Qu'est-ce qu'une logique musicale?

Samedi 3 décembre 1999, Ircam (Forum Diderot)

Annonce

François Nicolas


Ma question est : Qu'est-ce qu'une logique musicale ?

Je dois de prime abord vous avouer : je ne sais y répondre ! J'aurais voulu vous démontrer ce qu'est une logique musicale. Je le pensais possible il y a quelque mois, quand nous avons établi ce programme. Je ne le peux aujourd'hui, sauf à tricher. Ma réflexion m'a en effet amené à une butée dont l'exposé qui va suivre tente de rendre compte.

Cette butée aura une première vertu : au lieu d'une forme démonstrative, je vais déployer mon propos en une série de variations. Ce faisant, je vais donner à mon propos une forme musicale plutôt que mathématique. J'aurais pourtant aimé parler mathématiquement de musique à des mathématiciens, un peu comme Spinoza présentait son Éthique " ordine geometrico demonstrata " (démontrée selon l'ordre géométrique). Il me faut présenter une intervention (je risque un latin de cuisine) " ordine musicala varia " (variée selon un ordre musical) puisque, si mathématiser, c'est démontrer, musicaliser, c'est varier.

 

Il est deux grandes manières musicales de varier :

La première, la plus usuelle, c'est de développer un objet en sorte qu'il s'altère au fil du discours. C'est par exemple celle de Beethoven.

La seconde, moins usitée, consiste à varier le contexte de présentation d'un objet qui reste lui inaltéré. La manière la plus simple est ainsi de varier son éclairage, en faisant par exemple pivoter un projecteur autour de l'objet immobile si bien que chaque nouvelle disposition en révèle un profil renouvelé. Henri Pousseur a exhaussé ce type de variations chez Schubert.

Ces deux manières ont un point commun : elles vont du même à l'autre, ou plus exactement du même aux autres. Toutes deux partent de l'énonciation d'une identité (disons d'un thème) pour générer de l'altérité : dans le premier cas, en générant d'autres objets ; dans le second en faisant apparaître d'autres facettes ou profils du même objet.

Je préfère pour ma part travailler musicalement sur un tout autre type de variation qui procède à l'inverse des précédents pour aller cette fois des autres au même. L'enjeu propre de ce troisième type de variation n'est plus l'altération d'une identité initiale mais le dégagement d'un trait commun dans une diversité dispersée. Il s'agit ici en quelque sorte de rapprocher ce qui est lointain et sans rapports apparents, pour reconnaître le travail souterrain et pour ainsi dire incognito d'une même figure au sein de la diversité de départ. Bien sûr, ce troisième type de variations est surtout intéressant quand il n'est pas le pur et simple renversement des deux types précédents, c'est-à-dire quand il ne conduit pas à la présentation d'un thème conclusif sous la même forme que les autres types de variations présentent le leur. Il ne s'agit donc pas ici de procéder comme le fait Liszt dans sa Fantaisie " Ad nos " ou Franck dans son premier choral en ne livrant qu'à la fin le thème princeps formant la clef rétrospective de l'oeuvre.

Si j'appelle altération mes deux premiers types et reconnaissance mon troisième type, ce qui m'intéresse est donc que la reconnaissance ne produise pas un objet apte à générer des altérations. La reconnaissance n'est pas une altération rétrogradée, et si celle-ci est apparentée à une déduction, celle-là n'est pas apparentable à une induction.

 

Pour en revenir aux variations que je vous annonce , il faut me croire quand je vous avoue n'avoir pas de réponse. Ce n'est pas que je maintienne cette réponse cachée dans ma poche pour ne vous la présenter qu'à la fin de mon exposé, un peu comme un prestidigitateur, après avoir longtemps entretenu l'attente de ses spectateurs, fait ultimement sortir le lapin de son chapeau et les tourterelles de ses manches. J'expose mon travail sans rien dissimuler dans mes manches.

Je n'ai pas de réponse car je ne pense pas, je ne pense plus qu'on puisse énoncer : " une logique musicale, c'est ceci et cela ". Si ce que je dis là est vrai, si mon point de butée est bien réel et ne tient pas simplement à une faiblesse de mon travail, s'il n'y a donc réellement pas de définition satisfaisante de ce qu'est une logique musicale, s'il n'y en a pas de présentation concevable sous la forme d'un objet pour la pensée, c'est alors - telle est mon hypothèse - pour des raisons de fond qu'il me faut vous exposer.

