Aimer ou vouloir Bach ?

 

Sur La grandeur de Bach (L’amour de la musique en France au XIXe siècle)

de Joël-Marie Fauquet & Antoine Hennion (Fayard, 2000)

 

Samedi d’Entretemps, 26 janvier 2002

 

François Nicolas

 


Je me confronterai à ce livre écrit à deux mains — celles d’un musicologue historien et d’un sociologue — comme musicien, singulièrement comme compositeur pensif, amateur de Jean-Sébastien Bach et considérant que sa musique continue d’être à l’œuvre de nos jours au point de le citer explicitement dans mes deux dernières œuvres [1]. Autant dire que ma lecture de ce livre est décalée par rapport aux identités subjectives ayant présidé à la rédaction de cet ouvrage — un compositeur pensif n’est ni sociologue, ni historien, ni même musicologue — et qu’il s’agira avant tout de lire ce livre du point de notre présent, du point d’un aujourd’hui possible pour la grandeur de Bach. Somme toute, il est inévitable, en parcourant cet ouvrage, de se demander : en quel sens la grandeur de Bach dont ce livre nous détaille l’édification au 19ème siècle, est-elle ou non encore notre présent, en cet aujourd’hui qui prend congé du 20ème siècle ? La grandeur de Bach est-elle désormais affaire de musée, de savoir, n’a-t-elle plus d’actualité qu’en vue d’affaires commerciales ou a-t-elle encore quelque enjeu musical de pensée ?

On ne saurait reprocher à nos deux auteurs de ne pas avoir fait l’histoire de cette question au 20ème siècle mais il suffit de rappeler la place qu’occupe la musique de Jean-Sébastien Bach pour un Schoenberg (voir ses articles dans Le Style et l’idée) ou pour un Boulez (voir son article princeps de 1952 Moment de Jean-Sébastien Bach) pour saisir que Bach est resté un enjeu pour la  pensée musicale contemporaine (on pourrait prolonger la liste des noms propres : Bernd-Aloïs Zimmermann, Klaus Hüber…). L’est-il encore ? Il me semble, et je tenterai tout à l’heure d’exposer synthétiquement mes convictions en cette matière. Mais qu’on soit ou non d’accord sur ce point, il me semble requis de lire ce livre et ce qu’il nous dit du passé à la lumière de nos questions présentes. Cette lecture active nous est directement enseignée par ce livre car celui-ci met à l’œuvre deux principes que je voudrais exhausser :

1) Le premier met l’accent sur l’importance du performatif par rapport au constatatif : le juste rapport à « Bach » (avec tous les guillemets de guise pour indiquer l’incertitude de ce qui est ainsi nommé) n’est pas de type archéologique. Il ne consiste pas à extraire d’une gangue historiquement constituée un joyau originellement déposé. Il ne s’agit pas de trouver ou retrouver ce qu’il y aurait eu dès l’origine et qui aurait été laissé là, inchangé et oublié. Tout rapport instauré à « Bach » doit être conçu comme agissant sur l’objet « Bach » lui-même. Dit autrement : toute constitution d’objet doit être en vérité conçue comme un projet. L’objet ne préexiste pas à sa présentation. Il est affecté, modifié par cette présentation. Ou encore son en-soi n’est pas indépendant de son adresse, de ce pour quoi il se trouve engagé.

2) Plus largement encore, toute relation instaurée à « Bach » doit être pensée comme relation constituante et non pas comme rapport constitué. J’entends par relation constituante qu’il ne s’agit pas de rapporter deux éléments préexistants, dont l’existence serait avérée séparément l’un de l’autre, en une figure ressemblant alors à une rencontre (en l’occurrence la rencontre entre un objet-Bach et un sujet-19ème siècle) car le rapport instauré doit être pensé comme constituant à la fois les deux termes qu’il rapporte. Position dialectique classique, où l’un (du rapport) se divise en deux (termes rapportés), plutôt que la conception inverse où deux termes indépendants viennent se mêler selon la loi d’un mixte.

