Ce que les écrits de Barraqué nous apprennent en matière d’intellectualité musicale

 

(Samedi d’Entretemps du 26 octobre 2002 — Ircam)

 

François Nicolas

 

 


N’ayant finalement par grand-chose à amender de mon article « Le souci du développement chez Barraqué » écrit il y a quinze ans déjà pour le numéro spécial de la revue Entretemps [1][1] consacré à Barraqué (voir www.entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/Barraque.html), je voudrais aujourd’hui parcourir sous un éclairage très particulier : ses écrits en me demandant ce qu’ils nous apprennent quant à l’intellectualité musicale. Soit : comment Jean Barraqué concevait-il et pratiquait-il l’intellectualité musicale ? Plus généralement, qu’est-ce que ceci nous apprend sur la pensée musicienne ?

 

Je présenterai ici des notes de lecture. Un travail de caractérisation méthodique des intellectualités musicales bâties par les principaux compositeurs sériels au début des années 50 reste à faire.

 

Remarquons d’abord deux choses :

1. Dans ce volume que nous livre Laurent Feneyrou, il s’agit des écrits d’un compositeur, non d’un musicologue :

« Notre type de travail [sur la V° de Beethoven] ne relève pas de la musicologie, mais d’une activité d’« interprétation », aussi proche que possible de la création. » [2][2]

Ainsi pour Barraqué, dans l’intellectualité musicale, le musicien « interprète », comme il « crée » par ailleurs son œuvre. Ces deux catégories (interprétation et création) inscrivent bien l’existence d’une dualité entre le musicien et l’œuvre et ne placent donc pas la pensée sous le signe d’une fusion ou d’une confusion. Ou encore : intellectualité musicale et pensée musicale (qui est pensée à l’œuvre, pensée de l’œuvre) font bien deux.

2. Ces écrits datent de cette époque — malheureusement révolue — où les compositeurs étaient soucieux de déployer, en sus de leur œuvre musicale, une pensée musicienne explicite, formulée, éventuellement théorisée sur la pensée musicale (celle de l’œuvre), bref ce que j’appelle une intellectualité musicale.

 

Admettons que la partie musicale se joue à trois — le musicien (le compositeur en l’occurrence), l’œuvre et la musique — et examinons ce que ces écrits nous disent quant à la différence entre musicien et œuvre, en particulier face à la musique.

Je commencerai en relevant une série d’énoncés prélevés dans ce volume que je commenterai au fur et à mesure. Je les présenterai dans un certain désordre avant de réorganiser, dans une seconde partie, les questions que tout ceci configure pour conclure, en une brève troisième partie, par un résumé synthétique de la polarité musicien / œuvre.

 

 

I

 

Lisons donc Barraqué.

 

• Pour le musicien Jean Barraqué, la musique se présente comme un monde, un autre monde face à lui :

— « J’ai voulu […] connaître ce monde que je ne connaissais pas : la Musique » [3][3]

• La découverte de ce monde prend chez Barraqué la forme d’un choc, brutal :

— « Je suis compositeur à cause du choc émotionnel que m’a donné la Symphonie inachevée de Schubert. […] Brutalement, à partir de ce moment-là, j’étais comme fou, j’étais obsédé. » [4][4]

• Son obsession est alors de connaître ce monde, plutôt qu’à proprement parler de le comprendre :

« Je l’ai toujours dit, je le dis encore à mon âge [5][5], je n’ai jamais compris la musique, je n’y comprends encore jamais rien. » [6][6]

• Rencontrant ce monde qui bien sûr lui préexiste, sa conviction est que ce monde de la musique le fait musicien, l’adoube, le crée comme créateur :

— C’est ce qu’il appelle « la puissance de la musique dans un homme » [7][7].

— « Notre découverte crée les autres œuvres, mais les autres œuvres nous créent créateurs. » [8][8]

• En contrepartie, la musique dépersonnalise l’individu [9][9]. Elle passe à travers lui, elle se constitue au-delà de lui. Le musicien doit donc rester humble devant l’œuvre :

— « Le compositeur se dépersonnalise dans l’acte de créateur. Je ne pense pas que l’œuvre lui enlève quelque chose. Une seule chose compte pour le compositeur, c’est la musique. Aimer la musique, qu’est-ce que ça veut dire ? Je n’en sais rien. » [10][10]

— « Le très grand compositeur est celui qui ne voudrait rien, qui permettrait que les choses se fassent à travers de lui ». [11][11]

— « Je dis poète au sens le plus général du terme : tous ceux qui ont véritablement créé » [12][12] et il précise : « Le poème au sens nietzschéen, ce qui fait qu’un homme n’est jamais lui-même, mais parle au-delà de lui-même, c’est cette transposition de soi, peut-être l’extase. » [13][13]

• Pour le musicien, ce qui compte c’est l’amour de la musique.