 

Cette impossibilité tient à ce point finalement très simple mais qu'on oublie trop facilement : pour le musicien, il n'y a pas en vérité de définition de la musique, il n'y a pas pour lui de définition qui vaille de ce qu'est la musique. Plus encore, il ne peut y en avoir, pas plus dirais-je qu'il n'y a, pour un mathématicien, de définition qui vaille des mathématiques .

Entendons-nous bien : je ne prétends nullement qu'il n'existe en général aucune définition qui vaille de la musique ou des mathématiques. Les encyclopédies énoncent par exemple que la musique est l'art des sons ; pourquoi pas ? Et elles affirment que les mathématiques sont la science des figures et des nombres - c'est déjà plus mauvais ! -. Peu importe : que ces définitions soient souvent insatisfaisantes n'est pas ici le point. On peut en effet donner une définition des mathématiques entièrement satisfaisante à mes yeux (mais si elle me satisfait, c'est peut-être parce que je ne suis pas mathématicien et seulement ami des mathématiques). Cette définition , je la prélève dans la philosophie d'Alain Badiou : " les mathématiques, c'est l'ontologie " ; soit : la mathématique est tout ce qui peut se dire de l'être en tant qu'être. Voilà une belle et bonne définition à mes yeux mais je suis persuadé que pour le mathématicien, singulièrement pour ce que les anglo-saxons appellent le " working mathematician ", cette définition est sans efficace. Peut-être sera-t-il secrètement flatté d'être ainsi élevé à la dignité d'ontologue (je vous en laisse juge) mais ce qui est sûr, c'est que cela ne le subjectivera en rien dans son entreprise propre.

Donc, pour un musicien, la musique ne se définit pas, lors même que ce mot reste pour lui un mot capital dont il ne saurait se passer. Le musicien passe ainsi son temps à se demander, avec quelque angoisse, si en interprétant telle oeuvre, en écrivant telle autre, il s'y produira bien le bonheur de quelque musique. Et le musicien se disputera volontiers avec tel autre sur ces mots : " ça, c'est de la musique ! ça, ce n'est pas de la musique ! ".

Finalement pour le musicien, le mot musique est un nom, singulièrement un nom propre qui opère sans qu'on ait nul besoin de le définir, un peu comme la femme que vous aimez porte pour vous un nom propre qui suffit à vous animer sans que vous songiez pour autant à vouloir le définir.

 

Il m'apparaît donc, en conclusion (peut-être provisoire) de la longue méditation que j'ai été amené à faire, en vue de ce forum, sur l'expression " logique musicale " que tel était aussi le cas pour cette expression, qu'elle n'est pas exactement définissable en raison de sa trop grande proximité pour le musicien avec le nom propre musique.

Petite démonstration par l'absurde : Si l'on pouvait définir musicalement ce qu'est une logique musicale, c'est sans doute qu'on pourrait définir musicalement ce qu'est la musique. Comme on ne peut faire ceci (voir le théorème précédent, qu'on dira théorème du nom propre), c'est qu'on ne peut faire cela. CQFD.

 

Ma méthode, pour explorer malgré tout ce qu'est une logique musicale, sera donc de faire jouer ce terme en variant ses occurrences en sorte d'arriver à circonscrire ce qui m'apparaît de plus en plus comme un trou noir, captant toute lumière plutôt qu'illuminant l'esprit. Ces variations viseront donc à reconnaître sous un mot un pur nom.

Attaquons donc ces variations pour reconnaître un nom.

J'exposerai qunize variations, les unes négatives de délimitation, les autres positives d'enveloppement et de voisinage.

 

I. ENJEUX

Quels sont les enjeux de ma question ? Cette interrogation est-elle une simple question de cours, un point de passage obligé de nos échanges ou comporte-t-elle une charge subjective propre et dans ce cas laquelle ? Pourquoi me la suis-je infligée ?

 

L'époque voit une prolifération de la puissance de calcul mise au service de la musique - ce lieu, l'Ircam, en atteste -. Ce qu'on pourrait appeler la raison musicale risque d'y perdre quelques-uns de ses droits : le droit d'orienter et canaliser cette puissance de calcul excédentaire venue de l'extérieur de la musique et faisant irruption au coeur même d'anciennes opérations, traditionnellement réglées par le crayon à papier. Cette puissance de calcul ne peut plus être ignorée par les musiciens et il leur revient donc d'y identifier les lignes de force susceptibles d'alimenter leur pensée propre.

