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(Essai sur les écrits de Michel Philippot)
A. Introduction
B. Florilège
Liste des écrits utilisés
Relire aujourd'hui les écrits de Michel Philippot pour en avancer
une interprétation d'ensemble implique d'inventer une méthode
propre à cet objectif. Ses écrits en effet recouvrent des
sujets très divers, allant de la musique aux sciences en passant
par l'histoire et l'esthétique : l'ensemble n'a d'ailleurs jamais
été composé comme tel, sous la forme d'un recueil et
moins encore d'une Somme si bien que l'impression globale, à
première lecture, est celle d'une construction baroque, emplie de
recoins et d'enluminures plutôt que d'une cathédrale à
l'architecture transparente. L'oeuvre théorique de Michel Philippot
s'est manifestement élaborée au gré des circonstances
de la vie, des colloques et des commandes, si bien que ressaisir ce massif
ébouriffé en son unité, en sa tension propre, implique
un travail d'invention : il s'agit de reconstituer une trajectoire de pensée
qui, si elle ne prétendra pas à l'exactitude (comment serait-ce
d'ailleurs possible ?), visera cependant une vérité de son
propos. Il nous faut donc proposer une interprétation de ce massif,
faute de quoi la (re)lecture serait purement redondante, et sans enjeu.
Toute interprétation impose des décisions et des paris : les décisions de couper la continuité du discours en certains points, et les paris de faire circuler du sens à partir de ces localisations. Ceci n'est pas sans péril : une interprétation engage celui qui l'avance tout autant si ce n'est plus encore que celui dont il est question. L'interprétation que j'avancerai m'engagera donc tout autant si ce n'est plus qu'elle n'engagera Michel Philippot.
Comme toute interprétation, celle-ci induira ce que l'on peut nommer depuis Épicure des clinamens, ces légères inclinaisons de la pensée. Comme l'on sait la figure du clinamen est ultimement celle de la liberté, en l'occurrence de la liberté de penser par soi-même. Les petites déclinaisons que je serai amené à dessiner dans la trajectoire de Michel Philippot seront donc indistinctement la reconnaissance de sa propre liberté de pensée, et l'exercice de la mienne. Mais si, comme le rappelle Nietzsche, toute liberté est bien l'exercice de la responsabilité, je resterai ultimement seul responsable de ces inflexions.
L'interprétation que j'avance des écrits de Michel Philippot
ouvre à un ensemble très vaste de questions ; elle prend parfois
la forme d'une disputatio, de celles qu'il y avait à cette
époque de l'Ars Nova si chère à l'auteur de ces écrits.
Mais une interprétation, c'est précisément un dialogue
entre deux subjectivités plutôt qu'une description clinique
ou qu'une dissection froide.
Avancer une interprétation des écrits de Michel Philippot,
parfois quelques dizaines d'années après qu'ils aient été
publiés, supposerait pour être entendu et compris que chaque
lecteur de cet essai puisse faire le même travail, le même parcours.
Cette condition est excessive, ne serait-ce que parce que ces textes ne
sont pas aujourd'hui rassemblés sous une forme aisément accessible
et restent dispersés, en de nombreuses revues, souvent devenues introuvables.
Il m'a donc semblé convenable de pallier à cette difficulté
d'une manière qui soit conforme à la méthode interprétative
adoptée. J'ai choisi pour cela de constituer un florilège
de ses écrits que j'ai composé selon un principe linéaire
d'exposition. Somme toute, j'ai reconstitué, à partir d'extraits
prélevés dans ses textes, une sorte de nouvel article, formant
résumé possible de son discours sur la musique.
L'hypothèse sous-jacente de cette composition est celle d'une profonde continuité dans le propos théorique de Michel Philippot, par-delà les quarante années ayant séparé les premiers écrits des derniers. La permanence des thèmes, le retour sur les mêmes questions au fur et à mesure de leur appronfondissement ne m'incitaient pas au strict parcours chronologique mais plutôt à une récapitulation synthétique.
J'ai relié les extraits, prélevés dans les écrits de Michel Philippot, d'énoncés de ma plume qui ordonnent cette fragmentation en un propos suivi et, je l'espère, cohérent. Ces énoncés, inscrits en caractères typographiques différents, restent de ma responsabilité. Je ne les tiens pas cependant pour arbitraires car ils tentent de refléter l'esprit des propos de Michel Philippot même s'ils ne sont pas toujours exacts quant à la lettre. Mais on sait qu'entre vérité et exactitude, il faut choisir ; et j'ai choisi de cerner une vérité des écrits de Michel Philippot.
Pour cela j'ai voulu donner une forme construite à son propos, recourant pour ce faire à cette numérotation qu'on retrouve dans le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein. Je crois ainsi adopter une forme d'exposition fidèle à l'esprit de Michel Philippot et j'espère que la suite de cet essai saura en rendre compte. Somme toute, ajuster une forme au contenu d'une pensée, n'est-ce pas là aussi l'exigence requise de qui s'engage dans une interprétation ?
Michel Philippot a eu l'amabilité de lire cet essai et de prolonger la disputatio qui s'y engage de remarques et compléments. On les trouvera exposés en conclusion de ce texte, conférant ainsi à cette réflexion l'allure bienfaisante d'un contrepoint à deux voix.
0.1 La logique la mieux agencée
doit se soumettre à un ordre linéaire.[...] Il faut se soumettre
à une hiérarchie chronologique dans le déroulement
du discours. » [1964] 1
1. Situation de la musique contemporaine
1.1. À propos de l'histoire
1.1.1. Chronologie
1.1.1.1. La décennie 1945-1955
1.1.1.1.1 René Leibowitz, le seul musicien en France, à cette époque, qui enseignait d'une manière "militante" tout ce qui avait été méconnu de la vivifiante école de Vienne. » [1967b]
1.1.1.1.2 On ne peut se souvenir de cette époque qu'avec une certaine nostalgie tant elle fut marquée par un enthousiasme passionné autant que par un effort de lucidité, de conscience et d'objectivité qui contrastait avec le laisser-aller ». [1967b]
1.1.1.1.3 Entre 1945 et 1955, cette École de Vienne a été pour beaucoup d'entre nous une sorte de panacée universelle. Schoenberg avait dit qu'il allait donner à la musique des bases pour cent ans, et nous avions effectivement l'impression que cela pouvait durer longtemps. » [1976]
1.1.1.2. Le tournant 1955
1.1.1.2.1 À cette époque, il a effectivement existé un académisme dodécaphonique, des oeuvres que l'on ne joue plus. Il fallait à tout prix s'évader de ce danger, et c'est autour de l'année 1955 que nous nous sommes aperçus qu'il fallait faire quelque chose de plus ou quelque chose d'autre, car le temps passait très vite. » [1976]
1.1.1.3. La coupure de 1957
1.1.1.3.1 Parmi toutes ces idées, ces tendances, ces découvertes et ces innovations, il n'en est aucune qui soit postérieure à 1957. [...] L'essentiel des trouvailles issues de l'essentiel des réflexions ont immédiatement suivi la fin de la dernière guerre mondiale. [...] Il est difficile de découvrir, dans toute l'histoire de la musique, une période aussi féconde. » [1967b]
1.1.1.4. Les années 70
1.1.1.4.1 On constate dans les années 70 un retour à une certaine facilité. Ainsi les dernières oeuvres de Stockhausen et de Cage traduisant une certaine complaisance vis à vis de soi-même, une certaine croyance en son propre génie, une certaine manière de se dire que puisqu'on a de l'inspiration, la musique qu'on fait ne peut être que belle et géniale. » [1976]
1.1.2. et à propos de la musique électro-acoustique
1.1.2.1 Les premiers essais de musique expérimentale ont provoqué une véritable exaspération des tendances nationales. » [Voir Paris et Cologne...] [1961a]
1.1.2.2 Un grave malentendu devait séparer pendant quelques années les musiciens concrets des musiciens électroniques. [Il y eut ensuite] un rapprochement dès 1955 qui n'a duré qu'un temps assez bref. [Puis, dans les années 60, cette opposition s'est résorbée] dans ce qu'on a appelé les musiques expérimentales. » [1967b]
1.1.2.3 L'auditeur [assiste aujourd'hui] à la naissance d'une certaine unité de style » dépassant la vieille opposition entre musique concrète [Paris] et musique électronique [Cologne]. » [1961a]
1.1.2.4 La musique risque-t-elle de connaître le déchirement qui s'est produit dans les arts plastiques avec l'éclosion de la photographie, déchirement qui s'est traduit par l'érection de cette dernière en art indépendant ? Il ne le semble pas. » [1961c]
1.1.2.5 Dans la musique électronique ou concrète, [...] la notion du tempo tend à disparaître. » [1961c]
1.2. Questions ...
1.2.1. ...sur la situation et l'avenir de la musique,
1.2.1.1 Il reste [...] à se demander [...] si l'avenir de la musique est prévisible. » [1961a]
1.2.1.2 C'est presque un lieu commun de déclarer que nous vivons une époque d'hyperlucidité, pendant laquelle nous éprouvons un besoin lancinant de reconsidérer et de remettre en question un ensemble de valeurs qui semblaient depuis longtemps solidement établies. » [1954b]
1.2.1.3 Ce monde est sans doute de plus en plus instable dans le temps, toujours en état de basculement vers le futur. Le verbe "être" devient de plus en plus synonyme du verbe "devenir". » [1963]
1.2.2. questions à dire vrai un peu angoissantes
1.2.2.1 Cette difficulté que nous avons d'adapter une pensée qui se veut ordonnée à un univers dont l'organisation est autant subtile que gigantesque, au point que nous n'en percevons quelquefois que le désordre, n'est pas sans provoquer un sentiment d'angoisse. [...] Dans de telles conditions, comment [...] réagissent les artistes les plus conscients ? » [1963]
1.2.2.2 Il en résulte une profusion inquiétante des oeuvres d'art. » [1963]
2. Refuser...
2.1. Refuser "une certaine conception" du romantisme :
2.1.1. le romantisme de la spontanéité et de l'instinct
2.1.1.1 Méfiance devant les tendances qui valorisent la spontanéité et la créativité spontanée... » [1976]
2.1.1.2 L'immense besoin de rigueur de ma génération musicale face à un certain laisser-aller que l'on pourrait mettre sous le pavillon d'un certain romantisme mal compris. » [1976]
2.1.2. le romantisme de l'inspiration
2.1.2.1 Contre la croyance unilatérale en l'inspiration... [1954b]
2.1.2.2 Je doute que la sacro-sainte inspiration (si elle existe) ait quoi que ce soit à gagner avec l'inconscience. » [1964]
2.1.3. le romantisme d'une sentimentalité douteuse »
2.1.3.1 [Notre] protestation ne doit pas être interprétée comme une défense inconditionnelle du subjectivisme romantique. Certes, ceux qui prétendent que la part du subjectif est primordiale dans tous les arts le prétendent avec raison, mais il ne faut pas perdre de vue que cet élément subjectif doit être à tout moment orienté vers la construction de l'objet qui sera l'oeuvre, et que cette oeuvre doit pouvoir ensuite se justifier en tant qu'objet extérieur à celui qui l'a créé. » [1954b]
2.1.3.2 Contre une appréciation des oeuvres correspondant à la faculté de ces dernières d'ébranler plus ou moins les fibres d'une sentimentalité douteuse ». [1954b]
2.1.4. le romantisme où l'artiste » pose, hors du monde
2.1.4.1 L'inquiétude de l'artiste [serait plus] aiguë, plus profonde et plus déterminante [...] que celle des autres hommes. [Avec] le préjugé par lequel l'artiste se trouve juché hors et au-dessus du monde, intermédiaire aux fonctions mal définies entre ce monde où il vit [...] et une sorte de Beauté absolue puisée dans un espace métaphysique, [voilà] deux conceptions également romantiques du personnage de l'artiste créateur. » [1963]
2.1.5. le romantisme d'un certain universalisme
2.1.5.1 Le destinataire d'un message esthétique n'est jamais, contrairement à ce que nous avaient laissé croire les illusions romantiques, l'humanité toute entière, mais est, au contraire, limité à des groupes ethniques et à des couches socio-culturelles plus ou moins rigoureusement localisées. Le choix de ces "classes" de récepteurs est effectué par l'artiste lui-même. » [1963]
2.1.5.2 C'était une opinion assez communément répandue à l'époque romantique que celle qui consistait à croire que l'artiste devait et pouvait se faire entendre et comprendre par tous, que ses messages avaient une portée universelle. » [1963]
2.1.6. le romantisme de l'expression facile et plate
2.1.6.1 Nous sommes encore profondément imprégnés d'un certain état d'esprit issu du romantisme et par lequel nous sommes amenés à voir essentiellement dans la musique son pouvoir expressif, et nous avons tendance à négliger certaines qualités abstraites auxquelles nous n'accordons plus une valeur musicale. [... Or] l'expression est la conséquence naturelle de la perfection. » [1982]
2.1.6.2 Les préjugés faussement romantiques sont encore ainsi suffisamment enracinés dans les esprits pour que tout acte de lucidité dans la composition musicale soit considéré comme réflexion de "technicien", et pour que toute oeuvre présentant une apparence de complexité soit appelée "musique mathématique". » [1954a]
2.2. Refuser une certaine esthétique d'avant-garde
2.2.1 Quelques musiciens se réclamant d'une soi-disant "avant-garde" se déclarent "anti-schoenbergiens". » [1982]
2.2.2 Il en est peu qui, plus que Schoenberg aient été accusés d'être destructeurs et révolutionnaires et, par conséquence, anti-traditionnalistes. » [1982]
2.2.3 Schoenberg avait coutume, lorsque quelqu'un prononçait devant lui l'expression "avant-garde", d'y opposer un sourire irrité et de la faire suivre d'un ironique "En avant marche". » [1982]
2.2.4 Combien trouverait-on, dans l'histoire de la musique, de compositeurs ayant vraiment eu l'intention de faire une "révolution" quelconque ? Bien peu, sûrement ; aucun vraisemblablement. » [1982]
2.3. Refuser un hédonisme de la seule sensation
2.3.1 Bien souvent une attitude hédoniste limite l'organisation des notes à un laps de temps de quelques secondes pendant lequel la dite organisation est "agréable" ; la composition consisterait ainsi à renouveler cette sensation supposée agréable jusqu'à ce que l'addition des ces fragments de temps aboutisse à l'obtention de la durée totale de ce qui est, ensuite, appelé l'oeuvre musicale. » [1961b]
2.3.2 Il est une erreur contre laquelle nous ne saurions trop mettre en garde à la fois les auditeurs, les amateurs et les chercheurs : celle de croire que l'agrément, si grand soit-il, d'un objet sonore isolé, indépendamment des autres objets qui sont capables de l'entourer, en fait déjà de la musique. » [1961b]
2.3.3 Ceux pour qui la matière sonore à l'état brut est déjà de la musique, indépendamment de l'organisation qui peut lui être imposée, [telle] la technique du ready-made par laquelle un objet est sorti du contexte dans lequel il n'était pas vraiment regardé parce qu'il y était trop habituel. » [1963]
3. Continuer...
3.1. Car il s'agit de continuer...
3.1.1. d'où la question du rapport à la tradition...
3.1.1.1 Comment continuer ? Continuer dans le sens d'une tradition dans laquelle il faut aller plus loin plutôt que croire qu'on va faire quelque chose de nouveau en faisant un pas à côté de la tradition. A tout moment de l'histoire de la musique, on a eu l'impression de se trouver au fond d'une impasse. Il ne faut surtout pas croire que l'on sort d'une impasse en allant à côté ou en dehors d'une certaine tradition. Il faut abattre le mur qui borne le fond de l'impasse et se servir des pierres du mur pour construire le chemin qui va plus loin. [...] Cette tradition continuera. » [1976]
3.1.1.2 Il s'agit de prolonger ou de faire éclater une tradition qu'on ne peut attaquer que de l'intérieur ». [1954b]
3.1.2. et un double risque afférent
3.1.2.1 Le respect aveugle des règles classiques [...] conduit, on peut dire, inévitablement à l'académisme le plus stérile. Par ailleurs, le refus systématique de ces règles, en dehors de toute lucidité critique et de tout esprit constructif, aboutit rapidement à l'incohérence. » [1954b]
3.1.2.2 La médiocrité savante de l'académisme s'enferme dans un cadre vermoulu en s'imaginant prendre appui sur lui. La médiocrité ignorante, au contraire, s'évade des cadres en croyant les renouveler. » [1954b]
3.1.2.3 Qu'elle se traduise par la fuite en avant ou par la retraite dans le passé, la crainte du présent a toujours été la source aussi bien de l'arbitraire académique que de la fausse liberté des novateurs incomplets. » [1954b]
3.1.3. à la position non conformiste du créateur
3.1.3.1 Qui dit pouvoir dit un certain conformisme. Or qu'est-ce qu'un créateur ? C'est précisément le contraire d'un conformiste et d'un conservateur. Il y a une certaine attitude du créateur qui peut être conservée, c'est une attitude de non conformisme vis à vis des idées reçues. » [1976]
3.2. Continuer, mais continuer quoi ?
3.2.1. Continuer de donner place à l'intelligence en musique
3.2.1.0.1 Le droit de faire acte d'intelligence » [1954b]
3.2.1.0.2 Quelques hommes de science se sentaient enfin le droit de partager avec les artistes les joies de la création esthétique, et quelques musiciens recouvraient leurs droits à l'intelligence ; droits qui, depuis le romantisme, leur avait souvent été contestés au bénéfice de l'inspiration. » [1967b]
3.2.1.0.3 Quelques traditionalistes ont vu ou cru voir un danger dans ce rapprochement d'artistes et de savants dont le résultat était une réhabilitation de l'intelligence par rapport à l'instinct, de la connaissance efficace dans le travail par rapport à l'inspiration. Nous y verrions plutôt la résurgence d'un humanisme qui était de règle, de tous les temps, chez les artistes et les savants, mais dont, à la suite du romantisme ou plutôt de la mauvaise interprétation qui en avait été faite, on avait méconnu la valeur. » [1967b]
3.2.1.0.4 Qui donc osera soutenir que les plus grandes productions de la musique occidentale ne sont pas aussi de magnifiques constructions de l'esprit ? » [1954b]
3.2.1.1. et donc place à l'universalité de la pensée
3.2.1.1.1 La volonté du compositeur de situer son art dans l'universalité de la pensée humaine... » [1982]
3.2.2. Continuer de créer des oeuvres...
3.2.2.0 Nous parlons ici de l'importance et non de la qualité intrinsèque [des oeuvres], car si la qualité [d'une oeuvre] peut offrir un sujet à la discussion, l'importance ne le peut. » [1961a]
3.2.2.1. qui visent au Chef d'oeuvre
3.2.2.1.1 [Il convient d']abandonner l'exigence chronologique pour donner une priorité à l'oeuvre, aux chefs d'oeuvre. » [1982]
3.2.2.2. et d'oeuvres qui soient modernes bien plutôt qu'actuelles
3.2.2.2.1 On peut écrire une musique actuelle tout en n'étant rien moins que moderne. » [1961a]
3.2.2.2.2 Interrogé une fois par un critique sur la signification personnelle que j'accordais à l'idée de modernité, je crus faire un mot d'esprit en lui répondant : "la modernité, c'est l'éternité". Forcé ensuite de m'expliquer [...] j'en vins à lui dire les raisons pour lesquelles l'une des oeuvres qui restaient, pour moi, parmi les plus "modernes" était la Grande Fugue de Beethoven. » [1982]
3.2.3. Continuer la polyphonie
3.2.3.1 Nous souhaitons une musique polyphonique et la polyphonie occidentale est basée sur ce que, après Webern et Schoenberg, j'appelle le "principe d'unité". Ce principe est très simple et se découvre déjà dans les travaux des théoriciens médiévaux : un même corpus de règles doit être utilisé pour les successions mélodiques (l'horizontal) et les agrégations harmoniques (le vertical) ; ou, s'il semble y avoir deux corpus différents, il doit être possible de démontrer qu'ils peuvent se déduire l'un de l'autre (c'est ce qu'on trouve dans le traité de Rameau). Autrement dit, il y a toujours, dans les traditions musicales occidentales, un effort en direction d'une synthèse entre le consécutif et le simultané. Rien n'est plus significatif à cet égard que la musique de J.S.Bach. » [1987]
3.2.3.2 L'esprit polyphonique, avant tout, est l'expression d'une volonté de synthèse. La polyphonie occidentale repose sur le principe qui consiste à admettre a priori, ou à vouloir l'existence d'une théorie ou d'un ensemble de théories uniques pour les diverses dimensions de la musique : mélodique et harmonique, consécutif et simultané, horizontal et vertical. » [1982]
3.3. Continuer en créant des oeuvres ...
3.3.1. qui soient...
3.3.1.1. cohérentes
3.3.1.1.1 Contentons-nous donc, en face de l'un quelconque des chefs d'oeuvre de la musique occidentale, d'en considérer la parfaite cohésion, la parfaite logique interne. » [1954b]
3.3.1.2. rigoureuses
3.3.1.2.1 La rigueur dont il est ici question ne réside pas dans l'exactitude de l'application des règles, mais dans un aspect de la création qui lui donne le caractère d'un raisonnement auquel l'esprit ne peut résister. » [1954b]
3.3.1.2.2 A l'opposé de ce qu'est la rigueur académique, nous nous trouvons [chez Bach et Webern] en présence d'une sorte de rigueur libre, et, au risque de scandaliser les esprits chagrins, d'une rigueur contre les règles. » [1954b]
3.3.1.2.3 La rigueur, objectivation d'un état subjectif, ne devient processus mécaniste que chez les médiocres. » [1954b]
3.3.1.2.4 La rigueur, parvenue à un certain degré, possède un potentiel de liberté qui tend à la neutraliser. » [1967b]
3.3.1.3. empruntes de raison
3.3.1.3.1 Les moyens électroniques [...] permettent n'importe quelle répartition des hauteurs dans le spectre sonore, la justification de l'arbitraire de cette répartition appartenant à la légitimité du raisonnement compositionnel dont ce sera à l'oeuvre d'apporter la preuve. » [1961c]
3.3.2. qui soient organisation plutôt qu'exposition de leur matériau
3.3.2.1 Les tenants des musiques dites "expérimentales", concrète ou électronique, ont souvent tendance à confondre les recherches effectuées sur le matériel sonore et celles effectuées sur les moyens d'organisation de ce matériel. » [1961b]
3.3.2.2 Je sais qu'aujourd'hui la confusion entre son et musique est largement répandue, mais je me suis toujours opposé à Pierre Schaeffer quand il disait qu'"un beau son, c'est déjà de la musique". Je considère que l'organisation prime sur le matériau. » [1994]
3.4. Pour continuer il faut aussi...
3.4.1. des connaissances
3.4.1.1 Il n'existe pas d'ignorance honorable. » [1954a]
3.4.1.2 L'acte de créer ne s'est jamais trouvé diminué par l'état de connaissance. » [1954a]
3.4.2. organisées en théorie
3.4.2.1. une théorie...
3.4.2.1.1 [Nous avons] la volonté d'établir notre activité musicale sur des bases théoriques solides. » [1982]
3.4.2.1.2 Je souhaite avant tout réhabiliter la théorie musicale, [et donc] une attitude intellectuelle basée sur la permanence de certains principes et engendrant, degré par degré, des théories qui, dans le cours du temps, se déduisent les unes des autres et se consolident l'une par l'autre. [Tel est le ] rôle fertilisant de la théorie. » [1982]
3.4.2.1.3 [Je souhaite] défendre le rôle de la théorie dans la conception du langage musical]. » [1982]
3.4.2.2. qui fait défaut à notre époque
3.4.2.2.1 Notre époque souffre d'un véritable vide théorique. » [1982]
3.4.2.2.2 Je me trouve amené à plaider pour la nécessité d'un effort théorique. » [1982]
3.4.3. et la théorie précède en général les oeuvres...