— « Ce qui frappe le plus chez Messiaen, au-delà de la lettre de son enseignement, c’est son profond et total amour de la Musique. » [14][14]

• Le musicien peut être incohérent si l’œuvre par contre, elle, est bien cohérente.

— Concernant Beethoven, il convient de « donner un sens à la cohérence musicale de son œuvre opposée à l’incohérence apparente de son comportement » [15][15]

• Le compositeur crée des œuvres mais cette création instaure en retour une étrangeté à son être d’individu. Pour le compositeur, il n’existe plus de je bien clair. Le rêve du compositeur comme de tout musicien est d’ailleurs de s’immerger dans la musique et de s’y décomposer. Mais il ne le peut car sa figure d’homme ne saurait être oubliée :

– Voir par exemple cette citation que Barraqué fait de Mozart écrivant en juillet 1778 : « Je suis pour ainsi dire totalement immergé dans la musique. » [16][16]

• L’intellectualité musicale conçoit que la musique n’est pas seule, que le monde de la musique n’est pas le seul, que la musique n’est pas seule à penser :

— « Avoir une perception nette des problèmes musicaux d’une époque, c’est aussi avoir l’intelligence de l’ensemble des problèmes de cette époque ! » [17][17]

• L’intellectualité musicale n’est pas la musicologie « savante » et érudite :

— « Notre type de travail [sur la V° de Beethoven] ne relève pas de la musicologie, mais d’une activité d’« interprétation », aussi proche que possible de la création. » [18][18]

• Dans son temps, le musicien vit inquiet là où l’œuvre a une capacité qu’il n’a pas : celle de surplomber son temps, de se tenir au-dessus de lui, sans l’ignorer ni s’y conformer.

— « Le créateur, condamné à vivre inquiet (presque aux abois) dans son temps » [19][19]

— « Une œuvre commence son histoire quand elle a cessé de se définir dans le contexte qui l’a vue naître. » [20][20]

Ceci tient en particulier au fait que le temps pour l’œuvre est celui de la pensée musicale quand le temps de la pensée pour le musicien est un temps plus vaste, fibré non seulement de la pensée musicale mais aussi des autres pensées de l’époque (scientifiques, politiques, artistiques, philosophiques, etc.).

• Pour le musicien, l’horizon est celui d’un échec quand celui de l’œuvre est un inachèvement. La fin est pour le premier une mort, pour la seconde une décision de s’arrêter, même si son travail à proprement parler n’est pas achevé. L’œuvre a une autonomie que n’a pas le musicien :

— « L’œuvre se propulse en quelque sorte par elle-même » [21][21]

• Au total, ce qui en musique importe et compte, ce n’est pas le musicien bien sûr, mais l’œuvre.

— « L’analyse doit se préoccuper du résultat acquis, c’est-à-dire de l’œuvre intégrée dans l’histoire. […] La pensée propre du compositeur reste son « merveilleux secret ». » [22][22]

 

 

II

 

Reprenons tout cela.

 

Comment la musique est-elle vue par un musicien si celui-ci n’est pas le sujet de la musique et le sait bien ? Quel est le rapport à la musique d’un musicien, surtout quand ce musicien réfléchit ce rapport, le verbalise, le formule, tente de l’expliciter ?

Soit : comment l’intellectualité musicale de Barraqué pense-t-elle la différence entre musicien et œuvre, singulièrement la différence de rapport à la musique entre le musicien et l’œuvre ?

 

Il existe deux types convenus d’énonciation sur la musique auquel les écrits de Barraqué échappent en grande partie :

1. Le premier type efface l’énonciation (musicienne) et présente la théorie comme purement objective, presque scientifique (cf. relevé de faits musicaux…), soit un positivisme musicologique.

Appelons ces énoncés musicaux, dont la subjectivité d’énonciation est gommée, des énoncés musicologiques (ces énoncés peuvent être savants ou théoriques…).

2. Le second privilégie l’énonciation (musicienne) sur l’énoncé (musical) et argumente que la garantie des énoncés (musicaux) tient à leur qualité (musicienne) d’énonciation : c’est la logique des écrits du grand homme où ce qui compte n’est pas tant ce qu’il dit (en soi) que le fait que ce soit lui qui le dise. La théorie peut être bizarroïde (les couleurs chez Messiaen) ou tirée par les cheveux (les rapports entre langue et musique chez Wagner), ou excentrique (la théosophie de Scriabine), mais elle reste intéressante en tant que production car la validité de la théorie est ici gagée sur sa productivité musicienne, en l’occurrence supposée attestée par la grandeur musicale de qui l’a établie.