Quel usage ce que j'appelle ici provisoirement la raison musicale peut-elle et doit-elle faire de cette puissance de calcul qui en un sens lui tombe dessus sans qu'elle ait rien demandé ? Comment mettre cette puissance de calcul à son service et non pas servir de simple faire valoir à ces nouvelles techniques qui l'assaillent et la sollicitent ?

La pensée musicale ne saurait, en cette situation, faire l'économie d'une réflexion sur les rapports entre raison et calcul, autant dire sur la logique en tant que cette discipline prend traditionnellement en charge l'examen de ces rapports.

Ce que la logique du XX° siècle nous enseigne, c'est qu'il y a un double excès au coeur de ces rapports :

1) La rationalité excède le calcul, exemplairement aux points d'indécidable où le rationnel s'avère non calculable.

2) À l'inverse, le calcul excède la raison : ainsi la théorie mathématique des modèles nous apprend (théorème de Lowenheim-Skolem) qu'une théorie cohérente génère ipso facto l'existence d'un modèle dénombrable d'ordre pathologique (entièrement étranger au modèle " naturel " de la théorie). Soit, incidemment, une validation de la thèse philosophique de Hegel : tout le rationnel est réel.

Double excès donc, qu'on pourrait immédiatement plonger dans l'univers musical pour y reconnaître le double excès des rapports entre dimension écrite et dimension audible de la musique :

1) D'un côté la raison musicale excède sa part d'écriture, sa formalisation littérale, ce qui se dira : tout de la musique ne peut s'écrire, ne peut se littéraliser (usuellement cette impossibilité de tout écrire est affectée en musique à la dimension du timbre). Il va de soi que l'impossibilité dont il est ici question n'est pas une impossibilité technique in abstracto (il est toujours possible de numériser un timbre par projection dans le dénombrable) mais une impossibilité dans les conditions mêmes de l'acte musicien.

2) D'un autre côté, la cohérence de l'écriture, la consistance de l'ordre littéral a été souvent prise (en particulier par le sérialisme) comme gage d'une musicalité d'ordre sensible, comme garantie d'un sens musical pour l'écoute ; soit l'axiome sériel : si l'oeil est cohérent, l'oreille doit et peut le suivre (petite remarque : cela ne prescrivait nullement que ce que l'oreille devait suivre était la cohérence propre à l'oeil - pas plus qu'il n'y a en logique mathématique de transcription sémantique à l'intérieur d'un modèle des signes syntaxiques de la théorie ; c'était seulement une manière d'affirmer que l'oreille peut trouver son compte propre à suivre ce qui a été disposé par l'oeil selon une cohérence qui lui appartient en propre).

Grossièrement dit, un gouffre s'est ouvert depuis la fin du thématisme, de la tonalité et de la carrure métrique, gouffre entre deux régimes de la musique - du moins de cette musique " savante " nommée " contemporaine " qui m'occupe et qui établit sa puissance sensible sur la base d'une écriture -, gouffre entre son ordre sensible et son ordre littéral, ce qui se dit gouffre entre écriture et perception, et plus généralement entre partition et audition.

L'enjeu de notre question me semble s'originer en ce point.

Se demander : qu'est-ce qu'une logique musicale ?, c'est alors se demander comment continuer la musique dans un univers désormais partagé sans retour en deux ordres qui ne peuvent plus se croire susceptibles de recouvrement intégraux. Ce qui se dira très platement ainsi : comment continuer d'écrire une musique destinée à être entendue s'il n'est plus possible d'écrire une écoute ni d'écouter une écriture ? La question d'une éventuelle logique musicale se fiche en ce point.

 

II. ÉMERGENCE HISTORIQUE

Examinons brièvement le moment historique d'apparition de cette catégorie.

 

La catégorie de logique musicale semble apparaître à la fin du XVIII° siècle, dans un contexte tout à fait particulier.

Selon le musicologue Carl Dahlhaus - je le cite, un peu longuement - : " on pourrait regrouper les éléments techniques ou esthétiques qui permirent une autonomisation de la musique instrumentale sous le concept de logique musicale, étroitement lié à l'idée du caractère langagier de la musique. [] Herder parle [] en 1769 avec un mépris certain de la logique en musique [] : la logique musicale, qui gît dans la relation des accords, est écartée par Herder [] comme un élément secondaire [] Le concept de logique musicale [] mis à l'honneur [] par Herder (le premier, semble-t-il, à employer le terme) [le fut également], vingt ans plus tard, par Johann Nicolaus Forkel [qui écrivait] : Le langage est le vêtement des pensées, comme la mélodie est le vêtement de l'harmonie. On peut définir sous cet angle l'harmonie comme une logique de la musique puisqu'elle entretient avec la mélodie à peu près le même rapport que la logique avec l'expression dans le langage. [] Ainsi] Forkel cherche une synthèse, là où Herder oppose, [et] c'est cette régulation harmonique des rapports entre les sons qu'il nomme logique musicale " .

