Y a-t-il eu, en musique, un « style » romantique ?

Ou : De la spécificité romantique du fragment musical

(Sur le livre de Charles Rosen La génération romantique — Gallimard, 2002)

 

Samedi d’Entretemps (11 octobre 2003, Ircam)

François Nicolas

 

 


Ce livre est difficile à saisir, et donc difficile à discuter. Il contraste ainsi avec les ouvrages précédents de Charles Rosen consacré au classicisme musical [1].

Pourquoi ? Est-ce là affaire de bâti du livre ? Ceci tient-il simplement au fait que cet ouvrage est un recueil d’études, plus exactement de conférences plutôt qu’un projet d’ensemble ? Ou ce caractère insaisissable est-il affaire plus intrinsèque, tenant au contenu même du livre ?

Sur ce plan, le titre nous met déjà sur une piste : il s’agit ici de La génération romantique, non du style romantique. Pourquoi ce choix du mot génération et non de celui de style ? Y aurait-il un style romantique (au même sens du mot style que celui adopté par Rosen pour le classicisme viennois) mais que Charles Rosen n’aurait pas ici traité comme tel, ou s’agit-il plutôt d’un « défaut » consubstantiel au romantisme musical que de n’avoir pas été un tel type de « style » ? Ce livre nous lègue cette question plutôt qu’il n’y répond [2].

Je voudrais jalonner l’élaboration possible d’une réponse de trois considérations sur cet ouvrage :

1) Quel est l’enjeu propre de ce livre ?

2) De quoi est faite une histoire de la musique ?

3) Y a-t-il une spécificité romantique du fragment ?

I. L’enjeu musical ? Le jeu musicien !

Le premier concerne les enjeux propres de ce livre. Découvrant que le livre progressait de manière un peu bucolique — somme toute sa démarche s’appropriait ainsi à une traversée de ces paysages dont Rosen indique à quel point ils ont été déterminants dans la conception romantique du monde et, par là, dans une conception romantique de la musique (on pourrait dire également que Rosen a ici fragmenté la grande forme de son livre comme l’ont fait précisément les compositeurs dont il s’agit dans cette étude…) —, je me demandais : mais que cherche-t-il exactement ? Selon quels enjeux explore-t-il ces différentes régions ? Quelles sont ses intentions propres ?

M’est apparu un point que je n’avais pas autant décelé dans ma lecture des ouvrages précédents de Rosen : la cible propre de ses analyses, examens et études me semble être assez clairement l’interprétation de cette musique. En atteste bien sûr le disque joint au livre où Rosen nous livre son interprétation de quelque pièces de Schumann, Chopin et Lizst, nous indiquant ainsi que l’acte interprétatif est la clef de cet ouvrage.

N’y aurait-il pas eu ce disque, le livre lui-même nous aurait suffisamment dit que la pertinence des propos est sans cesse mesurée à son impact en termes d’interprétation. Le livre fourmille ainsi de notations interprétatives ; j’en relève ici quelques-unes pour indiquer leur diversité :

·       Le tempo à adopter dans la fin de l’opus 111 [3],

·       l’indistinction souhaitable des 6 voix dans le ricercare de l’Offrande musicale [4],

·       la nécessité de faire ressortir l’aspect fantomatique à la fin de l’Humoresque de Schumann [5],

·       l’absence de pédale au début et à la fin d’« Eusébius » du Carnaval [6],

·       l’absence de pédale quand on joue Haydn [7],

·       l’allègement de la pédale dans le rondo-final de la Waldstein [8],

·       la directive générale de s’interroger sur le but d’une notation pour mieux l’interpréter [9],

·       l’usage de la pédale [10] — en particulier de la semi-pédale [11] —  pour faire vibrer le piano dans le 3° Concerto de Beethoven,

·       la courte pause à observer dans l’enchaînement des deux premiers numéros des Dichterliebe [12],

·       la nécessité de jouer a tempo la cadence du lied « Aus meinen Tränen » [13],

·       l’importance pour le pianiste de donner le sentiment de l’effort dans la coda de Frauenliebe und Leben [14],