3.4.3.1 L'idée selon laquelle les théories n'auraient jamais servi et ne serviraient jamais qu'à justifier les oeuvres, par conséquent seraient postérieures à ces dernières, est démentie par toutes les constations historiques. [...] Les théories précèdent toujours les oeuvres qui les justifient. » [1967b]
3.4.3.2 Les oeuvres des grands théoriciens de la musique accompagnent et souvent précèdent celles des penseurs de toute nature. Contre l'opinion fort répandue, et généralement admise, selon laquelle la théorie musicale serait une sorte de sous-produit des oeuvres, il y a antériorité chronologique des théories sur les oeuvres. » [1982]
3.5. Continuer dans le cadre du sérialisme
3.5.1. Puissance du principe sériel
3.5.1.1 La technique sérielle nous paraît la seule capable de réaliser la synthèse de plusieurs siècles de culture musicale et en même temps d'apporter une solution aux problèmes d'organisation sonore posés par l'excès de richesses mis actuellement entre nos mains par l'électro-acoustique. » [1954a]
3.5.1.2 C'est encore le principe sériel qui, à notre avis, assurera un minimum de cohérence à une structure musicale utilisant ces moyens nouveaux [en matière de timbres]. » [1954a]
3.5.2. Limites du sérialisme
3.5.2.1 Il faut prendre garde au fait que le maniement sériel ne doit pas être un stérile exercice d'analyse combinatoire, et que la limite des permutations possibles ainsi que le choix de ces permutations doivent être avant tout déterminés par des nécessités d'ordre musical ; la série n'apportant qu'une garantie, très relative d'ailleurs, d'unité et de cohérence, garantie à laquelle il est exagéré de faire entièrement confiance. » [1954a]
3.5.2.2 La série ne contient pas, à l'intérieur d'elle-même, la suite inflexible des ses divers déroulements mais elle est un groupe de matériaux, propre à être transformé, et auquel le principe sériel apportera un fil conducteur, sorte de supervision globale de l'oeuvre. » [1954b]
3.5.2.3 Le dodécaphonisme-permutations [...] est l'une des expressions de l'académisme moderne auquel il convient de ne plus s'attarder. » [1954b]
4. Composer...
4.1. Comme nous l'apprend le principe sériel, composer, c'est
construire...
4.1.1. Généralité du principe constructif
4.1.1.1 Qui osera soutenir que les plus grandes productions de la musique occidentale ne sont pas aussi de magnifiques constructions de l'esprit ? » [1954b]
4.1.1.2 Penser aujourd'hui n'appartient qu'au créateur pour autant qu'il crée, c'est-à-dire qu'il construit son aujourd'hui. » [1964]
4.1.1.3 On voit combien la découverte et le choix d'un chemin est confondu avec la construction d'un système. » [1964]
4.1.1.4 Cela peut paraître une boutade mais je peux démontrer que toute musique est sérielle ou mauvaise, il suffit de penser au "Clavier bien tempéré" de Bach. » [1994]
4.1.2. Le sérialisme comme construction
4.1.2.1. Construction de quoi ?
4.1.2.1.1. de cohérences...
4.1.2.1.1.1 La cohérence et la rigueur imposent une égale importance à chacun des éléments de la construction. » [1964]
4.1.2.1.1.2 [Boulez : ] J'ai tenté de construire un système cohérent. » [1964]
4.1.2.1.1.3 [Boulez : ] Que nous reste-t-il si ce n'est exiger de soi-même un minimum de logique constructive ? » [1967b]
4.1.2.1.2. et de structures...
4.1.2.1.2.1 Comment assembler plusieurs objets sonores pour former des structures ? » [1961b]
4.1.2.1.2.2 Si nous nous proposons d'essayer d'évoquer les moyens de construire une structure close en assemblant nos objets sonores, nous constaterons qu'un des moyens les plus efficaces, entre autres, consiste à terminer notre groupe d'objets en répétant, sinon le premier, du moins celui qui, pour des raisons diverses - forte intensité, tessiture remarquable, timbre plus strident, longue durée - possède la plus forte densité. » [1961b]
4.1.2.2. Construction hiérarchisée
4.1.2.2.1 [Voir] la chaîne "quanta" - objet sonore - groupe d'objets... » [1961b]
4.1.3. L'esprit constructif rapproche la musique des mathématiques
4.1.3.1 La construction de la cohérence musicale n'est pas tellement différente de celle de la cohérence logique ou mathématique : les règles du jeu étant choisies, il faut s'y tenir. » [1964]
4.1.3.2 Pour moi, l'utilisation de modèles mathématiques est une continuation directe de la pensée sérielle, au sens très large du terme. » [1994]
4.2. Allier art et science, musique et mathématiques
4.2.1. Rien d'étonnant à cette alliance
4.2.1.1 Ce qui devrait nous étonner, c'est que l'on puisse trouver étrange et inquiétant que le nombre des artistes préoccupés de mathématiques soit de plus en plus élevé. » [1963]
4.2.1.2 L'attitude scientiste que l'on remarque chez un nombre de plus en plus grand d'artistes de notre temps peut s'expliquer par cette volonté, bien naturelle, de mettre toutes les chances de son côté, de maîtriser le monde en maîtrisant sa complexité à la fois dans son aspect statique et dans celui, dynamique, de son évolution. » [1963]
4.2.1.3 La science nous aide, parmi les fruits de l'imagination, à faire le choix des meilleurs. » [1963]
4.2.1.4 J'adhère au point de vue d'Alexandre Koyré lorsqu'il déclare avoir "la conviction de l'unité de la pensée humaine, particulièrement dans ses formes les plus hautes". » [1982]
4.2.2. Musique et mathématiques sont contemporaines
4.2.2.1 Pour Pierre Barbaud la musique [est une] discipline scientifique » : il y a entre ces deux lignes parallèles perpétuellement des passerelles, des perpendiculaires qui réunissent ces parallèles ; la musique est parallèle donc à une certaine démarche d'un certain esprit scientifique. » [1976]
4.2.2.2 Bien des contemporanéités s'éclairent : celle de Monteverdi et Galilée, de Rameau, Bach et Newton, de Schoenberg et Max Planck. » [1982]
4.2.3. Rapprochement de leur logique...
4.2.3.1 Peu à peu les rapports unissant les mathématiques et la musique éveillaient un intérêt grandissant, intérêt qui devait être tout différent, et combien plus vrai que celui qui, limité à l'arithmétique et aux intervalles musicaux de la gamme, se contentait d'un pythagorisme primaire. » [1967b]
4.2.3.2 Dans d'autres disciplines que celle de la musique, la légitimité de règles a priori n'a jamais été contestée. [... Cf.] le célèbre postulat d'Euclide [...] » [1954b]
4.2.4. mais diversité des points de départ
4.2.4.1 Il existe entre les moyens utilisés pour une expression donnée et cette expression des liens de corrélations extrêmement serrés. » [1967b]
4.2.4.2 Relativement à l'utilisation de modèles mathématiques, il y a deux attitudes d'esprit. La première, qui correspond à ce que fait Xenakis, consiste à prendre un modèle mathématique et à la transposer dans le domaine de la musique. Si l'on se réfère à la théorie de l'information, ceci pose un difficile problème général : un niveau d'ordre dans un domaine déterminé reste-t-il pertinent une fois transposé dans un autre domaine ? La seconde attitude correspond beaucoup plus à la mienne : je me pose d'abord un problème musical et je recherche ensuite quels sont les modèles mathématiques qui peuvent me permettre de les résoudre. » [1994]
5. La théorie de l'information...
5.1. peut nous aider...
5.1.1. dans nos recherches...
5.1.1.1 Si peu que puisse nous aider la théorie de l'information dans nos recherches, ce peu nous sera toujours supérieur à l'ignorance relative dans laquelle nous laissaient les traités de composition classique. » [1961b]
5.1.1.2 D'où la cybernétique comme "amplificateur d'intelligence" » [1967b]
5.1.1.3 W.Fucks pionnier de l'application des sciences exactes à l'analyse musicale. [1970]
5.1.2. en nous apportant sa conception du message
5.1.2.1. Le message en général...
5.1.2.1.1 Une information est l'ensemble d'un phénomène physique (le support) et d'un effet psychologique (la sémantique). » [1970]
5.1.2.1.2 Nous pourrons considérer l'oeuvre musicale ou "message" comme une information destinée à provoquer chez celui qui la reçoit un effet psychologique et qui est porté par un support. » [1970]
5.1.2.2. et le message esthétique en particulier
5.1.2.2.1 Nous pourrons toujours analyser les mécanismes de création esthétique comme l'une des étapes du circuit fermé : créateur récepteur. » [1966]
5.1.2.2.2 Étudier certains messages communicables et susceptibles de déclencher une émotion esthétique chez celui qui les reçoit. » [1966]
5.1.2.2.3 [Les] artistes [sont des] constructeurs de messages destinés à d'autres hommes, [...] de messages ordonnés et cohérents. » [1963]
5.1.2.2.4 Nous devrons considérer l'artiste davantage comme un inventeur, un constructeur, plutôt que comme un créateur de messages. Nous pouvons alors comparer son activité à celle du savant. » [1963]
5.1.2.3. L'individu qui émet...
5.1.2.3.1 Le comportement d'un individu peut être considéré comme résultant de la somme d'une hérédité, d'une histoire et d'un environnement. [1963]
5.1.2.3.2 La décision, ou plutôt le désir, de construire un message esthétique sera déterminé chez un individu donné à la fois par sa propre nature et par l'influence exercée sur lui par son environnement. » [1966]
5.1.2.4. et le public qui reçoit
5.1.2.4.1 En employant le vocabulaire de la théorie de l'information, le sentiment esthétique est l'affaire du "récepteur" et non celle de "l'émetteur". » [1966]
5.1.2.4.2 Le message sera jugé en fonction de la réalité et de l'intensité du sentiment esthétique qu'il aura provoqué chez ses récepteurs. » [1966]
5.1.2.4.3 L'expérience nous montre que l'artiste travaille pour ses pairs ; c'est-à-dire pour exercer une action sur ceux qui le "comprennent", tout en se nourrissant souvent de l'illusion de livrer ses "messages" à l'humanité toute entière. » [1966]
5.1.2.5. Attention à subordonner le support au message
5.1.2.5.1 Aussi longtemps que la matière peut conserver la trace de la pensée, c'est-à-dire les lignes essentielles de sa construction, nous pouvons supporter d'elle et lui pardonner les outrages que le hasard ou le temps lui faisaient subir. Mais aussi, et là avait été la préoccupation de Léonard [de Vinci]: il faut que l'artiste soit assez fort pour que cette matière lui soit obéissante, et qu'il la choisisse suffisamment forte pour qu'elle puisse être, aussi longtemps que possible, le support de sa pensée. » [1982]
5.1.2.5.2 Dans les relations entre l'oeuvre et son support ou ses supports successifs (que sont la partition puis la matière sonore), il convient de faire attention à ne pas identifier le support à l'oeuvre, et même à oublier cette dernière au point de se contenter du seul support. Parlant en termes de théorie de l'Information, nous dirions qu'il y a là une confusion entre le signe et le message. » [1982]
5.2. Attention au langage, cet outil verbal »
5.2.1. Attention...
5.2.1.1. aux malentendus
5.2.1.1.1 [Attention aux] malentendus [venant surtout] d'erreurs de terminologie. [Il faut donc] perdre un peu de temps pour préciser quelques points de terminologie ». [1966]
5.2.1.2. D'où l'importance des définitions...
5.2.1.2.1 Le premier réflexe de quiconque cherche à clarifier une conception est d'en tenter une définition. » [1961c]
5.2.1.2.2 Un grave malentendu devait séparer pendant quelques années les musiciens concrets des musiciens électroniques. » [1967b]
5.2.1.2.3 Pour éviter cet irritant débat de terminologie, et, dans le but de rendre à César ce qui appartient à César, décidons simplement d'appeler musique concrète ce qui s'est fait en France et musique électronique ce qui s'est fait en Allemagne. » [1961c]
5.2.1.3. et du vocabulaire
5.2.1.3.1 Devant les multiples abus de langage auxquels ce mot [de stéréophonie] a donné naissance, il est peut-être judicieux, non d'en proposer une définition (l'entreprise serait prétentieuse) mais de préciser les limites à l'intérieur desquelles il est acceptable, sinon légitime de le voir employer. » [1962a]
5.2.1.3.2 La théorie musicale ne pourrait que progresser en acquérant un outil verbal mieux adapté à sa constante évolution. » [1964]
5.2.2. D'où l'utilité du vocabulaire mathématique
5.2.2.1 Les concepts, aussi bien que les images mathématiques, sont les plus précis et les mieux définis qui se puissent imaginer ; leur variété et leur richesse est telle qu'ils peuvent s'appliquer, sans grand effort d'adaptation, à toutes sortes de formes de la pensée et qu'ils sont en mesure d'y apporter un clarté qu'il serait difficile d'acquérir autrement. » [1964]
5.2.2.2 Il serait souhaitable, pour adapter efficacement la terminologie mathématique à la pensée musicale, qu'un véritable effort soit effectué pour une translation. Cela suppose un travail de re-définition dont le bénéfice me paraît certain. » [1964]
5.3. Applications de la théorie de l'information...
5.3.1. en particulier pour doser ordre et désordre
5.3.1.1 La théorie de l'information nous a été du plus grand secours pour la mise en évidence de ce dipôle originalité-banalité se superposant, sans toutefois se confondre, avec le dipôle ordre-désordre. » [1961b]
5.3.1.2 Nous retrouvons encore une fois la nécessité d'un dosage adroit d'ordre et de désordre. » [1961b]
5.3.1.3 La corrélation comme mesure de l'information et de la prévisibilité ne devra être ni trop faible, ni trop élevée. » [1970]
5.3.2. Primauté en musique des règles sur les lois
5.3.2.1 Examinons donc un instant la légitimité de la notion de loi en art, et, plus spécialement, dans la musique. Si, par loi, nous entendons un commandement que l'on se fait à soi-même ou qui est fait par quelque autorité, il est normal que l'on cherche à en déterminer les raisons et les preuves. Puisque, dans le cadre des traditions occidentales, ces raisons et ces preuves ne peuvent raisonnablement résulter d'une quelconque révélation magique ou divine, il reste à leur trouver un fondement dans un rapport constant et invariable entre les phénomènes et dans les conditions nécessaires qui déterminent ces phénomènes ; ce qui signifie que nous passons de la notion de loi, simple principe d'autorité, à celle de loi analogue aux lois physiques. Dans le cas de la musique, il s'agirait donc d'une référence constante aux principes de l'acoustique. Mais comme, finalement, l'acoustique ne peut rendre compte à la fois des différents systèmes mélodiques et harmoniques existant tour à tour ou simultanément, et encore moins des méthodes de composition, il ne nous reste qu'à abandonner la notion de loi pour ne conserver que celle de règle ; et c'est alors que les musiciens, réagissent de façons extrêmement diverses. » [1954b]
5.3.2.2 [En matière d'écriture musicale], il s'agit bien de règles, non de lois ». [1961b]
5.4. Attention aux limites de ces applications
5.4.1 Nous avons pu constater que, quel que soit le mécanisme que nous ayons imaginé, les résultats qu'il nous a donnés n'ont jamais été, au mieux, que ceux que nous aurions obtenus sans mécanisme (au moins). » [1966]
5.4.2 L'information sémantique et l'information esthétique ne doivent pas être confondues. » [1967a]
6. Les facteurs subjectifs...
6.1. Figures subjectives
6.1.1. Le compositeur
6.1.1.1 Pour le compositeur, tout est volontaire, rien n'est artificiel. » [1954b]
6.1.1.2 Cet univers dont, en tant qu'artistes, nous voulons être le médium » [1963]
6.1.1.3 La mission que les artistes s'imposent à eux-mêmes et que, il faut bien le dire, la société ne leur impose pas » [1963]
6.1.1.4 La création de l'oeuvre d'art peut alors être interprétée comme la manifestation de la seule volonté de l'artiste face à l'absence de volonté du monde. » [1963]
6.1.1.5 Nous devons nous représenter l'artiste comme un intermédiaire entre le monde et les autres hommes. » [1963]
6.1.2. L'ingénieur (du son)
6.1.2.1 Devant l'apparition de ces techniques nouvelles, le compositeur devra-t-il devenir ingénieur du son ? Pas plus qu'il ne devrait être violoniste pour écrire une sonate pour violon. Pas moins non plus. » [1961c]
6.1.3. Importance de l'esprit de recherche
6.1.3.1 Nous pouvons nous demander si les choses se trouvent devoir être conformes à ce que nous pourrons découvrir d'elles et nous poser la question : "Muß es sein ?". Il n'y a pas d'autre façon de répondre que de continuer à chercher. » [1970]
6.1.4. Le complexe de Léonard de Vinci »
6.1.4.1 L'artiste qui se voudrait intermédiaire total et conscient entre le monde et les autres, c'est-à-dire homme "universel", tel que Léonard de Vinci, [...] nous pourrions appeler cela le "complexe de Léonard de Vinci" » [1963]
6.1.4.2 Pour moi l'idéal de l'artiste est un personnage dans le genre de Léonard de Vinci. » [1976]
6.1.4.3 Le cas de Léonard, s'il est exemplaire, n'en reste pas moins unique, puisque son activité d'artiste apparaît parfois comme une conséquence naturelle de celle de théoricien et d'ingénieur. » [1982]
6.1.4.4 Voir chez les artistes-ingénieurs de la Renaissance les projets de machines impossibles conçus par des ingénieurs qui étaient artistes plus que techniciens. [1982]
6.1.4.5 Ce qui me passionne, c'est de créer, pas forcément en musique. » [1994]
6.1.5. Importance de l'enseignement musical
6.1.5.1. Sa difficulté
6.1.5.1.1 Nous devons nous y résigner, il nous faut refaire de la musique, et plus seulement de la musique de scène, de film ou d'ameublement. Personnellement, je m'en réjouis. » [1961a]
6.1.5.1.2 Aucune tâche n'est plus délicate que celle de l'enseignement en matière esthétique. » [1964]
6.1.5.1.3 Olivier Messiaen, le plus grand professeur de notre siècle » [1967b]
6.1.5.2. Garder l'acoustique au service de la musique
6.1.5.2.1 L'établissement du système tempéré [repose sur] une nécessité musicale et non une nécessité acoustique. » [1954a]
6.1.5.2.2 C'est en vain que l'on chercherait [...] à établir ou à démontrer des lois musicales à partir de procédés purement acoustiques ou physiologiques, mais ces procédés peuvent servir à expliquer certains phénomènes musicaux, ou à les corroborer. » [1954b]
6.1.5.2.3 Avec l'électro-acoustique et l'électronique, il s'agit avant tout de moyens d'expression dont rien ne prouve que leur apparition eût dû, a priori, modifier radicalement les vieilles habitudes musicales, sinon l'inévitable action exercée sur toute pensée par les matériaux qu'elle utilise. » [1961a]
6.1.5.2.4 Il convient d'examiner les possibilités nouvelles de la composition musicale à la lumière des connaissances acoustiques, électro-acoustiques... » [1954a]
6.1.5.2.5 Tout au plus avons-nous cherché à montrer de quelles façons les recherches acoustiques et les techniques compositionnelles pouvaient posséder certains liens de dépendance mutuelle. » [1954a]
6.1.5.2.6 Travailler avec les moyens électroacoustiques suppose que l'ambition reste musicale, c'est-à-dire reste orientée vers une organisation et non pas une simple exposition des sons. » [1976]
6.1.5.3. Garder les techniques au service de la musique
6.1.5.3.1 C'est dire toute l'importance que, malgré les perfectionnements techniques, nous devons continuer à attacher à l'intelligence, au tact et à la culture des artisans de l'enregistrement ou de la retransmission. » [1962a]
6.1.5.3.2 La technique [...] s'est retrouvée n'avoir qu'un rapport lointain avec les nécessités de renouvellement de la pensée, ou a été inutile à ces dernières, ou encore n'a pas joué le rôle de catalyseur. » [1961c]
6.1.5.3.3 Au moins savons-nous que la stéréophonie peut se mettre au service [de la perception musicale] plutôt qu'être une curiosité technique. » [1962a]
6.1.5.3.4 Dans le cas de la stéréophonie, ce que l'on peut entendre entre les haut-parleurs est beaucoup plus important que ce que l'on entend dans les haut-parleurs. » [1967a]
6.1.5.3.5 Le fait de croire que l'évolution aujourd'hui se caractérise par sa rapidité est une simple illusion semblable à celle par laquelle les objets proches nous paraissent se mouvoir plus vite que les objets éloignés. » [1964]
6.2. Importance du pari et de la décision
6.2.1 Les études statistiques ont remplacé, dans beaucoup de cas, l'observation des faits isolés ; le coefficient de corrélation détrône la relation de cause à effet, la notion de probabilité supplante celle de certitude. » [1963]
6.2.2 Un certain engouement semble prédominer pour l'application de principes issus de la considération des lois de probabilité et, provisoirement du moins, la théorie de l'information, si elle ne la justifie absolument, apporte une caution rassurante à cette démarche. [...] Il est légitime de chercher à savoir si les lois de probabilité peuvent être pour le compositeur ou l'analyste une aide éventuelle... à défaut d'autre chose. » [1961b]
6.2.3 L'univers tel que le perçoit l'homme moderne est de plus en plus un monde dans lequel le choix, le "pari" prend une importance de plus en plus grande, parce qu'il est inaccessible si nous nous obstinons à la considérer globalement, comme un bloc qui ne serait pas divisible. L'effet diaphragme [effectuer dans le désordre des prélèvements qui limitent l'immensité, opérer des choix, y sélectionner ce que nous nous sentons capables d'organiser] se révèle donc indispensable. » [1963]
6.2.4 Le parti-pris est l'une des conditions de la création. » [1964]
6.3. Figure subjective de l'oeuvre : sa Forme
6.3.1. La Forme comme Gestalt
6.3.1.1 La création aussi comme mécanisme inventeur de formes (Gestalt) » [1966]
6.3.1.2 Nous emprunterons une définition qui est due au professeur A.Moles : "Nous appellerons Forme (Gestalt), un groupe d'éléments perçus dans leur ensemble comme n'étant pas le produit d'un assemblage au hasard". » [1961b]
6.3.1.3 La qualité de signification et celle de cohérence sont souvent dans notre cerveau liées respectivement aux notions de forme (Gestalt) et de prévisibilité. Nous sommes ici sur la frontière qui sépare la théorie de l'information et la psychologie. » [1963]
6.3.2. La Forme comme logique
6.3.2.1. On peut se demander [...] quelle est le genre de logique à laquelle obéit l'oeuvre musicale. C'est là poser le problème de la forme dans son intégralité. » [1954b]
6.3.2.2. L'apport de la technique sérielle se situe davantage sur le plan de formes qu'il s'agissait de découvrir que sur la révolution d'un système d'écriture mélodique ou harmonique. » [1961b]
6.3.2.3. L'obstacle le plus redoutable, celui avec lequel les compositeurs doivent le plus ruser, nous paraît être la faible capacité de mémoire auditive, ou plutôt musicale, du récepteur humain. » [1961b]
1. Situation de ces écrits 2
1.1. Des années plus difficiles qu'on ne le croit...
Rarement une génération de compositeurs a eu entre les mains les atouts de la nôtre, est née à un moment aussi favorable : les "villes sont rasées" et on peut recommencer par le commencement, sans tenir compte de ruines ni de terrains restés debout d'une époque sans goût. »
Stockhausen (1954)
Il y a, me semble-t-il, au principe des questions que se pose Michel Philippot dans ses écrits une profonde inquiétude quant à l'avenir de la musique. Passée l'exaltation de l'immédiat après-guerre et l'enthousiasme pour une situation qui s'apparentait à celle d'une terre vierge, il est apparu aux compositeurs engagés dans l'aventure de la musique sérielle que l'avenir pourrait être moins radieux qu'ils n'avaient pu le penser de prime abord.