 

Somme toute, si l'on en croit Dahlhaus, l'émergence de la catégorie de logique musicale serait caractérisée par les traits suivants :

1) Le thème d'une logique musicale est apparu lorsque la musique a tenté de penser son autonomie par rapport au langage naturel, lorsque la musique a été confrontée à penser son en-soi et son pour-soi.

2) Le thème d'une logique musicale a été immédiatement corrélé au modèle du langage, la musique inclinant à réfléchir son autonomie sous la modalité d'un langage musical spécifique.

3) La logique musicale a eu pour terrain d'épreuve immédiat sa capacité à nouer harmonie et mélodie dans une époque où contrepoint et polyphonie (qui régulaient jusque-là les dimensions horizontale et verticale du discours musical) avaient cédé la place à la mélodie accompagnée.

4) La question logique, définie comme possibilité de réguler de nouveaux rapports entre les sons, fut installée au coeur du discours musical, non en sa périphérie. La logique musicale aurait été le centre harmonique animant la surface mélodique.

 

On a donc quatre traits initiaux :

1) La question de la logique musicale apparaît quand la musique tente de se penser comme univers autonome et réfléchit ce qui en assure la consistance propre

2) La logique musicale est pensée originellement en corrélation avec la catégorie de langage.

3) La logique musicale travaille à l'unité d'un champ scindé (ici partagé entre mélodie et harmonie).

4) La logique musicale est un centre qui anime une apparence périphérique.

 

Exemples musicaux

Continuons notre tourbillon de variations en présentant huit exemples musicaux élémentaires où cette question de la logique peut être thématisée. Je ne pourrai malheureusement vous les faire tous entendre, faute de temps.

III. FUGUE (BACH)

En tout seigneur, tout honneur, commençons par Bach.

Le début de la fugue en do mineur du 1° Livre du Clavier bien tempéré (transparent 1) expose une matrice toute simple qu'on peut figurer ainsi : le thème, classiquement nommé sujet, se prolonge en contre-sujet en même temps qu'il se répète sous une forme altérée en ce qu'on appelle une réponse. On a donc l'association d'une réitération altérante (la réponse reprend le thème en le transposant et le modifiant - voir la mutation en sa quatrième hauteur ) et d'une prolongation en une autre figure mélodico-rythmique (le contre-sujet). Soit l'un du sujet se divise en deux (en contre-sujet et réponse) dans le mouvement même de son affirmation.

Il me semble que cette " logique " peut être confrontée au principe de contradiction dont je rappelle qu'il trouve son expression emblématique dans le livre Gamma de la Métaphysique où Aristote le pose comme fondement premier et irréductible de toute cohérence du logos .

À ce principe de non-contradiction, on pourrait contraposer un principe musical que j'appellerai principe de négation contrainte : tout objet musical posé doit se composer avec son contraire, c'est-à-dire se composer en devenir. Dans notre petit exemple, le thème existe en devenant autre par scission selon une double altération : celle du contre-sujet et celle de la réponse. Première figure qui contredit l'idée d'un parallélisme entre logique du langage et logique musicale pour avancer plutôt l'idée d'une antisymétrie entre ces deux logiques.

IV. ILLOGISME 1 (XENAKIS)

Variation négative cette fois, de délimitation

Prenons un exemple chez celui qui s'est fait le chantre du parallélisme entre mathématiques et musique, j'ai nommé Xenakis.

La première page d'Herma (transparent 2), oeuvre pour piano de 1961, présente un matériau dont le mode de structuration des hauteurs est déclarée stochastique , ce qui semble plausible vu le caractère erratique du matériau, à cette exception près cependant, et qui n'est pas mince, que se glisse dès les premières mesures une pure et simple série dodécaphonique dont il n'y a aucune chance pour qu'un tirage probabiliste puisse jamais l'engendrer.