 

Je m’accorde au principe de cette méthode : Bach n’est pas un objet légué par la première moitié du 18ème qu’il nous faudrait contempler et indéfiniment restaurer pour lui ôter la patine du temps, pour le dépolluer de toute sédimentation parasite. Si tel était Bach, il est sûr que son intérêt serait purement académique : objet de savoirs encyclopédiques et de pouvoirs universitaires, Bach n’aurait aucune raison de convoquer la pensée d’aujourd’hui, celle par exemple qui se propose de circuler dans ces Samedis d’Entretemps.

Je suis donc d’accord avec ce livre pour inscrire le nom de Bach comme étant celui d’un processus constamment créateur, non d’un pur et simple passé achevé : se rapporter à Bach aujourd’hui, c’est encore et toujours produire à la fois un nouveau Bach et un nouveau musicien contemporain (je dis ici « musicien » et non pas « amateur » — je préciserai tout à l’heure l’écart entre ces deux propositions).

 

Ayant à juste titre abandonné l’idée d’une vérité-Urtext — somme toute l’idée d’une vérité-Bach qui s’épongerait dans la véridicité d’une authenticité [2] —, le risque devient alors celui, symétrique, d’une dissolution du texte lui-même en un pur et simple prétexte. Fauquet & Hennion nous rendent attentifs à cette triade de l’Urtext, du texte et du prétexte [3] et leur entreprise vise à s’opposer frontalement tant à une sociologie primaire (celle du : « c’est nous qui faisons Bach » [4]) qu’à une sociologie plus pédante, celle d’un Bourdieu par exemple (paix à son âme !), pour qui les objets esthétiques sont des concrétions sociales : marques de distinction, signes de reconnaissance pour héritiers, etc. Bach n’est ni objet doté d’une fiche d’identité immuable, ni coquille vide, réceptacle de toutes les projections possibles.

Comment alors déployer une dialectique constituante autour du nom de Bach ? Et si les deux termes du rapport « Bach & nous » sont constitués par le rapport plutôt que le constituant, où trouver un point d’appui extérieur apte à enclencher cette constitution effective ?

Le livre suggère ici deux pistes :

1) L’une, en récollectant la triade de l’Urtext, du texte et du prétexte. On s’attendrait alors à ce que le livre aborde le rapport constituant « Bach & nous » en partant du texte, d’un texte qui ne soit conçu ni comme Urtext, ni comme prétexte. Mais ce n’est pas la voie que l’ouvrage emprunte — il me faudra y revenir : l’étrange est l’économie intégrale que fait ce livre de toute trace écrite, de toute référence à une quelconque partition ; cette énigme mérite interprétation —.

2) L’autre piste, celle que déclare adopter ce livre, est explicitée page 14 : le rapport ne se joue pas nous dit-on à deux termes (« Bach & nous ») mais à trois : « Bach, nous et la musique ». « La musique » viendrait ainsi constituer le troisième terme qui nous manquait, nommant le rapport constitutif de la polarité « Bach & nous ». Proposition forte. Je la ferais volontiers mienne selon une orientation de pensée dont cependant je ne pense pas qu’elle s’accorde entièrement à celle de nos deux auteurs. Je dirais volontiers en ce sens : c’est parce qu’il y a bien « la musique » (s’entend « un monde de la musique ») qu’il peut y avoir à la fois « Bach & nous », disons qu’il peut y avoir un événement dans ce monde (dont Bach peut être le nom propre) et un sujet agissant (« nous ») qui, l’ayant nommé, entreprend de le mettre au travail dans cette situation-monde : de le jouer selon un processus sans fin d’interprétations, de transcriptions, d’inscriptions constamment renouvelées [5].

Mais il est clair que cette compréhension de la triade proposée par Fauquet & Hennion n’est pas exactement la leur. D’où, je dois avouer, un certain embarras de ma part pour évaluer la trajectoire de ce livre.

 

Il est vrai que sa lecture m’a enseigné, remettant en ordre des souvenirs un peu chaotiques d’histoire musicale, me ravissant par certaines réhabilitations.

Quelques repères, en vrac, de cet enseignement :

• L’inscription de 1802 comme coupure dans l’appropriation de Bach.