Il est difficile, pour qui n'a pas connu cette époque musicale, de dater précisément le moment où cette inquiétude prit le dessus sur l'exaltation, et il n'y a d'ailleurs nulle raison de tenir que ce mouvement fut semblable pour tous. Il me semble cependant qu'on peut le voir croître de 1955 à 1965. Michel Philippot avance l'hypothèse (cf. 1.1.1.3.1) que l'année 1957 ait pu être la fin de la période des "trouvailles" et suggère qu'à partir de cette date l'impression de saturation progressive d'un espace de pensée déjà délimité ait pu croître. Dans tous les cas, il est patent pour l'observateur a posteriori qu'il y eut, autour du milieu des années 60, décision prise par les principaux acteurs d'atténuer un certain effort théorique, de ralentir l'investissement compositionnel et de se doter de nouveaux arrières dans un monde musical en mutation. C'est le moment où Boulez fait le choix prioritaire de la direction d'orchestre, celui où Stockhausen commence d'opérer son grand retranchement... C'est aussi à ce moment que Michel Philippot va consacrer quelques années le principal de son temps à des activités d'ordre administratif, orientation qui le conduira à un silence compositionnel total de 1965 à 1971 (cf. [1994] 3). [MP : A] On pressent qu'il y avait donc durant ces années-là une inquiétude assez générale quant à la possibilité de continuer à composer sur la base des anciennes ressources subjectives. Un effort de renouvellement devait apparaître à chacun devenu nécessaire et chacun, à sa manière propre, entreprit de franchir la passe ; constatons, au bout du compte, que chacun sut le faire et qu'aucun ne renonça.
1.2. Des questions chargées d'angoisse...
Il est frappant que les questions alors en jeu, qui concernent la situation et l'avenir de la musique contemporaine, se chargent d'angoisse, de cette angoisse qui se donne, explicitement dans les écrits de Michel Philippot, sous cette figure canonique du "trop de réel", ou du "manque du manque" : l'angoisse, quand plus rien ne vient à manquer, quand l'abondance anarchique et inconsistante du réel - en l'occurrence celui des objets se présentant comme "oeuvres" d'art (cf. 1.2.2.2) - paraît signer que l'oeuvre musicale ne manque plus au monde, quand la prolifération culturelle menace d'insignifiance le désir de composer. D'où la question : Comment continuer de composer dans une situation qui s'affiche comme un trop plein plutôt qu'un "pas assez", comme en excès plutôt qu'en manque ?.
Des Non qui précèdent les Oui...
Il n'est pas de tentation plus cuisante, ni plus intime, ni plus féconde, peut-être, que celle du reniement de soi-même. »
Paul Valéry (Introduction à la méthode de Léonard de Vinci)
En ce point, un premier temps de la pensée consiste à cerner ce qu'on écarte, ce qu'on refuse en sorte, dans un temps second, de rehausser ce à quoi on adhère. Bien sûr la pensée effective ne s'enferme pas dans ce type de succession ; elle opère par va-et-vients incessants entre les refus et les adhésions. Je vois cependant deux raisons pour dissocier, comme je le propose, les pôles.
La première est que le mouvement d'exposition d'une pensée - celle de Michel Philippot - auquel je vais me livrer y gagnera en clarté ; exposer l'ensemble d'une pensée implique de la linéariser, de fixer un ordre (il faut bien exposer un point après l'autre) là où il n'y a en fait que des noeuds, des tressages, des interactions. Il faut donc bien couper et déplier ce qui ne l'est pas nécessairement pour arriver à exposer la pensée. Commencer par les refus disposera mon exposé en une sorte de récit où la fiction chronologique viendra ainsi compenser la saisie synchronique d'écrits dont la rédaction, somme toute, est répartie sur près de 40 ans.
La seconde raison est plus spécifique, et aussi plus personnelle : il me semble que le mouvement d'affirmation d'un homme a ceci de particulier que le temps du Oui y est chronologiquement précédé de celui du Non ; pour un homme 4, le Oui est une conquête, le consentement un résultat. Et ce temps second du Oui est alors celui qui véritablement fonde, et stabilise rétroactivement le Non en en fixant le sol : les refus de jeunesse ne valent durablement qu'à mesure du travail accompli à l'âge adulte pour consolider les adhésions qui fondent.
Cette constance dans ce contre quoi on s'est dressé et qui somme toute vous a mis en branle même si vous ne comprenez qu'après coup ce que vous défendiez derrière votre résistance, cette fidélité tenue à des refus primordiaux, il me sied de la relever dans le parcours de Michel Philippot et d'en examiner maintenant les composantes.
2. Les refus liminaires
Dans les écrits de Michel Philippot, les oppositions fondatrices dessinent le refus de trois conceptions esthétiques : celles du romantisme, de l'avant-garde et d'un certain hédonisme.
2.1. Le refus de l'esthétique romantique
"Comment continuer aujourd'hui la création musicale ?" Cette question confronte nécessairement à l'esthétique romantique. En effet l'ère romantique fut le temps où la question "La création musicale est-elle toujours possible ?" s'est affirmée comme telle, charriant avec elle son lot d'angoisse. Qu'il suffise de rappeler le thème hégélien de "la mort de l'art" qui postulait moins la fin de la pratique artistique comme telle que la fin de l'art comme pensée, ce thème annonçant un temps où proliféreraient d'autant plus les objets appelés "oeuvres d'art" qu'ils seraient devenus plus indifférents à toute forme de pensée...
Dans l'espace de la musique, on trouve, je crois, la première grande trace subjective de cette angoisse chez un romantique, en l'occurrence chez Schumann, avec l'issue qu'on lui a connue 5.
Mais si le temps romantique partageait bien cette angoisse, ceci devrait en rapprocher quelqu'un comme Michel Philippot... Cependant le romantisme n'est pas seulement le temps d'une angoissante question : "Continuer de composer est-il vraiment possible si ce temps est devenu celui de la fin de l'art ?" ; il est aussi celui d'une réponse singulière, d'une affirmation de l'art comme seule forme de pensée effective, réponse qui se situe donc fort loin du diagnostic hégélien.
Convient-il aujourd'hui de continuer d'être romantique et de tenir que l'art est la seule forme de pensée qui vaille (forme forte de la réponse) ou du moins que créer des oeuvres d'art est encore ce qu'il y a aujourd'hui de mieux à faire (forme faible) ? Soit : convient-il donc, pour continuer la musique, de continuer le romantisme ? C'est en ce point que Michel Philippot répond "Non".
Je tiens cette réponse pour capitale, et j'aimerais tendre encore un peu plus la question en ajoutant celle-ci : continuer la musique n'implique-t-il pas précisément de sortir du romantisme ? Il me semble qu'en ce point Michel Philippot répond "Oui !". D'où cette nouvelle question : "Que veut dire aujourd'hui sortir du romantisme ?" 6.
Pour Michel Philippot, quel est ce romantisme qu'il s'agit de refuser et dépasser, quelles en sont les principales caractéristiques ? Je résumerai sa réponse ainsi : il s'agit de s'opposer à une confiance unilatérale en la spontanéité et l'instinct de "l'artiste", à l'exaltation univoque de l'inspiration, à la croyance que l'expression artistique procéderait d'une expression sentimentale (qui n'est en fait qu'une forme de laisser-aller), à tous ces préjugés romantiques conduisant à poser l'artiste comme être hors du monde dont l'action sur une humanité lointaine et éternelle ne connaîtrait nulle restriction.
On peut, en ce point, faire quelques premières remarques : la figure retenue du romantisme (le romantisme de la spontanéité et de l'instinct, de l'inspiration et de la sentimentalité...) le saisit manifestement en son empiricité idéologique, en son dévers d'idées - Michel Philippot prend d'ailleurs toujours soin de spécifier qu'il ne s'attaque là qu'à "un certain romantisme" -. [MP : B] Mais ceci suffit-il bien à le caractériser du point visé, c'est-à-dire pour en sortir ? Ceci conduit, dans les écrits de Michel Philippot, à trois difficultés :
L'artiste est-il un médium ?
La figure romantique de l'artiste comme prêtre d'un art-religion, comme Christ-médiateur entre deux mondes, peut-elle être vraiment dépassée si l'on revient, via la théorie de l'information - comme on le verra -, à une conception de l'artiste comme médium, comme intermédiaire (voir en particulier 5.1. et 6.1.1.) ?
Quelle universalité ?
Où se situe exactement la critique par Michel Philippot de l'universalisme romantique ? S'agit-il par là de renoncer à toute universalité ? Telle n'est pas, comme on le verra (cf. en particulier 3.2.1.1), la position véritable tenue dans ces écrits. Mais c'est donc que la catégorie d'universalité doit se scinder ; elle le fait à mon sens ainsi : la conception de l'universalité se situe soit dans le propos même de l'oeuvre (et du seul fait qu'elle est une pensée), soit dans l'empiricité de son public à tel ou tel moment. Or le public de l'oeuvre ne peut jamais être ce public, typiquement imaginaire, de "tous" les êtres vivants si bien que ce défaut empirique d'"universalité" du public ne saurait réfuter l'universalité de l'oeuvre. Mieux encore : il convient, je crois, de tenir qu'il n'y a d'oeuvre universelle que celle qui assume de ne toucher que peu de gens (peu veut seulement dire ici : moins que "tout") car l'oeuvre qui viserait une totalité fantasmatique se placerait sous la dictature de l'imaginaire, non sous la loi du réel.
On est là au coeur de cette caractéristique éminemment moderne que Mallarmé appelait "l'action restreinte" : si l'action moderne est restreinte, ceci n'annule nullement sa visée universelle ; plus encore, la restriction de l'action (son indifférence au quantitatif empirique, à la numéricité d'opinion) est la condition même de son universalité véritable car c'est ainsi qu'elle s'adresse en fait à quiconque - au sujet quelconque susceptible de transir tout être humain, ce "quiconque" auquel, depuis Mandelstam et Celan il convient de donner le nom de Personne.
S'il ne s'agit donc pas de renoncer à l'universalité de la pensée, en particulier de la pensée artistique - et c'est là une conviction rappelée à différentes reprises dans les écrits de Michel Philippot -, si toute universalité est de droit plutôt que de fait, opposer aux romantiques la restriction sociologique des publics effectifs ne risque-t-il pas de faire croire que sortir du romantisme pourrait se faire en gagnant à la musique des publics plus vastes, ou différemment composés ? Pour le dire autrement, si l'on m'accorde que la maxime mallarméenne de l'action restreinte est la maxime moderne et non-romantique de l'action, s'y soumettre impliquerait-il de doser savamment la restriction ("cibler" son public) ou bien plutôt de poser une indifférence subjective à la numéricité et de ne pas y mesurer l'oeuvre ?
Du positivisme
Le troisième point, plus important pour la suite de notre discussion, touche au rapport entre art et science.
L'esthétique romantique postule, pour reprendre l'énoncé d'Heidegger, que "la science ne pense pas" et qu'il n'y a de pensée qu'artistique. Mais le 19· siècle a également connu une toute autre orientation de pensée qui procédait d'une stricte inversion de ces propositions : le positivisme a tenu en effet non seulement que "la science pense" mais qu'il n'y a de pensée que selon son modèle, que l'unique paradigme de la positivité du savoir est dans la science. Doit-on alors tenir que le positivisme serait une sortie véritable du romantisme ? Il ne me le semble pas. Il y a plutôt une contemporanéité essentielle du positivisme et du romantisme qui est moins une synchronie empirique - le positivisme a bien quelque retard chronologique - qu'une communauté fondamentale de structure tenant à la symétrie des postulats, symétrie qui ne saurait établir un véritable dépassement du romantisme et qui opère plutôt un élargissement par dualisation des positions romantiques.
Sortir du romantisme impliquerait bien plutôt de tenir qu'à la fois l'art et la science pensent. Mais alors relever, comme le fait Michel Philippot, ce qui dans "une certaine" conception romantique, tend plutôt à assigner l'art à une non-pensée (une sentimentalité, une illusion ou un instinct) ne conduit-il pas à reproduire cette structure bifide romantico-positiviste plutôt qu'à la dépasser ? Le risque en effet n'est-il pas alors d'en appeler soit du geste de reprise heideggerien (une interprétation qui retendrait les postulats romantiques, par-delà cette "certaine" forme du romantisme qui n'en aurait eu qu'une conscience déformée ou affadie), soit du geste de retournement positiviste ? [MP : C]
2.2. L'avant-garde
Un second refus, avancé à différentes reprises par Michel Philippot, touche à ce que j'appellerai un esthétisme d'avant-garde. Là encore je résumerai son dessein de quelques traits : la présomption de l'avant-garde est d'envisager une destruction de l'ancien monde et de viser une rupture radicale dont le nom commun est révolution. Par-delà l'ironie que peut susciter ce vocabulaire emprunt de militarisme, cette esthétique est en fait impuissante à penser ce qu'elle continue et, par là, menacée d'inconsistance et de stérilité, une fois dépassé l'engouement premier (plus idéologique que véritablement créatif) qu'elle suscite. D'ailleurs cette esthétique n'a correspondu à rien de bien effectif dans l'histoire de la musique et, en tous les cas, n'a été au fondement d'aucun chef d'oeuvre musical.
De la radicalité...
C'est d'abord la musique qui éveille le sens musical de l'homme. »
Karl Marx (Manuscrits de 1844)
Il y a, me semble-t-il, dans ces propos de Michel Philippot une conviction forte que je reprendrai ainsi, en utilisant un vocabulaire légèrement différent : si l'on est musicien, c'est parce qu'on a déjà rencontré la musique et qu'on se propose, peu ou prou, de la continuer. On ne saurait donc échapper à une nécessité de continuer, laquelle nécessité dissout le fantasme de la table rase, annule l'illusion d'un nouveau monde entièrement étranger à celui qui l'a précédé. Mais alors, s'il n'y a pas de table rase proprement dite, ceci dénie-t-il pour autant toute forme de radicalité ? Toute forme de radicalité devient-elle impensable et impraticable ? La vieille opposition réformes / révolution n'a-t-elle pas signifié l'opposition entre deux formes de continuation (par nombreux petits pas indolores et insensibles, ou par un grand pas radicalement nouveau) plutôt que la simple opposition entre continuation et rupture ? Ou encore : n'existe-t-il pas quelque action qui à la fois continue et fasse rupture ? C'est sans doute là une question capitale pour toute pensée de notre temps, et en particulier pour la pensée musicale.
Quelque chose des propos de Michel Philippot, m'a-t-il semblé, tend bien à distinguer le véritable pas en avant de son modèle révolutionnaire, à dissocier l'avancée radicale du paradigme de la table rase, et c'est à ce titre qu'il prend pour cible une certaine idéologie d'avant-garde. J'ajouterai que son propos est d'autant plus pertinent qu'il faut bien admettre qu'en musique cette idéologie d'avant-garde n'a le plus souvent recouvert qu'une sorte d'expérimentalisme un peu infantile quand elle n'était pas, comme dans les arts plastiques, progressivement corrompue par l'échange marchand.
Du classicisme...
La critique par Michel Philippot de la posture d'avant-garde ouvre à la discussion du classicisme, donc du néoclassicisme... [MP : D] En effet la position dite d'avant-garde s'est constituée en opposition violente à l'esthétique classique ; elle s'est explicitement voulue (j'emploie le passé, car l'on peut tenir que cette position d'avant-garde est aujourd'hui forclose) un anti-classicisme, ce qui l'a conduite d'ailleurs à mettre en péril la notion même d'oeuvre. L'esthétique d'avant-garde, c'est ainsi l'idée que l'art, en sa vérité moderne (en ce sens l'avant-garde s'incorpore subjectivement au romantisme et tend plutôt à le prolonger) doit combattre le classicisme, quitte à perdre en cours de route - temporairement ? - l'objectif de créer des oeuvres d'art. À tout le moins, pour l'avant-garde, la norme des chefs d'oeuvre doit être écartée au profit d'une prévalence accordée à l'expérimentation, à la subjectivation artistique plutôt qu'à l'effet d'oeuvre. En quelque sorte, pour l'avant-garde, le plaisir (vertu éminemment classique de l'oeuvre) tend à affadir l'art, académiser son contenu et transformer la vérité de ses effets en savoirs stériles. D'où une exacerbation du facteur subjectif qui, dans les formulations les plus élémentaires, conduit à cette exaltation de la figure de l'artiste - retrouvant là "un certain romantisme"... - qui pose qu'au bout du compte ce serait l'artiste qui ferait l'art et non l'inverse, qui soutient - pour employer le vocabulaire de Michel Philippot - que ce serait "le contexte" qui ferait l'oeuvre, et que ce serait le lieu-musée qui ferait oeuvre du ready-made...
Le sujet aspire à parvenir au mutisme grâce à l'oeuvre, comme en toute création authentique. »
Adorno (Théorie esthétique)
Je m'accorde avec Michel Philippot pour tenir, à l'inverse, que c'est l'art qui fait l'artiste, que c'est la musique qui fait le musicien, et que c'est la composition qui fait le compositeur ; car il y a toujours prééminence et antériorité des premiers sur les seconds. Et comment en effet imaginer qu'on puisse devenir musicien si la musique n'existait pas toujours déjà, s'il n'y avait donc pas eu l'occasion de la rencontrer et d'être transi par son surgissement ? N'est-ce pas là également tenir, comme toute une tradition esthétique d'ailleurs le pose 7, que le sujet en musique (comme en tout art) est moins l'auteur de l'oeuvre que l'oeuvre elle-même.
Le point à discuter (à disputer ?) entre nous me semble alors devenu celui-ci : si l'on s'oppose à l'esthétique d'avant-garde, quel rapport instaurer au classicisme ? [MP : E] Comment éviter que s'opposer à l'idéologie d'avant-garde - laquelle se dresse contre le classicisme - ne conduise, selon le vieil adage "les ennemis de mes ennemis sont mes ennemis", à revenir aux positions classiques ? Ne faut-il pas instruire aussi une critique du classicisme qui soit en même temps dépassement du romantisme (et de l'esthétique d'avant-garde) ?
[MP : F] Tendons un peu les questions : dépasser le romantisme jusqu'à critiquer l'idéologie d'avant-garde peut-il conduire à adopter une position néoclassique ? Est-on condamné à l'alternative : être romantique ou néoclassique? Plus encore, si une première forme de modernité se pensa bien, peu ou prou, comme avant-garde, un pas de plus à accomplir au sein de la modernité (peut-être cette "seconde modernité" dont parle l'écrivain Natacha Michel 8) est-il envisageable ?
2.3. L'hédonisme
La question du classicisme va être instruite me semble-t-il dans les écrits de Michel Philippot sous les traits particuliers de l'hédonisme et selon le principe suivant : le plaisir musical - catégorie éminente de l'esthétique classique - n'a nulle raison d'être assigné à la pure sensation sonore. Il s'agit donc de distinguer plaisir esthétique de plaisir sensuel et, par là, de sauvegarder la catégorie de plaisir de sa compromission d'avec la simple jouissance sonore (on connaît la multiplication, à partir des années 60, des tentatives pour fournir à l'auditeur un matériau sonore brut dans lequel il était invité à faire son choix selon la sinuosité de son désir propre et dans le seul but de sa plus grande jouissance ; qu'il y ait eu là de quoi révolter une ambition compositrice est manifeste...). L'hédonisme (nom pour Michel Philippot du néoclassicisme ?) serait ainsi un faux classicisme, une compromission académique du classicisme, une modalité du laisser-aller musical et de la démission compositionnelle qui annulerait toute possibilité de continuer la pensée musicale comme telle. [MP : G]
On perçoit que le réseau des refus dressé par Michel Philippot tend à saturer l'espace esthétique : ni romantisme, ni anti-classicisme de l'avant-garde, ni non plus hédonisme d'un classicisme académisé... L'étau des possibles se resserre singulièrement.
Le point d'application où situer malgré cela une nouvelle entreprise esthétique va alors s'éclairer de l'examen de l'autre face, des traits positifs avancés dans ces écrits. Que convient-il en effet d'affirmer, de poser et de tenir ? De quoi va se tresser dans ces écrits l'espace des "oui" ?
3. Continuer...
Il faut enfin qu'on proclame qu'il existe une grandeur qui consiste à dire oui. »
Paul Nizan
3.1. Il s'agit avant tout de continuer...
3.1.1. D'où la tradition
Ce qui nomme, dans ces écrits, la nécessité subjective de la continuation en tant que telle, la prolongation de ce qui existe toujours déjà et ne saurait jaillir du pur néant, c'est le mot tradition. "Tradition" nomme pour Michel Philippot à la fois la dimension objective de l'opération (quelle que soit l'invention, elle est tressée d'éléments ou parties prélevés dans le monde tel qu'il est déjà disposé) et le facteur subjectif qui la soutend (la création musicale se fait au nom d'un nouveau pas à accomplir, d'un pas en plus du précédent et non d'un premier pas hors du néant).
3.1.2. D'où le risque concomitant de l'académisme
Sans doute pourrait-on trouver ce terme tradition un peu trop multivoque ; mais c'est celui qu'a choisi Michel Philippot, et ce terme fait ainsi partie de ces mots qu'il ne souhaite pas concéder à ses adversaires, ces mots dont il ne veut pas leur laisser l'usage exclusif car il en a aussi besoin, pour ses buts propres, en l'occurrence penser le "continuer".
Michel Philippot précise cependant sa conception de la tradition en l'opposant à l'académisme (voir par exemple 3.1.2.1 à 3.1.2.3).
3.1.3. Du non-conformisme nécessaire
Dans notre forme de société, un grand écrivain, un grand artiste, est essentiellement anticonformiste. Il navigue à contre-courant. »
Gide (Retour de l'URSS)
Remarquons alors l'éloge que, dans le prolongement d'une grande "tradition", Michel Philippot fait de l'anticonformisme essentiel du compositeur ; le refus des opinions établies et des idées reçues, le dédain des positions conservatrices n'est plus aujourd'hui si courant qu'il ne méritait d'être relevé.
3.2. Continuer, mais continuer quoi ?
Le débat autour de la tradition exacerbe cette question : que s'agit-il exactement de continuer ?
Il me semble que Michel Philippot va répondre à trois niveaux :
- au niveau le plus général de l'esthétique, il faut continuer, dit-il, de tenir la musique pour une pensée ;
- à un niveau plus spécifié, il faut continuer de créer des oeuvres musicales ;
- à un niveau plus concret, il faut continuer de créer des oeuvres musicales qui prolongent le principe polyphonique.
3.2.1. Continuer de considérer la musique comme l'exercice d'une pensée
Il s'agit en premier lieu de continuer à tenir que l'oeuvre musicale est l'exercice d'une pensée. Dans les écrits de Michel Philippot, le nom de ce type de pensée qui n'est plus sous la norme d'une conception romantique de la pensée est intelligence. Il s'agit donc pour Michel Philippot d'affirmer "le droit de faire acte d'intelligence" en musique (cf. 3.2.2.1) contre l'exercice d'une simple "inspiration" (cf. 3.2.1.0.1). "Intelligence" lui permet alors d'indiquer que cette pensée, soustraite à la norme romantique, rejoint l'exercice général de la pensée, "l'universalité de la pensée humaine" : il ne s'agit plus en effet de tenir la pratique musicale à l'écart des autres activités pensantes du genre humain mais au contraire de lui redonner place égale dans ce cénacle, à l'égal en particulier de cette activité scientifique déniée comme pensée par le romantisme.
3.2.1.1. Où l'on retrouve l'universalité...
À ce titre, Michel Philippot oppose l'universalité de la pensée humaine à l'illusoire universalité du public. Il ne s'agit donc pas pour lui d'abandonner l'ambition de toute universalité, mais plutôt de l'établir dans le champ de l'exercice de la pensée, en réservant son jugement sur la possibilité d'une universalité effective en matière de public.
Je m'accorderai à cette conception, moyennant cependant une petite réserve que je verserai à notre débat : faut-il continuer de parler du public d'une oeuvre ou ne faut-il pas plutôt parler de son (ses) auditeur(s) ? Pourquoi en effet tenir qu'il y aurait des récollections d'auditeurs autres que purement empiriques, et cette pure et simple empiricité serait-elle à même de nous aider à penser vraiment ce qu'est le phénomène de "réception" d'une oeuvre d'art ? Cette empiricité du "public" ne menace-t-elle pas l'universalité (non empirique) attribuée à la pensée humaine et à la création artistique ? Si l'on veut stabiliser une position d'universalité, ne faut-il donc pas franchir un pas de plus et attribuer une universalité non seulement à l'oeuvre mais également à son destinataire ?