Erreur de calcul se demande-t-on aussitôt ? Geste libre du compositeur transgressant les lois de son calcul pour mieux exhausser une raison musicale libérée des enchaînements mécaniques ? Un examen de l'ensemble de la partition conduit à infirmer cette hypothèse dans la mesure où ce geste dodécaphonique se retrouve sans aucune conséquence ultérieure : ni réitération altérée, ni influence sur le geste stochastique dominant qui, lui, ne cessera de profiler les tornades de notes qui vont suivre .

Le mot illogique ici s'impose en raison du principe musical précédemment posé (le principe de négation contrainte) qui veut qu'a minima une affirmation (ici celle d'une série dodécaphonique) soutienne quelque conséquence et ne se retrouve pas sans suite, tel un axiome inemployé restant couvert de poussière dans un coin d'une théorie. Pire qu'un axiome inaperçu : un axiome inutile !

V. LOGIQUE THÉMATIQUE (MOZART)

Revenons à des compositeurs d'une tout autre stature, à Mozart en l'occurrence. Examinons ce petit extrait du développement dans le 25° concerto pour piano (en Do majeur K. 503) (transparent 3). On a là l'exemple chimiquement pur d'un développement thématique où le thème s'affirme comme conscience de soi c'est-à-dire en capacité de normer sa propre altération. En effet, on a ici une séquence où le thème revient 3 fois, transposé du Do majeur initial d'abord en Fa Majeur, puis en Sol majeur, et enfin en La mineur. Il est facile de rapprocher cela des hauteurs formant la tête du thème pour constater que le thème s'est ainsi déplacé selon un parcours macroscopique isomorphe à la structure microscopique de son entame.

On est ici en présence d'un fragment de développement qui exemplifie ce qu'on peut nommer une logique thématique.

VI. RÉPÉTITION (HAYDN)

Dans ses symphonies et quatuors, Haydn est familier d'un jeu sur une surprise qu'il aime à réitérer. Il s'amuse ainsi à nous surprendre une première fois, à répéter ensuite cette surprise en sorte que cette seconde fois devienne une sorte de clin d'oeil humoristique pour nous suspendre alors à une expectative : cette seconde fois ne serait-elle pas en vérité une deuxième fois qui serait scellée comme telle par une troisième à venir ? Haydn est coutumier de ce petit jeu sur un " jamais 2 sans 3 " où tantôt il déjoue notre attente, tantôt il y répond en nous surprenant d'avoir été jusqu'au bout des trois coups.

Ce petit exemple me semble indiquer combien la musique contrevient à un principe logique fondamental qui est le principe d'identité (A deux fois posé est identique à lui-même quelque soient ses différentes occurrences). Le principe de logique musicale, antisymétrique de ce principe d'identité, pourrait être dit principe de différenciation et formulé de la manière suivante : tout terme musical posé deux fois supporte, par le fait même, une altérité ; soit : aucun terme n'est, posé deux fois, identique à lui-même ; ou encore : en musique, répéter, c'est ipso facto altérer.

VII. ILLOGISME 2 (SCHOENBERG)

En 1952, Boulez a relevé, avec une vigueur de bon aloi, ce qu'il appelle un contresens dans la compréhension du dodécaphonisme par son inventeur. Il fait référence à ces cas où la série dodécaphonique structure logiquement la mélodie (selon la loi de son ordre propre) pendant que l'accompagnement harmonique de cette même mélodie se trouve régi par un simple principe de répartition des restes : pour faire les accords, on prend les hauteurs inemployées par la mélodie, on en fait des petits paquets qu'on associe vaille que vaille au bel ordre horizontal.

Boulez y lisait à juste titre l'échec du dodécaphonisme pour structurer un matériau restant soumis à la formule surannée de la mélodie accompagnée. Si la réussite en la matière de l'harmonie tonale (comme on l'a vu avec Forkel) pouvait être indexée à l'existence d'une logique musicale, l'échec inverse de Schoenberg à le faire selon ses principes dodécaphoniques doit être cette fois indexé d'illogisme.

VIII. TAUTOLOGIE (LIGETI)

Nouvel exemple négatif, cette fois de ce qu'on pourrait appeler une tautologie musicale. Prenez une partition de Ligeti telle Coulée (étude pour orgue de 1969) (transparent 4). Il suffit d'entendre le début de l'oeuvre et de jeter un coup d'oeil à la partition pour constater que les rapports de l'oreille à l'oeil sont ici purement fonctionnels et musicalement redondants. Rapidement dit, l'ordre propre de l'écriture est ici ramené à son noyau le plus maigre : celui d'une codification univoque si bien que la dialectique entre écriture et perception, où l'une nourrit l'autre (à mesure du fait que par ailleurs elle l'excède) est ici rabattue à une lapalissade.

