François NICOLAS

[ Catalogue | Bibliographie ]




"Ce doit être !"

(Essai sur les écrits de Michel Philippot)




A. Introduction

B. Florilège

C. "Es muß sein !"

Liste des écrits utilisés



A. Introduction



Relire aujourd'hui les écrits de Michel Philippot pour en avancer une interprétation d'ensemble implique d'inventer une méthode propre à cet objectif. Ses écrits en effet recouvrent des sujets très divers, allant de la musique aux sciences en passant par l'histoire et l'esthétique : l'ensemble n'a d'ailleurs jamais été composé comme tel, sous la forme d'un recueil et moins encore d'une Somme si bien que l'impression globale, à première lecture, est celle d'une construction baroque, emplie de recoins et d'enluminures plutôt que d'une cathédrale à l'architecture transparente. L'oeuvre théorique de Michel Philippot s'est manifestement élaborée au gré des circonstances de la vie, des colloques et des commandes, si bien que ressaisir ce massif ébouriffé en son unité, en sa tension propre, implique un travail d'invention : il s'agit de reconstituer une trajectoire de pensée qui, si elle ne prétendra pas à l'exactitude (comment serait-ce d'ailleurs possible ?), visera cependant une vérité de son propos. Il nous faut donc proposer une interprétation de ce massif, faute de quoi la (re)lecture serait purement redondante, et sans enjeu.

Toute interprétation impose des décisions et des paris : les décisions de couper la continuité du discours en certains points, et les paris de faire circuler du sens à partir de ces localisations. Ceci n'est pas sans péril : une interprétation engage celui qui l'avance tout autant si ce n'est plus encore que celui dont il est question. L'interprétation que j'avancerai m'engagera donc tout autant si ce n'est plus qu'elle n'engagera Michel Philippot.

Comme toute interprétation, celle-ci induira ce que l'on peut nommer depuis Épicure des clinamens, ces légères inclinaisons de la pensée. Comme l'on sait la figure du clinamen est ultimement celle de la liberté, en l'occurrence de la liberté de penser par soi-même. Les petites déclinaisons que je serai amené à dessiner dans la trajectoire de Michel Philippot seront donc indistinctement la reconnaissance de sa propre liberté de pensée, et l'exercice de la mienne. Mais si, comme le rappelle Nietzsche, toute liberté est bien l'exercice de la responsabilité, je resterai ultimement seul responsable de ces inflexions.


L'interprétation que j'avance des écrits de Michel Philippot ouvre à un ensemble très vaste de questions ; elle prend parfois la forme d'une disputatio, de celles qu'il y avait à cette époque de l'Ars Nova si chère à l'auteur de ces écrits. Mais une interprétation, c'est précisément un dialogue entre deux subjectivités plutôt qu'une description clinique ou qu'une dissection froide.


Avancer une interprétation des écrits de Michel Philippot, parfois quelques dizaines d'années après qu'ils aient été publiés, supposerait pour être entendu et compris que chaque lecteur de cet essai puisse faire le même travail, le même parcours. Cette condition est excessive, ne serait-ce que parce que ces textes ne sont pas aujourd'hui rassemblés sous une forme aisément accessible et restent dispersés, en de nombreuses revues, souvent devenues introuvables. Il m'a donc semblé convenable de pallier à cette difficulté d'une manière qui soit conforme à la méthode interprétative adoptée. J'ai choisi pour cela de constituer un florilège de ses écrits que j'ai composé selon un principe linéaire d'exposition. Somme toute, j'ai reconstitué, à partir d'extraits prélevés dans ses textes, une sorte de nouvel article, formant résumé possible de son discours sur la musique.

L'hypothèse sous-jacente de cette composition est celle d'une profonde continuité dans le propos théorique de Michel Philippot, par-delà les quarante années ayant séparé les premiers écrits des derniers. La permanence des thèmes, le retour sur les mêmes questions au fur et à mesure de leur appronfondissement ne m'incitaient pas au strict parcours chronologique mais plutôt à une récapitulation synthétique.

J'ai relié les extraits, prélevés dans les écrits de Michel Philippot, d'énoncés de ma plume qui ordonnent cette fragmentation en un propos suivi et, je l'espère, cohérent. Ces énoncés, inscrits en caractères typographiques différents, restent de ma responsabilité. Je ne les tiens pas cependant pour arbitraires car ils tentent de refléter l'esprit des propos de Michel Philippot même s'ils ne sont pas toujours exacts quant à la lettre. Mais on sait qu'entre vérité et exactitude, il faut choisir ; et j'ai choisi de cerner une vérité des écrits de Michel Philippot.

Pour cela j'ai voulu donner une forme construite à son propos, recourant pour ce faire à cette numérotation qu'on retrouve dans le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein. Je crois ainsi adopter une forme d'exposition fidèle à l'esprit de Michel Philippot et j'espère que la suite de cet essai saura en rendre compte. Somme toute, ajuster une forme au contenu d'une pensée, n'est-ce pas là aussi l'exigence requise de qui s'engage dans une interprétation ?


Michel Philippot a eu l'amabilité de lire cet essai et de prolonger la disputatio qui s'y engage de remarques et compléments. On les trouvera exposés en conclusion de ce texte, conférant ainsi à cette réflexion l'allure bienfaisante d'un contrepoint à deux voix.


B. Florilège


 



C. "Es muß sein !"

Petit intermède : le mathème du comique



5.3. "Appliquer" la Théorie de l'information...

De manière récurrente apparaît dans les écrits de Michel Philippot l'idée d'une dialectique théorie-pratique dont le nom ajusté est celui d'application (cf. 5.2.2.1).

Michel Philippot est cependant d'une grande prudence dans ce mouvement (ce qui distingue radicalement son entreprise théorique de celle d'un Xenakis, qui ne lui est que très superficiellement apparentée). Il met ainsi en doute la possibilité d'une application directe des mathématiques à la pensée musicale et cette discussion passe par la différence, récurrente tout au long de ces écrits, entre lois et règles.


La distinction entre lois et règles.


Par fidélité à l'esprit de [la poésie véritable] je me sens en droit de revendiquer pour la traduction des mètres les plus réguliers une forme a priori sans aucune règle, ce qui ne veut pas dire sans loi. »

Yves Bonnefoy (Traduire les Sonnets de Shakespeare)


La conception par Michel Philippot de cette différence (cf. 5.3.2.1) peut se résumer ainsi : si loi désigne un commandement raisonné, il ne peut être révélé mais doit être découvert comme régularité empirique : loi désignera donc "loi scientifique". Or l'acoustique - modalité de la science pour la musique - ne saurait normer la musique car cette loi serait alors extrinsèque. Donc loi (scientifique, acoustique...) ne saurait valoir de l'intérieur de la musique, et les impératifs immanents à la pensée musicale devront être nommés règles et non pas lois.

Il est frappant que ce mouvement élimine la possibilité qu'existent de véritables lois musicales de deux manières : d'une part il n'y a pas dans l'espace de la musique de régularités empiriquement attestables entre phénomènes et conditions ; d'autre part il n'y a pas en ce domaine de lois révélées.

Si l'on ne peut bien sûr qu'accorder ces deux points, notons cependant que Michel Philippot élimine ce faisant une possibilité supplémentaire : celle que les lois musicales soient purement et simplement décidées, sans justifications empiriques ni révélations transcendantes. Et n'est-ce pas là le propre de la plupart des lois : être produites selon des axiomes qui n'ont nulle validité empirique ni justification transcendante, n'étant que de pures décisions de pensée ?

Ce qui me frappe est que Michel Philippot, pour poser que la pensée musicale n'aura à faire qu'à des règles, doit implicitement raturer l'existence de décisions de pensée suspendues dans le vide de toute empiricité. Bien sûr, on pourrait objecter qu'il revient au même d'appeler lois ce qui est ici appelé règles (puisque ce dernier mot porte tout aussi bien que les mots lois et axiomes sa part d'arbitraire), et qu'il n'y a là, somme toute, que l'indifférence d'une dénomination (comme Hilbert proposait, sans inconvénient majeur prétendait-il, de rebaptiser les mots de son axiomatique point, droite, parallèle... par d'autres tels bâton, chaise, cheval...). Mais l'arbitraire d'une décision véritable n'est pas l'arbitraire d'un choix sans conséquence et sans portée. La décision engage, et l'arbitraire d'une décision tient à ce qu'on ne décide jamais que du point où tout calcul défaille à prescrire la bonne décision. Alors que l'arbitraire d'une simple adoption n'est le plus souvent qu'un raccourci ou qu'une paresse de tout calculer (là où ce serait possible mais où la faiblesse des enjeux justifie qu'on s'en dispense). En ce sens, on décide une loi, mais on adopte une règle. La règle concerne la forme, la loi l'essence. [MP : T]

Le point qui importe ici est que cette prévalence des règles sur les lois va orienter l'usage fait des formules ou des équations que les mathématiques établissent et semblent livrer à l'application des autres disciplines.



5.4. Règles normatives plutôt que descriptives

En général le mouvement d'application des mathématiques se fait de manière privilégiée au travers de formules équationnelles et, corrélativement, il court-circuite non seulement les théorèmes mathématiques (qui constituent malgré tout les véritables énoncés mathématiques) mais surtout leurs démonstrations (qui restituent pourtant au plus près ce qui a été pensé sous tel ou tel énoncé).

La théorie de l'information, telle qu'appliquée aux phénomènes esthétiques, illustre cette position et semble ne retenir des mathématiques que formules et équations. Pour n'en donner qu'un exemple, la "loi de Fechner" ("le pont-aux-ânes de la théorie de l'information" selon Michel Philippot) pose que la sensation varie comme le logarithme de l'excitation ce qui s'écrira sous forme d'équations très simples [S=K.Log(E) ou, du côté des seuils 26 : _E/E=constante].


Mais cette loi ne semble que très peu une loi au sens précédemment défini par Michel Philippot : elle ressort beaucoup moins d'une régularité empirique effectivement constatée que d'une prescription visant à doser quantitativement ordre et désordre. Cette loi de Fechner semble être en effet une règle empirique beaucoup moins déduite que construite aux fins de délimiter une position médiane préjugée entre ordre et désordre : la formule qui la constitue dispose clairement deux tendances extrêmes, symétriques l'une de l'autre et linéairement couplées en sorte que l'équation délivre, comme innocemment, ce qui était son but véritable : l'identification d'une position médiane.

Ce type de loi apparaît consister en vérité en une norme édictée sous une forme littérale qui lui donne rétroactivement la frappe d'une formule et par là l'apparence d'une loi naturelle en même temps qu'elle autorise un fonctionnement réglé des composants qu'elle relie.