Il me semble en effet nécessaire de poser un axiome supplémentaire d'universalité et de tenir que l'adresse de l'oeuvre est universelle : l'oeuvre d'art - précisément parce qu'oeuvre d'art et non pas simple objet culturel - s'adresse principiellement à tous, soit à tout être humain conçu comme sujet potentiel pour la musique, c'est-à-dire tout aussi bien à personne. Et Personne, comme on l'a déjà dit, est en effet le nom recevable pour l'adresse de l'oeuvre d'art. L'oeuvre d'art s'adresse à un auditeur-lecteur-spectateur générique, qui n'est personne en particulier mais susceptible d'être chacun (chaque-un) s'il est vrai que devenir sujet d'une oeuvre d'art ne présuppose en droit aucune condition particulière préalable.
On peut d'ailleurs tenir qu'en ce point les oeuvres de l'esprit ne sont pas toutes semblables, et en particulier qu'en ce point l'oeuvre d'art se sépare de l'oeuvre scientifique : s'il est vrai, selon l'axiome de Joseph Jacotot repris par Jacques Rancière 9, qu'il y a bien une égalité des intelligences (tout ce qu'un être humain a conçu peut être compris à son tour par n'importe quel autre, sous réserve bien sûr qu'il ait le désir de mettre à l'épreuve sa propre intelligence), on tiendra cependant qu'un énoncé scientifique n'a pas d'intelligibilité immédiate pour qui n'est pas partie prenante de cette entreprise de pensée (son intelligibilité reste suspendue à certaines conditions préalables de connaissance) alors qu'une oeuvre d'art a - en droit, si je puis dire - un impact immédiat qui ne présuppose nulle connaissance ni nulle acculturation préalable. N'est-ce pas d'ailleurs ce qui permet à quelque Africain d'être immédiatement touché par la musique d'un J.S.Bach et, à rebours, à quelque Européen d'être sidéré par telle ou telle sculpture africaine ? [MP : H] Sans doute, la compréhension profonde de la vérité mise en jeu dans telle ou telle oeuvre impliquera ensuite, une fois le premier choc passé, un travail de réflexion, la convocation de savoirs, et il est clair que chacun ne s'y astreindra qu'en fonction des hasards et des décisions qui trament son existence. Mais en ce point l'empiricité d'un "petit" nombre - le nombre d'auditeurs-lecteurs-spectateurs rassemblés n'est jamais, ne peut d'ailleurs jamais être que "petit" - ne suffit nullement à réfuter cette universalité de principe, axiomatiquement posée.
S'il est vrai qu'on ne démontre pas un axiome, et qu'on ne peut que choisir de s'y rallier (tant du moins qu'on n'a pas réfuté son indépendance), je militerai alors pour cet axiome d'universalité, frère en pensée du très profond axiome d'égalité.
Pour résumer la disputatio sur ce point, on pourrait dire que "l'universalité de la pensée humaine" signifie pour Michel Philippot la profonde parenté d'opération entre la pensée scientifique et la pensée artistique plutôt que l'universelle adresse de toute pensée. Comme on le verra, cette parenté d'opération entre arts et sciences a d'ailleurs chez Michel Philippot un nom précis : elle va s'appeler construction. Avant d'y revenir longuement, car cette catégorie constitue je crois le noyau de sa conception esthétique, continuons d'examiner sa problématique de la continuation.
3.2.2. OEuvres
Continuer d'exercer une pensée musicale, c'est en réalité continuer de créer des oeuvres musicales puisque les oeuvres constituent le véritable point d'effectuation de la pensée musicale. Dans les termes de Michel Philippot, ceci se dit "priorité à l'oeuvre" (cf. 3.2.2.1).
3.2.3.1. Chefs d'oeuvre
L'art se propage par les chefs d'oeuvre et non par les lois esthétiques. »
Schoenberg (Traité d'harmonie)
L'auteur précise : "Priorité à l'oeuvre, aux chefs d'oeuvre". En ce point, Michel Philippot introduit en effet une opération supplémentaire : il s'agit de continuer de produire des chefs d'oeuvre. Par là il s'agit de ne pas se perdre dans l'imbroglio des oeuvres : on a vu précédemment que le propre de notre époque est précisément de crouler sous le trop plein d'objets culturels présentés comme oeuvres d'art en sorte que si notre époque est dépourvue de quelque chose ce n'est pas tant d'"oeuvres" que de chefs d'oeuvre. Il nous faut donc distinguer non seulement quand il y a de la musique et quand il n'y en a pas mais également quand il y a oeuvre véritable (ou chef d'oeuvre) et quand il n'y en a pas (par-delà l'apparence). L'étalon de cette dernière distinction sera le chef d'oeuvre, c'est-à-dire l'oeuvre incontestable et incontestée. [MP : I] On pourrait dire : en des temps de désarroi, de prolifération inconsistante des prétendues oeuvres, il nous faut une mesure de l'oeuvre véritable, et les chefs d'oeuvre nous la fournissent.
3.2.3.2. Modernité
La philosophie ne procède pas selon l'ordre naturel passé-présent-avenir. Pour elle la véritable succession serait passé-avenir-présent. »
Nietzsche
Mais les chefs d'oeuvre relèvent bien sûr essentiellement du passé ; or il s'agit pour nous de continuer à produire des oeuvres qui soient de ce temps, des oeuvres qui soient véritablement un pas de plus dans ce temps, et pas seulement des oeuvres "actuelles". Si l'heure voit proliférer des oeuvres qui n'en ont que l'apparence, il faut un principe de contemporanéité, un principe qui circonscrive une époque et des tâches artistiques. Pour Michel Philippot comme pour bien d'autres le nom de ce principe est modernité.
Il semble que dans ses écrits la délimitation de la modernité s'attache préférentiellement à deux traits :
- le premier est négatif : c'est la différence entre modernité et actualité ;
- le second, positif, est somme toute l'envers du précédent : c'est l'ouverture à l'éternité. En effet si la modernité n'est pas le temps qui passe, le pur écoulement du moment présent (avec ses inévitables effets de mode), c'est que la modernité a rapport à une autre dimension du temps : son potentiel d'éternité. D'où que la modernité n'ait pas souci chronologique, n'assume pas l'ordre passé-présent-avenir et en particulier ne se définisse pas comme projection dans l'avenir, encore moins comme idéologie de progrès. Ceci apparaît dans les écrits examinés quand Michel Philippot indique (cf. 3.2.2.2.2) qu'il a formulé une fois, par boutade précise-t-il, que "la modernité, c'est l'éternité !" Et pour spécifier la torsion de la chronologie historique qu'il voyait au principe de cet énoncé, il ajouta que le mo5
dèle de l'oeuvre moderne restait pour lui la Grande fugue de Beethoven.
Il s'agit donc de continuer l'exercice d'une pensée musicale en créant des oeuvres qui soient de notre modernité ; mais il s'agit aussi de continuer d'autres principes musicaux plus concrets.
3.2.3. L'esprit polyphonique.
Pour Michel Philippot le nom privilégié des principes musicaux qu'il s'agit à la fois de préserver et de continuer (de préserver en les continuant, dirait-il) est polyphonie. Et la "tradition" qu'il s'agit de continuer est donc celle de la musique polyphonique.
De ce principe polyphonique, qui ne saurait s'éponger en tel ou tel système concret de règles, Michel Philippot donne une définition précise : il s'agit d'un "principe d'unité" entre le mélodique et l'harmonique (cf. 3.2.3.1). En différents moments de ses écrits 10, Michel Philippot montre comment cet esprit polyphonique perdure au sein même du sérialisme et traverse la composition contemporaine comme il a déjà traversé près de dix siècles de musique occidentale. Le projet compositionnel propre de Michel Philippot se cheville d'ailleurs à son désir de faire perdurer ce principe au sein d'une nouvelle situation musicale 11.
En ce point, il faut verser à notre amicale disputatio le problème suivant : cet esprit polyphonique, caractérisé comme simple "principe d'unité", ne risque-t-il pas de devenir trop évanescent et instable entre deux états : le premier étant celui où la polyphonie contemporaine retrouverait stabilité sous l'effet d'un nouveau système de règles polyphoniques, le second étant celui où la polyphonie resterait un "état d'esprit" plutôt qu'une loi incarnée ? Bref, ne faut-il pas fixer le principe polyphonique et choisir pour cela entre règles ou esprit ?
Pour épouser la conception de la polyphonie qu'avance Michel Philippot il nous faut d'abord accepter l'hypothèse que l'esprit polyphonique s'émanciperait radicalement de la catégorie de voix (lors même que cette catégorie laisse pourtant sa trace indélébile au coeur même du mot polyphonie) et que le principe polyphonique n'imposerait nullement de composer en utilisant la catégorie de voix musicale. Cette hypothèse me semble en soi fragile. Dans ce cas, la polyphonie pourrait devenir le nom donné à l'unification des structures 12
tant horizontales que verticales.
Mais alors, si ces structures n'ont plus le caractère d'unité entre voix, polyphonie vient à nommer uniquement le principe d'unification des structures à l'oeuvre, soit ce qui va permettre de parler d'une seule structure et non pas de plusieurs, qu'elles soient accolées les unes aux autres ou intimement superposées et croisées. Bref polyphonie devient synonyme d'unité structurelle.
Il y a là quelques difficultés qui tiennent à ce que la polyphonie "traditionnelle" prétendait à davantage qu'au seul principe général d'unité. Elle était à mon sens une double hypothèse supplémentaire :
- L'hypothèse que cette unité devait s'affirmer dans une pluralité irréductible, celle des voix (pluralité malgré tout de caractère fondamentalement horizontal et mélodique). Nommer alors polyphonie un principe d'unité trop général, par delà le caractère singulier du divers qu'il s'agit d'unifier, n'est-ce pas trop étendre l'usage du terme en sorte qu'il devienne légitime de parler encore de polyphonie en présence d'un nuage de points (voir Xenakis) ou d'une configuration "diagonale" du matériau (voir Boulez) ?
- L'autre hypothèse de la polyphonie traditionnelle reste malgré tout, et là encore via la catégorie de voix, que l'unité structurelle pouvait et devait être perceptible : non seulement avoir un effet audible mais aussi être identifiable comme telle. [MP : J]
Que, dans la musique contemporaine, les structures écrites ne soient plus isomorphes aux structures de la perception entraîne que l'unité structurale n'est plus la garante d'une unité perceptive. De même que la catégorie de voix soit devenue problématique, pour toute une série de compositeurs du moins, affecte nécessairement le principe polyphonique, non seulement bien sûr en ses règles mais également en son esprit. Ainsi dans le cadre du sérialisme peut-on dire que le principe d'unité est constamment assuré alors même que l'existence d'une polyphonie (conçue comme pluralité unifiée de voix) n'est tenue que localement ou très régionalement. De même peut-on dire que le principe sériel d'unité n'est pas en général un vecteur direct pour la perception.
3.3. Quelles oeuvres continuer de composer ?
Par-delà l'impératif polyphonique, quelles sont les caractéristiques des oeuvres qu'il s'agit de continuer de créer ?
3.3.1. Des oeuvres cohérentes, rigoureuses et raisonnées
La rigueur instituée, une liberté positive est possible, tandis que la liberté apparente n'étant que le pouvoir d'obéir à chaque impulsion de hasard, plus nous en jouissons, plus nous sommes enchaînés autour du même point, comme le bouchon sur la mer, que rien n'attache, que tout sollicite, et sur lequel se constestent et s'annulent toutes les puissances de l'univers. »
Paul Valéry (Introduction à la méthode de Léonard de Vinci)
Ces oeuvres seront avant tout cohérentes, rigoureuses et raisonnées. Michel Philippot multiplie les termes destinés à rehausser le travail par lequel l'esprit humain marque les oeuvres, l'aspect laborieux de toute création musicale.
3.3.2. Des oeuvres qui soient organisation et non pas simple exposition de leur matériau sonore
Ce faisant, Michel Philippot entreprend de combattre une position répandue dans la musique contemporaine : celle qui en appelle d'une démission du compositeur en prônant la pure et simple contemplation du matériau sonore, avec l'idée que l'exposition du matériau pourrait remplacer son organisation.
Comme dans les arts plastiques où l'on a pu considérer l'exposition d'une simple couleur comme suffisant à faire oeuvre 13, l'idée s'est un temps répandue dans la musique que des sons, composés avec sophistication, pouvaient s'auto-suffire ou du moins pouvaient être agencés en collections faisant oeuvre (Michel Philippot cite ainsi l'exemple d'"une certaine" musique concrète, mais la musique électronique n'a pas manqué non plus de telles facilités). Mais qu'est-ce alors qu'une organisation musicale du matériau sonore qui soit adéquate à notre temps ? Michel Philippot va répondre, pour l'essentiel : organiser, c'est construire.
Commençons par examiner la conception de la théorie qu'il avance.
3.4. Pour continuer il faut aussi...
3.4.1. des connaissances...
Michel Philippot rappelle que composer ne peut se faire sans connaissances. Il faut donc engager un désir de savoirs, et se dresser contre l'ignorance : n'oublions pas que le dédain des savoirs est une figure subjective, en vérité une passion (thème constant, de Spinoza 14 à Lacan 15) ; et, comme dit justement Michel Philippot, "il n'y a pas d'ignorance honorable" (cf. 3.4.1.1)
3.4.2. ... organisées en théorie
Michel Philippot ajoute la nécessité que ces connaissances soient organisées en théorie. Or, constate-t-il, la théorie manque à notre époque. Cette affirmation me semble remarquable, à plusieurs titres :
- en premier lieu, elle énonce un manque, ce qui contribue donc à lever l'angoisse originaire en proposant un objet manquant (la théorie) au désir du musicien ;
- ensuite, cette affirmation est à l'opposé de l'opinion courante accréditant l'idée d'une pléthore théorique en musique contemporaine.
Je m'accorde à ce constat d'un défaut de théorie et, pour n'en donner que l'exemple fameux du "Penser la musique aujourd'hui" de Pierre Boulez 16, on peut remarquer que ce livre est moins l'exposé effectif d'une théorie - moins encore l'effectuation de ce qu'annonce son titre - que la délimitation d'un programme de pensée qui s'arrête en cette publication à un premier temps classificatoire pour renvoyer à d'autres ouvrages à venir (qui ne verront jamais le jour) ce qui devait, de l'avis même de l'auteur, constituer le vrai travail théorique ; ainsi la question de la Forme musicale était constituée par Boulez comme pierre de touche du propos théorique mais cette pierre ne sera jamais posée dans l'édifice (les quelques éléments publiés plus tard dans Points de repère 17 n'en tenant guère lieu...). Il va de soi que ce défaut n'est pas circonstanciel et répond à des raisons de fond ; il tend à constituer cette question de la Forme en impasse de la théorie musicale contemporaine (on y reviendra au terme de cet essai quand on examinera l'abord de cette question dans les écrits de Michel Philippot).
3.4.3. Les théories précèdent les oeuvres
Les écrits de Michel Philippot énoncent de manière répétée que les théories musicales précèdent les oeuvres et leur ouvrent donc la voie plutôt qu'elles ne les suivent pour les justifier a posteriori.
Je ne discuterai pas ici l'exactitude, dans la musique contemporaine, de cette assertion : l'exemple de Stockhausen tend à la valider, mais pas nécessairement celui de Barraqué (il est vrai que dans ces deux cas la conception de ce qu'est une théorie n'est pas exactement la même...). Je prendrai cette affirmation de Michel Philippot essentiellement pour ce qu'elle me semble être : une invitation au courage, à ce courage requis pour engager une théorie contemporaine de la musique.
3.5. Continuer dans le cadre du sérialisme
Mais continuer la musique contemporaine, c'est pour Michel Philippot continuer l'orientation sérielle de la pensée. Michel Philippot prend bien soin de toujours délimiter ce qu'il entend par sérialisme ; il le réfère à la mise en oeuvre d'un principe, qu'il appelle principe sériel, et non pas à l'application mécaniste de règles qui rabattrait la composition musicale au seul exercice d'une combinatoire plus ou moins autarcique et musicalement insensée.
Qu'est-ce que Michel Philippot dans ses écrits entend exactement par "principe sériel" ? La chose n'est, me semble-t-il, jamais entièrement explicitée, en termes techniques du moins, sans doute car l'idée même de différencier un tel principe de tout système de règles formelles lui tient trop à coeur. [MP : K] Malgré cette relative indéfinition du principe sériel, sa caractéristique principale est d'apprendre à composer une oeuvre en la construisant.
4. Composer...
4.1. Comme nous l'apprend le principe sériel, composer, c'est construire...
4.1.1. Ce principe, quoique hérité du sérialisme, est général
Le concept de construction appartient fondamentalement à l'art moderne. [...] La construction est la seule forme de moment rationnel aujourd'hui possible dans l'oeuvre d'art. »
Adorno (Théorie esthétique)
Nous touchons là aux joies de la construction. Celui qui n'a jamais saisi, fût-ce en rêve, l'aventure d'une construction finie, celui qui n'a pas regardé dans la blancheur de son papier une image troublée par le possible, et par le regret de tous les signes qui ne seront pas choisis, ni vu dans l'air limpide une bâtisse qui n'y est pas, celui que n'ont pas hanté le calcul des phrases progressives, le raisonnement projeté sur l'avenir, celui-là ne connaît pas davantage, quelque soit d'ailleurs son savoir, la richesse et la ressource spirituelle qu'illumine le fait conscient de construire. »
Paul Valéry (Introduction à la méthode de Léonard de Vinci)
Si Michel Philippot peut désarçonner son lecteur en indiquant qu'il considère le principe sériel comme engagé dans de nombreuses oeuvres bien antérieures au sérialisme proprement dit, et jusqu'à celle de Bach (cf. 4.1.1.4), c'est bien que pour lui le sérialisme en son principe serait ce qui oriente la composition comme une procédure constructive.
On peut retrouver en cette remarque ce mouvement caractéristique de toute pensée : elle n'épouse pas la succession chronologique mais, opérant par rétroaction et anticipation, elle tend à inventer une temporalité qui lui est singulière.
4.1.2. Le sérialisme nous apprend ce qu'est une construction musicale.
La construction musicale a pour fin de gager la cohérence des structures que le compositeur configure dans la partition.
4.1.2.1. Construire pour canaliser l'excès.
Il faut ici bien prendre mesure d'une difficulté subjective particulière : composer, dans sa modalité traditionnelle, conduit à écrire des structures, non à manipuler du matériau sonore. Composer ne consiste alors pas stricto sensu à réaliser une situation sonore mais à pré-configurer une situation sonore qui n'existe comme telle qu'une fois la partition exécutée. Et pré-configurer prend ici un sens précis puisqu'il s'agit très exactement de créer les structures écrites de la situation sonore visée.
La difficulté progressivement apparue est d'abord que ces structures écrites sont devenues très proliférantes (elles portent désormais sur un nombre très grand de paramètres sonores, d'où l'abondance des signes d'une partition) et qualitativement très diverses (il y a, à côté de l'écriture proprement dite - celle des "notes" de musique - tout un ensemble de notations qui la complètent) ; ensuite ces structures écrites ne vont plus ordonner directement l'écoute de la situation sonore car les structures propres de l'audition s'avèrent n'être nullement réductibles à des structures de perception, moins encore à celles de cette perception si particulière qui consiste à identifier d'oreille les structures écrites (perception en vérité de nature uniquement scolaire : celle du solfège et de la dictée musicale).
Ce n'est pas dire qu'il n'y ait en fait nul rapport entre les structures écrites, la perception des ces structures, les perceptions d'autres natures et enfin les autres dimensions non strictement perceptives de l'audition. Il y a bien un jeu intime de toutes ces strates, et c'est ce jeu que le compositeur tente de mettre en oeuvre, de diriger du point de la partition qu'il crée. C'est seulement dire que le compositeur est confronté ici à l'émergence d'un excès irréductible : l'excès des structures de toutes sortes (engendrées par l'exécution de la partition) sur les structures primordiales écrites (qui sont immédiatement contrôlées par le compositeur). Cet excès s'avère constitutif de l'existence même de l'oeuvre musicale si bien qu'il y a toujours un point au moins où l'oeuvre d'art échappe au contrôle de son auteur et le surprend.
Quel rapport instaurer à cet excès ? Qu'est-ce que le compositeur peut faire face à l'angoisse d'une éventration imprévue et immaîtrisable qui renverrait l'oeuvre durement conquise à la prolifération inconsistante du réel ? La réponse spécifique du sérialisme va être ici de contrôler au maximum cet excès, de le canaliser en sorte qu'il reste le plus possible sous contrôle du compositeur : puisqu'on ne peut le faire disparaître, au moins qu'on le réduise, qu'on le délimite le plus étroitement possible. Si on ne peut l'éliminer, le devoir du compositeur sériel est de l'instruire au plus avant. Le principe sériel va édifier l'oeuvre en sorte de contrôler constamment au plus près l'excès qu'elle engendre immanquablement.
4.1.2.2. Construire, c'est procéder hiérarchiquement.
Pour contrôler l'excès point par point, le trait principal du principe sériel va être de construire une hiérarchie progressive des structures. L'idée vectrice sera d'ordonner la construction selon un schème linéaire progressant d'un niveau élémentaire à un niveau supérieur de regroupement, puis de regroupements en regroupements de progresser vers des strates supérieures en sorte d'atteindre ultimement la globalité de l'oeuvre.
Le moyen le plus courant de réaliser cette construction hiérarchique est de progresser "de bas en haut" c'est-à-dire de partir d'un élément qui est le plus "petit" possible pour édifier à partir de là et pas à pas les niveaux supérieurs de la hiérarchie correspondant à des ensembles de plus en plus vastes. Mais Stockhausen a montré qu'on pouvait également construire un tel type de hiérarchie en parcourant l'oeuvre cette fois "de haut en bas", en partant de la délimitation d'une durée globale conçue comme durée élémentaire pour procéder par descente progressive vers les niveaux les plus complexes qui sont cette fois les configurations locales, investies de multiples déterminations. Dans les deux cas la progression des hiérarchies va du simple au complexe mais tantôt par multiplication et extension de l'espace couvert, tantôt par division et focalisation locale d'une globalité délimitée.
D'où l'alternative de deux questions : dans le cas d'une montée hiérarchique (disons Boulez) la question devient celle de la grande Forme, de l'unité à assurer dans la globalité ultime (où et quand achever l'extension de l'oeuvre ?) ; dans le cas d'une descente hiérarchique (disons Stockhausen) la question devient celle de la situation fondamentale, du niveau de complexité "satisfaisant" pour chaque situation concrète atteinte (où et quand interrompre la spécification des détails ?). Il est clair que cette alternative n'est que d'exposition didactique, et que tout compositeur sériel s'attache en vérité à dialectiser ces deux mouvements, l'exemple le plus tendu de ce nouage étant sans doute celui de Brian Ferneyhough.
Michel Philippot s'inscrit de manière privilégiée, m'a-t-il semblé, dans un emboîtement hiérarchique progressant de bas en haut. Il a ainsi proposé sa propre vision d'une hiérarchie progressant du plus simple au plus complexe dans son article "Ordre, désordre et composition musicale" [1961b] ; elle peut se résumer en cette chaîne ascendante allant des "quantas" aux "objets sonores" puis aux "groupes d'objets" pour atteindre finalement la globalité de l'oeuvre (cf. 4.1.2.2.1). D'où le tableau suivant, fixant cette hiérarchie à quatre niveaux :
Niveau |
Statut |
Nom |
Propriété |
1 |
élément | quanta (de sensation) | insécabilité pour la perception |
2 |
ensemble d'éléments | objet sonore | première unité (d'une diversité) |
3 |
groupe d'ensembles | groupe d'objets (phrase, motif, thème...) | niveau d'existence pour la musique |
4 |
ensemble de groupes | structure (partielle et totale) | niveau d'existence pour l'oeuvre |
4.1.3. Le constructivisme rapproche le principe sériel des mathématiques.
En ce point Michel Philippot suggère deux rapprochements :
- Le premier est avec la logique. On retrouve ici qu'une construction hiérarchisée est soumise à la linéarité d'un ordre comme l'est l'exposition d'une logique (cf. 0.1). C'est là l'idée intéressante qu'une construction (comme celle à laquelle s'astreint cet essai, en hommage mimétique...) peut être rapprochée d'une exposition, d'un discours, et même d'un récit.