IX. LOGIQUE DE L'ÉCOUTE (FERNEYHOUGH)

Avant-dernier exemple, tiré de La Chute d'Icare de Brian Ferneyhough. Vers la fin de l'oeuvre, après la cadence de la clarinette et en début de la coda, un curieux événement se produit (transparent 5) : une petite pulsation régulière est énoncée successivement par trois instruments (la petite flûte, le violon, et le violoncelle) dans un contexte d'écriture laissant peu de champ à ce type de régularité qui fut l'apanage de la musique des siècles précédents. Ce qui est ici singulier et pose un problème " logique " original est que cette intervention surgit si tardivement dans l'oeuvre qu'elle n'est plus susceptible de consécutions et impose plutôt un examen rétrospectif, une réévaluation de ce qui a précédé plutôt qu'elle n'ouvre à ce qui va suivre (et qui est presque terminé). D'où la sensation que ce petit moment pose à l'écoute un problème de logique qu'on pourrait dire inductif.

X. CHAMP MAGNÉTIQUE (MONTEVERDI )

Dernier exemple : Monteverdi commence le madrigal Hor ch'el ciel et la terra (transparent 6) par un accord de tonique (la mineur) qu'il répète de manière si intense que cet accord, destiné dans la logique tonale à servir de repos, va se trouver au contraire chargé d'une tension sans cesse croissante si bien que ce sera l'arrivée longuement retardée de l'accord de dominante (mi majeur) qui va fonctionner en vérité comme détente là où la logique voudrait à l'inverse que la dominante majore la tension et appelle une résolution ultérieure.

Cet exemple indique assez bien je crois comment une oeuvre prend en charge une logique musicale (en l'occurrence la logique tonale) non pas pour se soumettre à des enchaînements codifiés et mécanisables (comme on peut le faire dans une règle de déduction logique telle le modus ponens) mais plutôt pour mettre en jeu des lignes de force, des courants d'énergie que l'oeuvre alors est loisible de tordre et déformer, ou de remonter à contre-courant. Sous cet angle, la logique tonale doit apparaître comme la constitution d'un champ magnétique qu'il est toujours loisible de parcourir en tous sens plutôt que comme un calcul de prédicats ou de propositions.

XI. RÉCAPITULATION

Résumons ce que ces exemples ont permis de dégager.

1) Logique mathématique et logique musicale seraient moins parallèles qu'antisymétriques.

2) Une logique musicale opèrerait à la jointure de deux dimensions : par exemple les deux dimensions de l'horizontal mélodique et du vertical harmonique, ou encore les deux dimensions du macroscopique et du microscopique.

3) On appellera tautologie musicale une corrélation entre deux ordres qui n'est qu'une fonctionnalité univoque et mécanisable.

4) L'exemple de La chute d'Icare pointe des questions logiques qui relèvent moins de la structure musicale que d'une dynamique singulière d'oeuvre : de quelles manières une oeuvre donnée traite, pour son propre compte, des principes logiques musicaux généraux qu'a priori elle n'ignore pas.

5) Une logique musicale s'apparente à une topologie dynamique plus qu'à une algèbre combinatoire. Comme on va le voir : si l'on veut chercher des stimulants du côté des mathématiques, il vaut mieux aller les chercher du côté de la topologie algébrique que de l'algèbre topologique.

XII. PRÉCISION

En matière de logique comme en d'autres, je tiens qu'il n'y a pas de noeud direct entre mathématiques et musique et que toute tentative de rapporter les unes à l'autre passe (doit passer) par la philosophie. Toute tentative de rapporter directement les mathématiques à la musique (je ne connais malheureusement guère de tentative inverse rapportant la musique aux mathématiques) ne se fait ultimement que dans ce que j'appellerai une problématique d'ingénieur, c'est-à-dire dans la modalité d'une application des mathématiques à la musique. Rapport d'application qui ignore entièrement le contenu de pensée des mathématiques pour n'en capter que les résultats inscriptibles en une formule, c'est-à-dire en ce point où la rationalité mathématique se dépose en une pure équivalence de calcul des deux cotés d'un signe " = ". Réduire les mathématiques à un formulaire applicable ou transposable en musique est malheureusement l'approche aujourd'hui dominante. Xenakis s'est bâti une réputation sur ce genre d'opérations .