·       les réflexions sur la légitimité ou non de jouer séparément tel ou tel lied d’un cycle de Schumann [15], tel ou tel prélude de Chopin [16],

·       la nécessité d’interpréter musicalement le point d’interrogation de « Papillon ? » dans le « Florestan » du Carnaval [17],

·       l’inconvénient de faire chanter le Voyage d’hiver par un baryton car on y efface l’architecture des rapports entre registres [18],

·       la nécessité de faire la reprise de la Sonate en si bémol mineur de Chopin à partir de la première note [19],

·       l’importance des doigtés (en particulier cinquième doigt et pouces) dans tel opus de Chopin [20],

·       l’importance de jouer librement le rubato indiqué au début de la mazurka opus 24, n° 1 (Chopin) [21],

·       l’intérêt musical, dans la troisième mazurka de l’opus 17 de Chopin, de jouer de la couleur sonore pour tirer parti de l’harmonie [22],

·       la nécessité de répéter la première mélodie de la quatrième mazurka de l’opus 24 (Chopin) [23],

·       l’importance de respecter les indications rythmiques inattendues dans l’opus 17 de Schumann [24],

·       etc.

Tout ceci indique que le type de lecture proposée par Rosen est celle d’un pianiste, soucieux non pas de recenser les savoirs musicologiques mais de mieux comprendre les œuvres qu’il joue en sorte de mieux les servir.

L’enjeu du livre est donc le jeu instrumental.

Bien sûr Charles Rosen ne se limite pas à cela : son ouverture d’esprit embrasse plus largement les œuvres et leur contexte, mais lorsque son propos apparaît aimanté, on débouche presque toujours sur une remarque interprétative qui découvre la subjectivité propre de qui a élaboré ce propos.

D’où une première interrogation sur ce livre : toutes les remarques visant l’interprétation musicale semblent éparpillées ; elles portent en effet sur des détails, importants certes, parfois essentiels, mais cependant des détails, comme si l’interprétation d’une œuvre romantique se jouait donc localement plutôt que globalement. Est-ce là un parti pris de Rosen ou ceci correspond-il à une réalité romantique intrinsèque ?

Ceci correspond, je crois, au fait que les romantiques « ont modifié le rapport entre le plaisir du son et le plaisir de la structure » [25] : la prééminence musicale du plaisir sonore dans le répertoire romantique attribue à l’interprète une responsabilité particulière en matière de couleurs locales, responsabilité qui rendent précieuses les innombrables indications de jeu instrumental données par Rosen dans ce livre.

II. Quelle « histoire » du romantisme ?

Ce livre cependant n’est pas une étude savante destinée aux pianistes pour les guider dans leur interprétation du répertoire romantique. C’est avant tout un livre d’histoire, destiné à bien d’autres lecteurs que ceux qui se soucient de l’interprétation de ces œuvres.

Mais de quelle histoire s’agit-il exactement ici ? Histoire de la génération romantique nous dit Charles Rosen. Oui, certes, mais qu’est-ce à dire ? À juste titre, Rosen ne s’encombre pas ici de biographies : il a même à ce sujet des mots assez durs et fort pertinents [26]. Remarquons : Rosen indique que son objectif est la compréhension des œuvres. Pour ce faire, il mobilise de larges pans du champ historique concerné par cette génération de compositeurs « nés aux alentours de 1810 » [27] en sorte de traiter des aspects musicaux qui l’intéressent le plus dans la période 1827-1850.

Comment l’histoire ainsi convoquée contribue-t-elle, selon Rosen, à une meilleure compréhension des œuvres abordées ?

Je recenserai pour ce faire différents aspects d’une possible « histoire de la musique » selon les quatre dimensions suivantes : généalogie des œuvres, archéologie des intensions, historicité des styles, historialité des situations. Je détaille.