- Le second rapprochement, plus impératif encore, se fait avec les mathématiques. C'est en effet en mathématiques, et singulièrement en cette branche de la théorie des ensembles qui côtoie la logique mathématique, qu'historiquement s'est explicitée l'orientation de pensée constructiviste 18.
Il est vrai qu'en ce point un léger glissement sémantique - de construction à constructivisme - s'est introduit subrepticement ; mais je crois que ce glissement est constitutif du propos même du sérialisme et du "principe sériel" tel que conçu par Michel Philippot. La logique du glissement est celle-ci : on pose d'abord la catégorie de construction comme opposée à celle de destruction, pour ensuite la faire jouer en un sens proche (celui d'un contrôle par emboîtement hiérarchique, comme on "construit" une forme architecturale à partir de briques) qui la rend analogue à la catégorie de constructivisme ; on transite ainsi d'une catégorie posée comme simple positivité à une catégorie beaucoup plus spécifiée. Il est en effet essentiel pour ce propos de se présenter comme la forme même de la positivité rationnelle, celle qui se dispose aux aguets d'un excès toujours soupçonné de pouvoir entretenir une effusion, une irrationalité, une ouverture à quelque forme de transcendance, bref un néo-romantisme.
Cependant ce point de vue constructiviste est loin de s'être réduit à son expression mathématique, même s'il a trouvé dans cette discipline de pensée sa forme d'exposition et de déploiement la plus aboutie (songeons à l'ambition d'un Bourbaki se proposant de "reconstruire" l'intégralité des mathématiques) ; le constructivisme est un mode de pensée qui a traversé aussi bien la politique (voir en particulier la conception "marxiste-léniniste" d'une politique marxiste) que des arts comme la peinture (voir le cubisme mais aussi les mouvements russes du début du siècle...), la littérature et le théâtre, la danse... Il s'agit donc là d'une de ces grandes orientations dans la pensée qui établissent des contemporanéités saisissantes et qui justifient qu'on puisse, en certains moments, parler comme aime à le faire Michel Philippot d'"unité dans la pensée humaine".
Que cette orientation ne soit pas la seule à tenir l'ambition d'une rationalité moderne est un point névralgique dont le développement nous conduirait cependant trop loin. Versons cependant cette limitation à notre disputatio, et continuons notre parcours.
4.2. Des rapports entre mathématiques et musique
Le principe constructiviste fut dans l'après-guerre assez largement hégémonique. Michel Philippot s'adosse à cette conjoncture - en vérité bien singulière si on la reprend à distance d'elle-même - pour appeler à une nouvelle alliance entre art et science et, plus singulièrement, entre musique et mathématiques. Cette alliance, somme toute, explicite aussi pour lui ce qu'il y a à continuer : continuer la contemporanéité entre musique et mathématiques, continuer le "parallélisme" entre leurs logiques.
Michel Philippot prend soin d'indiquer (cf. 4.2.4...) qu'il ne saurait s'agir là de partir de la pensée mathématique pour tenter d'arriver à la pensée musicale, en une sorte de transfert utopique de rationalité et de pensée ; son écart en ce point par rapport aux positions de Xenakis est très frappant. Pour Michel Philippot, il convient de partir des questions musicales et compositionnelles pour ne se tourner qu'ensuite vers les mathématiques afin d'y trouver d'éventuelles solutions.
De la chimère Art-Science...
Mais la contemporanéité entre mathématiques et musique est-elle en fin de compte propre à une orientation de pensée ou aurait-elle un statut plus général ? Soit : est-ce l'orientation de pensée commune qui fonde un temps commun ou existerait-il à l'inverse un temps commun qui pourrait susciter cette commune orientation de la pensée ? Bref, la contemporanéité est-elle étroitement circonstancielle ou plus structurale, et, dans ce dernier cas, selon quels principes s'établit-elle ?
Je dois dire qu'en ce point mes propres convictions sont partagées. D'un côté, il est frappant qu'empiriquement beaucoup de signes, d'ordre tant objectif (fréquence dans l'histoire de l'humanité des rapprochements entre mathématiques et musique, ne serait-ce qu'au fondement même de ces deux disciplines de pensée, ce qui déjà n'est pas rien 19) et subjectif (fréquence du double intérêt pour ces disciplines...) militent en faveur d'un noeud durable entre mathématiques et musique. D'un autre côté, tout repérage effectif d'un contenu précis renvoie, je crois, au champ de la philosophie en sorte qu'elle seule paraisse apte à nouer en pensée ces deux disciplines, à s'extraire d'un repérage empirique pour produire les catégories permettant de les co-penser. Il faut donc tenir, me semble-t-il, que l'identification d'un parallélisme entre orientations musicales et orientations mathématiques ne peut se faire que sous condition philosophique. Le point est ici suffisamment crucial pour qu'on prenne un peu le temps de le détailler. [MP : L]
Il faut je crois distinguer entre relations d'être et relations de discours sur l'être. Si l'on tient que les mathématiques sont le discours sur l'être en général, sur l'être en tant qu'être - hors de toute autre détermination -, que les mathématiques sont donc l'ontologie 20, ce qu'elle pense vaut de facto pour tout être singularisé par d'autres propriétés, pour tout étant, et en particulier pour tout étant d'ordre sonore. À ce titre, on pourrait tenir que la mathématique est à même de nous parler des étants d'ordre physique, et en particulier d'ordre acoustique. Ce qui est vérifiable.
Le passage par contre à la musique - une transition de nature indolore entre l'acoustique et la musique - n'irait cependant nullement de soi, et ce pour cette raison précise : pour établir la musique comme art, il faut bien plus que l'acoustique, car il faut en fait bien plus que l'être : pour reprendre la polarité d'Alain Badiou, il y faut aussi des événements lesquels, s'ils sont bien tressés d'être comme toute "chose", ne sont par contre nullement repris dans le discours mathématique. Bref, que l'être s'inscrive dans tout étant n'entraîne nullement qu'un discours sur l'être en tant qu'être (l'ontologie mathématicienne) soit à même de s'inscrire dans tout discours sur tout étant. Les lois de l'être telles que les mathématiques les explicitent sont sous prescription d'exclusion de toute forme d'événement, non que celui-ci soit un non-être, ou un sur-être, mais seulement que ses propriétés propres (particulièrement celle de s'auto-appartenir) sont exclues par les mathématiques de leur discours propre sur l'être. C'est donc tenir les mathématiques pour un discours - au sens du logos inscrit dans le signifiant même d'ontologie - qui ne se rapporte à l'être que sous certaines conditions très singulières, ramassées dans les axiomes qui les ouvrent. On peut donc tenir, je crois, qu'échappent aux mathématiques les discours sur les formes d'être tressés d'événements sans considérer pour autant que ces formes échapperaient à l'être.
Ces distinctions ne sont pas scolastiques ; elles ont des conséquences de pensée immédiatement identifiables, en particulier dans les écrits de Michel Philippot. Ainsi une conséquence directe du postulat selon quoi pensée mathématique et pensée musicale seraient immédiatement connectables, économisant ainsi la médiation philosophique, va être la catégorie d'application, c'est-à-dire l'idée que les mathématiques peuvent être appliquées à la musique ou plus généralement aux arts, un peu, somme toute, comme les mathématiques peuvent être appliquées aux autres sciences, en particulier aux sciences de la nature. [MP : M]
Une autre conséquence non moins forte du postulat selon quoi arts et sciences seraient immédiatement connectables est la propension à regrouper alors les arts en L'Art, concomitante d'une tendance à regrouper les sciences en La Science. Il semble en effet qu'il n'y ait pas de conception d'une alliance directe entre arts et sciences qui ne présuppose au préalable une réduction de la diversité intrinsèque des arts et des sciences respectivement à L'Art et à La Science.
Cette opération est d'autant plus frappante que la catégorie même d'Art (comme celle de Science d'ailleurs) est, me semble-t-il, une catégorie de pensée exclusivement philosophique, qui, en tous les cas, n'a pas sa place dans la pensée musicale comme telle : pour un musicien, ce qui importe, ce qu'il tente de penser, c'est la musique. Bien sûr, comme tout un chacun des êtres humains, il n'est pas pour autant retranché du monde et s'entretient donc de bien d'autres choses, qui l'influencent, le conditionnent, l'enveloppent. Mais de ce qu'un musicien puisse être amené à "parler" d'art ou de science, que ce soit (version "élevée") au registre de sa poétique ou que ce soit (version "commune") au registre de ses opinions, ne découle nullement que ces catégories aient comme telles place effective dans la pensée musicale. L'idée même de penser ensemble la diversité intrinsèque des arts sous la catégorie unique de L'Art, ou celle de contemporanéïser la pluralité des sciences sous celle de La Science, relève d'une opération de pensée précisément philosophique, à moins qu'elle ne reste une catégorie de l'opinion, qu'elle ne relève de la doxa plutôt que de la pensée proprement dite.
Il convient donc, je crois, d'entretenir une sorte de méfiance à l'égard de ce que Mallarmé appelait "le démon de l'analogie", ou de ce que Sylvain Lazarus 21 appelle "des catégories circulantes" - celles qui tentent de suturer des domaines disjoints en prétendant y faire "circuler" la pensée -. L'époque moderne a été en effet saturée de telles catégories circulantes, de telles tentatives de suturation, que ce soit entre politique et sciences (version révolutionnaire : "la politique scientifique" / version parlementaire : "les sciences politiques"), entre arts et politique (cf. l'esthétisation de la politique par le nazisme : le national-esthétisme selon Philippe Lacoue-Labarthe 22 ), mais aussi entre philosophie et poésie, entre sciences et philosophie, etc... Du point de la pensée, il convient je crois de se méfier tout autant des tentatives de suturer art(s) et science(s) en cette fameuse chimère Art-Science, réinventée musicalement par Varèse...
Michel Philippot ne se fait nulle part l'apologue explicite de cette chimère. Mais elle me semble parfois envelopper une conception possible de ce que devrait être une théorie musicale selon Michel Philippot, d'où le chapitre suivant, noyau de la discussion.
5. La Théorie de l'information
5.1. Les catégories principales de la théorie de l'information
Cette théorie, créée par Shannon au début des années 50, s'est constituée à très grande distance des phénomènes musicaux. Née en effet dans le champ des techniques de communication, elle visait à la compréhension des phénomènes de transfert d'informations et au contrôle de leur transport. Si l'on excepte l'importance que ces techniques pouvaient accorder à l'appareil auditif (lorsqu'elles concernaient par exemple les lignes téléphoniques), il n'y a avait a priori aucune raison pour qu'elles rencontrent un jour l'art musical.
Sous l'impulsion de successeurs de Shannon et surtout de nouvelles personnalités, curieuses des phénomènes esthétiques 23 , la théorie de l'information s'est trouvée croiser des phénomènes d'ordre musical. Remarquons au passage que ce croisement, comme tout croisement direct entre art(s) et science(s), s'est bien opéré sous tutelle, plus ou moins consciente, d'une catégorie philosophique, en l'occurrence sous le chef d'un signifiant plus philosophique que directement artistique ou scientifique : celui de "communication" (on connaît le destin prolongé de cette catégorie dans un vaste pan de la philosophie anglo-saxonne...). [MP : N]
La théorie de l'information s'est édifiée en posant que la "communication" est fondée sur la "circulation de messages porteurs d'information". Le transfert de cette conception dans le champ de l'art musical va conduire à poser l'oeuvre d'art comme message esthétique véhiculé par un support sonore et à identifier le compositeur comme créateur de tels messages (Michel Philippot préférera parfois parler de constructeur, pour les raisons je crois précédemment évoquées).
L'énoncé de ces quelques postulats ouvrent à de délicates questions.
Le matériau sonore est-il vraiment un "support" de l'oeuvre musicale ?
Le fait de catégoriser le matériau sonore comme "support" de l'oeuvre rend déjà difficile la caractérisation de la dialectique entre support et message comme Michel Philippot tente de l'entreprendre (cf. 5.1.2...). En effet, à bien y regarder, concevoir le matériau sonore comme sous tutelle de la pensée musicale pose certaines difficultés. [MP : O] Car ceci tend à concevoir la pensée musicale comme extérieure - si ce n'est préalable - à son matériau, ce qui ne va guère de soi : on peut tenir que le propre de l'oeuvre d'art est que ce qui "y est dit" ne pourrait d'aucune façon "être dit" autrement puisque le propre de l'oeuvre d'art est d'opérer une fusion indissociable entre "ce qui y est dit" et "la manière dont ceci est dit".
On voit d'ailleurs bien que l'analogie du "contenu" de l'oeuvre d'art avec un "dire" ne convient guère, non pas que, comme on l'a souvent dit bien trop facilement 24 , la musique ne soit pas un art signifiant (le jeu du référent y prend simplement la forme d'une essentielle auto-référence) mais simplement que la signification n'y est pas vectrice de la pensée.
On est donc en ces points assez loin de pouvoir établir une équivalence minutieuse entre oeuvres d'art et messages téléphoniques. [MP : P]
Le risque d'indifférence, contre le risque de fétichisation...
Le risque d'une conception du matériau sonore comme "support" de l'oeuvre musicale est alors de produire une sorte d'indifférence au matériau sonore, en ne le pensant précisément que comme "support" d'une pensée qui aurait son véritable foyer ailleurs. Mais où alors ? Sans doute dans des structures extra-sonores, dans des constructions hors-temps et hors-matériau dont l'oeuvre exécutée resterait alors une "matérialisation" parmi d'autres possibles. [MP : Q]
Cette conception de l'oeuvre musicale s'appuie il est vrai sur une majestueuse tradition compositionnelle qui soutient une indifférence à l'instrument de musique (J.S.Bach en est bien sûr le maître). Mais cet argument n'est pas longtemps tenable. D'une part Bach a écrit nombre de pages de musique qui attestent, tout au contraire, de sa profonde prise en compte des instruments et du matériau sonore et l'on peut facilement opposer ses Passions, Cantates ou Suites orchestrales à ses Art de la Fugue, Offrande musicale ou Clavier bien tempéré. D'autre part et surtout toute sa musique, même apparemment la plus abstraite (abstraite du matériau sonore concret), vit en vérité d'une tension entre la loi d'une écriture et la mobilité d'une présence sonore si bien que ce qui procure l'effet si puissant de sa musique, ce n'est pas qu'un support sonore y soit tenu sous le joug d'une écriture, mais qu'opère une forme de communion tendue entre flexibilité topologique du son et inflexibilité algébrique d'une écriture.
Michel Philippot s'élève de manière répétée contre le risque d'un ensevelissement de la pensée compositionnelle dans les lois du matériau - ce risque qu'Adorno a nommé fétichisation du matériau sonore -. Notre problème serait alors celui-ci : dans le rapport de la composition au matériau sonore, éviter le risque de fétichisation impose-t-il d'assumer celui d'indifférence ?
Je ne m'engagerai pas sur les débuts de réponse qu'il est sans doute loisible aujourd'hui de lui apporter. Ceci supposerait un examen plus détaillé de certaines partitions et non plus seulement des considérations esthétiques, somme toute assez générales dans lesquelles je me tiens en cet essai, fidèle en cela à l'espace découpé par les écrits de Michel Philippot. Ceux-ci en effet dégagent moins des réalisations effectives - des techniques musicales, des règles d'écriture, ou des oeuvres... - qu'ils n'exposent une sorte de programme esthétique, conformément à la conviction de Michel Philippot que la théorie précède l'oeuvre et qu'elle doit donc annoncer ce qu'il convient ensuite d'entreprendre.
5.2. Importance du langage, et des définitions.
5.2.1. Les nominations sont établies comme "définitions"
Introduire des mots abstraits sans en donner des définitions nettes, et nettement conventionnelles, me semble critiquable. »
Paul Valéry (Introduction à la méthode de Léonard de Vinci)
La biologie n'a pas à donner une définition de la vie. »
Claude Bernard
L'adhésion de Michel Philippot à la théorie de l'information et sa conception de l'oeuvre comme message va l'amener à accorder une importance particulière au problème des nominations. Ce point va être formulé par Michel Philippot à travers les catégories de vocabulaire et de définition. Le principe sera d'accorder une grande importance aux questions de vocabulaire et de concentrer son effort initial à offrir des définitions claires, univoques et transmissibles.
Ce mouvement, qui caractérise la difficile question des nominations comme un problème essentiellement de définition, est assez caractéristique de la méthode de pensée de Michel Philippot et le rapproche de celle d'Aristote plutôt que de Platon (où les décisions-axiomes, non les définitions, sont initiales).
5.2.2. Vocabulaire mathématique
En ce point les mathématiques seront avancées comme modèle de clarté définitionnelle, comme paradigme pour l'univocité du langage, comme exemple de langage intégralement transmissible. Michel Philippot retient ainsi l'idée d'une sorte de puissance générale du vocabulaire mathématique qui autorise son fonctionnement élargi moyennant une "translation" minutieuse (5.3.2.2).
Petit intermède : le mathème du comique
Il ne faut pas confondre les manifestations sportives et la gare de Bécon-les-Bruyères avec la symphonie pastorale. » [1962a]
Il n'est pas facile de plaisanter avec les mathématiques. » [1962b]
[MP : R] Dans un article consacré à la critique d'un livre d'E.Ansermet (cf. 1962b), Michel Philippot relève ironiquement la répétition chez Ansermet de formules mathématiques du type
et ajoute, au détour d'une note de bas de page : Il est d'ailleurs à remarquer que l'aspect comique des formules d'Ernest Ansermet vient presque toujours du fait qu'elles se ramènent à 1=1. » [MP : S] Je tiens cette remarque pour une vraie trouvaille : elle établit ce que j'aimerais appeler un véritable "mathème du comique" 25 .
S'il est vrai, comme l'avance Lacan, que l'essence du comique tient à l'exhibition du phallus (soit de ce qui fait l'universel "un" des signifiants qui tous en procèdent), la production d'écritures qui ne se soutiennent que de la prolifération d'1 n'est-elle pas alors une manière d'exhiber le seul signifiant sans signifié sur lequel s'établit toute succession signifiante ? L'énoncé 1=1 ne fait-il pas ainsi qu'exhiber l'1 en sa puissance de répétition indéfinie, en sa fonction de marquage universel, en son opération universellement extensive d'indexation ? D'où ce comique, pris dans une écriture d'ordre mathématique, que relève fort à propos Michel Philippot.
5.3. "Appliquer" la Théorie de l'information...
De manière récurrente apparaît dans les écrits de Michel Philippot l'idée d'une dialectique théorie-pratique dont le nom ajusté est celui d'application (cf. 5.2.2.1).
Michel Philippot est cependant d'une grande prudence dans ce mouvement (ce qui distingue radicalement son entreprise théorique de celle d'un Xenakis, qui ne lui est que très superficiellement apparentée). Il met ainsi en doute la possibilité d'une application directe des mathématiques à la pensée musicale et cette discussion passe par la différence, récurrente tout au long de ces écrits, entre lois et règles.
La distinction entre lois et règles.
Par fidélité à l'esprit de [la poésie véritable] je me sens en droit de revendiquer pour la traduction des mètres les plus réguliers une forme a priori sans aucune règle, ce qui ne veut pas dire sans loi. »
Yves Bonnefoy (Traduire les Sonnets de Shakespeare)
La conception par Michel Philippot de cette différence (cf. 5.3.2.1) peut se résumer ainsi : si loi désigne un commandement raisonné, il ne peut être révélé mais doit être découvert comme régularité empirique : loi désignera donc "loi scientifique". Or l'acoustique - modalité de la science pour la musique - ne saurait normer la musique car cette loi serait alors extrinsèque. Donc loi (scientifique, acoustique...) ne saurait valoir de l'intérieur de la musique, et les impératifs immanents à la pensée musicale devront être nommés règles et non pas lois.
Il est frappant que ce mouvement élimine la possibilité qu'existent de véritables lois musicales de deux manières : d'une part il n'y a pas dans l'espace de la musique de régularités empiriquement attestables entre phénomènes et conditions ; d'autre part il n'y a pas en ce domaine de lois révélées.
Si l'on ne peut bien sûr qu'accorder ces deux points, notons cependant que Michel Philippot élimine ce faisant une possibilité supplémentaire : celle que les lois musicales soient purement et simplement décidées, sans justifications empiriques ni révélations transcendantes. Et n'est-ce pas là le propre de la plupart des lois : être produites selon des axiomes qui n'ont nulle validité empirique ni justification transcendante, n'étant que de pures décisions de pensée ?
Ce qui me frappe est que Michel Philippot, pour poser que la pensée musicale n'aura à faire qu'à des règles, doit implicitement raturer l'existence de décisions de pensée suspendues dans le vide de toute empiricité. Bien sûr, on pourrait objecter qu'il revient au même d'appeler lois ce qui est ici appelé règles (puisque ce dernier mot porte tout aussi bien que les mots lois et axiomes sa part d'arbitraire), et qu'il n'y a là, somme toute, que l'indifférence d'une dénomination (comme Hilbert proposait, sans inconvénient majeur prétendait-il, de rebaptiser les mots de son axiomatique point, droite, parallèle... par d'autres tels bâton, chaise, cheval...). Mais l'arbitraire d'une décision véritable n'est pas l'arbitraire d'un choix sans conséquence et sans portée. La décision engage, et l'arbitraire d'une décision tient à ce qu'on ne décide jamais que du point où tout calcul défaille à prescrire la bonne décision. Alors que l'arbitraire d'une simple adoption n'est le plus souvent qu'un raccourci ou qu'une paresse de tout calculer (là où ce serait possible mais où la faiblesse des enjeux justifie qu'on s'en dispense). En ce sens, on décide une loi, mais on adopte une règle. La règle concerne la forme, la loi l'essence. [MP : T]
Le point qui importe ici est que cette prévalence des règles sur les lois va orienter l'usage fait des formules ou des équations que les mathématiques établissent et semblent livrer à l'application des autres disciplines.
5.4. Règles normatives plutôt que descriptives
En général le mouvement d'application des mathématiques se fait de manière privilégiée au travers de formules équationnelles et, corrélativement, il court-circuite non seulement les théorèmes mathématiques (qui constituent malgré tout les véritables énoncés mathématiques) mais surtout leurs démonstrations (qui restituent pourtant au plus près ce qui a été pensé sous tel ou tel énoncé).
La théorie de l'information, telle qu'appliquée aux phénomènes esthétiques, illustre cette position et semble ne retenir des mathématiques que formules et équations. Pour n'en donner qu'un exemple, la "loi de Fechner" ("le pont-aux-ânes de la théorie de l'information" selon Michel Philippot) pose que la sensation varie comme le logarithme de l'excitation ce qui s'écrira sous forme d'équations très simples [S=K.Log(E) ou, du côté des seuils 26 : _E/E=constante].
Mais cette loi ne semble que très peu une loi au sens précédemment défini par Michel Philippot : elle ressort beaucoup moins d'une régularité empirique effectivement constatée que d'une prescription visant à doser quantitativement ordre et désordre. Cette loi de Fechner semble être en effet une règle empirique beaucoup moins déduite que construite aux fins de délimiter une position médiane préjugée entre ordre et désordre : la formule qui la constitue dispose clairement deux tendances extrêmes, symétriques l'une de l'autre et linéairement couplées en sorte que l'équation délivre, comme innocemment, ce qui était son but véritable : l'identification d'une position médiane.
Ce type de loi apparaît consister en vérité en une norme édictée sous une forme littérale qui lui donne rétroactivement la frappe d'une formule et par là l'apparence d'une loi naturelle en même temps qu'elle autorise un fonctionnement réglé des composants qu'elle relie.
Cette sorte de loi - les autres lois de la théorie de l'information appliquées à l'esthétique semblent toutes de cette même facture - est donc une règle plutôt qu'une loi (au sens donné par Michel Philippot à ces termes) ; en tout état de cause, elle est plus normative que descriptive. [MP : U] Ceci la rapproche de ces lois d'origine positiviste qui se disent empiriquement générées pour mieux imposer leur caractère sourdement prescriptif (voir l'exemple canonique de la "loi des trois états" d'Auguste Comte 27 ).