Ma thèse est que l'on ne peut rapporter en pensée mathématiques et musique qu'en passant par la philosophie, et non par telle ou telle technique de calcul. S'il s'agit entre mathématiques et musique de contemporanéité de pensée, non de vassalité et d'application, c'est alors la philosophie qui constitue le cadre de pensée adéquat à la circonscrire.

 

Ceci posé, comment la logique mathématisée peut-elle stimuler la réflexion sur ce qu'est une logique musicale ?

 

XIII. THÉORIE DES MODÈLES

La mathématisation de la logique et donc sa littéralisation à partir de la fin du 19° siècle conduit à la constitution d'une scission entre d'un côté le régime de la lettre et de l'autre celui de son interprétation ; ou encore, une barre horizontale va se dresser entre un pur régime syntaxique et un régime sémantique séparé du précédent.

Remarquons que l'existence d'une barre horizontale séparant deux régimes concomitants du discours est une problématique moderne qu'on retrouve bien sûr dans la linguistique de Saussure (la barre séparant le signifiant du signifié) et que ce type de barre est au principe de la théorie lacanienne de l'inconscient.

Ce qui interdit, dans la théorie des modèles, que la barre se dissolve, c'est qu'il y a une interprétation sémantique des objets mais qu'il n'y en a pas des connecteurs logiques qui restent donc ségrégés dans le champ syntaxique.

Si l'on retient cette petite matrice, on voit que la logique se déploie d'une part dans la consécution horizontale (c'est le calcul des propositions) et d'autre part dans un rapport vertical entre déductions syntaxiques et interprétations sémantiques (c'est la théorie des modèles).

Cette petite présentation permet de caractériser ce qu'il en est d'une logique musicale selon ce qu'on peut appeler le paradigme langagier de la logique : on interprète les rapports entre écriture et perception musicales comme étant analogues aux rapports d'une syntaxe et d'une sémantique. En ce sens, une logique musicale serait la science de la manière selon laquelle les enchaînements d'écriture se dialectisent aux consécutions sonores.

Cette petite matrice permet d'expliquer pourquoi le nom privilégié de la logique est en musique celui de dialectique. Il s'agit en musique de penser sous le nom de logique le jeu d'un rapport possible entre deux ordres différents de déploiement chronologique: le dialogue de la partition et celui de l'audition.

 

XIV. THÉORIE DES TOPOS

Une autre manière de comprendre la logique va, dans la mathématique moderne, se présenter sous l'angle d'une logique d'univers : j'ai nommé la théorie des catégories ou théorie des topos.

Cette fois l'ensemble des opérations logiques va être caractérisé comme les rapports qu'entretiennent la totalité des objets de l'univers à un seul de ces objets (nommé le classifieur de sous-objets). On peut dire qu'ici la validité de n'importe quelle connexion logique de l'univers se fait à partir d'un point particulier et unique de cet univers si bien qu'en suivant le fil de l'interprétation philosophique qu'en développe aujourd'hui Alain Badiou, on pourra dire que l'opération logique procède ici d'une centration de l'univers.

Cette nouvelle approche de la logique va conduire philosophiquement à disjoindre l'être en situation (ou être-là) et l'apparaître ou exister.

Cette manière de voir éclaire ce qu'il peut en être d'une logique musicale.

1) Le rapport entre la partition et l'audition va être désormais pensé comme le rapport de l'être-là de la musique à son apparaître sensible.

2) La centration logique va correspondre à l'idée que s'il y a logique du développement musical, c'est parce qu'il est possible de saisir tout point de ce développement (tout moment du discours musical) dans son rapport (positif ou négatif) à un point particulier fonctionnant comme centre logique du développement.