1. Généalogie des œuvres

Il y a d’abord ce que j’appellerai une généalogie des œuvres. Il s’agit ici de relever les ascendants et descendants de telle idée musicale à l’œuvre dans tel ou tel opus. En voici quelques exemples qu’on peut répartir ainsi :

Ruptures généalogiques

·       L’idée de présenter dans l’œuvre musicale un absolument inaudible apparaît chez Schumann alors qu’elle était radicalement « banni[e] dans le classicisme viennois » [28],

·       La différence entre Bach et Schumann dans le rapport entre écriture et perception [29],

·       La différence entre Schumann, Chopin et Liszt d’un côté et Beethoven de l’autre dans le rôle musical de la sonorité (la sonorité devient un matériau et quitte sa position plus neutre au service de la musique) [30],

·       L’intégration des interruptions « cycliques » par les romantiques, et non plus leur logique suspensive comme chez les classiques viennois [31],

·       « Les changements de tonalité radicaux » là où Beethoven « ne s’est jamais autorisé aucun flou chromatique » [32].

Généalogie ascendante :

·       Le rapport entre l’usage romantique de la pédale et son usage classique [33],

·       L’extension par les romantiques de ce que les classiques avaient amorcé avec les indications dynamiques à d’autres aspects de la pratique musicale : résonance, pédale, couleur sonore… [34],

·       La systématisation par Schumann de la mise à mal pratiquée par Schubert du rapport traditionnel entre voix et instrument [35],

·       L’explicitation par Schumann d’un nouveau rapport entre musique et langage qui restait implicite chez Schubert [36],

·       Les antécédents baroques de la technique schumannienne de motifs récurrents tout au long d’une œuvre [37],

·       La précédence de Beethoven et Schubert sur Chopin et Schumann dans l’écriture de miniatures [38],

·       Voir aussi bien sûr tout le jeu des « citations et souvenirs » [39], y compris les citations « clandestines » telle celle de la VII° de Beethoven à la fin de l’opus 17 de Schumann [40],

·       Les contrastes de tempo et de caractère à l’intérieur d’un même mouvement qu’on trouve chez Schumann ont des antécédents dans l’opus 109 de Beethoven [41],

·       La précédence de Beethoven dans les modulations en tierces à la place des dominantes [42],

·       Les antécédents classiques  dans le travail de déplacement rythmique à l’intérieur des modules de quatre mesures (Chopin) [43],

·       Les intensions grotesques communes aux œuvres de Schumann, Chopin et Berlioz [44],

·       L’inspiration que trouve Liszt pour sa sonate chez Beethoven et Schubert [45],

Généalogie descendante :

·       Je ne donnerai qu’un exemple de cette plus curieuse généalogie (qui considère les aïeuls comme générés par leurs descendants) : la citation de la mélodie de Beethoven dans la Fantaisie opus 17 de Schumann se fait seulement in fine et de telle manière qu’elle apparaît moins comme une source extérieure à l’œuvre [46] que comme si elle émanait de l’œuvre elle-même, « comme si la musique de Schumann pouvait […] engendrer une bribe de celle de Beethoven » [47] : bref Schumann semble ici engendrer Beethoven plutôt qu’il ne paraît en procéder. Intéressante torsion de l’ordre chronologique qui fait partie intégrante des généalogies…

Les intensions du romantisme musical

Cette généalogie tend à dégager ce que j’appellerai les intensions musicales à l’œuvre, en l’occurrence les intensions de ce premier romantisme musical :

·       Nouveaux rapports voix/instrument et langage/musique

·       Nouvelle logique cyclique

·       Nouvelle logique du souvenir

·       Nouvelle logique des contrastes

·       Tonalité de grotesque romantique,

·       Transformation de l’opposition (tonale) en glissement [48] ou simple coloration [49], une substitution du continuum chromatique à la stricte hiérarchie des relations diatoniques [50],

·       « Fusion du narratif et du lyrique » dans un programme suggéré [51],

·       Etc.

2. Archéologie des intensions

Il y a ensuite ce que j’appellerai une archéologie de ces intensions dégagées par la généalogie précédente. Il s’agit ici d’identifier comment ces intensions musicales — circulant entre différentes œuvres (à l’œuvre entre plusieurs opus) et tendant par là à constituer un style — prennent racine dans une situation donnée du monde de la musique : état particulier du langage tonal, constitution particulière de tel ou tel instrument de musique, etc.