Cette sorte de loi - les autres lois de la théorie de l'information appliquées à l'esthétique semblent toutes de cette même facture - est donc une règle plutôt qu'une loi (au sens donné par Michel Philippot à ces termes) ; en tout état de cause, elle est plus normative que descriptive. [MP : U] Ceci la rapproche de ces lois d'origine positiviste qui se disent empiriquement générées pour mieux imposer leur caractère sourdement prescriptif (voir l'exemple canonique de la "loi des trois états" d'Auguste Comte 27 ).


On retrouve donc là ce courant de pensée dont le nom générique est positivisme et dont on a déjà vu qu'il prenait la science pour modèle de pensée. On peut l'examiner ici sous un autre de ses traits qui tend plutôt à cette forme singulière du positivisme nommée positivisme logique et qui consiste en ceci : ce qui des sciences vaudrait modèle pour la pensée serait une logique mathématisée, fondatrice de tout calcul, dont la forme singulière - mathématisée - aurait pour nom équation. Ainsi d'un même mouvement les mathématiques se trouvent fondues en la logique, établies comme règlement opératoire du calcul, et concentrées en ce type d'énoncé qui égalise deux expressions 28 .

Il y a une accointance assez manifeste entre les présupposés de la théorie de l'information telle qu'appliquée aux phénomènes esthétiques et ce courant de pensée (positiviste logique) qui constitue une orientation de pensée très caractéristique du milieu du 20· siècle. L'ensemble de ces déterminations n'est pas sans conséquences subjectives comme on va maintenant l'examiner.



6. Les facteurs subjectifs...


6.1. Figures subjectives

Michel Philippot accorde une importance particulière aux différentes figures subjectives opèrant dans le champ musical. C'est, je trouve, tout à l'honneur de ses écrits de ne pas cantonner la théorie musicale à l'examen de problèmes objectifs mais d'y inclure l'examen des sujets irréductibles qui y oeuvrent.


6.1.1. et 6.1.2. Trois sujets


Aucun artiste ne devra posséder une personnalité unique. Il devra en posséder plusieurs [...] dissipant ainsi la fiction grossière selon laquelle il serait un et indivisible. »

Pessoa (OEuvre poétique d'A. de Campos)


Il me semble qu'il y a, dans ces écrits de Michel Philippot, trois sujets principaux à l'oeuvre dont les noms sont respectivement compositeur, ingénieur et enseignant. On retrouve là bien sûr les différentes positions tenues dans la vie musicale par l'homme Michel Philippot si bien que ce partage des subjectivités telle qu'il tente de le réfléchir désigne aussi son propre partage subjectif entre trois activités concrètes.


6.1.3. Et un "en plus"

Il existe cependant une figure supplémentaire qui va tendre à nouer ensemble celles de compositeur et d'ingénieur. Il y a en effet dans ces écrits de Michel Philippot la circulation d'une sorte d'idéal, idéal d'un sujet complet animé du désir ramifié de créer, idéal d'un homme universel dont les centres d'intérêt sont multiples, dont la curiosité est inépuisable et dont l'activité est une quête sans terme possible. Cette figure est je crois l'envers subjectif de la problématique d'un art-science ou d'une musique-mathématique : elle l'incarne en un type de sujet. Michel Philippot va donner à cette nouvelle figure subjective un nom, mais cette fois un nom propre, en l'occurrence le nom d'un sujet qui a marqué effectivement l'histoire de l'art : celui de Léonard de Vinci.


6.1.4. Léonard de Vinci

Léonard représente la grande figure de cette sorte de créateur qu'il est convenu d'appeler artiste-ingénieur. La Renaissance, comme le 19· puis le 20· siècles, fut une époque favorable à l'éclosion de ce type. Le thème de la recherche y tient un rôle unificateur permettant de penser ensemble la double activité artistique et scientifique. Et c'est en ce sens que le chercheur devient ici un type subjectif supérieur, figurant ce qu'on tient être "un homme complet".

Cette dénomination engage de délicates questions dont on trouve trace, me semble-t-il, dans ce trait singulier : Michel Philippot attache à cette figure subjective ce qu'il va nommer un "complexe", plus précisément "le complexe de Léonard de Vinci" (cf. 6.1.4.1).


Des différences entre les subjectivités de l'artiste et du scientifique


[Il y a, dans le travail scientifique] la foi dans la solidarité et la durée du travail scientifique, de telle sorte que chacun puisse travailler à sa place, si humble soit-elle, avec la confiance de ne pas travailler en vain... [...] Il n'y a qu'une seule grande paralysie : travailler en vain, lutter en vain. »

Nietzsche (Volonté de puissance)

[Pour un artiste,] faire ce qu'il doit faire, simplement le faire, et divinement, c'est la seule chose qui doive le préoccuper. "Est-ce fait ou non?" est sa seule interrogation. »

Henry James (La leçon du maître)


De même qu'on peut discuter l'existence de passerelles directes entre art(s) et science(s), de même peut-on discuter l'existence de parentés entre les figures subjectives de l'artiste et du scientifique. À rebours de cette hypothèse, on pourrait identifier trois différences au moins entre ces deux subjectivités :

- la vertu requise des uns et des autres n'est pas la même : la modestie est requise du scientifique quand l'ambition (celle du chef d'oeuvre) l'est pour l'artiste ;

- le propre de l'angoisse diffère : l'angoisse du scientifique tient, selon la formule de Nietzsche, à "l'en vain" alors que celle de l'artiste serait plutôt, selon l'expression d'Henry James, l'angoisse du "non-fait", ou de l'inachèvement ;

- la gratification subjective du travail accompli distingue également ces deux figures : ce qui récompense le sujet scientifique est la joie, quand que le plaisir gratifie le sujet artistique. [MP : V]

N'y-a-t-il donc pas là deux figures assez dissemblables d'angoisse, de courage et de gratification qui justifient la différenciation de deux types de sujet plutôt que leur appariement ?


Des différences entre les subjectivités du chercheur scientifique et de l'ingénieur


On dépassait l'absurde refus du positivisme de "connaître par les causes" ; on laissait aux ingénieurs le triste monde des moyens, et on proposait au jeune homme inquiet des fins absolues : accoucher l'histoire, faire la révolution... »

Jean-Paul Sartre (Préface d'Aden Arabie)


Cette différenciation opère aussi, me semble-t-il, à l'intérieur de ce qui est communément conçu comme espace scientifique : les figures du chercheur (scientifique) et celle de l'ingénieur se recouvrent-elles bien ou ne sont-elles pas, elles aussi, sensiblement disjointes ?

L'idée aujourd'hui répandue qu'il existerait quelque chose comme une "techno-science" présuppose implicitement l'énoncé de Heidegger selon quoi "la science ne pense pas" car il parait bien difficile de tenir que la technique puisse penser. Ce n'est donc qu'au prix d'une perte de la pensée scientifique qu'on peut prétendre fusionner sciences et techniques. A contrario, tenir que la science pense, et soutenir par là une différence radicale entre sciences et techniques conduit de même à différencier les figures du chercheur (scientifique) et de l'ingénieur (technicien).

On pourrait esquisser ces différences en quelques points :

- le lieu matériel et concret du chercheur (scientifique) est le laboratoire quand celui de l'ingénieur (technicien) est l'atelier 29 ;

- l'activité du chercheur (scientifique) est tendue par la découverte, celle de l'ingénieur (technicien) par l'application ;

- le résultat du chercheur (scientifique) se donne comme énoncé (en général littéralisé), celui de l'ingénieur (technicien) comme brevet.

Mais ici aussi, il conviendrait d'inscrire la différence avant tout dans les subjectivités. Pour n'en donner qu'un trait, que je prélève dans un roman (Antoine Bloyé) où Paul Nizan dresse le portrait affectueux d'un ingénieur, figurant le père qu'il venait de perdre, je dirai que l'ingénieur se soucie des moyens là où le chercheur scientifique se soucie des causes et là où d'autres encore prennent en charge plutôt les fins. L'ingénieur est celui qui met en oeuvre les différentes techniques que le développement scientifique offre à son temps et ce dans un but qui lui est fixé plutôt qu'il ne le sélectionne. À cette fin, l'ingénieur mobilise formules, équations et tout un ensemble de connaissances extrêmement complexes et subtiles sans se soucier directement de la signification scientifique exacte de ces savoirs ni de la pertinence de l'objectif sur lequel son intervention est requise. Homme des médiations, il exerce son métier souvent en virtuose, non sans esprit et sans réflexion, mais dans l'espace des moyens délimité entre les causes et les fins.

Pour prendre un seul exemple, on peut voir combien une équation mathématique signifie et fonctionne différemment pour le scientifique - pour le physicien par exemple - qui la produit, et pour l'ingénieur qui l'applique. Pour l'ingénieur l'équation est une donnée qui lui est fournie et qu'il tend à prendre pour un dogme : il l'extraie de ces recueils de formules qui forment sa petite bibliothèque portative sans qu'il lui revienne d'en discuter les fondements. Le physicien au contraire se sert de l'équation comme d'une hypothèse ; il l'invente pour formaliser - littéraliser - un moment de sa recherche et tout son talent consiste à savoir en changer quand nécessaire. [MP : W]

C'est de tout cela que se déduit la proximité singulière entre la subjectivité spontanée de l'ingénieur et le positivisme : ce dernier ne déclare-t-il pas qu'il n'y a pas de connaissance possible des causes réelles et que tout savoir n'est que la mise sous formes de lois des régularités empiriquement constatées entre les phénomènes ? Pas de connaissance possible du réel mais des lois scientifiques conçues comme des faits (le constat de régularités devient réglé) ; bref la réalité plutôt que le réel...


Comme chaque homme, il possédait des quantités d'univers. »

Paul Nizan (Le cheval de Troie)


Si l'on fait l'hypothèse qu'on est donc bien confronté à trois subjectivités différentes - celles de l'artiste, du scientifique, et du technicien - , on pourra nommer créateur la figure subjective produite par confusion des deux premières et chercheur celle produite par confusion des deux dernières. Il y existera alors un type subjectif suprême, par fusion des trois, ou par entremêlement du créateur et du chercheur et c'est bien là, je crois, ce que Michel Philippot convoque sous la figure de Léonard de Vinci.

Michel Philippot prend bien soin de parler en ce point de "complexe" (de Léonard de Vinci) pour désigner, me semble-t-il, que ce type subjectif supérieur est plus de l'ordre du fantasme ("l'homme complet et universel") qu'à proprement parler une effectivité.