Dans nos exemples musicaux, le thème fonctionnait comme un tel centre dans la fugue de Bach et dans le concerto de Mozart ; la série jouait (ou plutôt aurait dû jouer) le même rôle dans l'exemple de Schoenberg ; le principe stochastique jouait (et aurait dû intégralement jouer) un rôle semblable dans Herma ; la pulsation momentanée de La chute d'Icare jouait un rôle du même ordre pour l'écoute ; et on pourrait allonger la liste : la tonique joue un rôle de centration logique d'un univers tonal, le Cantus Firmus dans un univers contrapuntique

Selon ce schème, il y aurait lieu de parler d'une logique tonale, d'une logique thématique, d'une logique dodécaphonique

 

XV. MUSIQUE ET OEUVRE

Le point peut-être le plus important à ne pas perdre de vue en matière de logique musicale est la différence entre le niveau structural de la musique et le niveau concret et singulier de l'oeuvre. S'il existe par exemple quelque chose comme une logique tonale, il est clair qu'aucune oeuvre ne l'expose exactement comme telle. Seul un traité d'harmonie est susceptible de le faire. C'est dire qu'au niveau de l'oeuvre, qui est somme toute celui qui ultimement importe, la musique ne reste qu'affectée par cette prescription logique (si l'oeuvre est tonale) sans être entièrement sous sa loi.

Plutôt que de parler de lois logiques au niveau de l'oeuvre, je propose de parler d'intension logique, en forgeant le néologisme français d'intension par analogie au néologisme anglais instress forgé, vers la fin du 19° siècle, par le poète Gerard Manley Hopkins. L'oeuvre assume un devoir-dire où l'on peut lire une prescription logique héritée de la situation musicale en même temps que l'oeuvre assume une intension cette fois stratégique qui est son vouloir-dire.

Il faut donc, pour une oeuvre, bien séparer sa stratégie de sa logique, et considérer que sa part logique est ultimement subordonnée à sa stratégie. D'où, je crois, l'impossibilité mentionnée par Laurent Fichet, de juger indépendamment du reste les conduites logiques de l'oeuvre.

On peut formuler cela un peu autrement : un grand principe musical, souvent relevé, est qu'en musique les propriétés intrinsèques d'un objet importent moins que ses propriétés extrinsèques, fonction de la situation dans laquelle il est inscrit. Le contexte l'emporte en musique sur la nature intérieure de l'objet. Ceci aboutira à cette loi, que je ne dirai pas logique mais plutôt ontique (car elle est propre aux êtres - aux étants - musicaux) : dans une oeuvre musicale, le stratégique se subordonne le logique, l'intension du vouloir-dire surplombe l'intension du devoir-dire.

 

CODA

On aura peut-être remarqué que ma méthode d'exposition (par variations-reconnaissance tentant de circonscrire un objet par des flèches qui le ciblent) s'apparente intimement à l'esprit de la théorie des topos où l'objet importe moins que le réseau des relations-flèches qu'il supporte. Il y a là une rencontre, nullement hasardeuse, entre une nécessité musicale (dont j'espère avoir rendu compte) et une thématique mathématique.

 

Je propose, pour conclure notre petite circonvolution autour du trou noir qu'est l'expression logique musicale, les thèses suivantes :

o Il y a plusieurs logiques en musique, non une seule. On l'a vu : il y a une logique tonale, une logique sérielle, une logique thématique

o Il y a plusieurs univers de musique, non un seul (qui serait alors " Le " topos de la musique). Chacun de ces univers a, en droit, une logique (c'est-à-dire une centration). Mais chacun des univers est abstrait de toute oeuvre et n'existe que didactiquement : le musicien ne connaît vraiment que des oeuvres.

o Le nom propre de musique qui importe au musicien nomme moins tel ou tel univers que ce que vise tel ou tel ensemble d'oeuvres et qui n'est pas un topos ou une situation comme telle mais bien plutôt la possibilité d'une vérité du sensible.

o Si l'exigence du musicien est de se rapporter à la musique par des oeuvres, non par des exercices (d'harmonie, de contrepoint, de développement, d'orchestration), alors il a essentiellement à faire à l'intension logique d'une oeuvre plutôt qu'à une logique d'univers.

o Mieux vaut donc énoncer qu'il y a du logique en musique. Qu'est-ce alors que le logique en musique ? C'est ce qui dialectise, selon le nécessaire, une cohérence de la partition et une cohésion de l'audition.

o L'expression logique musicale désigne le coeur cohérent de la musique. C'est à ce titre qu'elle reste, pour le musicien, indéfinissable. L'auditeur ne doit pas se demander : comment comprendre une logique musicale (susceptible de rester cloisonnée à l'espace visuel de la partition) ? mais plutôt : comment saisir logiquement ce que je comprends ? Soit abandonner le thème d'une compréhension de la logique musicale (alors conçue comme objectivable) pour y substituer celui d'une logique de la compréhension musicale.

o Il convient ultimement pour le musicien de se disposer selon cette loi : la stratégie d'une oeuvre se subordonne le logique de sa situation.