Voici quelques exemples qui préciseront ce que je propose de nommer « archéologie » : il ne s’agit plus à proprement parler ici, comme dans la généalogie, de rapports entre les œuvres, mais plutôt de rapports entre les œuvres et leurs conditions proprement musicales d’émergence.

·       L’examen de la transformation des pianos entre l’époque de Beethoven et la nôtre [52],

·       Le retournement par Schumann de certaines fonctions tonales : la sous-dominante, de détente, devient tension ; l’apogée de la tension n’est plus à la fin de l’exposition de la « grande sonate » (opus 17 de Schumann) mais à son début.

·       Les œuvres romantiques matérialisent « un nouveau chromatisme, résultant pour l’essentiel des relations par tierces » [53],

·       « Le mode mineur, étroitement lié aux troisième et sixième degré,  sera à l’origine de la plupart des transformations harmoniques du XIX° siècle. » [54]

3. Historicité des œuvres et intensions musicales

Il faut également prendre en compte ce que j’appellerai l’historicité musicale proprement dite c’est-à-dire la manière dont la pensée musicale s’inscrit dans de plus vastes styles de pensée, comment les nouvelles conceptions musicales trouvent leurs conditions de possibilité dans de nouvelles configurations extra-musicales de la pensée : pensées philosophique, artistique, scientifique, politique, littéraire, etc.

C’est à cette charnière que se noue la caractérisation « romantique » de la musique examinée, mais Rosen aborde cette question par bien des bouts. Quelques exemples encore :

·       Rosen relève « les rapports entre la musique et l’art, la littérature, la politique et la sphère privée » [55] dès l’entame de son livre.

·       La problématique du fragment et des ruines comme celle du paysage [56] associée au « nouveau sentiment pour la nature » [57] constitue des chapitres à part entière de cet ouvrage.

·       Le nouveau rapport entre musique et langage que les lieds de Schumann mettent en œuvre s’articule à l’évolution de la linguistique de cette époque [58].

·       La naissance, à la toute fin du XVIII° siècle, de l’idéologie d’avant-garde [59], favorise l’idéal d’une œuvre inventant son public et non pas s’y soumettant[60].

·       Les influences des lettres et des arts, de la musique et de la littérature sont enchevêtrées : c’est plutôt la musique qui à la fin du XVIII° siècle inspire la littérature [61] mais ensuite le sens de l’influence… [62]

·       « Le goût de l’époque romantique pour les ruines a eu une influence évidente sur le développement du fragment. » [63]

·       Le thème musical du souvenir provient de la poésie lyrique du début du XIX° siècle [64]. De même que le compositeur de mélodies vient nécessairement après le poète [65].

·       Les résonances littéraires du grotesque romantique [66],

·       L’inspiration que Liszt trouve pour sa sonate dans le roman néogothique populaire et dans la poésie religieuse et sentimentale de Lamartine [67].

4. Historialité des situations musicales

Pour achever la typologie ici esquissée, il faut la compléter de ce que j’appellerai l’historialité des situations musicales. Il s’agit ici d’identifier comment les situations dans lesquelles s’enracinent les œuvres évoquées ont pour conditions de possibilité certains états non musicaux, certaines techniques, certaines configurations matérielles fournies à la musique par son dehors. On repère un tel type d’examen aux questions suivantes prélevées dans le livre de Rosen :

·       L’usage désormais continu de la pédale à partir des années 1820 s’explique par l’importance grandissante des concerts publics [68],

·       Le développement du concert public, affranchissant la musique de sa dépendance envers la Cour ou l’Église, promeut le genre instrumental [69].

·       La manière dont le nouveau traitement compositionnel du « sonore » prend racine dans de nouvelles possibilités signifiantes et « expressives » : signifier le vent, exprimer des affects, etc.