On retrouve donc là ce courant de pensée dont le nom générique est positivisme et dont on a déjà vu qu'il prenait la science pour modèle de pensée. On peut l'examiner ici sous un autre de ses traits qui tend plutôt à cette forme singulière du positivisme nommée positivisme logique et qui consiste en ceci : ce qui des sciences vaudrait modèle pour la pensée serait une logique mathématisée, fondatrice de tout calcul, dont la forme singulière - mathématisée - aurait pour nom équation. Ainsi d'un même mouvement les mathématiques se trouvent fondues en la logique, établies comme règlement opératoire du calcul, et concentrées en ce type d'énoncé qui égalise deux expressions 28 .
Il y a une accointance assez manifeste entre les présupposés de la théorie de l'information telle qu'appliquée aux phénomènes esthétiques et ce courant de pensée (positiviste logique) qui constitue une orientation de pensée très caractéristique du milieu du 20· siècle. L'ensemble de ces déterminations n'est pas sans conséquences subjectives comme on va maintenant l'examiner.
6. Les facteurs subjectifs...
6.1. Figures subjectives
Michel Philippot accorde une importance particulière aux différentes figures subjectives opèrant dans le champ musical. C'est, je trouve, tout à l'honneur de ses écrits de ne pas cantonner la théorie musicale à l'examen de problèmes objectifs mais d'y inclure l'examen des sujets irréductibles qui y oeuvrent.
6.1.1. et 6.1.2. Trois sujets
Aucun artiste ne devra posséder une personnalité unique. Il devra en posséder plusieurs [...] dissipant ainsi la fiction grossière selon laquelle il serait un et indivisible. »
Pessoa (OEuvre poétique d'A. de Campos)
Il me semble qu'il y a, dans ces écrits de Michel Philippot, trois sujets principaux à l'oeuvre dont les noms sont respectivement compositeur, ingénieur et enseignant. On retrouve là bien sûr les différentes positions tenues dans la vie musicale par l'homme Michel Philippot si bien que ce partage des subjectivités telle qu'il tente de le réfléchir désigne aussi son propre partage subjectif entre trois activités concrètes.
6.1.3. Et un "en plus"
Il existe cependant une figure supplémentaire qui va tendre à nouer ensemble celles de compositeur et d'ingénieur. Il y a en effet dans ces écrits de Michel Philippot la circulation d'une sorte d'idéal, idéal d'un sujet complet animé du désir ramifié de créer, idéal d'un homme universel dont les centres d'intérêt sont multiples, dont la curiosité est inépuisable et dont l'activité est une quête sans terme possible. Cette figure est je crois l'envers subjectif de la problématique d'un art-science ou d'une musique-mathématique : elle l'incarne en un type de sujet. Michel Philippot va donner à cette nouvelle figure subjective un nom, mais cette fois un nom propre, en l'occurrence le nom d'un sujet qui a marqué effectivement l'histoire de l'art : celui de Léonard de Vinci.
6.1.4. Léonard de Vinci
Léonard représente la grande figure de cette sorte de créateur qu'il est convenu d'appeler artiste-ingénieur. La Renaissance, comme le 19· puis le 20· siècles, fut une époque favorable à l'éclosion de ce type. Le thème de la recherche y tient un rôle unificateur permettant de penser ensemble la double activité artistique et scientifique. Et c'est en ce sens que le chercheur devient ici un type subjectif supérieur, figurant ce qu'on tient être "un homme complet".
Cette dénomination engage de délicates questions dont on trouve trace, me semble-t-il, dans ce trait singulier : Michel Philippot attache à cette figure subjective ce qu'il va nommer un "complexe", plus précisément "le complexe de Léonard de Vinci" (cf. 6.1.4.1).
Des différences entre les subjectivités de l'artiste et du scientifique
[Il y a, dans le travail scientifique] la foi dans la solidarité et la durée du travail scientifique, de telle sorte que chacun puisse travailler à sa place, si humble soit-elle, avec la confiance de ne pas travailler en vain... [...] Il n'y a qu'une seule grande paralysie : travailler en vain, lutter en vain. »
Nietzsche (Volonté de puissance)
[Pour un artiste,] faire ce qu'il doit faire, simplement le faire, et divinement, c'est la seule chose qui doive le préoccuper. "Est-ce fait ou non?" est sa seule interrogation. »
Henry James (La leçon du maître)
De même qu'on peut discuter l'existence de passerelles directes entre art(s) et science(s), de même peut-on discuter l'existence de parentés entre les figures subjectives de l'artiste et du scientifique. À rebours de cette hypothèse, on pourrait identifier trois différences au moins entre ces deux subjectivités :
- la vertu requise des uns et des autres n'est pas la même : la modestie est requise du scientifique quand l'ambition (celle du chef d'oeuvre) l'est pour l'artiste ;
- le propre de l'angoisse diffère : l'angoisse du scientifique tient, selon la formule de Nietzsche, à "l'en vain" alors que celle de l'artiste serait plutôt, selon l'expression d'Henry James, l'angoisse du "non-fait", ou de l'inachèvement ;
- la gratification subjective du travail accompli distingue également ces deux figures : ce qui récompense le sujet scientifique est la joie, quand que le plaisir gratifie le sujet artistique. [MP : V]
N'y-a-t-il donc pas là deux figures assez dissemblables d'angoisse, de courage et de gratification qui justifient la différenciation de deux types de sujet plutôt que leur appariement ?
Des différences entre les subjectivités du chercheur scientifique et de l'ingénieur
On dépassait l'absurde refus du positivisme de "connaître par les causes" ; on laissait aux ingénieurs le triste monde des moyens, et on proposait au jeune homme inquiet des fins absolues : accoucher l'histoire, faire la révolution... »
Jean-Paul Sartre (Préface d'Aden Arabie)
Cette différenciation opère aussi, me semble-t-il, à l'intérieur de ce qui est communément conçu comme espace scientifique : les figures du chercheur (scientifique) et celle de l'ingénieur se recouvrent-elles bien ou ne sont-elles pas, elles aussi, sensiblement disjointes ?
L'idée aujourd'hui répandue qu'il existerait quelque chose comme une "techno-science" présuppose implicitement l'énoncé de Heidegger selon quoi "la science ne pense pas" car il parait bien difficile de tenir que la technique puisse penser. Ce n'est donc qu'au prix d'une perte de la pensée scientifique qu'on peut prétendre fusionner sciences et techniques. A contrario, tenir que la science pense, et soutenir par là une différence radicale entre sciences et techniques conduit de même à différencier les figures du chercheur (scientifique) et de l'ingénieur (technicien).
On pourrait esquisser ces différences en quelques points :
- le lieu matériel et concret du chercheur (scientifique) est le laboratoire quand celui de l'ingénieur (technicien) est l'atelier 29 ;
- l'activité du chercheur (scientifique) est tendue par la découverte, celle de l'ingénieur (technicien) par l'application ;
- le résultat du chercheur (scientifique) se donne comme énoncé (en général littéralisé), celui de l'ingénieur (technicien) comme brevet.
Mais ici aussi, il conviendrait d'inscrire la différence avant tout dans les subjectivités. Pour n'en donner qu'un trait, que je prélève dans un roman (Antoine Bloyé) où Paul Nizan dresse le portrait affectueux d'un ingénieur, figurant le père qu'il venait de perdre, je dirai que l'ingénieur se soucie des moyens là où le chercheur scientifique se soucie des causes et là où d'autres encore prennent en charge plutôt les fins. L'ingénieur est celui qui met en oeuvre les différentes techniques que le développement scientifique offre à son temps et ce dans un but qui lui est fixé plutôt qu'il ne le sélectionne. À cette fin, l'ingénieur mobilise formules, équations et tout un ensemble de connaissances extrêmement complexes et subtiles sans se soucier directement de la signification scientifique exacte de ces savoirs ni de la pertinence de l'objectif sur lequel son intervention est requise. Homme des médiations, il exerce son métier souvent en virtuose, non sans esprit et sans réflexion, mais dans l'espace des moyens délimité entre les causes et les fins.
Pour prendre un seul exemple, on peut voir combien une équation mathématique signifie et fonctionne différemment pour le scientifique - pour le physicien par exemple - qui la produit, et pour l'ingénieur qui l'applique. Pour l'ingénieur l'équation est une donnée qui lui est fournie et qu'il tend à prendre pour un dogme : il l'extraie de ces recueils de formules qui forment sa petite bibliothèque portative sans qu'il lui revienne d'en discuter les fondements. Le physicien au contraire se sert de l'équation comme d'une hypothèse ; il l'invente pour formaliser - littéraliser - un moment de sa recherche et tout son talent consiste à savoir en changer quand nécessaire. [MP : W]
C'est de tout cela que se déduit la proximité singulière entre la subjectivité spontanée de l'ingénieur et le positivisme : ce dernier ne déclare-t-il pas qu'il n'y a pas de connaissance possible des causes réelles et que tout savoir n'est que la mise sous formes de lois des régularités empiriquement constatées entre les phénomènes ? Pas de connaissance possible du réel mais des lois scientifiques conçues comme des faits (le constat de régularités devient réglé) ; bref la réalité plutôt que le réel...
Comme chaque homme, il possédait des quantités d'univers. »
Paul Nizan (Le cheval de Troie)
Si l'on fait l'hypothèse qu'on est donc bien confronté à trois subjectivités différentes - celles de l'artiste, du scientifique, et du technicien - , on pourra nommer créateur la figure subjective produite par confusion des deux premières et chercheur celle produite par confusion des deux dernières. Il y existera alors un type subjectif suprême, par fusion des trois, ou par entremêlement du créateur et du chercheur et c'est bien là, je crois, ce que Michel Philippot convoque sous la figure de Léonard de Vinci.
Michel Philippot prend bien soin de parler en ce point de "complexe" (de Léonard de Vinci) pour désigner, me semble-t-il, que ce type subjectif supérieur est plus de l'ordre du fantasme ("l'homme complet et universel") qu'à proprement parler une effectivité.
"Le complexe de Léonard"
Que Léonard de Vinci ait bien été un des plus éminents sujets de cette faille entre créateur et chercheur, de cette fracture entre art, science et technique est historiquement avéré. Freud analysera 30
ce que les tensions irréconciliées entre l'artiste et le chercheur ont pu progressivement porter de stérilité artistique, Léonard tendant à s'écarter des exigences pratiques de son propre art, ne finissant quasiment plus ce qu'il entamait, travaillant de plus en plus lentement, ne se souciant plus de la destinée de ses oeuvres pour multiplier les sujets d'intérêt dans les domaines les plus variés des sciences et des techniques. Ainsi l'oscillation entre l'art et la science s'est d'abord traduite chez lui par une primauté de l'artiste, suivie d'un développement de son activité de chercheur dans l'idée de mettre sciences et techniques "au service" de son art, pour aboutir finalement à une extension de ces activités indépendamment et à distance des préoccupations d'ordre artistique.
En ce mouvement il convient de remarquer que Léonard s'accorda à la figure de l'ingénieur plutôt qu'à proprement parler à celle du scientifique : Léonard exerça des fonctions officielles d'ingénieur tant civil que militaire et n'inventa rien de significatif en matière de sciences "fondamentales" 31 (ce qui conduisit d'ailleurs Berthelot à lui contester la valeur de savant). Léonard représentait donc le type de l'artiste-ingénieur plutôt que celui de l'artiste-savant.
À ce titre, on peut associer 32 Léonard de Vinci à l'esprit du Moyen Âge plutôt qu'à celui de la Renaissance proprement dite puisqu'il tente somme toute de prolonger un aristotélisme issu du Moyen Âge, contre le platonisme constitutif de la Renaissance naissante. On retrouve là ces grandes familles de pensée, sensiblement disjointes, qui se prolongent jusqu'en notre fin de siècle et qui privilégient d'un côté sous le nom d'Aristote la réalité, les sciences expérimentales, les faits et l'expérience, et de l'autre, sous le nom de Platon, le réel, les sciences pures, les idées et l'éternité. Léonard se situe clairement du côté d'Aristote, comme le fera plus tard le positivisme.
Je pressens que Michel Philippot tendrait au même choix si bien, sans doute, qu'une grande partie de notre disputatio n'est peut-être redevable que de cette bonne vieille et inépuisable polarisation entre Aristote et Platon. [MP : X]
"Le complexe Léonard"
Pour prolonger alors cette discussion, ne conviendrait-il pas de parler aussi d'un "complexe Léonard", qui ne serait plus le complexe de Léonard (l'individu) mais un complexe plus général qui épinglerait une fascination subjective éprouvée pour la quête plutôt que pour le résultat ?
La prééminence donnée à la question sur la réponse, à la recherche sur la découverte, est en effet une figure subjective éminente de ce siècle (songeons à son acuité dans la philosophie d'un Heidegger...). Ce qui m'intéresse ici est qu'elle puisse être un obstacle au travail de création artistique. On connaît le bon mot de Picasso : "Je ne cherche pas, je trouve"; il y a là je crois une vérité profonde qui dissocie d'une nouvelle manière la subjectivité artistique de celle du chercheur scientifique si bien qu'on pourrait nommer "complexe Léonard" la faille de l'artiste qui fait prévaloir la pratique du chercheur sur celle du découvreur au nom de considérations sur les rapports entre art(s) et science(s). Il y a ainsi une manière de différer la décision de trouver, c'est-à-dire tout simplement de créer et ultimement d'achever l'oeuvre, qui se nourrit parfois de l'importance conférée à des préliminaires rendues progressivement interminables.
Tout individu nourri de curiosités multiples, ayant croisé la puissance intransigeante de la pensée mathématique et porteur à titre propre d'un projet compositionnel ne peut, je crois, qu'être à l'épreuve de ce complexe. Je m'y inscris donc ; et cet effort, dont je m'entretiens ici avec Michel Philippot pour discerner ce qui pourrait menacer une volonté créatrice, est donc le mien, plus encore sans doute que le sien. Il me sied cependant de partager peut-être cet effort avec lui et c'est à ce titre que je verse à notre échange la conclusion suivante à laquelle je suis parvenu.
Il faut tenir qu'il n'y a ultimement aucun préalable à la création artistique : il convient seulement de vouloir commencer à créer pour pouvoir apprendre à créer. Bien sûr je ne dénie pas là l'existence de savoirs indispensables à la création artistique, à la composition. Mais ces savoirs ne sont nullement un préalable à la décision subjective de composer, même s'ils s'avèrent nécessaires à sa mise en oeuvre.
En ce point je me dois de rendre publiquement hommage à Michel Philippot - et cet hommage est au principe de cet essai - à mesure de ce qu'a su être Michel Philippot comme enseignant : celui qui a su instaurer avec qui travaillait avec lui un rapport de profonde égalité, indépendamment des différences dans les savoirs respectifs.
6.1.5. Enseigner...
Michel Philippot dans ses écrits relève à différentes reprises la difficulté de l'enseignement en matière de création artistique, en l'occurrence de composition musicale. Chemin faisant, il ouvre à une importante distinction - interne aux tâches d'enseignement - entre ce qu'on pourrait appeler l'instruction et l'éducation.
Des différences entre instruction et éducation
L'instruction serait la dimension somme toute la plus simple de l'enseignement : il y s'agit de transmettre des savoirs. C'est là qu'on transmet un métier, un corps constitué de savoirs. En matière de composition musicale, il s'agit là tout autant de savoirs théoriques (ou à tout le moins disposés sous forme discursive) que de savoirs pratiques qui se délivrent à travers l'exercice concret. Le lieu du savoir musical socialement transmissible est le conservatoire 33 . On sait que Michel Philippot y a longuement officié, avec la générosité qu'on lui connaît.
Mais l'éducation est une autre tâche. Car il s'agit là de bien autre chose que de savoirs ; et la transmission d'autre chose que des savoirs est une tâche autrement délicate car elle fait intervenir des déterminations subjectives bien plus diverses et enchevêtrées que la seule soif de connaissances 34 . Qu'il faille en effet un désir de savoir est une chose, et, comme on l'a vu, Michel Philippot ferraille pour cela contre l'ignorance. Mais désir de savoir n'est pas désir de vérité ; et oeuvrer artistiquement n'est pas seulement produire un objet bien fait et savamment travaillé : doit s'y jouer en plus, ou avant tout, ce qu'Adorno appelait un "contenu de vérité". Préparer au discernement de ce "contenu de vérité" d'une oeuvre, à sa captation, à son émergence n'est plus alors affaire d'instruction mais bien plutôt d'éducation : on instruit des savoirs, on éduque aux vérités.
Où composer n'apparaît pas forcément comme un métier...
Si enseigner, c'est instruire et éduquer, il faut en venir je crois à cette conclusion : composer ne saurait constituer, à proprement parler, un métier. Ni métier au sens artisanal du terme (ensemble de savoirs constitué en un système, si ce n'est cohérent du moins coordonné), ni surtout métier au sens social de l'acception (fonction sociale reconnue et inscrite comme telle dans l'échange marchand). En effet d'une part composer, sauf à n'être que l'académisation irrémédiable de la pratique, ne saurait procéder des seuls savoirs (pour les raisons précédemment évoquées) ; et d'autre part l'oeuvre d'art défaille à assumer cette caractéristique fondamentale de toute marchandise : être socialement reproductible, si bien que la loi fondamentale du rapport social à la création reste inéluctablement le mécénat - privé ou public - et que l'essence véritable de la circulation monétaire en matière de création artistique reste de l'ordre du don, non de l'échange. Somme toute c'est très bien ainsi (on ne saurait produire des symphonies ou des quatuors non académiques comme d'autres produisent des biens ou des services) et conforme au principe que le travail de composition, comme tout travail de la pensée, est essentiellement gratuit.
Tenter d'associer instruction et éducation dans un enseignement unique - c'est bien là ce qu'a toujours prôné Michel Philippot - conduit alors à une double question :
- Comment mettre l'instruction au service de l'éducation ? Michel Philippot dirait sans doute plutôt : comment mettre les savoirs existants au service de la musique ? C'est un point qu'il examinera à différentes reprises (voir en particulier 6.1.5.2 et 6.1.5.3).
- Qu'est-ce exactement qu'éduquer en matière de création artistique et plus particulièrement de composition musicale ?
Qu'est-ce qu'une éducation musicale ?
Si Michel Philippot, après beaucoup d'autres, célèbre en ce point la grandeur de Messiaen (cf. 6.1.5.1.3) c'est à mon sens pour vanter précisément moins ses talents pour instruire que son aptitude à transmettre un désir de composer. Il faut dire que ce désir de composer n'a nulle évidence, en particulier dans cette société dont on tiendra, pour le moins, qu'elle ne fait pas grand cas des choses de l'esprit et en particulier de l'exercice de la pensée. Michel Philippot formule cela, avec sa tension propre, en parlant de "la mission que les artistes s'imposent à eux-mêmes et que, il faut bien le dire, la société ne leur impose pas" (6.1.1.3).
Éduquer serait alors susciter et entretenir le désir de composer : ceci passe, me semble-t-il, par une identification de ce que les oeuvres comportent comme exercice de leur liberté, c'est-à-dire de leur responsabilité face aux décisions qu'elles ont posées. Là aussi on trouve dans les écrits de Michel Philippot de très fréquentes allusions à ce régime de nécessité interne à l'oeuvre (qu'on nomme souvent, de manière à mon sens un peu trop convenue, du mot développement).
6.2. De l'importance du pari
Connaître le monde, c'est parier. [...] Le pari se situe à la ligne de partage entre action pure vécue et spéculation autonome : à la fois élan vers l'avenir, reconnaissance d'une nouveauté radicale, risque et, d'autre part, essai de domination par imposition d'un ordre. »
Jean Cavaillès (Du collectif au pari)
Éduquer, c'est alors éduquer aux paris que fait l'oeuvre et l'on voit bien en ce point combien l'éducation ne saurait se confondre avec l'instruction : un pari conjoint une détermination objective (quelque chose n'est pas connu) et une détermination subjective (le risque pris). Sans doute peut-on apprendre d'anciens paris, y compris tenus par d'autres mais la figure du pari reste par hypothèse une figure qui échappe au savoir.
Il y a, à dire vrai, deux conceptions opposées du pari : l'une le situe comme décision exceptionnelle, en un point d'indécidabilité - ces points, très rares, dont les mathématiques nous enseignent l'existence - où précisément seule une décision peut opérer ; l'autre le conçoit comme manière statistique de contrôler de très nombreuses actions. D'un côté le pari comme lancement unique des dés (Mallarmé), de l'autre une succession indéfinie de petits actes. On éduque au premier pari (qu'on ne saurait instruire puisque l'instruction est précisément ce qui établit l'indécidabilité d'un point et inscrit la nécessité d'y parier, dans le vide de tout savoir), alors que la figure des seconds ouvre le champ d'une instruction de type statistique et probabiliste. Il me semble que quelque chose de la disputatio avec Michel Philippot tourne aussi autour de cette distinction.
Tenant pour ma part de la première forme de pari, il me semble que toute oeuvre musicale parie en ce sens, pour se tenir ensuite dans la responsabilité propre de cet acte. Ce pari ne prend pas forcément dans l'oeuvre la forme d'un moment particulier (quoique ceci puisse advenir, en particulier dans le cadre d'une musique thématique) car ce pari peut être confondu avec le principe même d'existence de l'oeuvre : celle-ci parie, en quelque sorte, qu'elle va exister comme oeuvre, dans un rapport tressé à d'autres oeuvres, dans le projet de configurer un nouvel espace de pensée... Et c'est ce pari qui fibre l'oeuvre d'une tension subjective propre.
6.3. Figure subjective de l'oeuvre elle-même
C'est, pour le dire un peu autrement, ce qui fait qu'une oeuvre n'est pas seulement, n'affirme pas seulement un être mais porte surtout un devoir être. Je n'entends pas là nécessairement une figure implacable du développement, comme celui qu'on trouve par exemple dans bien des oeuvres de Brahms (et qui connote alors de tragique sa musique). Ceci peut exister en des oeuvres dont le mode d'exposition reste emprunt d'indolence apparente, de sinuosités... : ce "devoir être" peut s'affirmer alors en une sorte de hasard rêveur. Mais il sera là, malgré telle ou telle modalité de présence, et ce au moins pour une raison précise : l'oeuvre, quoiqu'il en advienne, sera toujours finie, ce qui implique a minima qu'elle se finit plutôt qu'on la finit (parce qu'il se ferait tard, parce qu'il faudrait bien fermer la salle de concert...).
Cette finitude, assumée subjectivement par l'oeuvre comme sa modalité d'être, est alors bien une modalité pour l'oeuvre du "devoir être" (son devoir-être-finie), ce "Es muß sein !" que Beethoven nous lègue.
Au cours de cette relecture des écrits de Michel Philippot, j'ai été frappé d'un point : un de ses articles, celui qu'il a rédigé en 1970 en hommage à Beethoven, se conclut par cette question : "Muß es sein ?" ("Ceci doit-il être ?") plutôt que par la réponse, fortement impérative, que Beethoven pourtant y apportait et que j'ai disposée en titre de cet essai ; et Michel Philippot de conclure son texte ainsi : "Il n'y a pas d'autre façon de répondre que de continuer à chercher." (cf. 6.1.3.1).
On retrouve là trace de ce débat qui nous a occupés précédemment : la réponse doit-elle toujours se continuer en une autre question ? Si ce cas me semble valoir pour le travail scientifique, où chaque énoncé ne vaut que comme maillon d'une chaîne sans fin - d'où la modestie fondamentale du savant... -, vaut-il toujours dans les arts ? La réponse ne doit-elle pas y être seulement une réponse, réponse finie et valant en soi ? Il me semble que tel est le cas avec l'oeuvre d'art, d'où l'ambition qui en découle alors pour le compositeur.