"Le complexe de Léonard"

Que Léonard de Vinci ait bien été un des plus éminents sujets de cette faille entre créateur et chercheur, de cette fracture entre art, science et technique est historiquement avéré. Freud analysera 30

ce que les tensions irréconciliées entre l'artiste et le chercheur ont pu progressivement porter de stérilité artistique, Léonard tendant à s'écarter des exigences pratiques de son propre art, ne finissant quasiment plus ce qu'il entamait, travaillant de plus en plus lentement, ne se souciant plus de la destinée de ses oeuvres pour multiplier les sujets d'intérêt dans les domaines les plus variés des sciences et des techniques. Ainsi l'oscillation entre l'art et la science s'est d'abord traduite chez lui par une primauté de l'artiste, suivie d'un développement de son activité de chercheur dans l'idée de mettre sciences et techniques "au service" de son art, pour aboutir finalement à une extension de ces activités indépendamment et à distance des préoccupations d'ordre artistique.

En ce mouvement il convient de remarquer que Léonard s'accorda à la figure de l'ingénieur plutôt qu'à proprement parler à celle du scientifique : Léonard exerça des fonctions officielles d'ingénieur tant civil que militaire et n'inventa rien de significatif en matière de sciences "fondamentales" 31 (ce qui conduisit d'ailleurs Berthelot à lui contester la valeur de savant). Léonard représentait donc le type de l'artiste-ingénieur plutôt que celui de l'artiste-savant.

À ce titre, on peut associer 32 Léonard de Vinci à l'esprit du Moyen Âge plutôt qu'à celui de la Renaissance proprement dite puisqu'il tente somme toute de prolonger un aristotélisme issu du Moyen Âge, contre le platonisme constitutif de la Renaissance naissante. On retrouve là ces grandes familles de pensée, sensiblement disjointes, qui se prolongent jusqu'en notre fin de siècle et qui privilégient d'un côté sous le nom d'Aristote la réalité, les sciences expérimentales, les faits et l'expérience, et de l'autre, sous le nom de Platon, le réel, les sciences pures, les idées et l'éternité. Léonard se situe clairement du côté d'Aristote, comme le fera plus tard le positivisme.

Je pressens que Michel Philippot tendrait au même choix si bien, sans doute, qu'une grande partie de notre disputatio n'est peut-être redevable que de cette bonne vieille et inépuisable polarisation entre Aristote et Platon. [MP : X]


"Le complexe Léonard"

Pour prolonger alors cette discussion, ne conviendrait-il pas de parler aussi d'un "complexe Léonard", qui ne serait plus le complexe de Léonard (l'individu) mais un complexe plus général qui épinglerait une fascination subjective éprouvée pour la quête plutôt que pour le résultat ?

La prééminence donnée à la question sur la réponse, à la recherche sur la découverte, est en effet une figure subjective éminente de ce siècle (songeons à son acuité dans la philosophie d'un Heidegger...). Ce qui m'intéresse ici est qu'elle puisse être un obstacle au travail de création artistique. On connaît le bon mot de Picasso : "Je ne cherche pas, je trouve"; il y a là je crois une vérité profonde qui dissocie d'une nouvelle manière la subjectivité artistique de celle du chercheur scientifique si bien qu'on pourrait nommer "complexe Léonard" la faille de l'artiste qui fait prévaloir la pratique du chercheur sur celle du découvreur au nom de considérations sur les rapports entre art(s) et science(s). Il y a ainsi une manière de différer la décision de trouver, c'est-à-dire tout simplement de créer et ultimement d'achever l'oeuvre, qui se nourrit parfois de l'importance conférée à des préliminaires rendues progressivement interminables.

Tout individu nourri de curiosités multiples, ayant croisé la puissance intransigeante de la pensée mathématique et porteur à titre propre d'un projet compositionnel ne peut, je crois, qu'être à l'épreuve de ce complexe. Je m'y inscris donc ; et cet effort, dont je m'entretiens ici avec Michel Philippot pour discerner ce qui pourrait menacer une volonté créatrice, est donc le mien, plus encore sans doute que le sien. Il me sied cependant de partager peut-être cet effort avec lui et c'est à ce titre que je verse à notre échange la conclusion suivante à laquelle je suis parvenu.

Il faut tenir qu'il n'y a ultimement aucun préalable à la création artistique : il convient seulement de vouloir commencer à créer pour pouvoir apprendre à créer. Bien sûr je ne dénie pas là l'existence de savoirs indispensables à la création artistique, à la composition. Mais ces savoirs ne sont nullement un préalable à la décision subjective de composer, même s'ils s'avèrent nécessaires à sa mise en oeuvre.

En ce point je me dois de rendre publiquement hommage à Michel Philippot - et cet hommage est au principe de cet essai - à mesure de ce qu'a su être Michel Philippot comme enseignant : celui qui a su instaurer avec qui travaillait avec lui un rapport de profonde égalité, indépendamment des différences dans les savoirs respectifs.


6.1.5. Enseigner...

Michel Philippot dans ses écrits relève à différentes reprises la difficulté de l'enseignement en matière de création artistique, en l'occurrence de composition musicale. Chemin faisant, il ouvre à une importante distinction - interne aux tâches d'enseignement - entre ce qu'on pourrait appeler l'instruction et l'éducation.


Des différences entre instruction et éducation

L'instruction serait la dimension somme toute la plus simple de l'enseignement : il y s'agit de transmettre des savoirs. C'est là qu'on transmet un métier, un corps constitué de savoirs. En matière de composition musicale, il s'agit là tout autant de savoirs théoriques (ou à tout le moins disposés sous forme discursive) que de savoirs pratiques qui se délivrent à travers l'exercice concret. Le lieu du savoir musical socialement transmissible est le conservatoire 33 . On sait que Michel Philippot y a longuement officié, avec la générosité qu'on lui connaît.

Mais l'éducation est une autre tâche. Car il s'agit là de bien autre chose que de savoirs ; et la transmission d'autre chose que des savoirs est une tâche autrement délicate car elle fait intervenir des déterminations subjectives bien plus diverses et enchevêtrées que la seule soif de connaissances 34 . Qu'il faille en effet un désir de savoir est une chose, et, comme on l'a vu, Michel Philippot ferraille pour cela contre l'ignorance. Mais désir de savoir n'est pas désir de vérité ; et oeuvrer artistiquement n'est pas seulement produire un objet bien fait et savamment travaillé : doit s'y jouer en plus, ou avant tout, ce qu'Adorno appelait un "contenu de vérité". Préparer au discernement de ce "contenu de vérité" d'une oeuvre, à sa captation, à son émergence n'est plus alors affaire d'instruction mais bien plutôt d'éducation : on instruit des savoirs, on éduque aux vérités.


Où composer n'apparaît pas forcément comme un métier...

Si enseigner, c'est instruire et éduquer, il faut en venir je crois à cette conclusion : composer ne saurait constituer, à proprement parler, un métier. Ni métier au sens artisanal du terme (ensemble de savoirs constitué en un système, si ce n'est cohérent du moins coordonné), ni surtout métier au sens social de l'acception (fonction sociale reconnue et inscrite comme telle dans l'échange marchand). En effet d'une part composer, sauf à n'être que l'académisation irrémédiable de la pratique, ne saurait procéder des seuls savoirs (pour les raisons précédemment évoquées) ; et d'autre part l'oeuvre d'art défaille à assumer cette caractéristique fondamentale de toute marchandise : être socialement reproductible, si bien que la loi fondamentale du rapport social à la création reste inéluctablement le mécénat - privé ou public - et que l'essence véritable de la circulation monétaire en matière de création artistique reste de l'ordre du don, non de l'échange. Somme toute c'est très bien ainsi (on ne saurait produire des symphonies ou des quatuors non académiques comme d'autres produisent des biens ou des services) et conforme au principe que le travail de composition, comme tout travail de la pensée, est essentiellement gratuit.

Tenter d'associer instruction et éducation dans un enseignement unique - c'est bien là ce qu'a toujours prôné Michel Philippot - conduit alors à une double question :

- Comment mettre l'instruction au service de l'éducation ? Michel Philippot dirait sans doute plutôt : comment mettre les savoirs existants au service de la musique ? C'est un point qu'il examinera à différentes reprises (voir en particulier 6.1.5.2 et 6.1.5.3).

- Qu'est-ce exactement qu'éduquer en matière de création artistique et plus particulièrement de composition musicale ?


Qu'est-ce qu'une éducation musicale ?

Si Michel Philippot, après beaucoup d'autres, célèbre en ce point la grandeur de Messiaen (cf. 6.1.5.1.3) c'est à mon sens pour vanter précisément moins ses talents pour instruire que son aptitude à transmettre un désir de composer. Il faut dire que ce désir de composer n'a nulle évidence, en particulier dans cette société dont on tiendra, pour le moins, qu'elle ne fait pas grand cas des choses de l'esprit et en particulier de l'exercice de la pensée. Michel Philippot formule cela, avec sa tension propre, en parlant de "la mission que les artistes s'imposent à eux-mêmes et que, il faut bien le dire, la société ne leur impose pas" (6.1.1.3).

Éduquer serait alors susciter et entretenir le désir de composer : ceci passe, me semble-t-il, par une identification de ce que les oeuvres comportent comme exercice de leur liberté, c'est-à-dire de leur responsabilité face aux décisions qu'elles ont posées. Là aussi on trouve dans les écrits de Michel Philippot de très fréquentes allusions à ce régime de nécessité interne à l'oeuvre (qu'on nomme souvent, de manière à mon sens un peu trop convenue, du mot développement).



6.2. De l'importance du pari


Connaître le monde, c'est parier. [...] Le pari se situe à la ligne de partage entre action pure vécue et spéculation autonome : à la fois élan vers l'avenir, reconnaissance d'une nouveauté radicale, risque et, d'autre part, essai de domination par imposition d'un ordre. »

Jean Cavaillès (Du collectif au pari)


Éduquer, c'est alors éduquer aux paris que fait l'oeuvre et l'on voit bien en ce point combien l'éducation ne saurait se confondre avec l'instruction : un pari conjoint une détermination objective (quelque chose n'est pas connu) et une détermination subjective (le risque pris). Sans doute peut-on apprendre d'anciens paris, y compris tenus par d'autres mais la figure du pari reste par hypothèse une figure qui échappe au savoir.

Il y a, à dire vrai, deux conceptions opposées du pari : l'une le situe comme décision exceptionnelle, en un point d'indécidabilité - ces points, très rares, dont les mathématiques nous enseignent l'existence - où précisément seule une décision peut opérer ; l'autre le conçoit comme manière statistique de contrôler de très nombreuses actions. D'un côté le pari comme lancement unique des dés (Mallarmé), de l'autre une succession indéfinie de petits actes. On éduque au premier pari (qu'on ne saurait instruire puisque l'instruction est précisément ce qui établit l'indécidabilité d'un point et inscrit la nécessité d'y parier, dans le vide de tout savoir), alors que la figure des seconds ouvre le champ d'une instruction de type statistique et probabiliste. Il me semble que quelque chose de la disputatio avec Michel Philippot tourne aussi autour de cette distinction.