 

J’ai distingué quatre dimensions dans l’examen de la dimension historique. Bien sûr, le traitement effectif de toute question articule, noue, croise ces quatre dimensions :

·       Si Schumann retravaille, à la suite de Schubert, le rapport entre voix et instrument (généalogie), c’est aussi parce que la linguistique a pensé autrement la question du langage (historicité musicale).

·       Si Schumann et Chopin développe la composition de miniatures (généalogie), c’est bien sûr parce que le romantisme philosophique et littéraire a exalté la problématique du fragment (historicité musicale).

·       Si la transformation des pianos joue un rôle dans l’interprétation souhaitable de ce répertoire (archéologie), cette transformation a été rendue possible par les modifications concomitantes du concert (historialité du matériau musical).

·       Etc.

Une même question ouvre à quatre projections différentes : généalogique, archéologique, historique et historiale.

 

*

 

Cette caractérisation esquissée des composantes d’une « histoire du romantisme musical » permet-elle de répondre à la question : existe-t-il à proprement parler un style romantique, et s’il n’en existe pas — comme le suggère le livre de Charles Rosen — pourquoi ?

III. Un « style » musical romantique ?

Le livre de Charles Rosen utilise bien, ci ou là, le syntagme « style romantique » mais il ne donne pas ici au mot « style » le poids qu’il lui conférait concernant le classicisme viennois : celui d’une intension dialectique très singulière (« résolution symétrique de forces opposées »).

« Génération » plutôt que « style »

Rosen met son étude du romantisme sous le signe du substantif « génération ». Il fait ainsi prévaloir une détermination musicienne (relevant de la biographie des compositeurs) sur une caractérisation proprement musicale (qui délimiterait ce que serait une œuvre romantique, éventuellement de première génération, pour constituer sur cette base un corpus à traiter).

Ce parti pris n’est pas, me semble-t-il, de simple opportunité : il traduit une dissymétrie intrinsèque du romantisme musical par rapport au classicisme et c’est cette dissymétrie que je voudrais maintenant examiner.

Hypothèse

Je fais l’hypothèse que Rosen a découpé son corpus à partir de la catégorie musicienne de génération faute de pouvoir le faire à partir de la catégorie musicale de style et je me pose la question : pourquoi n’y a-t-il pas en musique de style romantique comme il y eut un style classique ?

Un « style » ?

Posons d’abord qu’un style musical peut être thématisé par l’articulation singulière de la généalogie de ses œuvres, de l’archéologie de ses intensions, de son historicité singulière comme style et de l’historialité de la situation musicale dans laquelle ses œuvres s’inscrivent.

Historicités différentes du « romantisme » et du « classicisme » en musique

À ce titre, une première remarque s’impose : le romantisme musical fut contemporain du romantisme général (plutôt en retard, par certains traits, parfois en avance et précurseur par d’autres) quand le style classique en musique n’a pas été synchrone de ce qu’on appelle traditionnellement le classicisme (et qui remonte plutôt, en philosophie mais aussi au théâtre, au XVII° siècle). Sans m’attarder sur les délicates questions de nomination (« classique » a-t-il le même sens dans « le style musical classique » et dans la philosophie ou le théâtre dits « classiques » ?), je relèverai ce point : le style musical classique, s’il dispose bien sûr de sa propre historicité, c’est-à-dire s’il s’enracine bien dans les conditions de possibilité que lui procure l’histoire des idées non musicales, n’entretient pas pour autant de contemporanéité immédiate de pensée avec d’autres disciplines que la musique, du moins pas avec la même intensité : qu’il suffise pour cela de pointer le considérable décalage chronologique entre les apogées créatrices du classicisme dans les différents arts et dans la musique…

Une puissance musicale moindre ?

Ainsi à l’époque du style classique, la musique semble dotée d’une puissance qui ne semble plus opérer au même titre à l’époque romantique examinée par Rosen.

Cette réduction de la puissance musicale peut s’indiquer de différentes manières.