• La relativisation de la légende d’un Mendelssohn ressuscitant Bach en 1829.

• La place imposante de la Passion St-Matthieu dans le Panthéon français

• Cette compréhension rafraîchissante de la transcription comme mise à  l’œuvre de la musique de Bach.

• Ces œuvres didactiques visant à préluder aux Préludes du Clavier bien tempéré.

• Cette belle figure de Liszt enchaînant trois interprétations différentes de la même œuvre…[6]

J’aime aussi cette compréhension des noms propres comme étant une nomination, un processus donc, et non pas l’étiquetage d’objets finis et trouvés : la reprise d’un nom propre (tel celui de Bach) est toujours, peu ou prou, une nouvelle nomination, donc un acte instaurateur, un nouveau temps d’un rapport constituant, une nouvelle étape d’un « Bach & nous » et non pas une recension académique, le relevé plat d’un terrain préexistant, une simple collecte de données.

 

D’un côté donc la recension allègre d’une passion agissante pour Bach, un ton qui rehausse l’intérêt et le sens de pratiques trop facilement galvaudées et que le livre rassemble sous le syntagme « l’amour de la musique », et de l’autre cependant une certaine perplexité chez moi, des réserves s’accumulant au fil de la lecture, l’impression de ne plus exactement savoir ce qui est exactement saisi et pensé sous cet intitulé « La grandeur de Bach ».

Tentons de dénouer cette perplexité.

 

Si l’on prenait au sérieux la méthode adoptée par ce livre, il faudrait appliquer au 19ème siècle ce que cet ouvrage dit du 18ème, singulièrement du Bach allemand d’avant 1750. Et si l’on ne saurait revenir à un Bach authentique, figé dans un Urtext, ce Bach de l’Urtext n’étant intelligible que comme production d’aujourd’hui et non pas comme source présente dès l’origine, alors il nous faudrait en faire autant du Bach français du 19ème ! D’où qu’on s’interroge, à lire ce livre, de quel temps exactement nous parle-t-il puisqu’il ne saurait nous restituer l’authenticité d’un 19ème siècle français, pas plus que l’on ne saurait restituer un Bach authentique. Comment alors appliquer au livre la méthode même qu’il applique à Bach ?

Par exemple, cette grandeur de Bach qui fait son titre, si elle est bien nomination du 19ème français, en quoi est-elle ou non la nôtre, en quoi est-elle ou non celle de ce livre ? L’incertitude rode ici : on sent bien que ce livre partage l’appréciation d’une grandeur ; on devine que ce livre est également performatif et pas seulement constatatif, mais on ne sait exactement à quel titre il l’est : performe-t-il l’amour pour Bach au 19ème ou performe-t-il quelque grandeur de Bach aujourd’hui même ?

Autre exemple : ce livre se sous-titre : « L’amour de la musique en France au XIXe siècle ». Mais orienter comme le fait tout ce livre la passion pour Bach sous le nom amour, est-ce là un constat ou n’est-ce pas plutôt une prescription, un projet ? D’ailleurs cet « amour » servant à canaliser les rapports instaurés à Bach sous le signe de l’amateur, on se dit que la prescription est ici manifeste. Or finalement, ce que ce livre nous présente constamment au cours du 19ème, c’est moins à proprement parler la poussée d’amateurs qu’un mouvement impulsé par des interprètes de grande classe doublés de compositeurs de premier rang (Liszt, Chopin, Alkan, Boëly, Saint-Saëns, Franck, etc.). Bref tous les grands noms de la musique y passent et le mouvement de construction d’un « grand Bach » est intimement lié à celui de la création musicale plus encore qu’à celui d’une pure et simple pratique d’amateur. Tout ce livre ne cesse d’ailleurs de le dire : la grandeur de Bach ne procède guère d’une réception par les amateurs de ce qui aurait été précédemment approprié par les musiciens professionnels. Elle est une création du mouvement musical lui-même, singulièrement de ces musiciens créateurs (interprètes ou compositeurs, mais en vérité essentiellement les seconds) qui créent leur propre musique en même temps qu’ils matérialisent un nouveau Bach.

