençons par nous intéresser à la question de la
symétrie. Des figures et des volumes idéaux de la pensée grecque jusqu’à la
découverte du vivant dans la biologie, ou encore dans l’organisation de la
matière en physique, comme nous le rappelle Xavier Hautbois, la symétrie
s’impose largement dans les théories de la connaissance. Et la musique, tout
comme de nombreux arts adoptent volontiers son schéma organisationnel, tant
dans l’organisation formelle (avec par exemple l’utilisation de la formule
antécédent/conséquent) que dans un espace hors temps, comme dans les échelles
et les modes. Néanmoins, la symétrie musicale présente cette particularité de
se constituer plus sous la forme d’une dissymétrie, c’est-à-dire une symétrie
déformée, que l’application d’une similarité rigoureuse. Comme le dit Xavier
Hautbois, « à la différence des arts graphiques, la symétrie musicale
n’est jamais une redite dans l’expression du discours : la composante
temporelle déséquilibre l’ensemble »[2].
Nous aggraverons encore le propos de Xavier Hautbois, en indiquant que le temps
n’est pas le seul facteur de déformation. Suivant le paramètre et la dimension
d’écoute privilégiée, la symétrie musicale est en réalité sans cesse soumise à
une plasticité perceptive qui la déforme. À durée égale, une section à très
forte densité d’évènements paraîtra plus longue que celle qui est à très faible
densité. Et en fait, toutes les dimensions pratiquent la symétrie :
dimension spatiale avec les correspondantes métriques de sections formelles,
dimension thématique avec le schème antécédent/conséquent, dimension de
l’orchestration avec l’alternance tutti musique de chambre, dimension
harmonique autour du couple dominante/tonique. Bref la perception musicale est
en réalité une représentation à multiple dimensions, où ces dernières
s’altèrent, se déforment, et se complètent sans cesse les unes les autres.
Néanmoins, malgré cette torsion dans son application, il apparaît que, comme
partout, la symétrie musicale fixe de l’ordre, et soit in fine facteur d’unité.
Quid alors de l’asymétrie ? Comme le constate Hautbois, il
apparaît vite que si la symétrie est incontournable, elle ne saurait néanmoins
être seule en cause dans cette affaire. Si la première tend à être un facteur
d’organisation, la deuxième est indispensable à la singularité, et donc à la
variation. Et semble-t-il, la musique, comme toute la nature et la science est
traversée par cette dualité. Aristote en avait déjà pris la mesure en
répertoriant une dizaine de couples d’opposés
(Limite/illimité-Impair/pair-Unité/pluralité-Doite/gauche, etc.). Et Xavier Hautbois
en est bien conscient quand il affirme à propos de la musique « On
retrouve ici la vision héraclitéenne du combat des contraires : la musique
naît de la lutte, de la synthèse du symétrique et du dissymétrique […]. La
tension des opposés forme le langage musical. »[3]
Constat que l’on retrouve un peu plus loin sous la plume d’Hugo Riemann, quand
il déclare que la forme musicale « n’atteint la plénitude de sa
valeur esthétique que lorsqu’elle est la résultante des oppositions, des
contrastes, des contradictions ou des conflits »[4].
C’est donc spontanément que l’on songe à s’orienter
vers la forme d’une logique dialectique ici, celle-ci étant la seule à assumer
et privilégier la vertu de la contradiction, plutôt que son effacement, au
profit d’une soi disante cohérence logique. Tout dépend bien évidemment ici de
quelle logique on se réclame. Tant en musique qu’en science, le couple
symétrie-asymétrie, comme d’autres couples antagonistes de même nature,
constitue ainsi la figure de l’unité, figure qui ne peut s’envisager que dans
un rapport de contradiction dépassée, rapport qui pose précisément les
conditions de cette réalisation ; ce qu’un certain Hegel avait déjà bien
compris. Et précisément, la vertu du nombre d’or, dont un passage du livre lui
est consacré, tout comme le modèle de l’organicité privilégiée par l’ouvrage,
s’inscrivent à notre avis dans une telle logique. La propriété du nombre d’or
est d’afficher à la fois de l’asymétrique, puisqu’il divise un segment en deux
parties inégales, tout en même temps créant un ordre symétrique, puisque le
rapport du plus grand terme au moyen terme est le même que celui du moyen au
plus petit. Divisons un segment de 13cm par le nombre d’or, nous obtenons
respectivement deux segments inégaux de 8cm et 5cm, le rapport de 13 à 8 étant
à quelques valeurs décimales approchées le même que de 8 à 5. Et preuve d’un
principe de similarité, cette division, à l’image d’un fractal, peut être
réitéré indéfiniment sur des échelles de plus en plus réduites, chaque
itération exhibera autant de rapports asymétriques que de rapports symétriques.