Tenant pour ma part de la première forme de pari, il me semble que toute oeuvre musicale parie en ce sens, pour se tenir ensuite dans la responsabilité propre de cet acte. Ce pari ne prend pas forcément dans l'oeuvre la forme d'un moment particulier (quoique ceci puisse advenir, en particulier dans le cadre d'une musique thématique) car ce pari peut être confondu avec le principe même d'existence de l'oeuvre : celle-ci parie, en quelque sorte, qu'elle va exister comme oeuvre, dans un rapport tressé à d'autres oeuvres, dans le projet de configurer un nouvel espace de pensée... Et c'est ce pari qui fibre l'oeuvre d'une tension subjective propre.



6.3. Figure subjective de l'oeuvre elle-même

C'est, pour le dire un peu autrement, ce qui fait qu'une oeuvre n'est pas seulement, n'affirme pas seulement un être mais porte surtout un devoir être. Je n'entends pas là nécessairement une figure implacable du développement, comme celui qu'on trouve par exemple dans bien des oeuvres de Brahms (et qui connote alors de tragique sa musique). Ceci peut exister en des oeuvres dont le mode d'exposition reste emprunt d'indolence apparente, de sinuosités... : ce "devoir être" peut s'affirmer alors en une sorte de hasard rêveur. Mais il sera là, malgré telle ou telle modalité de présence, et ce au moins pour une raison précise : l'oeuvre, quoiqu'il en advienne, sera toujours finie, ce qui implique a minima qu'elle se finit plutôt qu'on la finit (parce qu'il se ferait tard, parce qu'il faudrait bien fermer la salle de concert...).

Cette finitude, assumée subjectivement par l'oeuvre comme sa modalité d'être, est alors bien une modalité pour l'oeuvre du "devoir être" (son devoir-être-finie), ce "Es muß sein !" que Beethoven nous lègue.

Au cours de cette relecture des écrits de Michel Philippot, j'ai été frappé d'un point : un de ses articles, celui qu'il a rédigé en 1970 en hommage à Beethoven, se conclut par cette question : "Muß es sein ?" ("Ceci doit-il être ?") plutôt que par la réponse, fortement impérative, que Beethoven pourtant y apportait et que j'ai disposée en titre de cet essai ; et Michel Philippot de conclure son texte ainsi : "Il n'y a pas d'autre façon de répondre que de continuer à chercher." (cf. 6.1.3.1).

On retrouve là trace de ce débat qui nous a occupés précédemment : la réponse doit-elle toujours se continuer en une autre question ? Si ce cas me semble valoir pour le travail scientifique, où chaque énoncé ne vaut que comme maillon d'une chaîne sans fin - d'où la modestie fondamentale du savant... -, vaut-il toujours dans les arts ? La réponse ne doit-elle pas y être seulement une réponse, réponse finie et valant en soi ? Il me semble que tel est le cas avec l'oeuvre d'art, d'où l'ambition qui en découle alors pour le compositeur.


6.3.1. La Forme musicale est-elle exactement pensable comme Gestalt ?


La forme, c'est peut-être là où l'échec est le plus visible. »

Boulez 35

La question de la Forme musicale a été à la fois l'ambition (cf. 6.3.2.2) et le point de butée du mouvement sériel, en particulier de ses théories. Ceci est manifeste chez Boulez mais on en trouve également trace, me semble-t-il, dans les écrits de Michel Philippot : le principe de concevoir la forme comme une Gestalt y vient en effet buter sur la grande Forme, laquelle ne peut plus être conçue selon ce seul principe perceptif. Michel Philippot prend en compte cette difficulté de différentes manières : tantôt en reprenant une caractérisation de la Forme, héritée de Schoenberg, où la logique vient cette fois occuper la place tenue par la découpe (ou, pour employer un terme de Boulez, par l'enveloppe) dans la Gestalt c'est-à-dire dans la petite forme ; tantôt en remarquant la difficulté pour la mémoire d'opérer à grande échelle comme elle sait opérer à petite, et donc son embarras pour produire de vastes Gestalts.


6.3.2. La Forme musicale est-elle caractérisable comme construction ?

Cette difficulté touche me semble-t-il à cet autre point : la Forme musicale peut-elle être exactement conçue comme une construction ? La Forme ne requiert-elle pas de l'oreille des qualités bien différentes de celles de la seule perception en sorte que, pour reprendre le vocabulaire utilisé plus haut, la Forme relèverait plutôt d'une éducation de l'oreille là où la Gestalt relèverait surtout de son instruction ? On pourrait tendre encore la chose en disant que la Forme procéderait du point même où défaille la perception, comme une vérité procède du point même où défaillent les savoirs ; la Forme procéderait alors d'un trou de mémoire plutôt que d'une plénitude savamment maîtrisée... [MP : Y]

S'il est une question qui reste en avant de nous, singulièrement de nous compositeurs, s'il est un point qui justifie ce désir de "continuer" (en particulier de "continuer à créer") si cher à Michel Philippot, c'est bien cette question de la Forme musicale. Et si existe quelque chose comme le désir de composer, n'est-ce pas précisément parce qu'existe ce désir de produire des Formes musicales, désir qui engage le compositeur bien au-delà de son métier ?



Conclusion


Composer, c'est somme toute vouloir la musique contemporaine plutôt que l'aimer ; c'est, me semble-t-il, tenir "Es muß sein !" plutôt que "Muß es sein ?" ; c'est parier pour un seul coup, celui qui engage l'oeuvre ; c'est ambitionner le chef d'oeuvre, car il n'y a pas ici de modestie qui vaille.

Mais il y a cependant un point qui me semble aujourd'hui capital, car s'y joue peut-être aussi quelque pas supplémentaire dans cette sortie subjective du romantisme qui nous importe : si l'ambition du chef d'oeuvre est celle d'une finitude magistrale, cette ambition ne saurait être validée que rétroactivement ; elle participe donc de cette confiance que ce que l'on fait actuellement "sera" fait ; mieux, au futur antérieur : "aura bien été" fait. L'important est donc de faire, de créer, d'oeuvrer. Or il y a une inhibition possible de cette ambition que je nommerai "le complexe du grand" : moins le complexe de la grande oeuvre que le complexe du grand compositeur et du grand homme... Somme toute quelque chose comme l'impératif hugolien et romantique : "Être Chateaubriand ou n'être rien !" Mais entre le grand et le rien n'y-a-t-il donc rien d'autre ? Et ne saurait-on opposer au nihilisme de notre époque que l'impératif du grand ? Et surtout, l'ambition légitime du chef d'oeuvre ne doit-elle pas être l'ambition de l'oeuvre davantage que du compositeur ?

Si l'oeuvre affirme sa finitude comme splendeur farouche - nom recevable pour le chef d'oeuvre - le compositeur affirme son désir de musique par la composition d'une succession d'oeuvres, non en un seul coup, en sorte que ce qui est ambition pour l'oeuvre peut devenir fantasme pour le compositeur - imaginaire du coup magistral et unique, fantasme de cette pauvre illusion de notre temps ("créer l'événement"...) là où la quête de toute vérité impose une multiplicité infinie -. Il y a une ambition de l'oeuvre mais une patience de l'artiste ; et l'exacerbation du grand n'est-elle pas en vérité l'alibi d'une impatience ?

OEuvrer avec patience et au long cours, en sorte de composer une vaste trajectoire faite d'une multitude d'oeuvres, chacune brandissant farouchement sa finitude et exaltant en elle le chef d'oeuvre, n'est-ce pas là la vraie figure moderne de ce temps, celle de l'homme âgé, fidèle à ses refus et adhésions, tendu par la volonté de continuer, de continuer toujours de faire ce qui doit être, plutôt que la figure, romantique, de l'adolescent impatient, comète incandescente, exaltation de l'événement plutôt que du labeur qui s'en suit ?

Telle est aussi, à mon sens, la vérité à laquelle continue de nous éduquer Michel Philippot. [MP : Z]



Liste des écrits utilisés

[1954a] : Musique et acoustique ». Cahiers de la Compagnie Renaud-Barrault. Julliard.

[1954b] : Liberté sous conditions ». Domaine musical n·1. Premier semestre

[1961a] : Contemporains et modernes ». Médiations. Automne

[1961b] : Ordre, désordre et composition musicale ». Médiations n·2

[1961c] : Électronique et techniques compositionnelles ». Visages et perspectives de l'art moderne. CNRS

[1962a] : Stéréophonie et perception musicale ». n·420 (de quoi ?). Mars

[1962b] : Métamorphoses phénoménologiques ». Critique

[1963] : Le monde comme représentation sans volonté ». Revue d'esthétique

[1964] : Pierre Boulez aujourd'hui ». Critique

[1966] : À propos des mécanismes de création esthétique ». IV· Congrès International de Médecine Cybernétique. Namur. Septembre

[1967a] : À propos de la radiodiffusion et de la haute-fidélité en stéréophonie ». Revue du Son. N· 172-173. Août-Septembre

[1967b] : Vingt ans de musique » Revue d'esthétique

[1970] : Muß es sein ? ». L'Arc. Numéro Beethoven.

[1976] : Entretien avec G.Léon (édité en ce volume)

[1982] : Défense et illustration du langage musical ». Communication à l'Académie des Beaux-arts. Février

[1987] : À propos d'algorithmes en composition musicale (Compte rendu d'une expérience) ». Colloque international Structures musicales et assistance informatique

[1994] : À bâtons rompus ». (Propos recueillis édités en ce volume).



[Michel Philippot]



[A]

Je voudrais préciser que je ne me suis pas jeté dans des activités d'ordre administratif par suite d'un sentiment d'inquiétude. Je voudrais dire aussi que mes tâches n'étaient pas seulement administratives. Il se trouve simplement qu'un concours de circonstances ou, en d'autres termes, ce qu'on pourrait appeler l'évolution de ma carrière me conduisit, en 1964, à devenir directeur de la musique de l'ORTF. J'avais en toute bonne foi l'illusion (mais l'avenir montrera que ce n'était pas seulement une illusion) que je pourrais sans doute être ainsi très utile à la musique et à la vie musicale. Je me trouvais donc responsable de sept orchestres, cent vingt choristes, une maîtrise d'enfants, de trois ensemble de musique de chambre (Ars Nova, Ensemble Polyphonique et Quatuor), d'une soixantaine de producteurs délégués ou présentateurs, et, enfin, de vingt cinq heures de programmes par jour, répartis sur les différentes chaînes de diffusion. Il s'agissait donc essentiellement d'un travail de direction artistique. L'aspect administratif venait ensuite : il fallait gérer correctement les budgets assez énormes nécessaires à une aussi vaste activité ; et ce n'était pas le plus drôle... Dans ce contexte, mon "silence compositionnel" n'était pas total. Il me restait tout de même quelques heures nocturnes pour écrire de la musique ou faire des recherches sur la musique ; seulement, mon silence était total en ce qui concernait la diffusion de mes oeuvres. La raison de ce silence était très simple. Il m'était facile de me faire jouer puisque je détenais tous les moyens de production. Mais ces moyens n'existaient que s'ils étaient alimentés par les budgets dont j'étais responsable. Or ces budgets appartenaient, moralement, aux citoyens contribuables. Par conséquent j'avais résolu de m'abstenir d'utiliser la moindre part de ces budgets dans mon intérêt personnel. En ce qui concerne une véritable inquiétude sur l'avenir de la musique, je ne suis conscient de ne l'avoir éprouvée que plus tard car, à cette époque, j'étais trop dans le combat pour être inquiet. Nous en reparlerons.