6.3.1. La Forme musicale est-elle exactement pensable comme Gestalt ?
La forme, c'est peut-être là où l'échec est le plus visible. »
Boulez 35
La question de la Forme musicale a été à la fois l'ambition (cf. 6.3.2.2) et le point de butée du mouvement sériel, en particulier de ses théories. Ceci est manifeste chez Boulez mais on en trouve également trace, me semble-t-il, dans les écrits de Michel Philippot : le principe de concevoir la forme comme une Gestalt y vient en effet buter sur la grande Forme, laquelle ne peut plus être conçue selon ce seul principe perceptif. Michel Philippot prend en compte cette difficulté de différentes manières : tantôt en reprenant une caractérisation de la Forme, héritée de Schoenberg, où la logique vient cette fois occuper la place tenue par la découpe (ou, pour employer un terme de Boulez, par l'enveloppe) dans la Gestalt c'est-à-dire dans la petite forme ; tantôt en remarquant la difficulté pour la mémoire d'opérer à grande échelle comme elle sait opérer à petite, et donc son embarras pour produire de vastes Gestalts.
6.3.2. La Forme musicale est-elle caractérisable comme construction ?
Cette difficulté touche me semble-t-il à cet autre point : la Forme musicale peut-elle être exactement conçue comme une construction ? La Forme ne requiert-elle pas de l'oreille des qualités bien différentes de celles de la seule perception en sorte que, pour reprendre le vocabulaire utilisé plus haut, la Forme relèverait plutôt d'une éducation de l'oreille là où la Gestalt relèverait surtout de son instruction ? On pourrait tendre encore la chose en disant que la Forme procéderait du point même où défaille la perception, comme une vérité procède du point même où défaillent les savoirs ; la Forme procéderait alors d'un trou de mémoire plutôt que d'une plénitude savamment maîtrisée... [MP : Y]
S'il est une question qui reste en avant de nous, singulièrement de nous compositeurs, s'il est un point qui justifie ce désir de "continuer" (en particulier de "continuer à créer") si cher à Michel Philippot, c'est bien cette question de la Forme musicale. Et si existe quelque chose comme le désir de composer, n'est-ce pas précisément parce qu'existe ce désir de produire des Formes musicales, désir qui engage le compositeur bien au-delà de son métier ?
Conclusion
Composer, c'est somme toute vouloir la musique contemporaine plutôt que l'aimer ; c'est, me semble-t-il, tenir "Es muß sein !" plutôt que "Muß es sein ?" ; c'est parier pour un seul coup, celui qui engage l'oeuvre ; c'est ambitionner le chef d'oeuvre, car il n'y a pas ici de modestie qui vaille.
Mais il y a cependant un point qui me semble aujourd'hui capital, car s'y joue peut-être aussi quelque pas supplémentaire dans cette sortie subjective du romantisme qui nous importe : si l'ambition du chef d'oeuvre est celle d'une finitude magistrale, cette ambition ne saurait être validée que rétroactivement ; elle participe donc de cette confiance que ce que l'on fait actuellement "sera" fait ; mieux, au futur antérieur : "aura bien été" fait. L'important est donc de faire, de créer, d'oeuvrer. Or il y a une inhibition possible de cette ambition que je nommerai "le complexe du grand" : moins le complexe de la grande oeuvre que le complexe du grand compositeur et du grand homme... Somme toute quelque chose comme l'impératif hugolien et romantique : "Être Chateaubriand ou n'être rien !" Mais entre le grand et le rien n'y-a-t-il donc rien d'autre ? Et ne saurait-on opposer au nihilisme de notre époque que l'impératif du grand ? Et surtout, l'ambition légitime du chef d'oeuvre ne doit-elle pas être l'ambition de l'oeuvre davantage que du compositeur ?
Si l'oeuvre affirme sa finitude comme splendeur farouche - nom recevable pour le chef d'oeuvre - le compositeur affirme son désir de musique par la composition d'une succession d'oeuvres, non en un seul coup, en sorte que ce qui est ambition pour l'oeuvre peut devenir fantasme pour le compositeur - imaginaire du coup magistral et unique, fantasme de cette pauvre illusion de notre temps ("créer l'événement"...) là où la quête de toute vérité impose une multiplicité infinie -. Il y a une ambition de l'oeuvre mais une patience de l'artiste ; et l'exacerbation du grand n'est-elle pas en vérité l'alibi d'une impatience ?
OEuvrer avec patience et au long cours, en sorte de composer une vaste trajectoire faite d'une multitude d'oeuvres, chacune brandissant farouchement sa finitude et exaltant en elle le chef d'oeuvre, n'est-ce pas là la vraie figure moderne de ce temps, celle de l'homme âgé, fidèle à ses refus et adhésions, tendu par la volonté de continuer, de continuer toujours de faire ce qui doit être, plutôt que la figure, romantique, de l'adolescent impatient, comète incandescente, exaltation de l'événement plutôt que du labeur qui s'en suit ?
Telle est aussi, à mon sens, la vérité à laquelle continue de nous éduquer Michel Philippot. [MP : Z]
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[1976] : Entretien avec G.Léon (édité en ce volume)
[1982] : Défense et illustration du langage musical ». Communication à l'Académie des Beaux-arts. Février
[1987] : À propos d'algorithmes en composition musicale (Compte rendu d'une expérience) ». Colloque international Structures musicales et assistance informatique
[1994] : À bâtons rompus ». (Propos recueillis édités en ce volume).
[Michel Philippot]
[A]
Je voudrais préciser que je ne me suis pas jeté dans des activités d'ordre administratif par suite d'un sentiment d'inquiétude. Je voudrais dire aussi que mes tâches n'étaient pas seulement administratives. Il se trouve simplement qu'un concours de circonstances ou, en d'autres termes, ce qu'on pourrait appeler l'évolution de ma carrière me conduisit, en 1964, à devenir directeur de la musique de l'ORTF. J'avais en toute bonne foi l'illusion (mais l'avenir montrera que ce n'était pas seulement une illusion) que je pourrais sans doute être ainsi très utile à la musique et à la vie musicale. Je me trouvais donc responsable de sept orchestres, cent vingt choristes, une maîtrise d'enfants, de trois ensemble de musique de chambre (Ars Nova, Ensemble Polyphonique et Quatuor), d'une soixantaine de producteurs délégués ou présentateurs, et, enfin, de vingt cinq heures de programmes par jour, répartis sur les différentes chaînes de diffusion. Il s'agissait donc essentiellement d'un travail de direction artistique. L'aspect administratif venait ensuite : il fallait gérer correctement les budgets assez énormes nécessaires à une aussi vaste activité ; et ce n'était pas le plus drôle... Dans ce contexte, mon "silence compositionnel" n'était pas total. Il me restait tout de même quelques heures nocturnes pour écrire de la musique ou faire des recherches sur la musique ; seulement, mon silence était total en ce qui concernait la diffusion de mes oeuvres. La raison de ce silence était très simple. Il m'était facile de me faire jouer puisque je détenais tous les moyens de production. Mais ces moyens n'existaient que s'ils étaient alimentés par les budgets dont j'étais responsable. Or ces budgets appartenaient, moralement, aux citoyens contribuables. Par conséquent j'avais résolu de m'abstenir d'utiliser la moindre part de ces budgets dans mon intérêt personnel. En ce qui concerne une véritable inquiétude sur l'avenir de la musique, je ne suis conscient de ne l'avoir éprouvée que plus tard car, à cette époque, j'étais trop dans le combat pour être inquiet. Nous en reparlerons.
[B]
François Nicolas a parfaitement raison lorsqu'il précise que mon opposition au romantisme ne s'adresse, en réalité, qu'à "un certain romantisme". Mais il convient alors, sous peine de confusion, de préciser, de définir si possible, ce que nous appelons ici le romantisme et ce que serait, alors, l'une de ses restrictions désignée par l'expression "un certain" romantisme.
Je commencerai par citer une phrase de Gioseffo Zarlino 36 qui fut sans aucun doute le plus grand théoricien de la musique du XVIe siècle : "L'expression est la récompense de la perfection". On pourrait peut-être dire que cette proposition de Zarlino représenterait le classicisme et qu'une proposition symétrique qui serait : "La perfection est le résultat de l'expression" représenterait le romantisme. Une hypothèse à ce point condensée, ou plutôt raccourcie, a de quoi séduire. Mais pour qu'elle approche si peu que ce soit de la vérité, ou de l'image de la vérité, il convient de préciser deux choses. La première est que le classique selon Zarlino ne méprise absolument pas l'expression. Au contraire, il la recherche et il pense seulement qu'elle ne peut être atteinte qu'au travers d'une parfaite réalisation technique. Il est sans doute optimiste puisqu'il croit que la perfection qui est son idéal sera toujours perceptible par l'auditeur. La seconde est que le romantique, le vrai, n'oublie pas, dans sa quête de l'expression, la recherche de la perfection. Je pense évidemment aux grands romantiques : Schumann, Brahms, Berlioz etc... Ils savent que si leur oeuvre n'est pas parfaitement pensée et n'est que faiblement architecturée, l'expression sera érodée en même temps que deviendront de plus en plus évidentes les imperfections purement techniques. Je puis donc maintenant me faire comprendre en disant que ce que j'appelle "un certain romantisme" est celui qui est représenté par ceux qui oublient tout simplement, à la recherche d'une soi disant expression, la nécessité, non seulement de la perfection, mais même d'une élémentaire cohérence. Comme le succès vient souvent, dans l'immédiat 37 récompenser ce genre de laxisme ; et cela est tout à fait normal parce que ce qui est simple, ou plutôt simpliste, est compris bien plus rapidement que ce qui est complexe, la tentation est grande de se dire que l'expression vient du coeur, de la créativité, de la spontanéité, et surtout pas du travail... D'où l'existence de colossales impostures. Au sujet de ces dernières, je pourrais citer de nombreux exemples mais je ne le ferai pas car si j'aime à pourchasser les idées fausses (ou pire le vide des idées), je ne veux en aucun cas pourchasser les hommes qui en sont les auteurs
Il s'ensuit que ma critique d'un "certain romantisme" ne vise nullement une position esthétique ou philosophique, ni surtout une ambition d'universalité, mais seulement l'illusion de l'existence d'une "inspiration" comme garantie de la valeur d'une oeuvre d'art. En résumé, il ne s'agit que d'un rejet de la facilité, de l'ignorance et de la paresse.
[C]
Nous abordons là un sujet assez épineux. A mon avis, ni l'art ni la science ne pensent parce que étant tous deux produits de la pensée ils ne peuvent donc penser ni se penser eux-mêmes. Il y aurait là une petite confusion heideggerienne. Il est en effet facile de voir, sans être psychanalyste, que Heidegger n'a jamais pensé qu'à (et que) sa propre pensée. Le serpent se mord parfaitement bien la queue. Je suis, en revanche, tout à fait d'accord pour constater une contemporanéité entre le positivisme et le romantisme. Et on peut même établir des passerelles entre positivisme et romantisme en faisant des constatations très concrètes en même temps que des raisonnements précis. Le romantique qui tient à l'expression (qu'il souhaite universelle) est bien obligé de chercher des moyens rationnels pour l'obtenir. Ces moyens rationnels (nous abandonnons ici l'hypothèse selon laquelle les dits moyens pourraient être découverts instinctivement) ne peuvent guère apparaître qu'à partir d'une démarche de pensée qui ne serait pas reniée par les plus convaincus des positivistes. Disons donc que ni l'art ni la science ne pensent ; mais peut-être (nous y réfléchirons), sont ils pensés par l'homme, non exactement de la même manière, mais du moins au travers de démarches convergentes de l'esprit.
[D]
Je voudrais m'opposer à l'association qui est faite entre le classicisme et le néoclassicisme dans l'expression : "discussion du classicisme donc du néoclassicisme". Pour moi, ce qui a été en musique ce qu'on a appelé le néoclassicisme est non pas une résurrection, mais une caricature, une déformation, un simulacre frelaté du classicisme et je le ressens comme presque une insulte pour les maîtres classiques. En quoi, en effet, a consisté le néoclassicisme en musique ? On a simplement utilisé des mélodies banalement tonales, parfois tout de même assez jolies, mais, au lieu de leur donner l'harmonie qui leur convenait, qui aurait été logique, c'est à dire une harmonie tonale, on a ajouté suffisamment de fausses notes pour que le résultat final paraisse "moderne". La recette de la musique "néoclassique" est donc très simple :
1/ Vous prenez une mélodie tonale suffisamment banale pour qu'elle soit immédiatement assimilée par n'importe quel auditeur, même de QI modeste.
2/ Vous offrez à cette mélodie une harmonisation qui peut être tout à fait simple et même enfantine.
3/ Comme tout cela serait trop simple, vous ajoutez à votre harmonisation le nombre suffisant de fausses notes pour arriver au degré de "modernité" que vous souhaitez.
Il ne s'agit donc pas d'un véritable néoclassicisme, mais au contraire, d'un anticlassicisme grimaçant.
[E]
Je ne vois guère de points à discuter (disputer) ici, sinon par suite d'une possible confusion terminologique qui vient du fait que l'expression "avant garde" a été utilisée à tort et à travers depuis longtemps. En fait, pour un bon nombre de personnes, l'avant garde représentait tout ce qui était suffisamment nouveau pour étonner, enthousiasmer ou indigner. Au travers de l'expression "avant garde", on accorde une valeur, soit positive, soit négative, à la nouveauté. Mais la nouveauté n'a, en elle même, aucune valeur. Il faut toujours poser la question : nouveauté de quoi ? On peut être nouveau en faisant n'importe quelle bêtise. Depuis que les critiques, et une partie du public, ont été traumatisés par les erreurs historiques qui avaient été faites par suite du refus de toute nouveauté, on a, au contraire, érigé cette dernière en valeur sûre. Et pour être "nouveau", on n'a pas hésité à utiliser des procédés de bricoleurs, ne nécessitant à la limite aucune connaissance musicale, et on a enveloppé ces bricolages dans un abondant discours pseudo-philosophique 38 . La lecture de certains programmes de concerts est littéralement terrifiante. On peut établir une liste de ces procédés d'avant garde ; elle n'est pas si longue car l'imagination des "avant-gardistes" n'est pas longue non plus :
1/ Martyriser les instruments de musique pour leur faire produire des sons pour lesquels ils n'ont pas été construits.
2/ S'amuser à faire faire aux musiciens des quantités de mimes et gestes indépendants de toute réalisation sonore, ou éventuellement, les transformer en mauvais comédiens. Cela s'appelle du "théâtre musical". C'est à dire du théâtre sans texte pour dissimuler de la musique sans idées.
3/ Essayer de dérober quelques recettes aux musiques extra-européennes pour concocter une mixture qui épate peut-être un public non averti mais, selon les circonstances, fait rire ou indigne les musiciens extra-européens concernés.
4/ Éviter de faire appel à l'intelligence et jouer sur le pouvoir hypnotique de la répétition (ce procédé est également d'origine extra-européenne). Cela s'appelle parfois le minimalisme...
5/ Croire naïvement que l'on vient d'inventer quelque chose de nouveau quand on reproduit, en toute ignorance, des procédés anciens ou archaïques. J'ai eu à faire une fois avec un compositeur qui croyait avoir fait du nouveau en utilisant les suites de quintes : il avait réinventé l'organum!
6/ Croire que l'on obtient une musique nouvelle simplement en utilisant des sons nouveaux. On s'épuise alors en recherches acoustiques (et non musicales) pour obtenir des matériaux sonores que l'on est pas toujours capable d'utiliser. C'est comme si on croyait enrichir le langage en inventant de nouvelles lettres à l'alphabet...
7/ L'imposture pseudo-scientifique avec l'utilisation de termes dont l'auteur ignore manifestement le sens, mais qu'il utilise pour donner l'impression que son travail est le résultat d'une très vaste connaissance.
8/ Se contenter de donner à un ou plusieurs interprètes des schémas d'improvisation plus ou moins dirigée. L'expression "musique aléatoire" qui fut employée pour ce genre de pratique est évidemment fausse puisque, ainsi que l'a démontré Émile Borel, l'homme ne peut pas imiter le hasard, même s'il peut toutefois le calculer.
Cette liste n'est sans doute, et malheureusement, pas exhaustive. Il se peut que j'aie oublié quelque chose. J'ajoute que certaines de ces activités prétendument nouvelles sont déjà passées de mode...
[F]
Essayons de continuer d'éviter les confusions qui seraient dues seulement à la terminologie. Alors, qu'appelons nous classicisme ? Je commence donc par citer Littré : "Classique, par opposition à romantique, qui est conforme ou qui se conforme aux règles de composition et de style établies". Cette définition est à la fois claire et insuffisante, surtout en ce qui concerne la musique. En effet, la musique occidentale étant évolutive, les règles changent au fil du temps. Qu'est-ce qui fait alors que Mozart est classique quand Palestrina ou Guillaume de Machaut l'étaient également ? Il ne s'agit donc pas de respecter les règles établies, mais de respecter les principes à partir desquels ces dites règles furent conçues. Le romantisme ne résulterait alors pas d'un refus de respecter les règles, mais d'une angoisse devant l'obligation de devoir modifier les règles pour respecter le principe dans la mesure où le langage évolue. Or, de par sa nature, la musique occidentale ne peut être qu'évolutive parce que les principes selon lesquels elle s'est organisée lui donnent une instabilité ; ou plutôt, pour reprendre l'expression de Ross Ashby 39 une ultra-stabilité, comme celle de l'homme qui marche parce qu'il rattrape continuellement sa chute en avant en avançant le pied. Pour faire un parallèle avec ce que je viens de dire à propos de Mozart, Palestrina et Guillaume de Machaut, je dirai que, pour moi, par exemple, Brahms et Roland de Lassus ou Gesualdo sont également romantiques.
[G]
L'hédonisme n'est pas, pour moi, une sorte de synonyme du néoclassicisme. Je vais essayer de me faire comprendre. Par exemple si le néoclassicisme de Francis Poulenc est évidemment hédoniste, celui de Hindemith ne l'est pas. On sait que l'hédonisme est la doctrine, ou l'attitude, qui vise à l'obtention du plaisir. Mais il y a plusieurs sortes de plaisir. En musique, le plaisir peut être sensible et/ou affectif et/ou intellectuel. Généralement les trois coexistent et sont différemment dosés selon les oeuvres. Pour trouver du (des) plaisir(s) à l'Art de la Fugue, aux derniers Quatuors de Beethoven ou à la Symphonie op.21 de Webern, il faut avoir fait certains efforts : acquisition préalable d'une certaine culture et, ensuite, au moment de l'audition, un effort d'attention et de mémoire. Mais les sportifs aussi, par exemple, prennent un plaisir évident à des activités physiques qui demandent beaucoup d'effort et peuvent même être douloureuses. Je définirai donc maintenant l'hédonisme comme la recherche d'un plaisir immédiat et sans effort. L'hédonisme atteindrait alors son degré de perfection quand le musicien refuse tout effort intellectuel de composition et quand les auditeurs, repoussant toute complexité, exigent seulement un plaisir auriculaire immédiat. Cela existe... suivez mon regard !
[H]
Je prétends, au contraire, que la compréhension, l'intelligibilité de l'oeuvre d'art exige, dans un grand nombre de cas, une connaissance et une acculturation préalables. François Nicolas compare un africain qui serait immédiatement touché par la musique de Bach et un européen admirant d'emblée une sculpture africaine. Il y a d'abord un certain danger à comparer les modes de perception de la musique, art du temps, avec ceux de la sculpture (ou peinture) art de l'espace. Ensuite, il faut rappeler que le goût pour la sculpture africaine est très récent en Europe et que, encore au début du XXe siècle, l'art africain était rejeté et méprisé ; qu'il est possible de trouver des africains qui acceptent la musique de Bach, mais qu'ils n'entendent pas en quoi elle est différente de celles de Johann Strauss ou de Schönberg (comme lorsqu'on dit que tous les chinois se ressemblent...) ; que Berlioz n'avait rien compris à la musique chinoise qu'il trouvait être l'expression d'une suprême barbarie et, enfin, qu'il est bien des oeuvres européennes qui furent longtemps incomprises des européens eux-mêmes. Et l'impact immédiat, quand il existe, ne semble guère concerner que ce que Stravinsky appelait les "franges" de la musique. Et, attention ! la recherche de l'impact immédiat ne nous ramènerait-il pas vers l'hédonisme ?
[I]
La notion d'oeuvre incontestable et incontestée est séduisante. Mais je préfère être prudent. Ne trouve-t-on pas toujours fatalement, quelque part, quelqu'un pour contester. Très prosaïquement, le chef d'oeuvre ne serait-il pas l'oeuvre qui n'est contestée que par une très petite quantité d'individu ? et encore, dans quelle couche socioculturelle va-t-on chercher les dits individus. La Sonate de Jean Barraqué est pour moi un chef d'oeuvre mais l'est-elle pour un admirateur de Jean Michel Jarre ? Ne serons-nous pas obligés d'accepter, pour les chefs d'oeuvre, une valeur statistique ; et il faudra alors être aussi prudents que les spécialistes des sondages. Devrons-nous donner une définition du type de celles de M. de la Palisse et dire que le chef d'oeuvre est ce qui est mieux que le reste et que ce mieux représente un très, très petit pourcentage ? Nous venons de parler de continuer. Je donnerai alors ma définition, tout à fait subjective du chef d'oeuvre : c'est ce qui, à la fois, me donne envie de continuer et me montre le chemin pour le faire.
[J]
Le débat ouvert ici par François Nicolas me semble porter moins sur le fond (qu'est vraiment la polyphonie ?) que sur la terminologie (qu'appelle-t-on ici polyphonie ?). En fait, cela revient à me demander de quoi je parlais quand j'utilisais (utilise) le mot polyphonie. Reprenons les deux hypothèses émises par François Nicolas.
La première est que le principe d'unité polyphonique doit s'affirmer dans la pluralité des voix. Selon cette hypothèse, seule la musique contrapuntique serait polyphonique (c'est d'ailleurs une idée restrictive assez généralement admise). Je dirai alors que cette condition n'est ni nécessaire ni suffisante et que nous allons immédiatement trouver des exceptions. Lorsqu'un professeur d'harmonie (je dis bien d'harmonie et non de contrepoint) dit (à tort) à ses élèves qu'une mélodie donnée possède une seule harmonie qui soit juste, il manifeste une intransigeance polyphonique (que je trouve exagérée). En effet il affirme ainsi que l'organisation horizontale (celle de la mélodie) implique une organisation verticale (celle de l'harmonie) qui puisse être déduite de la première 40 . Il a seulement tort d'affirmer qu'il y a une seule solution car Bach, avec certains de ses chorals, démontre le contraire. Lorsque le même Bach écrit un choral pour orgue en utilisant des accords de 4, 5 ou 6 notes (par exemple "Ach, was soll ich sünder machen"), il n'y a plus vraiment superposition de voix, à moins d'accepter que certaines des voix soient réduites à une seule note de temps en temps et pourtant nous ne dirons pas que cette musique de Bach n'est plus polyphonique. En toute rigueur, nous ne dirons même pas de certains mouvements des Suites pour violoncelle qu'ils ne sont pas polyphoniques tant s'en dégage une harmonie évidente. Lorsque, dans sa classe de composition, Messiæn analysait "Tristan und Isolde", il affirmait toujours que le solo de cor anglais au début du 3e acte est, en réalité, polyphonique. En revanche, lorsqu'un compositeur (ou écriveur de notes) superpose des lignes mélodiques sans aucun contrôle, n'importe comment, pour le simple plaisir de superposer des éléments sonores, je dirai que, pour moi, le résultat n'est pas polyphonique. J'accepterai donc, en ce qui me concerne, le mot polyphonie dans le cas des organisations "diagonales" de Boulez parce qu'il existe toujours, même dissimulée, cette stricte corrélation entre le mélodique (consécutif) et l'harmonique (simultané). Il y a encore une logique interne du discours musical. Mais je ne l'accepterai pas dans le cas d'un nuage de points de Xenakis car ils sont obtenus à partir de règles extérieures (lois physiques ou mathématiques par exemple, transplantées dans le domaine musical). Ici, la logique est externe. D'ailleurs, je remarque habituellement que, quelle que soit l'abondance de notes simultanées dans les oeuvres de Xenakis, je perçois ces dernières comme si elles étaient monodiques. Ai-je tort ?