Nommer ce mouvement comme étant un « amour » me semble ici relever moins d’un constat (et ce n’est pas l’emploi par-ci, par-là, du mot par tel ou tel qui suffirait à le légitimer) que d’un projet de nos auteurs, que d’une performance d’aujourd’hui.

J’ai prononcé, il y a plusieurs années, une conférence dont l’intitulé était : « S’agit-il d’aimer la musique contemporaine ? » [7], et je la concluais en répondant : « Non ! Il s’agit de la vouloir plutôt que de l’aimer. » Plus récemment, j’ai cru devoir soutenir un tel propos à l’égard de Schoenberg, opposant un « vouloir Schoenberg » des créateurs contemporains à un « aimer Schoenberg » des musicologues. On pourrait condenser le dilemme ainsi : « aimer », en musique, n’est pas performatif mais relève d’une appropriation (relation qui ne saurait être constituante car elle est dissymétriquement constituée : un terme s’attache à un autre, qui en sort indemne). Nommer une relation dont le ressort subjectif est un projet, une prescription ou une performance, ne saurait alors se faire sous le nom amour. J’ai avancé celui de volonté ; on pourrait également dire création

Aimer, il est vrai, est la passion constitutive de l’amateur. Mais il me semble que tout le livre nous montre qu’il ne s’agit pas exactement de cela au 19ème siècle et en France mais qu’il s’agit constamment, pour les grands acteurs de l’entreprise-Bach, de vouloir une nouvelle musique dont un terme essentiel devient Bach lui-même, un Bach pour partie inventé, pris et repris donc, réactivé selon les lois propres de la nouvelle situation musicale.

À ce titre, il faut quand même rappeler que tel est également le principe du mouvement baroqueux de retour à Bach. Je ne pense pas qu’il soit très utile pour la pensée de réduire ce mouvement à sa part la plus positiviste : celle qui prône une authenticité historique, une reconstitution possible d’un monde enfoui. Si de telles attitudes existent bien, le nerf subjectif du mouvement ne me semble pas là. Ce qui rend compte de l’impact du mouvement baroqueux, ce sont des préoccupations musicales d’aujourd’hui : celles de l’expression, du phrasé, de l’instrumental. Il s’agit donc là d’un projet sur la musique aujourd’hui, non d’une entreprise de commémoration patrimoniale. En ce sens, ce mouvement baroqueux ne diffère guère (dans ses principes subjectifs, non dans sa réalisation) des mouvements musiciens rappelés dans ce livre.

D’où une question, que ne semble pas exactement aborder ce livre : si tous les mouvements vers Bach (épinglons ainsi les divers « retours à Bach » que le livre refuse à juste titre de nommer tels) sont des prescriptions musicales, des projets musiciens, des volontés créatrices, alors ce qui distingue les uns des autres, en particulier ceux du 19ème français de ceux de la fin du 20ème siècle, ne saurait être caractérisé par la seule dimension performatrice puisque celle-ci est partagée par tous.

En fait, ce livre me semble répondre à cette objection, mais comme en marge, « en douce » oserais-je dire, selon une ligne de réponse qui n’est pas vraiment argumentée, ou du moins pas entièrement légitimée. Cette réponse se glisse entre le titre et le sous-titre et consiste en ce passage d’une « grandeur de Bach » à un « amour de la musique » si bien que cet ouvrage semblerait dire : ce qui singularise la grandeur de Bach performée par le 19ème siècle français serait d’instaurer, de créer un amour pour la musique jusque-là inexistant ou instable ou incertain. Plus exactement, il faut je crois lire et entendre derrière ce sous-titre la préoccupation constante de l’amateur (qui nourrit, on le sait, le travail du sociologue co-auteur de l’ouvrage). D’où l’interprétation ultime : le 19ème siècle français invente un amateur [8] par constitution d’une grandeur de Bach apte à orienter et nourrir la pratique de cet amateur. Soit : produire la grandeur de Bach, c’est produire une situation musicale peuplable d’amateurs.