[B]

François Nicolas a parfaitement raison lorsqu'il précise que mon opposition au romantisme ne s'adresse, en réalité, qu'à "un certain romantisme". Mais il convient alors, sous peine de confusion, de préciser, de définir si possible, ce que nous appelons ici le romantisme et ce que serait, alors, l'une de ses restrictions désignée par l'expression "un certain" romantisme.

Je commencerai par citer une phrase de Gioseffo Zarlino 36 qui fut sans aucun doute le plus grand théoricien de la musique du XVIe siècle : "L'expression est la récompense de la perfection". On pourrait peut-être dire que cette proposition de Zarlino représenterait le classicisme et qu'une proposition symétrique qui serait : "La perfection est le résultat de l'expression" représenterait le romantisme. Une hypothèse à ce point condensée, ou plutôt raccourcie, a de quoi séduire. Mais pour qu'elle approche si peu que ce soit de la vérité, ou de l'image de la vérité, il convient de préciser deux choses. La première est que le classique selon Zarlino ne méprise absolument pas l'expression. Au contraire, il la recherche et il pense seulement qu'elle ne peut être atteinte qu'au travers d'une parfaite réalisation technique. Il est sans doute optimiste puisqu'il croit que la perfection qui est son idéal sera toujours perceptible par l'auditeur. La seconde est que le romantique, le vrai, n'oublie pas, dans sa quête de l'expression, la recherche de la perfection. Je pense évidemment aux grands romantiques : Schumann, Brahms, Berlioz etc... Ils savent que si leur oeuvre n'est pas parfaitement pensée et n'est que faiblement architecturée, l'expression sera érodée en même temps que deviendront de plus en plus évidentes les imperfections purement techniques. Je puis donc maintenant me faire comprendre en disant que ce que j'appelle "un certain romantisme" est celui qui est représenté par ceux qui oublient tout simplement, à la recherche d'une soi disant expression, la nécessité, non seulement de la perfection, mais même d'une élémentaire cohérence. Comme le succès vient souvent, dans l'immédiat 37 récompenser ce genre de laxisme ; et cela est tout à fait normal parce que ce qui est simple, ou plutôt simpliste, est compris bien plus rapidement que ce qui est complexe, la tentation est grande de se dire que l'expression vient du coeur, de la créativité, de la spontanéité, et surtout pas du travail... D'où l'existence de colossales impostures. Au sujet de ces dernières, je pourrais citer de nombreux exemples mais je ne le ferai pas car si j'aime à pourchasser les idées fausses (ou pire le vide des idées), je ne veux en aucun cas pourchasser les hommes qui en sont les auteurs

Il s'ensuit que ma critique d'un "certain romantisme" ne vise nullement une position esthétique ou philosophique, ni surtout une ambition d'universalité, mais seulement l'illusion de l'existence d'une "inspiration" comme garantie de la valeur d'une oeuvre d'art. En résumé, il ne s'agit que d'un rejet de la facilité, de l'ignorance et de la paresse.



[C]

Nous abordons là un sujet assez épineux. A mon avis, ni l'art ni la science ne pensent parce que étant tous deux produits de la pensée ils ne peuvent donc penser ni se penser eux-mêmes. Il y aurait là une petite confusion heideggerienne. Il est en effet facile de voir, sans être psychanalyste, que Heidegger n'a jamais pensé qu'à (et que) sa propre pensée. Le serpent se mord parfaitement bien la queue. Je suis, en revanche, tout à fait d'accord pour constater une contemporanéité entre le positivisme et le romantisme. Et on peut même établir des passerelles entre positivisme et romantisme en faisant des constatations très concrètes en même temps que des raisonnements précis. Le romantique qui tient à l'expression (qu'il souhaite universelle) est bien obligé de chercher des moyens rationnels pour l'obtenir. Ces moyens rationnels (nous abandonnons ici l'hypothèse selon laquelle les dits moyens pourraient être découverts instinctivement) ne peuvent guère apparaître qu'à partir d'une démarche de pensée qui ne serait pas reniée par les plus convaincus des positivistes. Disons donc que ni l'art ni la science ne pensent ; mais peut-être (nous y réfléchirons), sont ils pensés par l'homme, non exactement de la même manière, mais du moins au travers de démarches convergentes de l'esprit.



[D]

Je voudrais m'opposer à l'association qui est faite entre le classicisme et le néoclassicisme dans l'expression : "discussion du classicisme donc du néoclassicisme". Pour moi, ce qui a été en musique ce qu'on a appelé le néoclassicisme est non pas une résurrection, mais une caricature, une déformation, un simulacre frelaté du classicisme et je le ressens comme presque une insulte pour les maîtres classiques. En quoi, en effet, a consisté le néoclassicisme en musique ? On a simplement utilisé des mélodies banalement tonales, parfois tout de même assez jolies, mais, au lieu de leur donner l'harmonie qui leur convenait, qui aurait été logique, c'est à dire une harmonie tonale, on a ajouté suffisamment de fausses notes pour que le résultat final paraisse "moderne". La recette de la musique "néoclassique" est donc très simple :

1/ Vous prenez une mélodie tonale suffisamment banale pour qu'elle soit immédiatement assimilée par n'importe quel auditeur, même de QI modeste.

2/ Vous offrez à cette mélodie une harmonisation qui peut être tout à fait simple et même enfantine.

3/ Comme tout cela serait trop simple, vous ajoutez à votre harmonisation le nombre suffisant de fausses notes pour arriver au degré de "modernité" que vous souhaitez.

Il ne s'agit donc pas d'un véritable néoclassicisme, mais au contraire, d'un anticlassicisme grimaçant.



[E]

Je ne vois guère de points à discuter (disputer) ici, sinon par suite d'une possible confusion terminologique qui vient du fait que l'expression "avant garde" a été utilisée à tort et à travers depuis longtemps. En fait, pour un bon nombre de personnes, l'avant garde représentait tout ce qui était suffisamment nouveau pour étonner, enthousiasmer ou indigner. Au travers de l'expression "avant garde", on accorde une valeur, soit positive, soit négative, à la nouveauté. Mais la nouveauté n'a, en elle même, aucune valeur. Il faut toujours poser la question : nouveauté de quoi ? On peut être nouveau en faisant n'importe quelle bêtise. Depuis que les critiques, et une partie du public, ont été traumatisés par les erreurs historiques qui avaient été faites par suite du refus de toute nouveauté, on a, au contraire, érigé cette dernière en valeur sûre. Et pour être "nouveau", on n'a pas hésité à utiliser des procédés de bricoleurs, ne nécessitant à la limite aucune connaissance musicale, et on a enveloppé ces bricolages dans un abondant discours pseudo-philosophique 38 . La lecture de certains programmes de concerts est littéralement terrifiante. On peut établir une liste de ces procédés d'avant garde ; elle n'est pas si longue car l'imagination des "avant-gardistes" n'est pas longue non plus :

1/ Martyriser les instruments de musique pour leur faire produire des sons pour lesquels ils n'ont pas été construits.

2/ S'amuser à faire faire aux musiciens des quantités de mimes et gestes indépendants de toute réalisation sonore, ou éventuellement, les transformer en mauvais comédiens. Cela s'appelle du "théâtre musical". C'est à dire du théâtre sans texte pour dissimuler de la musique sans idées.

3/ Essayer de dérober quelques recettes aux musiques extra-européennes pour concocter une mixture qui épate peut-être un public non averti mais, selon les circonstances, fait rire ou indigne les musiciens extra-européens concernés.

4/ Éviter de faire appel à l'intelligence et jouer sur le pouvoir hypnotique de la répétition (ce procédé est également d'origine extra-européenne). Cela s'appelle parfois le minimalisme...

5/ Croire naïvement que l'on vient d'inventer quelque chose de nouveau quand on reproduit, en toute ignorance, des procédés anciens ou archaïques. J'ai eu à faire une fois avec un compositeur qui croyait avoir fait du nouveau en utilisant les suites de quintes : il avait réinventé l'organum!

6/ Croire que l'on obtient une musique nouvelle simplement en utilisant des sons nouveaux. On s'épuise alors en recherches acoustiques (et non musicales) pour obtenir des matériaux sonores que l'on est pas toujours capable d'utiliser. C'est comme si on croyait enrichir le langage en inventant de nouvelles lettres à l'alphabet...

7/ L'imposture pseudo-scientifique avec l'utilisation de termes dont l'auteur ignore manifestement le sens, mais qu'il utilise pour donner l'impression que son travail est le résultat d'une très vaste connaissance.

8/ Se contenter de donner à un ou plusieurs interprètes des schémas d'improvisation plus ou moins dirigée. L'expression "musique aléatoire" qui fut employée pour ce genre de pratique est évidemment fausse puisque, ainsi que l'a démontré Émile Borel, l'homme ne peut pas imiter le hasard, même s'il peut toutefois le calculer.

Cette liste n'est sans doute, et malheureusement, pas exhaustive. Il se peut que j'aie oublié quelque chose. J'ajoute que certaines de ces activités prétendument nouvelles sont déjà passées de mode...