Les œuvres architecturales ou picturales élaborées autour de ce rapport
témoignent de ce principe.
En ce qui concerne le modèle de l’organicité, nous
nous permettrons ici de contredire Xavier Hautbois quand il affirmera que ce
modèle serait linéaire.[5]
Bien au contraire, si, dans sa première phase, il se déploie effectivement de
la sorte, très rapidement, la complexité des ramifications qui le traverse
entraîne, dans la verticalité des rencontres organisationnelles, des phénomènes
d’émergence, des sauts qualitatifs, et donc enfin des phénomènes de rétroaction
de touts, voir même du tout vers les parties, plongeant le système dans un
ordre qui n’a plus rien de linéaire. Cet ordre, c’est celui du paradigme de la
complexité, entendons par là précisément le théâtre de système non linéaires
dans leur développement, et irréductibles dans les effets qu’ils engendrent (on
ne saurait les décomposer analytiquement en parties). Les phénomènes de
bouclage et de rétroaction (verticalement entre le du système organique en
attestent, cette dichotomie entre
mouvement du tout vers les parties et sa réciproque, qui sont les deux
modèles privilégiés ici, ne serait en fait qu’une vue de l’esprit, la réalité
nous déclamant avec force leur imbrication mutuelle, exhibant la logique
dialectique qui les sous-tend.
Intéressons-nous pour continuer à la relation de la
science et de la musique. Comme le décrit Xavier Hautbois, dès Pythagore, le
nombre sonne. Et pour reprendre une citation de l’ouvrage, « ce n’est pas
la voix des démons qui s’exprime à travers les instruments de musique, mais des
nombres dont la valeur cachée est porteuse du sens de tout l’univers. »[6]
Et à travers les intervalles d’octave, de quinte et de quarte, c’est toute
l’harmonie universelle qui s’exprime sur le monocorde, harmonie que la notion
de symmetria met en
lumière par sa juste proportion. Malgré certains écarts pour s’échapper de
l’arithmétisation du sensible, ambitions que l’on trouve notamment chez
Aristote et surtout Aristoxène de Tarente, cette vision aura la vie longue,
puisque nous la retrouvons dans tout le Moyen-Age, du VIe siècle sous la plume
de Boèce, jusqu’au XIII dans la quadrivium. Comme le dit Hautbois, « Elle[la musique]
doit être quantifiée par des relations entre les nombres et les proportions.
Les sons doivent êtres étudiés par des ratios afin de relever de leur
affinité : leurs consonances ou leurs dissonances. Le monocorde est
l’instrument capable d’évaluer de tels ratios. Le bon musicien doit pouvoir
juger de la qualité de sa musique à partir de sa pure connaissance algébrique,
contrairement aux poètes et aux interprètes qui ne sont que des
exécutants. »[7] Jusqu’ici, à
travers les problèmes de proportion, de médiétés ou encore d’incommensurabilité,
il apparaît donc que la musique se constitue comme matière à enjeux et comme
objet d’étude pour la science, et, qu’en retour, la musique gagne un cadre
d’organisation des hauteurs qui, bien que diverses dans ses propositions,
(comme le rappelle Hautbois, on notera plus de trente procédés de calculs des
intervalles entre le Xe et XIe siècle[8]),
la sort néanmoins d’une certaine anarchie vers, progressivement, un système
consensuel. Fort de ce constat, j’amorcerai maintenant un mouvement de
subjectivation, pour déplacer et élargir la problématique déclinée par Xavier
Hautbois sur le terrain de la composition, le voisinage de compositeurs me
donnant ici l’occasion trop tentante d’y succomber.
Risquons la proposition suivante, que je soumettrai
donc à discussion. Nous soutiendrons que l’histoire de la relation de la
science à la musique se déploie dans un rythme à trois temps, et qu’en réalité
se joue ici non seulement une relation à deux, science et musique, mais
également à trois, la philosophie s’invitant ici comme moyen terme entre les
deux. Ce premier temps, nous l’appèlerons le moment de subordination, où la
musique se donne comme matière à la science. Non pas qu’une pratique musicale
indépendante de la science ne s’y déploie pas, mais que dans sa relation à
cette science, elle en est totalement subordonnée à sa visée, et que dans sa
pratique, elle n’en est là que pour témoigner précisément du bien fondé de
cette visée (l’ordre du cosmos, l’harmonie des nombre, etc..). Notre deuxième
temps, appelons-le « moment d’autonomisation ». La musique se détache
de la tutelle de la science pour se constituer comme monde autonome, par la
constitution de sa propre écriture, le solfège. C’est à travers cette écriture
qu’elle déploie son ordre propre, ses catégories et ses différentes
singularités. Arrivons maintenant à notre troisième temps, que nous nommerons
« le moment du retour vertueux », et que nous situerons précisément
dans notre contemporanéité. La musique, sous la constitution d’un nouveau statut
d’indépendance, effectue un retour vers le commerce avec la science. Mais ce
dialogue, elle le réalise par l’entremise de la philosophie, qui assume ainsi
la fonction de moyen terme dans cette relation. C’est donc les trois figures de
la science, de la philosophie et de la musique qui sont activées ici, les deux
premiers se nouant sous la figure plus complexe de la philosophie des sciences.