Dans le style classique, la musique s’était dotée d’une certaine aptitude à clore sur soi ses formes musicales — « clore » s’entend ici comme capacité centripète, non comme autarcie —, à normer par soi-même ses développements en sorte que la résolution des contradictions qu’elle mettait à l’œuvre restait immanente à la musique même.

Le romantisme musical a ceci précisément de romantique qu’il valorise non plus l’autocentration, l’énergie centripète, la capacité résolutive, la finitude assumée du geste musical dans l’auto-achèvement mais qu’il se nourrit d’une passion d’infini thématisée comme impossible, d’une ouverture à cet excès que l’œuvre ne saurait contenir et discipliner, d’une intension centrifuge vers un au-delà de l’œuvre et, plus largement vers un au-delà musical, etc.

Où l’on rencontre, bien sûr, son esthétique du fragment.

Spécificités du fragment romantique

Le romantisme n’a pas l’exclusivité du fragment, bien sûr. Il n’est pas le seul à l’avoir pratiqué. Plus encore : il n’est pas le seul à l’avoir pensé et réfléchi. On peut ainsi soutenir que toute œuvre musicale de toute époque est par elle-même un fragment, le fragment d’une intension plus vaste qui l’anime et la traverse, intension potentiellement infinie là où l’œuvre est inéluctablement finie [70]. Une œuvre ainsi n’existe que d’entrer en rapport avec d’autres œuvres, pour confronter leurs intensions [71].

Si toute œuvre est fragment, cela veut dire alors qu’il y a deux types de fragments : le romantique et le non-romantique. Mais alors, si toute œuvre est ouverte à une intension qui la traverse et l’excède, qu’est-ce qui singularise le fragment romantique ? Comment caractériser donc le fragment romantique par rapport à ces fragments « ordinaires » que sont toutes les autres œuvres musicales ?

Je voudrais proposer ici quelques pistes.

Les propriétés intrinsèques du fragment romantique

Le début et la fin : un déjà et un pas encore…

Rosen nous montre que le fragment romantique a ceci de propre qu’il finit sans se finir (sans s’achever), et qu’il débute sans commencer.

Un début qui ne commence pas

Le fragment romantique a ceci de propre qu’il débute sans commencer : comme s’il avait déjà commencé.

Exemple : la mazurka opus 33, n° 1 « commence au beau milieu, avec une cadence finale » [72].

Une fin qui n’achève pas

Le fragment romantique a ceci de propre qu’il finit sans se finir : comme s’il n’était pas encore terminé [73].

Exemples : la mazurka opus 41, n°3 s'arrête au milieu d'une phrase [74]; la mazurka opus 24, n°4 se poursuit mélodiquement après la fin harmonique du morceau. [75]

 

Ouverture

Débutant sans commencer et finissant sans s’achever, pris entre un déjà et un pas encore, le fragment romantique serait en ce sens ouvert. Certes toute œuvre, fragment d'une intension plus vaste, peut être dite ouverte à cette intension mais une œuvre peut être cependant dite fermée au sens précis [76] suivant : sa frontière lui appartient. À ce titre, un fragment romantique, lui, sera dit (topologiquement) ouvert puisque sa frontière temporelle ne lui appartient pas.

Centrifuge

Ensuite le fragment romantique a ceci de propre qu'il est centrifuge : ses forces intérieures ne convergent pas, comme dans l’œuvre classique, vers un équilibre, en l’occurrence un centre tonal, mais la dérive tonale et chromatique — qui l’emporte désormais sur l’opposition diatonique de la tonique et de la dominante — génère des forces fuyant le ou les centres possibles de l’œuvre-fragment.

Les propriétés extrinsèques du fragment romantique

Le fragment romantique, débutant sans commencer, finissant sans s’achever, ouvert et centripète, se caractérise également par des propriétés extrinsèques (ou de situation [77]).

Un ensemble de fragments est lui-même un fragment

D’abord le fragment romantique n’est pas partie de n’importe quel tout. Ainsi les regroupements de fragments romantiques sont eux-mêmes des fragments romantiques : ils débutent sans commencer, finissent sans s’achever, sont ouverts et centripètes — Rosen le rappelle concernant par exemple le recueil des 24 préludes de Chopin —.