Appelons ces énoncés musicaux arbitraires dont l’intérêt réside en leur subjectivité d’énonciation des énoncés impressionnistes ou énoncés d’artistes (au sens péjoratif du terme : l’artiste serait ici défini comme celui qui croit qu’il fait l’art quand c’est à l’inverse, comme le dit très bien Barraqué, « les œuvres [qui] nous créent créateurs » et la musique qui nous fait musicien…).

• L’intellectualité musicale implique de tenir une troisième position qui articule énoncé musical et énonciation musicienne : l’intellectualité musicale parle bien de musique, d’œuvres et pensées musicales, de situations et structures musicales, etc. et non des musiciens mais c’est bien un musicien qui en parle, non un savant ou un érudit (fut-il musicologue), non un sociologue ou un philosophe.

L’intellectualité musicale est musicale par son énoncé et musicienne par son énonciation. Elle est pensée musicienne sur la pensée musicale, sur l’œuvre donc et non pas sur le musicien (différence capitale — thèse : la pensée sur le musicien ne relève pas de l’intellectualité musicale mais de la psychologie, ou de la sociologie, etc.) —.

L’intellectualité musicale assume donc le décalage entre énoncé musical et énonciation musicienne.

 

Comment se donne ce décalage, cet écart ?

C’est là ce que les écrits de Barraqué nous permettent de préciser car il me semble que ce que produit Barraqué relève bien tendanciellement de l’intellectualité musicale plutôt que de la théorie musicologique ou des écrits impressionnistes de musicien — je dis « tendanciellement » car ses Propos impromptus relèvent explicitement de ce que j’ai appelé les propos d’artiste et son analyse des Variations op. 27 de Webern plutôt me semble-t-il des énoncés musicologiques (autant dire que pour ma part, ce n’est pas celle de ses analyses que je préfère : elle a quelque chose d’assez mécanique et comptable, de trop combinatoire pour dégager clairement les enjeux musicaux de l’œuvre [23][23]).

 

La différence musicien / œuvre n’est pas une différence sujet / objet (l’œuvre est un sujet : le sujet musical ; elle n’est pas l’objet de l’intellectualité musicale même si elle peut l’être pour le musicologue…). Cette différence est donc une différence de subjectivités.

 

Qu’est-ce donc qui singularise la subjectivité musicienne par rapport à la subjectivité musicale ? Si l’on peut légitimement soutenir qu’il y aurait quelque résonance entre ces deux subjectivités, il faut à tout le moins commencer par penser leur écart.

L’intellectualité musicale est en effet une manière spécifiquement musicienne (plutôt que musicale) de se rapporter à la musique, aux œuvres. Une œuvre musicale se rapporte elle-même à la musique, aux autres œuvres, et elle pense ces rapports, elle les subjective via les projets qu’elle met en œuvre (tels ceux de la V°, de L’Inachevée ou de La Mer…).

 

Un indice : Barraqué inscrit le rapport du musicien à la musique sous le signe de l’amour : il est pour lui essentiel qu’un musicien aime la musique et le principal remerciement qu’il adresse à son Maître Messiaen est précisément de l’avoir éduqué dans cet amour de la musique. Qui dit amour dit bien sûr subjectivité et même à la fois subjectivation (intérêt passionné ici : Barraqué parle de « choc émotionnel » — p. 177, de folie) et procès subjectif (Barraqué parle d’obsession, de maniaquerie…)

Il me semble que le rapport subjectif d’une œuvre à la musique ne saurait être dit d’amour. Je proposerai de dire plutôt qu’il relève d’une volonté : l’œuvre veut la musique plutôt qu’elle ne l’aime là où un musicien aime la musique plutôt qu’il ne la veut. On pourrait alors préciser : le musicien aime une volonté qui n’est pas à proprement parler la sienne mais celle de l’œuvre qu’il crée en sorte que, de même que l’œuvre le crée créateur, l’œuvre le crée voulant à travers elle.

Il est clair que le signifiant musique n’est pas alors tout à fait le même dans ces deux occurrences (le musicien aime la musique, l’œuvre veut la musique) : on voit par exemple que pour le musicien, « la musique » se présente comme un monde constitué, se tenant face à lui, auquel il va souhaiter s’incorporer, qu’il va souhaiter « connaître » pour parler comme Barraqué, ou dans lequel il va vouloir totalement s’immerger, pour parler cette fois comme Mozart cité par Barraqué. Pour l’œuvre par contre, la musique ne saurait être un monde puisque c’est son monde, le seul bien sûr qu’elle connaisse. Ce monde ne saurait donc pour elle avoir limites, frontières, bord et consistance. Elle n’en saurait connaître ni les contours, ni l’aspect extérieur, ni en conséquence cette attirance que ce monde peut exercer sur quelqu’un qui le voit de loin. Pour une œuvre « musique » ne veut pas dire « monde » mais désigne une cible, sa cible, c’est-à-dire fixe l’horizon d’expression qu’elle (l’œuvre) tente d’atteindre ou de constituer. En ce sens, on pourrait soutenir que le rapport de l’œuvre à la musique (à ce que veut dire pour elle que le mot « musique ») pourrait être semblable à une prière laïque ou athée, là où un musicien ne saurait prier en vérité la musique que dans une posture religieuse (posture que le romantisme a amplement explorée) où le monde de la musique est thématisé comme au-delà du monde ordinaire (celui des échanges marchands, de la circulation des opinions, etc.).