 

J’ai indiqué mes premières réserves à l’endroit d’une telle compréhension : il s’agit là, je le prétends, d’un projet, non d’un constat. Et je m’accorde avec les auteurs sur le fait qu’il ne saurait y avoir à cet égard de constats pertinents c’est-à-dire aptes à décider des enjeux véritables des rapports instaurés au nom « Bach ». Autant dire qu’il faut, ultimement, confronter un projet à un autre et qu’opposer des faits constatés à une prescription ne saurait infléchir cette prescription, ne pouvant que l’encourager à se consolider par des ajustements appropriés. Le principe de ces Samedis d’Entretemps étant de confronter les pensées, d’éprouver la solidité et la souveraineté de la pensée investie dans le livre qu’on examine en la mettant à l’épreuve d’une autre pensée critique, je terminerai mon compte rendu de lecture en proposant quelque hypothèses alternatives. Hypothèses de travail sur Bach et son histoire, qui voudraient à la fois tenir compte de l’apport de ce livre et esquisser le possible d’une autre trajectoire. Trajectoire contre trajectoire, Antoine Hennion est, je crois, habitué à ces confrontations critiques et amicales de pensées en travail.

 

 

J’expose le plus synthétiquement possible ces hypothèses en leur donnant le tour d’une série ordonnée de thèses. Pardonnez la sècheresse du propos : il s’agit d’éclairer en retour le profil propre du livre ici traité.

1) Le nom « Bach » nomme à la fois un événement musical et un projet musicien déployé à partir de cet événement. Cette amphibologie d’un nom propre est courante : elle conjoint un point de départ (évanouissant) et une flèche s’enroulant autour de ce point de départ. D’où une certaine pluralité des signifiants « Bach ».

2) Le nom « Bach » nomme l’événement musical suivant : « la musique fait monde », ou « il y a un monde musical ». L’occasion historiale (le fait) de cet événement, c’est le tempérament égal, qui instaure une homogénéité de circulation entre les différentes territoires tonaux, un peu comme la perspective picturale a dissout la ségrégation des plans et espaces représentés sur les tableaux. La nomination va consister, si l’on suit cette analogie de la perspective, à poser que cette unification ne concerne pas seulement l’espace représentant (les opérations de la représentation) mais l’espace représenté. Dans notre logique proprement musicale, ceci consiste à dire : la nomination musicienne de l’événement pose que le monde tonal ainsi constitué comme lieu d’un seul tenant désigne la musique comme monde autonome et non plus comme partie séparée du monde ordinaire.

Que la musique soit un monde autonome, par-delà le fait qu’il y a bien maintenant un « clavier bien tempéré », se dit pour Bach: « Soli Deo Gloria ». De ce point de vue la remarque du livre [9] sur la différence d’avec la maxime [10] « ad majorem Dei gloriam » [11] est pertinente : il ne s’agit nullement de faire de la musique une opération humaine adressée à Dieu mais bien de tenir que Dieu s’incarne dans le monde de la musique comme il le fait dans le monde humain ordinaire et que la magnificence musicale est ainsi l’expression même de sa Gloire (la gloire de la musique revient à Dieu seul), non une luxuriance construite de mains d’homme et qui serait ensuite offerte à Dieu (pour sa plus grande gloire). Ou encore : c’est l’œuvre qui dit « Soli Deo Gloria » mais ce serait le musicien qui énoncerait « ad majorem Dei gloriam » [12].

3) Le nom « Bach » nomme à partir de là le travail d’une Œuvre pour occuper ce monde de la musique : pour occuper ce nouveau monde tonal (Boulez avait déjà avancé ce terme d’occupation dans son article de 1952), plus largement pour y tracer le parcours d’une œuvre opérant au nouveau point d’équilibre établi entre harmonie et contrepoint, entre vertical et horizontal. L’opérateur du sujet-Bach est cette harmonie polyphonique du contrepoint tonal dont les deux formes privilégiées seront la fugue et le choral à quatre voix.