On est donc face ici au même type de mimétisme d’échelle que dans le style classique où la polarité tonique-dominante vaut aussi bien au niveau des notes, des accords, des tonalités, et des grandes parties de la forme-Sonate.

Être un fragment n’est pas question de taille

Ensuite le fragment n’est pas relatif à une échelle donnée : il y a ainsi des fragments de toutes tailles, fragments brefs, fragments longs, petits fragments, fragments étendus… Il y a également des fragments d’un seul tenant, et d’autres faits de plusieurs parties… On ne sort donc pas du fragment en agrandissant l’échelle temporelle prise en compte.

Le fragment n’est fragment de rien

Au total, il y a je crois cette idée, qui fait plus encore la singularité romantique du fragment : le fragment romantique est fragment sans être pour autant le fragment « de quelque chose ». Il est fragment « de rien ». C’est à ce titre qu’il se différencie de l’œuvre-fragment, qui,elle, est fragment d’une intension plus vaste. Le fragment romantique, lui, est fragment en soi. Il n’est pas prélèvement sur une totalité non fragmentée à laquelle il renverrait.

Petite digression philosophique : fini / infini

Si être fragment est bien une propriété privative (être privé de frontières internes), ce n’est pas pour autant une propriété soustraite. On pourrait éclairer cela philosophiquement en thématisant les rapports entre fini et infini.

Pour le romantisme, le fini n’est pas un fragment prélevé sur l’infini parce qu’à proprement parler l’infini actuel sur lequel prélever une partie finie n’existe pas comme tel. Il n’existe à proprement parler pour le romantisme que d’infini potentiel. Certes, c’est aussi le cas pour le classicisme, sauf que pour le classicisme, l’horizon de la finitude n’était pas l’infini, si bien que le classicisme ne vivait pas dans le tourment de l’infini. Ainsi pour le classicisme, le fini n’était pas fragment mais mesure naturelle.

Pour le romantisme, l’être fini rêve d’infini inaccessible ; c’est à ce titre qu’il est fragment : non parce qu’il est prélevé sur un infini (qui n’existe pas « actuellement ») mais parce qu’il se tient condamné à son sort de finitude rêvant d’autres horizons que le sien. La finitude pour le romantisme n’est pas un arrachement à un infini existant mais l’écoulement d’une blessure.

Le fragment romantique est privé d’infini, non pas qu’on lui aurait soustrait une propriété de complétude n’existant qu’à une tout autre échelle, mais que son désir d’infini reste frappé d’impuissance à l’entreprendre, se privant somme toute de jouir de la puissance du fini — comme le morceau classique sait par contre le faire —  en même temps que se dispensant d’engager un procès d’intension, transversal à un massif d’œuvres — comme le fait le « style classique » —.

Ce qui fait donc de l’œuvre romantique un fragment, ce n’est pas qu’on lui ait ôté quelque chose ; c’est qu’elle ne saurait cicatriser ses dynamiques, qu’elle est sans peau (sans frontière ai-je dit), qu’à tout moment elle est sans bords. Le fragment romantique déborde, non parce qu’il déborde d’une énergie excessive impossible à contenir, mais parce qu’il déborde plutôt de rien d’autre que de lui-même, puisqu’il refuse de se contenir… Débord ainsi non d’un surcroît de puissance mais bien plutôt d’une impuissance singulière…

 

Si l’on revient à la musique, le fragment musical romantique serait ainsi romantique en tous ces sens :

— fragment de rien — voir cette remarque de Rosen sur le prélude de Chopin comme ne préludant plus à rien… — ;

— fragment fractal — ainsi le recueil des préludes de Chopin est tout autant ouvert et inachevé que chacun des 24 fragments qui le composent — ;

— fragment ouvert et centrifuge…

Sans doute est-ce alors pour cette raison profonde qu’il n’y a pas de « style » romantique comme il y eut un style classique [78].