[F]

Essayons de continuer d'éviter les confusions qui seraient dues seulement à la terminologie. Alors, qu'appelons nous classicisme ? Je commence donc par citer Littré : "Classique, par opposition à romantique, qui est conforme ou qui se conforme aux règles de composition et de style établies". Cette définition est à la fois claire et insuffisante, surtout en ce qui concerne la musique. En effet, la musique occidentale étant évolutive, les règles changent au fil du temps. Qu'est-ce qui fait alors que Mozart est classique quand Palestrina ou Guillaume de Machaut l'étaient également ? Il ne s'agit donc pas de respecter les règles établies, mais de respecter les principes à partir desquels ces dites règles furent conçues. Le romantisme ne résulterait alors pas d'un refus de respecter les règles, mais d'une angoisse devant l'obligation de devoir modifier les règles pour respecter le principe dans la mesure où le langage évolue. Or, de par sa nature, la musique occidentale ne peut être qu'évolutive parce que les principes selon lesquels elle s'est organisée lui donnent une instabilité ; ou plutôt, pour reprendre l'expression de Ross Ashby 39 une ultra-stabilité, comme celle de l'homme qui marche parce qu'il rattrape continuellement sa chute en avant en avançant le pied. Pour faire un parallèle avec ce que je viens de dire à propos de Mozart, Palestrina et Guillaume de Machaut, je dirai que, pour moi, par exemple, Brahms et Roland de Lassus ou Gesualdo sont également romantiques.



[G]

L'hédonisme n'est pas, pour moi, une sorte de synonyme du néoclassicisme. Je vais essayer de me faire comprendre. Par exemple si le néoclassicisme de Francis Poulenc est évidemment hédoniste, celui de Hindemith ne l'est pas. On sait que l'hédonisme est la doctrine, ou l'attitude, qui vise à l'obtention du plaisir. Mais il y a plusieurs sortes de plaisir. En musique, le plaisir peut être sensible et/ou affectif et/ou intellectuel. Généralement les trois coexistent et sont différemment dosés selon les oeuvres. Pour trouver du (des) plaisir(s) à l'Art de la Fugue, aux derniers Quatuors de Beethoven ou à la Symphonie op.21 de Webern, il faut avoir fait certains efforts : acquisition préalable d'une certaine culture et, ensuite, au moment de l'audition, un effort d'attention et de mémoire. Mais les sportifs aussi, par exemple, prennent un plaisir évident à des activités physiques qui demandent beaucoup d'effort et peuvent même être douloureuses. Je définirai donc maintenant l'hédonisme comme la recherche d'un plaisir immédiat et sans effort. L'hédonisme atteindrait alors son degré de perfection quand le musicien refuse tout effort intellectuel de composition et quand les auditeurs, repoussant toute complexité, exigent seulement un plaisir auriculaire immédiat. Cela existe... suivez mon regard !



[H]

Je prétends, au contraire, que la compréhension, l'intelligibilité de l'oeuvre d'art exige, dans un grand nombre de cas, une connaissance et une acculturation préalables. François Nicolas compare un africain qui serait immédiatement touché par la musique de Bach et un européen admirant d'emblée une sculpture africaine. Il y a d'abord un certain danger à comparer les modes de perception de la musique, art du temps, avec ceux de la sculpture (ou peinture) art de l'espace. Ensuite, il faut rappeler que le goût pour la sculpture africaine est très récent en Europe et que, encore au début du XXe siècle, l'art africain était rejeté et méprisé ; qu'il est possible de trouver des africains qui acceptent la musique de Bach, mais qu'ils n'entendent pas en quoi elle est différente de celles de Johann Strauss ou de Schönberg (comme lorsqu'on dit que tous les chinois se ressemblent...) ; que Berlioz n'avait rien compris à la musique chinoise qu'il trouvait être l'expression d'une suprême barbarie et, enfin, qu'il est bien des oeuvres européennes qui furent longtemps incomprises des européens eux-mêmes. Et l'impact immédiat, quand il existe, ne semble guère concerner que ce que Stravinsky appelait les "franges" de la musique. Et, attention ! la recherche de l'impact immédiat ne nous ramènerait-il pas vers l'hédonisme ?



[I]

La notion d'oeuvre incontestable et incontestée est séduisante. Mais je préfère être prudent. Ne trouve-t-on pas toujours fatalement, quelque part, quelqu'un pour contester. Très prosaïquement, le chef d'oeuvre ne serait-il pas l'oeuvre qui n'est contestée que par une très petite quantité d'individu ? et encore, dans quelle couche socioculturelle va-t-on chercher les dits individus. La Sonate de Jean Barraqué est pour moi un chef d'oeuvre mais l'est-elle pour un admirateur de Jean Michel Jarre ? Ne serons-nous pas obligés d'accepter, pour les chefs d'oeuvre, une valeur statistique ; et il faudra alors être aussi prudents que les spécialistes des sondages. Devrons-nous donner une définition du type de celles de M. de la Palisse et dire que le chef d'oeuvre est ce qui est mieux que le reste et que ce mieux représente un très, très petit pourcentage ? Nous venons de parler de continuer. Je donnerai alors ma définition, tout à fait subjective du chef d'oeuvre : c'est ce qui, à la fois, me donne envie de continuer et me montre le chemin pour le faire.



[J]

Le débat ouvert ici par François Nicolas me semble porter moins sur le fond (qu'est vraiment la polyphonie ?) que sur la terminologie (qu'appelle-t-on ici polyphonie ?). En fait, cela revient à me demander de quoi je parlais quand j'utilisais (utilise) le mot polyphonie. Reprenons les deux hypothèses émises par François Nicolas.

La première est que le principe d'unité polyphonique doit s'affirmer dans la pluralité des voix. Selon cette hypothèse, seule la musique contrapuntique serait polyphonique (c'est d'ailleurs une idée restrictive assez généralement admise). Je dirai alors que cette condition n'est ni nécessaire ni suffisante et que nous allons immédiatement trouver des exceptions. Lorsqu'un professeur d'harmonie (je dis bien d'harmonie et non de contrepoint) dit (à tort) à ses élèves qu'une mélodie donnée possède une seule harmonie qui soit juste, il manifeste une intransigeance polyphonique (que je trouve exagérée). En effet il affirme ainsi que l'organisation horizontale (celle de la mélodie) implique une organisation verticale (celle de l'harmonie) qui puisse être déduite de la première 40 . Il a seulement tort d'affirmer qu'il y a une seule solution car Bach, avec certains de ses chorals, démontre le contraire. Lorsque le même Bach écrit un choral pour orgue en utilisant des accords de 4, 5 ou 6 notes (par exemple "Ach, was soll ich sünder machen"), il n'y a plus vraiment superposition de voix, à moins d'accepter que certaines des voix soient réduites à une seule note de temps en temps et pourtant nous ne dirons pas que cette musique de Bach n'est plus polyphonique. En toute rigueur, nous ne dirons même pas de certains mouvements des Suites pour violoncelle qu'ils ne sont pas polyphoniques tant s'en dégage une harmonie évidente. Lorsque, dans sa classe de composition, Messiæn analysait "Tristan und Isolde", il affirmait toujours que le solo de cor anglais au début du 3e acte est, en réalité, polyphonique. En revanche, lorsqu'un compositeur (ou écriveur de notes) superpose des lignes mélodiques sans aucun contrôle, n'importe comment, pour le simple plaisir de superposer des éléments sonores, je dirai que, pour moi, le résultat n'est pas polyphonique. J'accepterai donc, en ce qui me concerne, le mot polyphonie dans le cas des organisations "diagonales" de Boulez parce qu'il existe toujours, même dissimulée, cette stricte corrélation entre le mélodique (consécutif) et l'harmonique (simultané). Il y a encore une logique interne du discours musical. Mais je ne l'accepterai pas dans le cas d'un nuage de points de Xenakis car ils sont obtenus à partir de règles extérieures (lois physiques ou mathématiques par exemple, transplantées dans le domaine musical). Ici, la logique est externe. D'ailleurs, je remarque habituellement que, quelle que soit l'abondance de notes simultanées dans les oeuvres de Xenakis, je perçois ces dernières comme si elles étaient monodiques. Ai-je tort ?

Prenons maintenant la deuxième hypothèse : l'unité structurelle peut et doit être perceptible. Il est évident que, à partir d'un certain niveau de complexité, l'unité structurelle et les procédés qui ont permis de l'obtenir ne sont pas perceptibles en tant que tels, ils ne sont pas forcément identifiables ; mais leur existence est, elle, parfaitement perceptible. Prenons par exemple le cas du final de l'op.106 de Beethoven. Personne ne perçoit (à moins de le savoir d'avance) l'existence de la rétrogradation du sujet de la fugue. Mais tout auditeur attentif perçoit l'existence d'une organisation rigoureuse, d'une structure. S'il est difficile ou même impossible (à la seule écoute) de dire de quoi et comment elle est faite, il est évident qu'elle existe. Pour des raisons que je ne connais pas et que, par conséquent, je ne puis expliquer, j'ai toujours constaté que si la rigueur et la perfection n'étaient pas perceptibles (identifiables) par l'auditeur, leur existence était, elle, toujours ressentie, donc perçue. Zarlino avait sans doute raison...

Finalement, le problème revient seulement à demander ce que signifie, pour moi, le mot "polyphonie". Je devrais sans doute être plus précis et dire : polyphonie "occidentale".



[K]

François Nicolas a raison. Je n'ai jamais précisé (sinon oralement avec certains de mes élèves) en termes techniques du moins, ce que j'appelle le principe sériel. En termes non techniques, j'aime habituellement me référer à un texte de Paul Valéry dans son "Introduction à la méthode de Léonard de Vinci". Ce texte est d'ailleurs cité ici même par François Leclère.

Pour construire un message (j'emploie le mot dans le sens qu'on lui donne en Théorie de l'Information) nous disposons habituellement d'une ensemble de signes (l'alphabet) et d'un certain nombre de règles d'assemblage (le code). Il peut donc exister un nombre gigantesque de relations entre les éléments (les signes) et ces relations sont engendrées par les règles d'assemblage. Il suffit d'imaginer la quantité formidable (mais non infinie...) de Sonates pour piano qui peuvent être écrites en se limitant à un alphabet d'un peu plus de quatre vingt signes (les notes du clavier) et aux règles d'assemblage contenues dans les traités d'harmonie classiques. Le compositeur digne de ce nom va donc, pour arriver à une logique et une cohérence (j'emploie les expressions de Schönberg) du discours musical, envisager la "nuée des combinaisons possibles" (cette fois j'emploie les expressions de Paul Valéry) et procéder au meilleur choix possible 41 . Pour y arriver, il va prendre un nombre d'éléments (de signes) arbitrairement choisi, établir entre ces éléments des relations également arbitrairement choisies, et se limiter, à l'intérieur d'une oeuvre donnée, à ces éléments et à leurs relations. Ainsi, la série dodécaphonique ne représente qu'un cas particulier et parfois assez élémentaire parce qu'académique de ce principe. On peut encore, sans sortir du principe de rigueur que nous venons de décrire, imaginer que ni le nombre d'éléments, ni les relations ne soient absolument permanents. On peut alors toujours imaginer qu'une logique et une cohérence pourront être obtenues en établissant et en respectant des règles précises guidant simultanément les modifications tant des éléments que de leur nombre et des relations qui les réunissent. En fait, il faut donc qu'il y ait toujours quelque(s) chose(s) qui reste(nt) constant(s).



