La Société d'exécutions musicales privées (1919-1921)

(Verein für musikalische Privataufführungen)

1918-1921 (trois saisons et demie)

Notes de lecture de H. H. Stuckenschmidt : Schönberg, Domaine musical (Éd; du Rocher, 1956) et Arnold Schoenberg, Fayard (1993)

François NICOLAS

(extrait de Les enjeux du concert de musique contemporaine)

 

Schoenbeg projette de faire entendre certaines oeuvres nouvelles dont la technique et l'esthétique étaient critiquées, et de les inscrire à l'ordre du jour de soirées d'analyse. C'était là une idée que personne n'avait eue jusqu'alors.

Schoenberg a le projet d'une sorte d'analyse pratique qui fasse découvrir une oeuvre au cours de répétitions. Ainsi les répétitions devinrent une fin en soi, l'exécution devenant d'importance secondaire.

" Arnold Schoenberg s'est déclaré disposé à présenter d'une façon inédite sa Symphonie de chambre. [...] Il a l'intention d'organiser, au lieu d'un seul concert, une série de dix répétitions publiques. Lors de la dernière répétition, l'oeuvre sera jouée au moins une fois sans interruption. Ainsi l'auditeur aura la possibilité d'écouter l'uvre assez souvent pour être en mesure de la comprendre dans son ensemble et dans tous les détails. " (Prospectus avec invitation à la souscription, avril 1918)

Le but visé est l'auditeur. La séance associe répétitions et exécution, mais elle n'affirme pas le projet explicite d'une interprétation musicale.

D'où, au printemps 1918, les dix répétitions de la Symphonie de chambre sans que ces répétitions fussent suivies d'une audition véritable.

Le 30 juin 1918, Schoenberg ébauche le projet d'une société pour les exécutions de musique contemporaine.

La Société d'exécutions musicales privées est fondée le 23 novembre 1918. Schoenberg y développa méthodiquement l'expérience des dix répétitions de la Symphonie de chambre. Le but était de former à l'écoute et à la compréhension de la musique nouvelle.

Les auditions avaient lieu une fois par semaine sous la forme de réunions privées. Seules les personnes en possession d'une carte de membre pouvaient y assister.

Cette institution exclut le public. Il y a ici l'idée plus générale qu'on soigne d'autant mieux les auditeurs qu'on exclut l'idée de public, et donc qu'entre " public " et " auditeurs ", il faut choisir. Le signifiant retenu pour indiquer cette attention portée à un ensemble d'auditeurs (sans qu'on les conçoive jamais comme pris en masse) fut le signifiant " privé ".

Toute manifestation d'approbation ou de désapprobation était interdite.

Les répétitions pédagogiques sont vite devenues l'activité principale de la Société d'exécutions musicales privées. Alban Berg fut chargé de l'établissement des statuts. Les principes de base : exécutions parfaites et minutieusement préparées, répétitions nombreuses, et exclusion du public. Les membres de l'association s'engageaient à s'abstenir de toute manifestation pour ou contre, et à ne rien publier sur les oeuvres elles-mêmes, non plus que sur la façon dont elles avaient été interprétées. La presse était, bien entendu, exclue de ces séances.

Nouveau choix : pas de journalistes comme tels, pas de presse. Liberté princière de qui se situe dans l'espace de la pensée et récuse la circulation des simples opinions (de la doxa)

La devise était : travailler toute oeuvre en ses plus infimes détails. Dix répétitions pour une partition étaient de pratique courante. On atteignait une exactitude impeccable du style des oeuvres exécutées.

Au cours de la première saison de la Société, qui dura jusqu'en juin 1919, 45 oeuvres (pour un total de 95 auditions) réparties sur 26 soirées furent interprétées. De dix à trente répétitions précédaient les exécutions. Aucune oeuvre de Schoenberg ne fut donnée par la Société durant cette première saison.

En avril 1921, 226 auditions pour 42 oeuvres avaient été jouées durant la troisième saison. Chacune avait été répétée jusqu'à cinq fois, donc jouée six fois.

Schoenberg se tenait à la règle qu'il s'était lui-même fixée, de tenir compte de tous les courants caractéristiques de la musique contemporaine.

Sa logique n'est pas configurante.

Lorsqu'on lui demanda pourquoi tant de répétitions réservées à un Quatuor de Weingartner, il répondit : " On ne saurait assez démasquer une telle musique. "

Les répétitions servent à clarifier les enjeux des nouvelles oeuvres, fussent-elles mauvaises. Le but est de montrer qu'il y a des enjeux de pensée musicale dans les oeuvres de l'époque, non de soutenir un courant particulier de la pensée.

Schoenberg avait la direction autoritaire et absolue. En 1920, il décida de dissoudre la Société et d'en fonder une nouvelle excluant tout opposant. Selon sa propre expression, il surmonte les crises par la dictature.