Prenons maintenant la deuxième hypothèse : l'unité structurelle peut et doit être perceptible. Il est évident que, à partir d'un certain niveau de complexité, l'unité structurelle et les procédés qui ont permis de l'obtenir ne sont pas perceptibles en tant que tels, ils ne sont pas forcément identifiables ; mais leur existence est, elle, parfaitement perceptible. Prenons par exemple le cas du final de l'op.106 de Beethoven. Personne ne perçoit (à moins de le savoir d'avance) l'existence de la rétrogradation du sujet de la fugue. Mais tout auditeur attentif perçoit l'existence d'une organisation rigoureuse, d'une structure. S'il est difficile ou même impossible (à la seule écoute) de dire de quoi et comment elle est faite, il est évident qu'elle existe. Pour des raisons que je ne connais pas et que, par conséquent, je ne puis expliquer, j'ai toujours constaté que si la rigueur et la perfection n'étaient pas perceptibles (identifiables) par l'auditeur, leur existence était, elle, toujours ressentie, donc perçue. Zarlino avait sans doute raison...
Finalement, le problème revient seulement à demander ce que signifie, pour moi, le mot "polyphonie". Je devrais sans doute être plus précis et dire : polyphonie "occidentale".
[K]
François Nicolas a raison. Je n'ai jamais précisé (sinon oralement avec certains de mes élèves) en termes techniques du moins, ce que j'appelle le principe sériel. En termes non techniques, j'aime habituellement me référer à un texte de Paul Valéry dans son "Introduction à la méthode de Léonard de Vinci". Ce texte est d'ailleurs cité ici même par François Leclère.
Pour construire un message (j'emploie le mot dans le sens qu'on lui donne en Théorie de l'Information) nous disposons habituellement d'une ensemble de signes (l'alphabet) et d'un certain nombre de règles d'assemblage (le code). Il peut donc exister un nombre gigantesque de relations entre les éléments (les signes) et ces relations sont engendrées par les règles d'assemblage. Il suffit d'imaginer la quantité formidable (mais non infinie...) de Sonates pour piano qui peuvent être écrites en se limitant à un alphabet d'un peu plus de quatre vingt signes (les notes du clavier) et aux règles d'assemblage contenues dans les traités d'harmonie classiques. Le compositeur digne de ce nom va donc, pour arriver à une logique et une cohérence (j'emploie les expressions de Schönberg) du discours musical, envisager la "nuée des combinaisons possibles" (cette fois j'emploie les expressions de Paul Valéry) et procéder au meilleur choix possible 41 . Pour y arriver, il va prendre un nombre d'éléments (de signes) arbitrairement choisi, établir entre ces éléments des relations également arbitrairement choisies, et se limiter, à l'intérieur d'une oeuvre donnée, à ces éléments et à leurs relations. Ainsi, la série dodécaphonique ne représente qu'un cas particulier et parfois assez élémentaire parce qu'académique de ce principe. On peut encore, sans sortir du principe de rigueur que nous venons de décrire, imaginer que ni le nombre d'éléments, ni les relations ne soient absolument permanents. On peut alors toujours imaginer qu'une logique et une cohérence pourront être obtenues en établissant et en respectant des règles précises guidant simultanément les modifications tant des éléments que de leur nombre et des relations qui les réunissent. En fait, il faut donc qu'il y ait toujours quelque(s) chose(s) qui reste(nt) constant(s).
[L]
En tant que compositeur, je dirai ici de la philosophie le contraire de ce que je disais de l'activité théorique. Face à l'oeuvre déjà écrite, la philosophie peut m'inciter à de salutaires réflexions, m'aider éventuellement à réorienter mes points de vue, réfléchir à ce que pourraient être les oeuvres suivantes. Elle peut donc être enrichissante en tant que réflexion sur les oeuvres existantes. Mais, pour passer, concrètement, à la réalisation de l'oeuvre à écrire, non encore existante, la philosophie ne me sert absolument plus à rien. Devant la feuille blanche, la philosophie me permettra bien sûr de continuer à philosopher (ce que je pourrai exprimer en rédigeant une note de programme) mais ne m'aidera en rien pour écrire la moindre note. Le regard philosophique, par conséquent, me sera utile après que j'aurais écrit l'oeuvre alors que l'activité théorique m'aura été utile avant. C'est relativement à cette activité théorique que des passerelles vers les mathématiques pourront me rendre service. Il faut tout de même remarquer que si, aux origines de la polyphonie, la musique (musica speculativa) et l'arithmétique étaient proches parentes, au point parfois de se confondre, cette parenté tend, de nos jours, à devenir de plus en plus éloignée. Il pourra même s'agir seulement, parfois, de simples raisonnements par analogie.
[M]
Un jour, au cours d'une conversation avec le grand astronome Jean Claude Pecker, je disais à ce dernier que j'aurais aimé, au moins pendant quelques années de ma vie, être mathématicien professionnel. Et il me rétorqua : "De quoi vous plaignez vous, vous êtes professeur de composition au Conservatoire, c'est la même chose...!" Je pense qu'il faut faire la part de l'humour dans cette boutade, car je ne crois pas que la pensée mathématique et la pensée musicale soient immédiatement connectables. Je ne pense pas non plus que les mathématiques puissent être appliquées à la musique. En revanche, je crois que les mathématiques, ou du moins certaines disciplines des mathématiques, selon les cas, peuvent être utilisées pour trouver des solutions à certains problèmes concrets que se pose le compositeur. Il peut ne pas s'agir, forcément, de modèles mathématiques, mais seulement de méthodes de raisonnement, de pensée, analogue à celles que l'on utilise pour résoudre certaines interrogations (problèmes) lorsqu'on fait des mathématiques.
[N]
Une petite précision pour rendre à César ce qui est à César : C. Shannon a bien publié sa "Mathematical Theory of Communication" en 1949 mais l'idée selon laquelle l'information serait mesurable, donc qu'il existe une unité d'information avait été exprimée par Hartley (j'ai oublié son prénom) dès 1931, au cours d'un congrès de télégraphie. L'ouvrage de Shannon était complété par un essai de Warren Weaver sur l'application de la Théorie à l'Esthétique. Dans les années 50, des recherches sur la Théorie de l'Information et la musique furent entreprises par la propre épouse de Shannon et ces recherches furent citées et commentées par Pierce dans son ouvrage "Symbols, Signals and Noise".
[O]
C'est là le thème des innombrables débats que j'eus avec Pierre Schæffer. Pour lui, le matériau sonore était l'oeuvre musicale (il a changé d'avis depuis) et pour moi, le matériau sonore était à l'oeuvre musicale ce que les lettres ou les phonèmes sont au poème. Mais on peut nuancer cette opinion. Prenons quelques cas : dans l'Art de la Fugue, l'Offrande Musicale et même le Clavier bien tempéré, la pensée musicale est indifférente à la nature du matériau. On peut changer d'instrument sans que la musique soit altérée. Dans La Mer ou Jeux de Debussy, au contraire, la musique est, par sa nature, liée au matériau : il faut que l'orchestre soit bon. Dans une musique concrète schæfferienne, c'est bien le matériau et uniquement lui qui fait la musique. Dans les deux premiers cas, il faut bien constater que la pensée musicale est bien préalable à son matériau. L'orchestration de Debussy est pensée avant de se transformer en matériau et les sonorités debussystes sont d'abord imaginées avant d'être réalisées 42 . En revanche, dans le cas de la musique concrète schæfferienne, c'est en manipulant le matériau qu'on nourrit l'espoir que va s'en dégager une pensée musicale. Il arrive que çà marche...presque...!
[P]
Précisons cette différence, car elle est en effet de taille, entre oeuvres d'art et messages téléphoniques. C'est la différence entre une information dite sémantique et une information que Abraham Moles a appelée esthétique. J'utiliserai les exemples suivants pour proposer des définitions. Si je reçois un télégramme me disant : "Arthur arrive demain train 8 heures", je ne serai ému que si j'ai avec Arthur des rapports sentimentaux soit positifs (amitié) soit négatifs (il m'ennuie). Selon toute vraisemblance, j'irai l'attendre à la gare ou me préparerai à le recevoir. Si je reçois le message : "La fille de Minos et de Pasiphaë", il me produira peut-être un plaisir, à moins que ma culture littéraire soit particulièrement nulle, mais il n'induira chez moi aucune volonté d'action. Nous pouvons donc tenter les deux définitions suivantes : l'information sémantique est celle qui induira chez moi une modification du comportement et l'information esthétique celle qui induira une modification d'état. Bien entendu, il n'existe pas d'information purement sémantique ou purement esthétique, il y a toujours un mélange des deux, et elles sont diversement dosées. Reste une énorme difficulté : l'information sémantique est mesurable, du moins si l'on accepte certaines règles et conventions, alors que l'information esthétique ne l'est pas. De plus, on ne sait pas exactement comment surgit l'information esthétique. J'ai émis à ce sujet quelques hypothèses (il serait trop long de les exposer ici) mais aucune n'est entièrement satisfaisante. Enfin, si l'information sémantique est mesurable dans l'abstrait, elle ne l'est pas plus que l'information esthétique dès qu'on veut l'apprécier en fonction de son efficacité sur le récepteur. Tout dépend de ce que ce dernier connaît déjà, a priori, sur le message et sur son code.
[Q]
N'exagérons rien. Il n'y a jamais d'indifférence totale au matériau musical. On préfère toujours une oeuvre de Bach, même l'une de ses plus abstraites, jouée sur un bon instrument que sur un mauvais. Et comme je le disais plus haut, dans le cas de Debussy (ou de Ravel) on ne peut changer le matériau sans changer l'oeuvre peu ou prou
J'affirmais simplement que durant l'acte de composition, le matériau est pensé, imaginé, en même temps que l'oeuvre 43 . Le cas de la fétichisation peut être tragique. Je possède, entre autres, un enregistrement de l'Art de la Fugue de Bach que je trouve totalement insupportable parce que, sous prétexte de retrouver les timbres et les enveloppes dynamiques "historiques" de chaque note, les interprètes ont complètement détruit le discours contrapuntique.
[R]
Je me souviens maintenant avoir écrit ces lignes en une époque où, travaillant encore sur les techniques stéréophoniques, je m'insurgeais contre ceux qui ne voyaient dans ce procédé d'enregistrement que le moyen d'aller de gauche à droite ou inversement. D'où l'existence de nombreux enregistrements de passage de trains ou de manifestations sportives, le ping-pong et le tennis étant particulièrement privilégiés. Je prétendais que l'important n'était pas ce que l'on entendait venir des haut-parleurs, mais ce que l'on entendait entre les haut-parleurs. Dans le cas de la Symphonie Pastorale ici citée (ou de n'importe quelle autre) je considérais que la profondeur de l'orchestre était au moins aussi importante, sinon plus, que sa largeur.
[S]
A propos de l'obsession du 1 chez Ansermet, rappelons qu'il a même inventé les logarithmes à base 1...!
[T]
Si je dis que je décide une loi, j'emploie un langage qui est emprunté davantage au droit qu'à la science. Au nom de quoi déciderais-je une loi en musique ? En revanche, je suis bien d'accord avec l'expression : adopter une règle. En ce qui concerne les lois, je dirai que, comme en physique, on les découvre, on ne les décrète pas. Exemple : la loi de Weber-Fechner qui est citée un peu plus loin par François Nicolas. On pourrait citer aussi la loi selon laquelle l'intérêt est inversement proportionnel au logarithme binaire de la répétition ou encore la loi de Zipf : le produit du rang par la fréquence est constant, etc... En fait, ces lois sont bien éloignées de tout raisonnement mathématique, encore qu'on puisse les représenter par des formules très simples, car elles résultent simplement de constatations statistiques. Si on peut constater qu'elles sont valables pour la quasi totalité des être humains, nul ne peut affirmer qu'il n'existe des exceptions.
A propos, je ne crois pas avoir jamais dit que la loi de Weber-Fechner était le "pont aux ânes" de la théorie de l'information (la théorie de l'information peut s'en passer) mais celui de l'esthétique dite "scientifique" (Fechner en Allemagne et Chevreul en France).
[U]
Une fois de plus, nous nous trouvons devant un problème qui est seulement d'ordre terminologique. Je dois plaider coupable car cela prouve que je n'ai pas été assez clair, assez explicite, assez précis dans mes discours. Je parle donc de loi lorsque je ne puis justement pas la décider, lorsque je peux seulement la subir que je m'y soumette ou non. Il ne m'appartient pas, par exemple, de décider que l'oreille humaine est (statistiquement parlant) plus sensible à la justesse de la quinte qu'à celle de l'octave ; ou encore, (si je suis en train d'orchestrer), que l'effet de masque est d'autant plus grand que la fréquence du son masquant est proche de celle du son masqué ; ou encore, qu'il existe une corrélation inverse entre le débit d'information d'une musique et le niveau acoustique auquel on a tendance à l'écouter etc... En revanche, je suis libre de choisir mes règles et de décider de leur nombre autant que de l'étendue de leurs contraintes. Chacun sait que, dans l'histoire de la musique occidentale, les règles ont toujours changé et changent encore. En revanche, les lois restent. Elles peuvent se trouver affinées, on peut en découvrir de nouvelles, mais elles sont toujours là. En fait, chacune de ces lois connaît seulement deux grandes périodes dans son existence : lorsqu'elle est appliquée sans être identifiée ni même connue, et lorsqu'elle est connue (découverte) et appliquée consciemment.
[V]
Lisant cette phrase, je viens d'entendre Beethoven se retourner dans sa tombe. Parler du seul plaisir pour l'artiste nous renvoie à ce que, tous deux, avons déjà dit de l'hédonisme. Il est inutile d'y revenir. Par ailleurs, je dois avouer que j'éprouve un véritable plaisir, et même un plaisir esthétique, en lisant nombre de textes scientifiques : de Poincaré, de Max Planck, d'Einstein, de Bertrand Russell et même Bourbaki... Je crois que le partage entre le plaisir et la joie ne se fait pas si aisément.
[W]
Tout à fait d'accord au sujet de ces différences d'attitudes de l'ingénieur et du physicien devant une équation, disons un modèle mathématique. L'équation ou le modèle seront pour l'ingénieur, non vraiment un dogme, mais un moyen sûr d'assurer l'efficacité de son modus operandi. Pour le physicien, cette même équation et ce même modèle ne seront jamais que provisoires. Ils ne représentent qu'une étape dans la conquête de la perception et de la compréhension de l'univers. Pour prendre un exemple trivial, l'ingénieur qui construit un pont considérera que les piles en sont parallèles, mais elles ne seront jamais parallèles pour le physicien.
[X]
Pourquoi nous polariserions-nous seulement sur les tendances aristotéliciennes et/ou platoniciennes ? Je pense qu'elles ne sont finalement pas tellement contradictoires, surtout si l'on considère que chacune peut être prise comme une réflexion sur l'autre. Nous quitterions alors la caverne de Platon pour nous retrouver entre deux miroirs parallèles ! Finalement, je crois que si on me demandait d'avoir à choisir entre une position platonicienne et une position aristotélicienne, je choisirais, sans hésiter, la position archimédienne. Quel bonhomme que cet Archimède ! Et ce dernier me renverrait immanquablement vers Héraclite. Pardon pour cette petite pagaille dans la chronologie...!
[Y]
Je suis tout à fait d'accord : la forme ne peut pas être considérée seulement comme une Gestalt.. Ou alors, seulement s'il s'agit de très petites formes, d'oeuvres très brèves. Dès que le temps se déroule un peu plus longuement, la Gestalt ne suffit plus, car il est perçu alors plusieurs Gestalten juxtaposées les unes aux autres ou imbriquées les unes dans les autres. Dès qu'il s'agit de la grande Forme, il faut penser, non plus seulement à l'éducation (indispensable) de l'oreille, mais surtout à celle de l'attention et de la mémoire. Pour apprécier pleinement le dernier mouvement de la IXe Symphonie, il faut se souvenir des trois précédents, et pour comprendre le "Crépuscule des Dieux", il faut ne pas avoir oublié "l'Or du Rhin", ni "La Walkyrie", ni "Siegfried". Et voilà que je me mets à penser à la Forme comme à une sorte de volcan de mémoire, plutôt que comme un trou de mémoire...!
[Z]
Merci pour cette si amicale, si agréable et, je l'espère, féconde pour chacun, provocation à la "disputatio".
NOTES
1 Voir la liste des écrits utilisés à la fin de cet essai.
2 La numérotation retenue synchronise le déroulement de cet essai et celui du florilège précédent. Elle vise à faciliter le dialogue entre les deux parties.
3 Ce silence compositionnel [des années 1965-1971] s'explique simplement par mes autres activités, et non pas par des problèmes théoriques liés à la musique. »
4 À l'inverse, pour une femme la conquête serait préférentiellement celle du Non quand le Oui serait plus liminaire. Voir par exemple le "Non !" résolu de Sygne à la fin de L'otage de Claudel.
5 Schumann se trouve ainsi parfois pris pour emblème de ce que la musique - s'entend une conception de la musique comme pensée - ne serait plus désormais possible. Cf. le "filon-Schumann", exploité par Michel Schneider, en définitive contre l'existence de la musique contemporaine (voir "La tombée du jour". Seuil 1989).
6 Je dialogue ici avec une problématique ouverte par Célestin Deliège dans un article de 1987 : "La fin du romantisme" Entretemps n·4.
7 Par exemple : L'Art n'a rien à démêler avec l'artiste. » Flaubert (Lettres) ; L'oeuvre veut arriver par les mains de l'artiste à son immanence pure. Dans le grand art, l'artiste reste, par rapport à l'oeuvre, quelque chose d'indifférent. » Heidegger (Chemins qui ne mènent nulle part)...
8 Cf. "L'instant persuasif du roman". Conférence du Perroquet n·9. Janvier 1987.
9 Cf. "Le maître ignorant". Fayard 1987
11 Voir par exemple [1987] pour sa recherche d'algorithmes musicaux qui soient fidèles à ce principe polyphonique.
12 Je prends ici structure au sens élémentaire de ce qui est disposé par la partition ; celle-ci en effet est ce qui constitue la structure de l'oeuvre. On pourrait sans doute raffiner le propos en distinguant les structures directement algébriques de l'oeuvre (celles que fixe spécifiquement l'écriture musicale), et les structures plus topologiques (celles que consignent les notations) ; mais cette différenciation n'est pas essentielle aux questions ici abordées.
13 voir en particulier le bleu d'Yves Klein...
14 Voir par exemple la dernière scolie de L'Éthique : "L'ignorant, outre que les causes extérieures l'agitent de bien des manières, et que jamais il ne possède la vraie satisfaction de l'âme, vit en outre presque inconscient et de soi, et de Dieu, et des choses, et, dès qu'il cesse de pâtir, aussitôt il cesse aussi d'être."
15 Cf. la passion du "je n'en veux rien savoir !". Voir par exemple "Encore" (Séminaire XX) p.110
16 Mon appréciation de ce livre est sur ce point en décalage sensible de celle que formule Michel Philippot dans son article Pierre Boulez aujourd'hui » [1965].
17 Compte-rendus de cours (1963) et conférence (1965) à Darmstadt
18 Voir "L'être et l'événement" Alain Badiou (Seuil 1988), en particulier la méditation 29.
19 Voir le remarquable ouvrage d'Arpád Szabó : "Les débuts des mathématiques grecques" Vrin 1977.
20 Thèse, il est vrai, très singulière, attribuable à Alain Badiou ; cf. en particulier le livre précédemment cité "L'être et l'événement".
21 Cf. "Anthropologie du nom". À paraître.
22 Cf. "La fiction du politique". Christian Bourgois (1987)
23 Il faut citer ici en premier lieu Abraham Moles. Cf. son ouvrage de référence : "Théorie de l'information et perception esthétique". Flammarion 1958
24 Cf. I.Stravinsky, mais aussi J.P.Sartre...
25 J'établis ici un parallèle avec le travail d'un ami psychanalyste, Lucien Pitti, qui a proposé pour "mathème de la haine" l'écriture 0=0. Voir son "Séminaire de philosophie" 1992-1993. Lyon
26 "Les seuils différentiels relatifs sont constants"
27 Cf. sur ce point G.Canguilhem : "Études d'histoire et de philosophie des sciences" p.61... Vrin (1989)
28 Cf. Wittgenstein : "Les mathématiques sont une méthode logique. Les propositions des mathématiques sont des équations." (Tractatus logico-philosophicus : 6.2), et encore "La logique du monde, que les propositions de logique montrent dans les tautologies, les mathématiques la montrent dans les équations." (6.22).
On connaît également l'importance dans son "vocabulaire" des termes règle, application, définition (ex. "Les définitions sont les règles de la traduction d'une langue en une autre." 3.343)...
29 Dans un premier système les applications de la science sont considérées comme des dérivations, comme des dégradations, des extensions délavées de la science pure. Les sciences appliquées sont les cadettes et les Cendrillons des sciences pures justement négligées par les esprits supérieurs. Dans ce système le laboratoire est comme un lieu de prédilection, éclatant de lumière ; lui seul importe. L'atelier est une sorte d'autre chose dont il vaut mieux ne pas parler, dont il est élégant et même simplement décent de ne pas parler. Dans le deuxième système tout est réhabilité : le praticien naguère méprisé reprend le pas sur le théoricien. Celui qui est de toutes parts plongé dans la nature en définitive en sait plus que celui qui dans l'immense univers a découpé plus ou moins artificiellement un lieu clos et ouvert, abrité des tempêtes du large, un coin relativement tranquille, un compartiment nommé laboratoire. Pratiquement on a le courage d'envisager que dans les industries techniques, l'atelier, l'usine, le magasin, l'arsenal ne sont pas des lieux indignes des prolongements bâtards du laboratoire mais au contraire qu'ils sont ceux qui ont un contact, un abordage perpétuel, une soutenance permanente avec la réalité. Dans ce deuxième système l'ingénieur n'est point inférieur au savant. L'ingénieur qui malaxe, qui manipule tant de matière, est puissamment inséré dans la réalité. Ce n'est plus la nature et notamment cette deuxième nature l'atelier, l'usine, qui devient comme un prolongement honteux de laboratoire mais c'est le laboratoire au contraire qui redevient ce qu'il est : une réduction plus ou moins artificielle de la nature. » Charles Péguy (La Thèse)
30 Cf. "Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci" (1910)
31 On semble ne lui devoir en mathématiques que la détermination du centre de gravité de la pyramide.
32 Cf. par exemple René Huyghe : "L'art et l'âme" Flammarion 1960
33 Comme l'est l'école pour les autres savoirs socialement transmissibles... Voir "De l'école" Jean-Claude Milner. Seuil 1984
34 D'où que Freud ait pu considérer la tâche d'éduquer comme un impossible métier (à l'égal de celle de gouverner et d'analyser).
35 "Donc on remet en question" in "La musique en projet" Gallimard 1975 p.18
36 in "Le Institutioni Harmoniche", Venise, 1558.
37 Je suis, malheureusement, suffisamment vieux pour avoir connu bien des succès éphémères. Des soi disant compositeurs, remplis de "créativité" qui, après un succès de quelques années, sont maintenant déjà tombés dans l'oubli.
38 Voici un exemple de ce type de pathos : "La proxémisation en tant que stratégie compositionnelle primordiale de musicalisation de la signification dans le processus de production du sens musical, comprend aussi l'exploration de l'espace intertextuel ou l'analyse - auditive puisque compositionnelle musicale - du phénomène de l'intertextualité". Je ne veux pas être pas trop méchant pour l'auteur et m'abstiens donc de le nommer...
39 Un des pionniers de la Théorie des Systèmes ; in "Design for a brain". Londres, 1961.
40 Symétriquement, Rameau disait que "la mélodie provient de l'harmonie".
41 On peut se demander si la mode passagère des musiques dites (à tort) aléatoires n'était pas l'expression d'une angoisse devant l'obligation de faire ce fameux choix. On décrit alors globalement ce que Paul Valéry appelle la "nuée des combinaisons" et on laisse les autres choisir.
42 Carl Maria von Weber et Busoni ont écrit sur ce sujet des choses fort intéressantes.
43 Encore qu'il existe des transcriptions, lesquelles, par définition, changent les matériaux, qui sont réalisées par les compositeurs eux-mêmes. Ce qui prouve bien qu'ils acceptent ce changement.