 

 

III

 

Résumons provisoirement les différents traits qui pourraient ainsi distinguer le musicien — le compositeur — de l’œuvre (autant dire l’artiste de l’œuvre d’art) selon un tableau à double entrée.

 

 

Musicien

Œuvre

Le monde de la musique ?

Pour le musicien, la musique forme un monde particulier qui lui fait face et ouvre donc à la possibilité d’une rencontre.

Pour l’œuvre, il n’y a pas spécificité du monde de la musique.

La musique est à

connaître comme monde

comprendre comme cible

Le rapport à la musique

Pour le musicien, il s’agit de l’aimer.

Pour l’œuvre, il s’agit de la vouloir.

Qu’indexe une possible « prière à la musique » ?

Une prière religieuse (cf. la « religion de la musique » où le monde de la musique est conçu comme un au-delà)

L’instauration d’une prière athée

Quelle ressource subjective ?

Le compositeur mise sur la technique musicienne.

L’œuvre fait confiance à son agir la musique…

Cohérence ?

Il y a incohérence de l’individu car le musicien est un intermédiaire, une transition :

— l’œuvre passe par lui, à travers lui ;

— son activité musicienne n’est qu’une partie de l’individu animal humain qu’il est.

Pour l’œuvre, il y a une cohérence subjective de son projet musical.

Que veut dire création ?

Le musicien crée l’œuvre (il ajoute au monde de la musique un sujet) mais il est lui-même

— créé par la musique comme musicien,

— un créateur créé par l’œuvre

L’œuvre agit la musique et par là transforme la situation musicale.

Où réside le péril subjectif ?

Le musicien, devenu étranger à l’individu social, risque, par angoisse, de s’y cramponner (cf. « être un homme, pas qu’un buste »…)

L’œuvre lutte contre le risque de n’être qu’une simple pièce de musique, qu’un simple morceau du monde de la musique (Musicstück)

Quel je ?

Pour le musicien, il n’y a pas (ou plus) de « je », car il n’y a pas pour lui d’unité subjective simple.

L’œuvre dit « je » (et peut-être aussi « nous » : voir son lien aux autres œuvres…).

Quel rapport à l’époque ?

Le musicien est inquiet dans son temps (temps qui n’est pas que musical mais éclaté entre plusieurs dynamiques hétérogènes de pensée dont rien ne garantit la contemporanéité).

L’œuvre est en capacité de dominer, surplomber son temps (qui est constitué comme le temps de ce qu’il y a en musique de pensée…)

Que veut dire finir ?

Le musicien a pour horizon la mort, sa mort comme individu.

L’œuvre a pour horizon sa fin, qui n’est pas un achèvement mais une décision d’arrêt.

 

Ce tableau déplie a minima un espace de pensée dans lequel l’intellectualité musicale se meut sans laisser cet espace se refermer sur lui-même.

Il ne faut pas écarter l’idée que cet espace de pensée puisse s’avérer tordu et supporter certains replis (on peut ainsi se demander si ces deux faces ne pourraient n’en être qu’une seule, l’espace ici constitué s’avérant ainsi celui d’une bande de Moebius ?) Ceci ne peut, me semble-t-il, être examiné qu’en travaillant d’abord dans la distance ici instaurée, qu’en soutenant la distension épinglée par ce tableau.

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[1][1] n°5, 1987

[2][2] Écrits, p. 408

[3][3] p. 177…

[4][4] p. 177…

[5][5] Il écrit cela en 1969 soit à 41 ans.

[6][6] p. 178

[7][7] p. 582

[8][8] p. 252

[9][9] Celui qu’il conviendrait d’inscrire plutôt comme un-dividu puisqu’il est essentiellement partagé entre de multiples pratiques, divisé entre de multiples identités sans unité entre elles.

[10][10] p. 182

[11][11] p. 182

[12][12] p. 181

[13][13] p. 183

[14][14] pp. 129, 158

[15][15] p. 160

[16][16] p. 139

[17][17] p. 73

[18][18] p. 408

[19][19] p. 251

[20][20] p. 249 et Debussy (Seuil), p. 9

[21][21] p. 279

[22][22] p. 275

[23][23] Problèmes de transcription pour cette analyse restée orale ?