La formation habituelle de la Société était composée d'un piano, d'un harmonium et d'un quatuor à cordes (éventuellement d'une flûte et d'une clarinette).

Les interprètes les plus remarquables participaient à ces concerts. Rudolf Serkin jouera en refusant d'être payé.

Zemlinsky fonde à Prague en 1920 une " succursale " de la Société d'exécutions musicales privées.

À Vienne, la Société fait parler d'elle en organisant une série de concerts publics exceptionnels à partir de février 1920. En octobre 1920, la Société viennoise fait un concert " de lancement ", puis donne un concert en l'honneur de Maurice Ravel.

Dans un autre concert, on joue du Satie. Remarquer l'ouverture de la programmation.

La crise financière de 1921 devait brusquement mettre fin à l'activité de l'association. Au cours de la saison 1921-1922, la Société abandonne ses activités viennoises au profit de sa succursale à Prague.

À l'automne 1923, Stuckenschmidt lance un cycle de concerts de musique nouvelle à Hambourg établi sur le modèle de la Société d'exécutions musicales privées. Un groupe de mécènes le finance, mais ceci s'arrête en février 1924, faute d'argent.

 

Musik-Konzepte N°36 : Schönbergs Verein für musikalische Privatauffürungen (Mars 1984)

(À Vienne)

Série A
113 concerts
Saison 1918-1919 : 26 concerts
Saison 1919-1920 : 35 concerts (n° 27-61)
Saison 1920-1921 : 41 concerts (n° 62-102)
Saison 1921-1922 : 11 concerts (n° 103-113)
Dernier concert : le 5-12-1921

 

Série B (classique)
5 concerts (en Mai et Novembre 1921)
1. Schoenberg : L'Échelle de Jacob
2. Valses de Strauss
3. Mozart, Beethoven et Brahms
4. Brahms et Beethoven
5. Wolf et Schumann.

 

Total
(hors les 4 concerts classiques série B)
118 (113+4+1) concerts
42 compositeurs
154 oeuvres différentes

 

 

Oeuvres

 

Exécutions

 

Reger

 

23

 

15%

 

62

 

16%

 

Debussy

 

16

 

10%

 

46

 

12%

 

Schoenberg

 

13

 

8%

 

31

 

8%

 

Bartok

 

11

 

7%

 

30

 

8%

 

Ravel

 

7

 

5%

 

23

 

6%

 

Mahler

 

6

 

4%

 

19

 

5%

 

Webern

 

5

 

3%

 

18

 

5%

 

Berg

 

4

 

3%

 

17

 

4%

 

Stravinsky

 

7

 

5%

 

15

 

4%

 

Scriabine

 

6

 

4%

 

13

 

3%

 

Busoni

 

4

 

3%

 

13

 

3%

 

Hauer

 

6

 

4%

 

9

 

2%

 

Strauss

 

4

 

3%

 

9

 

2%

 

Symanowski

 

4

 

3%

 

9

 

2%

 

Suk

 

3

 

2%

 

8

 

2%

 

Zemlinsky

 

3

 

2%

 

8

 

2%

 

25 autres

 

32

 

21%

 

53

 

14%

 

Total (41)

 

154

 

383

 

(dont les 3)

 

22

 

14%

 

66

 

17%

 

par concert

 

1,3

 

3,2

 

par oeuvre

 

2,5

Noter :



Références

Alban Berg

La Société s'est assigné pour tâche de donner aux artistes et aux amateurs éclairés une idée plus exacte de la musique moderne.

Son entreprise rendait indispensable :

L'exécution d'une oeuvre inscrite au programme de la Société n'aura pas lieu tant que les conditions minima d'une interprétation correcte n'auront pas été remplies à son égard. Cela pourra donner lieu à un travail d'une ampleur inusitée, car le nombre de répétitions ne sera dicté que par un souci constant de fidélité aux intentions de l'auteur.

En ce qui concerne les interprètes dont il faut payer cher la renommée, il ne sera fait appel à eux que lorsqu'une oeuvre l'exigera (et le permettra). Cette sévérité dans le choix des interprètes exclut tout souci de virtuosité et toute recherche de succès personnel. Celle-ci, nous l'avons vu, s'opposerait directement aux buts de la Société. L'abandon des gestes d'approbation, de désapprobation et de reconnaissance la rend tout bonnement impossible. Avoir facilité la compréhension d'une oeuvre et de son auteur, voici la seule réussite à laquelle un interprète pourra prétendre encore (et celle qui devrait être pour lui la plus importante).

Afin d'assurer l'assiduité des auditeurs, le programme ne sera pas connu d'avance.