Or, ce premier binôme, philosophie/science, a lui-même été soumis à un double
mouvement identique. La science, dans un premier temps, s’est en effet
elle-même affranchie de la tutelle de la philosophie, le positivisme
constituant notamment un des moments de réfutation de sa version idéaliste.
Mais dans un deuxième temps, voyant surgir dans ses avancées des interrogations
et des difficultés conceptuelles qu’elle est bien en peine de résoudre, c’est
celle là même dont la science s’était affranchie qu’elle va reconvoquer. Du principe
de relativité, qui faisait dire à Max Planck : « C’est
une entreprise singulièrement stimulante que de découvrir l’absolu qui seul
confère sa pleine signification à ce qui est donné comme relatif. »[9],
au principe de complémentarité développé par Niels Bohr, rendant compte le
rapport à la fois d’exclusion mutuelle et de totalisation nécessaire qu’ont
entre elles les propriétés de l’objet quantique, c’est la
contradiction qui semble surgir de partout. Nous nous inscrivons
ici dans la thèse soutenue par Lucien Sève, notamment dans son ouvrage Sciences
et dialectiques de la nature[10]. Sève prend en effet acte ici du constat qui
prend force depuis le 18ème siècle, à savoir que, je cite, « le
moteur de la philosophie n’est pas dans la philosophie, mais dans le mouvement
progressif de la vie sociale et de la connaissance scientifique. Ce n’est
donc pas la philosophie, c’est la science qui pose les vrais problèmes :
telle est la conviction de presque tous les scientifiques de cette époque.
Mais, à ces vrais problèmes, la science n’apporte que des réponses tronquées ou
contradictoires. Elle appelle une mutation du mode de pensée qu’elle n’est pas
en mesure de pousser par elle-même jusqu’à son terme. »[11],
d’où le nécessaire recours à la philosophie pour opérer cette mutation de
pensée.
C’est donc un double mouvement d’affranchissement,
puis de retour, double mouvement intriqué l’un dans l’autre, qui s’est opéré
ici : musique et science d’un côté, science et philosophie de l’autre.
Ainsi, par l’entremise de la philosophie, la science se dévoile aux yeux du
musicien non plus comme un conditionnement purement arithmétique, mais bien
comme la pourvoyeuse de modèles de logiques et de développements qui la pose de
concert avec elle dans une actualité de la pensée, dans sa contemporanéité. Dit
aussi en d’autres termes, elle passe, pour elle, d’un ordre quantitatif à un ordre
qualitatif.
C’est en ce sens, à notre avis, que notre temps
présent offre dans cette relation de la musique à la science, une singularité qui réclame d’être saisie,
notamment par la composition. Et cette saisie ne saurait passer, comme pouvait
le suggérer la question initialement posée, comme une justification ou encore
comme validation d’une décision musicale. C’est, pour notre part, bien plus
dans la mise en branle d’une activité à plusieurs logiques que réside la vertu
de ce compagnonnage. Celui-ci se constitue sous la forme d’un nouage bien
particulier, et dans lequel chacun, tout en nourrissant l’autre, garde par une
forme d’étanchéité, son ordre propre[12].
Et c’est, en tout cas, ainsi, notamment à la lumière
du livre de Xavier Hautbois, que peut s’affirmer pour nous l’acte de composer.
——
[1] X. Hautbois, L’unité de l’œuvre musicale, CNRS/Université Paris I-L’Harmattan, Paris,
2006, p. 27.
[2] Ibid., p. 202.
[3] Ibid., p. 233.
[4] H. Riemann, Dictionnaire de musique, Paris, Payot,
1931, p. 423, cité par Hautbois, op. cit. , p. 241.
[5] Voir ibid., p. 298.
[6] Ibid., p. 63.
[7] Ibid., p. 63.
[8] Hautbois, op. cit. ; p. 108
[9] M. Planck, Autobiographie scientifique, 1ère éd. Paris,Albin Michel, 1960,
2ème éd. Paris, Flammarion, 1991, p. 96.
[10] Sciences et dialectiques de la nature, H. Atlan et al., Paris, La Dispute,1988.
[11] Sève, op. cit. , p. 57.
[12] Voir à ce sujet mon intervention La note,
l’oreille et le mot, une histoire d’émergence.http://www.entretemps.asso.fr/Seminaire/