[L]

En tant que compositeur, je dirai ici de la philosophie le contraire de ce que je disais de l'activité théorique. Face à l'oeuvre déjà écrite, la philosophie peut m'inciter à de salutaires réflexions, m'aider éventuellement à réorienter mes points de vue, réfléchir à ce que pourraient être les oeuvres suivantes. Elle peut donc être enrichissante en tant que réflexion sur les oeuvres existantes. Mais, pour passer, concrètement, à la réalisation de l'oeuvre à écrire, non encore existante, la philosophie ne me sert absolument plus à rien. Devant la feuille blanche, la philosophie me permettra bien sûr de continuer à philosopher (ce que je pourrai exprimer en rédigeant une note de programme) mais ne m'aidera en rien pour écrire la moindre note. Le regard philosophique, par conséquent, me sera utile après que j'aurais écrit l'oeuvre alors que l'activité théorique m'aura été utile avant. C'est relativement à cette activité théorique que des passerelles vers les mathématiques pourront me rendre service. Il faut tout de même remarquer que si, aux origines de la polyphonie, la musique (musica speculativa) et l'arithmétique étaient proches parentes, au point parfois de se confondre, cette parenté tend, de nos jours, à devenir de plus en plus éloignée. Il pourra même s'agir seulement, parfois, de simples raisonnements par analogie.



[M]

Un jour, au cours d'une conversation avec le grand astronome Jean Claude Pecker, je disais à ce dernier que j'aurais aimé, au moins pendant quelques années de ma vie, être mathématicien professionnel. Et il me rétorqua : "De quoi vous plaignez vous, vous êtes professeur de composition au Conservatoire, c'est la même chose...!" Je pense qu'il faut faire la part de l'humour dans cette boutade, car je ne crois pas que la pensée mathématique et la pensée musicale soient immédiatement connectables. Je ne pense pas non plus que les mathématiques puissent être appliquées à la musique. En revanche, je crois que les mathématiques, ou du moins certaines disciplines des mathématiques, selon les cas, peuvent être utilisées pour trouver des solutions à certains problèmes concrets que se pose le compositeur. Il peut ne pas s'agir, forcément, de modèles mathématiques, mais seulement de méthodes de raisonnement, de pensée, analogue à celles que l'on utilise pour résoudre certaines interrogations (problèmes) lorsqu'on fait des mathématiques.



[N]

Une petite précision pour rendre à César ce qui est à César : C. Shannon a bien publié sa "Mathematical Theory of Communication" en 1949 mais l'idée selon laquelle l'information serait mesurable, donc qu'il existe une unité d'information avait été exprimée par Hartley (j'ai oublié son prénom) dès 1931, au cours d'un congrès de télégraphie. L'ouvrage de Shannon était complété par un essai de Warren Weaver sur l'application de la Théorie à l'Esthétique. Dans les années 50, des recherches sur la Théorie de l'Information et la musique furent entreprises par la propre épouse de Shannon et ces recherches furent citées et commentées par Pierce dans son ouvrage "Symbols, Signals and Noise".



[O]

C'est là le thème des innombrables débats que j'eus avec Pierre Schæffer. Pour lui, le matériau sonore était l'oeuvre musicale (il a changé d'avis depuis) et pour moi, le matériau sonore était à l'oeuvre musicale ce que les lettres ou les phonèmes sont au poème. Mais on peut nuancer cette opinion. Prenons quelques cas : dans l'Art de la Fugue, l'Offrande Musicale et même le Clavier bien tempéré, la pensée musicale est indifférente à la nature du matériau. On peut changer d'instrument sans que la musique soit altérée. Dans La Mer ou Jeux de Debussy, au contraire, la musique est, par sa nature, liée au matériau : il faut que l'orchestre soit bon. Dans une musique concrète schæfferienne, c'est bien le matériau et uniquement lui qui fait la musique. Dans les deux premiers cas, il faut bien constater que la pensée musicale est bien préalable à son matériau. L'orchestration de Debussy est pensée avant de se transformer en matériau et les sonorités debussystes sont d'abord imaginées avant d'être réalisées 42 . En revanche, dans le cas de la musique concrète schæfferienne, c'est en manipulant le matériau qu'on nourrit l'espoir que va s'en dégager une pensée musicale. Il arrive que çà marche...presque...!



[P]

Précisons cette différence, car elle est en effet de taille, entre oeuvres d'art et messages téléphoniques. C'est la différence entre une information dite sémantique et une information que Abraham Moles a appelée esthétique. J'utiliserai les exemples suivants pour proposer des définitions. Si je reçois un télégramme me disant : "Arthur arrive demain train 8 heures", je ne serai ému que si j'ai avec Arthur des rapports sentimentaux soit positifs (amitié) soit négatifs (il m'ennuie). Selon toute vraisemblance, j'irai l'attendre à la gare ou me préparerai à le recevoir. Si je reçois le message : "La fille de Minos et de Pasiphaë", il me produira peut-être un plaisir, à moins que ma culture littéraire soit particulièrement nulle, mais il n'induira chez moi aucune volonté d'action. Nous pouvons donc tenter les deux définitions suivantes : l'information sémantique est celle qui induira chez moi une modification du comportement et l'information esthétique celle qui induira une modification d'état. Bien entendu, il n'existe pas d'information purement sémantique ou purement esthétique, il y a toujours un mélange des deux, et elles sont diversement dosées. Reste une énorme difficulté : l'information sémantique est mesurable, du moins si l'on accepte certaines règles et conventions, alors que l'information esthétique ne l'est pas. De plus, on ne sait pas exactement comment surgit l'information esthétique. J'ai émis à ce sujet quelques hypothèses (il serait trop long de les exposer ici) mais aucune n'est entièrement satisfaisante. Enfin, si l'information sémantique est mesurable dans l'abstrait, elle ne l'est pas plus que l'information esthétique dès qu'on veut l'apprécier en fonction de son efficacité sur le récepteur. Tout dépend de ce que ce dernier connaît déjà, a priori, sur le message et sur son code.



[Q]

N'exagérons rien. Il n'y a jamais d'indifférence totale au matériau musical. On préfère toujours une oeuvre de Bach, même l'une de ses plus abstraites, jouée sur un bon instrument que sur un mauvais. Et comme je le disais plus haut, dans le cas de Debussy (ou de Ravel) on ne peut changer le matériau sans changer l'oeuvre peu ou prou

J'affirmais simplement que durant l'acte de composition, le matériau est pensé, imaginé, en même temps que l'oeuvre 43 . Le cas de la fétichisation peut être tragique. Je possède, entre autres, un enregistrement de l'Art de la Fugue de Bach que je trouve totalement insupportable parce que, sous prétexte de retrouver les timbres et les enveloppes dynamiques "historiques" de chaque note, les interprètes ont complètement détruit le discours contrapuntique.



[R]

Je me souviens maintenant avoir écrit ces lignes en une époque où, travaillant encore sur les techniques stéréophoniques, je m'insurgeais contre ceux qui ne voyaient dans ce procédé d'enregistrement que le moyen d'aller de gauche à droite ou inversement. D'où l'existence de nombreux enregistrements de passage de trains ou de manifestations sportives, le ping-pong et le tennis étant particulièrement privilégiés. Je prétendais que l'important n'était pas ce que l'on entendait venir des haut-parleurs, mais ce que l'on entendait entre les haut-parleurs. Dans le cas de la Symphonie Pastorale ici citée (ou de n'importe quelle autre) je considérais que la profondeur de l'orchestre était au moins aussi importante, sinon plus, que sa largeur.



[S]

A propos de l'obsession du 1 chez Ansermet, rappelons qu'il a même inventé les logarithmes à base 1...!



[T]

Si je dis que je décide une loi, j'emploie un langage qui est emprunté davantage au droit qu'à la science. Au nom de quoi déciderais-je une loi en musique ? En revanche, je suis bien d'accord avec l'expression : adopter une règle. En ce qui concerne les lois, je dirai que, comme en physique, on les découvre, on ne les décrète pas. Exemple : la loi de Weber-Fechner qui est citée un peu plus loin par François Nicolas. On pourrait citer aussi la loi selon laquelle l'intérêt est inversement proportionnel au logarithme binaire de la répétition ou encore la loi de Zipf : le produit du rang par la fréquence est constant, etc... En fait, ces lois sont bien éloignées de tout raisonnement mathématique, encore qu'on puisse les représenter par des formules très simples, car elles résultent simplement de constatations statistiques. Si on peut constater qu'elles sont valables pour la quasi totalité des être humains, nul ne peut affirmer qu'il n'existe des exceptions.

A propos, je ne crois pas avoir jamais dit que la loi de Weber-Fechner était le "pont aux ânes" de la théorie de l'information (la théorie de l'information peut s'en passer) mais celui de l'esthétique dite "scientifique" (Fechner en Allemagne et Chevreul en France).



[U]

Une fois de plus, nous nous trouvons devant un problème qui est seulement d'ordre terminologique. Je dois plaider coupable car cela prouve que je n'ai pas été assez clair, assez explicite, assez précis dans mes discours. Je parle donc de loi lorsque je ne puis justement pas la décider, lorsque je peux seulement la subir que je m'y soumette ou non. Il ne m'appartient pas, par exemple, de décider que l'oreille humaine est (statistiquement parlant) plus sensible à la justesse de la quinte qu'à celle de l'octave ; ou encore, (si je suis en train d'orchestrer), que l'effet de masque est d'autant plus grand que la fréquence du son masquant est proche de celle du son masqué ; ou encore, qu'il existe une corrélation inverse entre le débit d'information d'une musique et le niveau acoustique auquel on a tendance à l'écouter etc... En revanche, je suis libre de choisir mes règles et de décider de leur nombre autant que de l'étendue de leurs contraintes. Chacun sait que, dans l'histoire de la musique occidentale, les règles ont toujours changé et changent encore. En revanche, les lois restent. Elles peuvent se trouver affinées, on peut en découvrir de nouvelles, mais elles sont toujours là. En fait, chacune de ces lois connaît seulement deux grandes périodes dans son existence : lorsqu'elle est appliquée sans être identifiée ni même connue, et lorsqu'elle est connue (découverte) et appliquée consciemment.



[V]

Lisant cette phrase, je viens d'entendre Beethoven se retourner dans sa tombe. Parler du seul plaisir pour l'artiste nous renvoie à ce que, tous deux, avons déjà dit de l'hédonisme. Il est inutile d'y revenir. Par ailleurs, je dois avouer que j'éprouve un véritable plaisir, et même un plaisir esthétique, en lisant nombre de textes scientifiques : de Poincaré, de Max Planck, d'Einstein, de Bertrand Russell et même Bourbaki... Je crois que le partage entre le plaisir et la joie ne se fait pas si aisément.