4) Une Œuvre musicale, faite de nombreux opus entrelacés, ce n’est pas seulement un ensemble de partitions mais indissolublement la série infinie et ouverte des interprétations auquel cet ensemble donne lieu. En ce sens l’Œuvre-Bach n’achève nullement son histoire en 1750. Tout laisse à  penser qu’au contraire elle (re)démarre en 1801, puis en 1829, etc. Cette thèse s’accorde donc entièrement à l’énoncé selon quoi Bach (entendu cette fois comme sujet musical en acte) continue d’être musicalement vivant et non pas seulement objet immobile et stable, rétroéclairé et régulièrement dépoussiéré.

Ce que le 19ème siècle français fait de Bach ne configure donc pas un accident extérieur lui advenant mais constitue bien une part indissociable de l’être même de l’Œuvre-Bach.

5) L’Œuvre-Bach, comme toute œuvre, est pensée de l’écoute, au double sens (objectif et subjectif du génitif) : pensée sur l’écoute et pensée qui elle-même écoute, pensée écoutante et écoutée sur l’écoute. Où l’on retrouve un rapport constituant : l’écoute non pas comme nouvelle relation établie entre deux entités préalablement existantes (un auditeur prêt à entendre et une nouvelle œuvre s’offrant à son oreille) mais comme rapport disposant simultanément deux nouvelles places : la musique de Bach et l’écouteur de cette musique.

L’Œuvre-Bach, comme tout autre œuvre, en ce sens, est éducation de son auditeur [13] ; plus généralement et plus profondément encore, elle forme et conforme les musiciens qui la servent, qui au sens strict la mettent en œuvre.

6) S’il faut penser trois termes simultanés et non deux, la bonne trilogie me semble celle-ci : œuvre, musique et écoute.

Il y a le monde de la musique dans lequel l’œuvre opère, mais l’œuvre est relation constituante qui non pas recueille la musique de ce monde mais porte simultanément à l’existence cette musique dont il est recevable d’en dire qu’elle est « musique de Bach » et cette position singulière, à nulle autre semblable, qui est position d’écoute de cette musique.

L’Œuvre-Bach est mise en rapport (constituant) de la musique de Bach et d’une écoute de cette musique.

7) Tout opus musical entre essentiellement en rapport avec d’autres opus musicaux qui sont ses véritables écouteurs. Les opus de Bach n’y disconviennent nullement. Tout opus s’éclaire essentiellement d’un autre opus, pas forcément du même compositeur. Et les BWV s’éclairent légitimement des opus de Liszt, Saint-Saëns, Schumann, Chopin, etc.

 

À ce stade d’exposition de notre petite axiomatique, un certain nombre de questions de principe ouvertes par cet ouvrage peuvent se dénouer. J’entends bien que leur histoire concrète reste en grande partie à faire (précisément pour le 19ème non français, et pour le 20ème siècle) mais à tout le moins des obstacles de pure méthode sont ici levés. Qu’est-ce que cette axiomatique profile en effet quant aux questions laissées en plan dans ma lecture du livre de Fauquet & Hennion ?

• Il s’agit d’abord de valider l’hypothèse de ce livre : celle d’un espace créateur de l’Œuvre-Bach parcourant toute l’histoire par-delà la seule séquence chronologique d’existence historique du compositeur.

• S’il convient de récuser l’idée d’un Bach à jamais constitué et figé dans la grandeur d’un Urtext, comme symétriquement celle d’un Bach pur prétexte à toutes les projections imaginaires d’une époque musicale donnée, il ne me paraît cependant pas possible d’investir les figures historiales nécessairement mixtes qui en découlent sans les attacher a minima à un texte, autant dire à une partition. Il reste pour le moins étrange que ce livre évite absolument tout exemple musical, comme si la confrontation des écritures, ne devant plus se faire à un Urtext postérieurement inventé, ne pouvait trouver son lieu propre. Impossibilité que je déclare ne pas partager. Il faut bien tenir l’en soi d’un texte musical non pas comme constituant la vérité de l’opus mais à tout le moins fixant l’intervalle de vérité possible entre l’Urtext et le prétexte. Le texte, en musique, participe à tout le moins du transcendantal pour l’œuvre : s’entend de ce qui rend possible son existence à venir comme réalisation sonore via l’interprétation musicienne.