Seule cette exigence d'une préparation approfondie et de nombreuses réauditions peut mettre en lumière des oeuvres qu'une seule exécution laissait dans l'ombre d'une incompréhension presque totale. Un contact réel avec les oeuvres, une véritable acclimatation à leur style et à leur langage particulier, voire une familiarité, qui n'est souvent rendue possible que par l'étude personnelle de la partition, vont enfin s'établir. Excepté pour quelques oeuvres classiques obstinément rabâchées, le public des concerts habituels peut-il se prévaloir d'une relation aussi heureuse avec une musique quelconque ?

La troisième règle qui doit mener la Société au but qu'elle s'est fixé, c'est le caractère strictement privé des exécutions. Exception faite pour des étrangers, nul hôte extérieur n'y est admis. Les membres s'engagent à ne pas publier de rapports sur les activités de la Société, à ne pas rédiger et à ne pas inspirer de comptes-rendus, de chroniques ou de discussions dans des publications périodiques. Les aspirations pédagogiques de la Société rendent obligatoire ce caractère non officiel. Il est étroitement lié à sa volonté de ne servir les oeuvres que par une exécution soignée, de les laisser se défendre elles-mêmes.

Aucune tendance ne sera favorisée. Seul le médiocre étant exclu, toute musique moderne - depuis les oeuvres de Strauss et de Mahler jusqu'aux oeuvres les plus récentes, que l'on a rarement l'occasion d'écouter - peut être exécutée.

"La Société viennoise d'exécutions musicales privées" (1919)

 

Arnold Schoenberg

Une Société que j'ai fondée en octobre 1918, sans accords internationaux et sans autres formalités.

En art, c'est tel service, tel maître ; celui qui sert royalement est royalement récompensé ; mais celui qui tient le temps - le temps de répétition - pour de l'argent ne sera récompensé qu'en argent.

Sur 360 numéros de programme, nous avons eu 151 créations et 209 reprises. (Octobre 1922)

À Prague les programmes sont plus longs d'un tiers ou d'une moitié que ceux de Vienne, qui comportent habituellement au plus 90 minutes de musique. [] Les reprises sont incluses dans le programme dès le début, à la non demande générale, mais pour les raisons pédagogiques, qui sont au fondement même de la société.

Milhaud me paraît le représentant le plus significatif de la tendance actuelle dans tous les pays latins : la polytonalité. Peu importe que cela me plaise ou non. Je lui trouve beaucoup de talent. Mais pour la Société qui ne veut qu'informer, cela n'entre pas en ligne de compte.

Ces derniers temps mes occupations se sont accrues à tel point qu'il ne me reste plus de temps pour mes propres affaires : mon travail. C'est pourquoi j'ai dû me retirer. Il va de soi que je ne retire pas mon intérêt de la Société, qui est ma création ! (Janvier 1923)

Une nouvelle pièce de moi demande de 30 à 40 répétitions.

Qui peut digérer aussi rapidement tant de musique nouvelle ?

"Correspondance" (1919-1925)

 

Charles Rosen

Les programmes des concerts, qui ont lieu en général le dimanche matin, ne sont pas connus à l'avance, et il n'y a pas de publicité.

La Société était une sorte d'extension de l'enseignement Schoenbergien ; en théorie au moins elle devait être un instrument d'éducation, non de propagande.

La musique seule devait monopoliser l'intérêt, l'exécutant étant résolument relégué à la seconde place.

Il fallait protéger les oeuvres des exécutions catastrophiques.

La musique serait soustraite aux impératifs de la mode.

En trois occasions seulement la Société lèvera l'austère exclusive à l'encontre de tout ce qui n'est pas de la musique contemporaine : d'abord pour deux concerts consacrés à Mozart, Beethoven et Brahms, ensuite pour une soirée de valses de Strauss. Là aussi 5*5 heures de répétitions par concert.

La Société fut créée dans le but de rendre la musique contemporaine à qui elle appartenait, c'est-à-dire aux musiciens, et de l'enlever à l'influence corruptrice du marché.

À la fin de 1921, après moins de trois années d'existence, la Société donna son dernier concert et cessa ses activités en raison de l'inflation galopante qui affectait la monnaie autrichienne.

À partir du moment où il devint impossible de soutenir que public et artiste aspiraient à la même chose - autrement dit, quelque temps déjà avant la première guerre mondiale - s'ouvrit la crise des arts qui nous est si familière. La Gebrauchtmusik (musique à usage social) des années 1920, tout comme la Société d'exécutions musicales privées de Schoenberg, étaient des solutions de désespoir.

Il serait naïf de croire que des exécutions de qualité auront plus de chances de rencontrer le succès.

Les bonnes interprétations ne rendront pas populaire la musique difficile, mais elles maintiennent la musique en vie.

La musique n'est pas à strictement parler une marchandise ; elle ne vaut d'être achetée que s'il reste possible d'affirmer qu'il ne s'agit précisément pas d'une marchandise.

"Schoenberg"