Et pour ne pas conclure…

Il faudrait ici réarticuler logique romantique du fragment — son projet musical le débordant faute de vouloir se contenir — et incapacité du romantisme à configurer un véritable style musical. Il faudrait pour cela mieux caractériser ici que serait qu’un style musical, plus exactement une configuration d’œuvres [79].

Je suspendrai plutôt mon propos sur cette frontière ouverte de mon discours, sur cet écoulement des thèses sans résolution cadencielle.

Et plutôt que de justifier mon propos par l’explication convenue d’un manque de temps, je préfèrerai mettre cet arrêt qui ne résout rien, cette fin qui n’achève pas, sous le signe de cette maxime qui semble également avoir été celle de ce livre de Charles Rosen :

 

« Attention à la chose même oblige ! »

 

––––



[1] Le style classique et La Forme-Sonate.

[2] Charles Rosen s’est sur ce point exprimé ailleurs plus clairement. Jean-Philippe Guye nous rappelle ainsi qu’il déclarait à Catherine Temerson : « le romantisme n’est pas un style mais un projet » (Plaisir de jouer, plaisir de penser – page 44)

[3] p. 20

[4] p. 24 : étonnant propos au demeurant !

[5] p. 31

[6] p. 35

[7] p. 39

[8] p. 40

[9] p. 42

[10] p. 43

[11] p. 44

[12] p. 87

[13] p. 87

[14] p. 104

[15] p. 90

[16] p. 130

[17] p. 146

[18] p. 170

[19] p. 355

[20] p. 465

[21] p. 524

[22] p. 536

[23] note 1 p. 536

[24] p. 842

[25] p. 71

[26] « On ne facilite pas la compréhension d’une œuvre en assimilant trop précisément un de ses éléments à un détail de la biographie de l’auteur, on ne fait que l’entraver. L’œuvre n’est pas censée transporter l’expérience personnelle de l’artiste comme un télégramme ni substituer ses souvenirs aux nôtres » (p. 148)

[27] p. 10

[28] p. 28

[29] p. 31

[30] P ; 58

[31] p. 134

[32] p. 316

[33] p. 35

[34] p. 59

[35] p. 97

[36] p. 105

[37] p. 125

[38] p. 131

[39] p. 144…

[40] p. 149

[41] p. 146

[42] p. 309

[43] p. 339

[44] p. 538

[45] p. 611

[46] p. 151

[47] p. 161

[48] p. 313

[49] p.319

[50] p. 328

[51] p. 407

[52] p. 22

[53] p. 306

[54] p. 309

[55] p. 10

[56] p. 175

[57] p. 11

[58] p. 105

[59] La manière dont Rosen introduit en cet endroit du livre cette idée de l’avant-garde semble, curieusement, faire l’économie de sa détermination politique…

[60] p. 111

[61] p. 120, 187

[62] p. 121

[63] p. 137

[64] p. 172

[65] p. 183

[66] p. 538

[67] p. 611

[68] p. 45

[69] p. 109

[70] On trouve dans la philosophie d’Alain Badiou une telle caractérisation de l’œuvre d’art comme fragment fini d’une vérité infinie, ceci n’étant qu’une caractérisation particulière, propre à l’art, de ceci que tout sujet est un moment fini d’une vérité infinie, ce qui s’enchaîne à la thèse philosophique selon laquelle l’œuvre d’art (non l’artiste) est le sujet même de l’art…

[71] C’est, au passage, l’enjeu proprement musical du concert : non pas d’être un lieu musicien et social de rites mais un temps musical où s’expérimentent les intensions à l’œuvre.

[72] p. 529

[73] Comme l’on sait, le « moment de la fin » est un moment crucial pour toute œuvre.

[74] p. 529

[75] p. 539

[76] Cf. la topologie…

[77] Voir Albert Lautman…

[78] Il faudrait alors examiner le point suivant : si le romantisme excelle bien dans la subjectivation (voir, en particulier, le Witz…), il semble plus réfractaire à l’élaboration d’un véritable procès subjectif.

[79] Voir ce concept de configuration chez Alain Badiou (Petit manuel d’inesthétique).