[W]

Tout à fait d'accord au sujet de ces différences d'attitudes de l'ingénieur et du physicien devant une équation, disons un modèle mathématique. L'équation ou le modèle seront pour l'ingénieur, non vraiment un dogme, mais un moyen sûr d'assurer l'efficacité de son modus operandi. Pour le physicien, cette même équation et ce même modèle ne seront jamais que provisoires. Ils ne représentent qu'une étape dans la conquête de la perception et de la compréhension de l'univers. Pour prendre un exemple trivial, l'ingénieur qui construit un pont considérera que les piles en sont parallèles, mais elles ne seront jamais parallèles pour le physicien.



[X]

Pourquoi nous polariserions-nous seulement sur les tendances aristotéliciennes et/ou platoniciennes ? Je pense qu'elles ne sont finalement pas tellement contradictoires, surtout si l'on considère que chacune peut être prise comme une réflexion sur l'autre. Nous quitterions alors la caverne de Platon pour nous retrouver entre deux miroirs parallèles ! Finalement, je crois que si on me demandait d'avoir à choisir entre une position platonicienne et une position aristotélicienne, je choisirais, sans hésiter, la position archimédienne. Quel bonhomme que cet Archimède ! Et ce dernier me renverrait immanquablement vers Héraclite. Pardon pour cette petite pagaille dans la chronologie...!



[Y]

Je suis tout à fait d'accord : la forme ne peut pas être considérée seulement comme une Gestalt.. Ou alors, seulement s'il s'agit de très petites formes, d'oeuvres très brèves. Dès que le temps se déroule un peu plus longuement, la Gestalt ne suffit plus, car il est perçu alors plusieurs Gestalten juxtaposées les unes aux autres ou imbriquées les unes dans les autres. Dès qu'il s'agit de la grande Forme, il faut penser, non plus seulement à l'éducation (indispensable) de l'oreille, mais surtout à celle de l'attention et de la mémoire. Pour apprécier pleinement le dernier mouvement de la IXe Symphonie, il faut se souvenir des trois précédents, et pour comprendre le "Crépuscule des Dieux", il faut ne pas avoir oublié "l'Or du Rhin", ni "La Walkyrie", ni "Siegfried". Et voilà que je me mets à penser à la Forme comme à une sorte de volcan de mémoire, plutôt que comme un trou de mémoire...!



[Z]

Merci pour cette si amicale, si agréable et, je l'espère, féconde pour chacun, provocation à la "disputatio".



NOTES

1 Voir la liste des écrits utilisés à la fin de cet essai.

2 La numérotation retenue synchronise le déroulement de cet essai et celui du florilège précédent. Elle vise à faciliter le dialogue entre les deux parties.

3 Ce silence compositionnel [des années 1965-1971] s'explique simplement par mes autres activités, et non pas par des problèmes théoriques liés à la musique. »

4 À l'inverse, pour une femme la conquête serait préférentiellement celle du Non quand le Oui serait plus liminaire. Voir par exemple le "Non !" résolu de Sygne à la fin de L'otage de Claudel.

5 Schumann se trouve ainsi parfois pris pour emblème de ce que la musique - s'entend une conception de la musique comme pensée - ne serait plus désormais possible. Cf. le "filon-Schumann", exploité par Michel Schneider, en définitive contre l'existence de la musique contemporaine (voir "La tombée du jour". Seuil 1989).

6 Je dialogue ici avec une problématique ouverte par Célestin Deliège dans un article de 1987 : "La fin du romantisme" Entretemps n·4.

7 Par exemple : L'Art n'a rien à démêler avec l'artiste. » Flaubert (Lettres) ; L'oeuvre veut arriver par les mains de l'artiste à son immanence pure. Dans le grand art, l'artiste reste, par rapport à l'oeuvre, quelque chose d'indifférent. » Heidegger (Chemins qui ne mènent nulle part)...

8 Cf. "L'instant persuasif du roman". Conférence du Perroquet n·9. Janvier 1987.

9 Cf. "Le maître ignorant". Fayard 1987

10 Cf. en particulier [1954b]

11 Voir par exemple [1987] pour sa recherche d'algorithmes musicaux qui soient fidèles à ce principe polyphonique.

12 Je prends ici structure au sens élémentaire de ce qui est disposé par la partition ; celle-ci en effet est ce qui constitue la structure de l'oeuvre. On pourrait sans doute raffiner le propos en distinguant les structures directement algébriques de l'oeuvre (celles que fixe spécifiquement l'écriture musicale), et les structures plus topologiques (celles que consignent les notations) ; mais cette différenciation n'est pas essentielle aux questions ici abordées.

13 voir en particulier le bleu d'Yves Klein...

14 Voir par exemple la dernière scolie de L'Éthique : "L'ignorant, outre que les causes extérieures l'agitent de bien des manières, et que jamais il ne possède la vraie satisfaction de l'âme, vit en outre presque inconscient et de soi, et de Dieu, et des choses, et, dès qu'il cesse de pâtir, aussitôt il cesse aussi d'être."

15 Cf. la passion du "je n'en veux rien savoir !". Voir par exemple "Encore" (Séminaire XX) p.110

16 Mon appréciation de ce livre est sur ce point en décalage sensible de celle que formule Michel Philippot dans son article Pierre Boulez aujourd'hui » [1965].

17 Compte-rendus de cours (1963) et conférence (1965) à Darmstadt

18 Voir "L'être et l'événement" Alain Badiou (Seuil 1988), en particulier la méditation 29.

19 Voir le remarquable ouvrage d'Arpád Szabó : "Les débuts des mathématiques grecques" Vrin 1977.

20 Thèse, il est vrai, très singulière, attribuable à Alain Badiou ; cf. en particulier le livre précédemment cité "L'être et l'événement".

21 Cf. "Anthropologie du nom". À paraître.

22 Cf. "La fiction du politique". Christian Bourgois (1987)

23 Il faut citer ici en premier lieu Abraham Moles. Cf. son ouvrage de référence : "Théorie de l'information et perception esthétique". Flammarion 1958

24 Cf. I.Stravinsky, mais aussi J.P.Sartre...

25 J'établis ici un parallèle avec le travail d'un ami psychanalyste, Lucien Pitti, qui a proposé pour "mathème de la haine" l'écriture 0=0. Voir son "Séminaire de philosophie" 1992-1993. Lyon

26 "Les seuils différentiels relatifs sont constants"

27 Cf. sur ce point G.Canguilhem : "Études d'histoire et de philosophie des sciences" p.61... Vrin (1989)

28 Cf. Wittgenstein : "Les mathématiques sont une méthode logique. Les propositions des mathématiques sont des équations." (Tractatus logico-philosophicus : 6.2), et encore "La logique du monde, que les propositions de logique montrent dans les tautologies, les mathématiques la montrent dans les équations." (6.22).

On connaît également l'importance dans son "vocabulaire" des termes règle, application, définition (ex. "Les définitions sont les règles de la traduction d'une langue en une autre." 3.343)...

29 Dans un premier système les applications de la science sont considérées comme des dérivations, comme des dégradations, des extensions délavées de la science pure. Les sciences appliquées sont les cadettes et les Cendrillons des sciences pures justement négligées par les esprits supérieurs. Dans ce système le laboratoire est comme un lieu de prédilection, éclatant de lumière ; lui seul importe. L'atelier est une sorte d'autre chose dont il vaut mieux ne pas parler, dont il est élégant et même simplement décent de ne pas parler. Dans le deuxième système tout est réhabilité : le praticien naguère méprisé reprend le pas sur le théoricien. Celui qui est de toutes parts plongé dans la nature en définitive en sait plus que celui qui dans l'immense univers a découpé plus ou moins artificiellement un lieu clos et ouvert, abrité des tempêtes du large, un coin relativement tranquille, un compartiment nommé laboratoire. Pratiquement on a le courage d'envisager que dans les industries techniques, l'atelier, l'usine, le magasin, l'arsenal ne sont pas des lieux indignes des prolongements bâtards du laboratoire mais au contraire qu'ils sont ceux qui ont un contact, un abordage perpétuel, une soutenance permanente avec la réalité. Dans ce deuxième système l'ingénieur n'est point inférieur au savant. L'ingénieur qui malaxe, qui manipule tant de matière, est puissamment inséré dans la réalité. Ce n'est plus la nature et notamment cette deuxième nature l'atelier, l'usine, qui devient comme un prolongement honteux de laboratoire mais c'est le laboratoire au contraire qui redevient ce qu'il est : une réduction plus ou moins artificielle de la nature. » Charles Péguy (La Thèse)

30 Cf. "Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci" (1910)

31 On semble ne lui devoir en mathématiques que la détermination du centre de gravité de la pyramide.

32 Cf. par exemple René Huyghe : "L'art et l'âme" Flammarion 1960

33 Comme l'est l'école pour les autres savoirs socialement transmissibles... Voir "De l'école" Jean-Claude Milner. Seuil 1984

34 D'où que Freud ait pu considérer la tâche d'éduquer comme un impossible métier (à l'égal de celle de gouverner et d'analyser).

35 "Donc on remet en question" in "La musique en projet" Gallimard 1975 p.18

36 in "Le Institutioni Harmoniche", Venise, 1558.

37 Je suis, malheureusement, suffisamment vieux pour avoir connu bien des succès éphémères. Des soi disant compositeurs, remplis de "créativité" qui, après un succès de quelques années, sont maintenant déjà tombés dans l'oubli.

38 Voici un exemple de ce type de pathos : "La proxémisation en tant que stratégie compositionnelle primordiale de musicalisation de la signification dans le processus de production du sens musical, comprend aussi l'exploration de l'espace intertextuel ou l'analyse - auditive puisque compositionnelle musicale - du phénomène de l'intertextualité". Je ne veux pas être pas trop méchant pour l'auteur et m'abstiens donc de le nommer...

39 Un des pionniers de la Théorie des Systèmes ; in "Design for a brain". Londres, 1961.

40 Symétriquement, Rameau disait que "la mélodie provient de l'harmonie".

41 On peut se demander si la mode passagère des musiques dites (à tort) aléatoires n'était pas l'expression d'une angoisse devant l'obligation de faire ce fameux choix. On décrit alors globalement ce que Paul Valéry appelle la "nuée des combinaisons" et on laisse les autres choisir.

42 Carl Maria von Weber et Busoni ont écrit sur ce sujet des choses fort intéressantes.

43 Encore qu'il existe des transcriptions, lesquelles, par définition, changent les matériaux, qui sont réalisées par les compositeurs eux-mêmes. Ce qui prouve bien qu'ils acceptent ce changement.