• Il manque dans ce livre un examen attentif des rapports entre œuvres musicales. Ce livre privilégie la recension dans la langue naturelle des rencontres musicales mais laisse à l’écart les matérialités proprement musicales : les interprétations, les textes des transcriptions , les partitions des nouvelles œuvres contribuant à l’instauration de la grandeur-Bach.

• Toute cette histoire se déploie nécessairement d’aujourd’hui, à partir des enjeux de pensée contemporains. On ne saurait donc examiner la grandeur de Bach au 19ème siècle français sans a minima en préciser les enjeux aujourd’hui : quel enjeux de pensée à ainsi réévaluer à la fois Bach et ce 19ème siècle français puisqu’il s’agit, malgré tout dans ce livre, de réhabiliter aussi la musique de ce siècle ? Il s’agit donc de prendre le titre et le sous-titre de ce livre non comme un constat mais bien comme un programme, ou un projet.

Double projet donc : renouveler la grandeur de Bach et réactiver l’amour de la musique en France au seuil d’un nouveau siècle.

 

• Je conclurai en donnant mon accord au premier point, le complétant seulement ainsi : renouveler la grandeur de Bach, c’est encore et toujours en déceler la vitalité propre du point même des questions compositionnelles les plus actuelles. De ce point de vue, je m’inscrirai plutôt du côté des baroqueux, dont il faut rappeler qu’ils embauchent largement dans les rangs des musiciens adeptes de musique contemporaine plutôt que du répertoire académique. Autant dire que Bach active des questions pertinentes pour la musique contemporaine (telles celles déjà énoncées du phrasé, de l’expression instrumentale, etc.).

• Je me tiendrai par contre à distance de l’autre proposition car il me semble que ce que j’écrivais de Schoenberg vaut tout autant de Bach : entre vouloir et aimer Bach, il faut choisir. On aime une œuvre ayant achevé son parcours, ayant saturé ses hypothèses de travail et étant ainsi devenu inactive. Le sujet-Bach me semble encore actif au point, comme je l’indiquais, de le citer dans mes propres œuvres, non par nostalgie musicienne mais convaincu qu’une part de ses axiomes (ne serait-ce que cette conviction que la musique fait monde) est encore d’actualité. À  ce titre, il m’importe de toujours et encore vouloir Bach plutôt que de l’aimer car, pour paraphraser ce que disait Boulez en 1952 de Stravinsky, Bach demeure…

 

Puisse ce « vouloir Bach » servir d’encouragement à Joël-Marie Fauquet & Antoine Hennion pour nous écrire le « Bach au 20ème siècle » que nous attendons tous.

 

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[1] Erkennung, œuvre pour orgue (30’ - 2000) et Duelle, œuvre mixte pour violon, piano, voix et Timée (48’ – 2001) — Éditions Jobert (Paris)

[2] Cf. la vieille conception de la vérité comme adéquation d’un énoncé à un fait, d’une subjectivité à une objectivité, conception que l’on peut dire celle de la vérité comme justesse : serait vrai ce qui est juste.

[3] p. 77

[4] Cf. p. 33, 23

[5] Le point est alors, comme on le verra, que « Bach » est aussi dans ce « nous »…

[6] p. 76

[7] Cf. « S'agit-il d'aimer la musique contemporaine ? » Cahier Noria n°6 (Reims, 1993)

Texte disponible à : http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/Noria6.html

[8] Je ne dis pas « l’ »amateur

[9] Cf. page 40

[10] jésuite, le livre ne l’indique pas (quand ce point a quelque signification…)

[11] Attention à l’ordre des mots, inversé dans le livre

[12] L’Œuvre-Bach le dit bien quand le musicien Jean-Sébastien ne l’énonce pas…

[13] Cf. « L'œuvre musicale peut-elle contribuer à l'éducation de son auditeur ? » in Artistes et philosophes : éducateurs ? (Éd. Centre Pompidou, 1994)

Texte disponible à : http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/education.html