Quelques questions sur l’intellectualité musicale de Barraqué

(compte rendu sommaire des discussions lors du Samedi d’Entretemps — 26 octobre 2002 — consacré aux écrits de Barraqué rassemblés par Laurent Feneyrou)

François Nicolas

 

 


• Si Barraqué a bien été philosophiquement marqué par sa rencontre de Kierkegaard (essentiellement Le Traité du désespoir), de Nietzsche (essentiellement Ainsi parlait Zarathoustra), de Michel Foucault bien sûr (essentiellement Maladie mentale et Personnalité), et dans une certaine mesure de la phénoménologie, à quel titre tenir que son intellectualité musicale consonne avec ces différentes pensées ? Barraqué a-t-il eu un vrai souci philosophique ou n’a-t-il pas plutôt abordé ces œuvres de pensée comme des textes littéraires, à l’égal par exemple de son rapport à La mort de Virgile, d’Hermann Broch ?

À quel titre son œuvre ou son intellectualité musicale consonerait-elle avec Foucault, et d’ailleurs avec quel Foucault : celui de 1954 ou celui terminal du souci de soi ?

Si Barraqué fut bien un lecteur de Kierkegaard, qu’a-t-il exactement retenu de sa conception du sujet ? Kierkegaard n’aurait-il pas plutôt été pour Barraqué essentiellement l’éveilleur d’une subjectivité de l’artiste ? Barraqué aurait-il vécu le partage entre le musicien et l’œuvre comme une modalité du conflit entre le Moi et le sujet chez Kierkegaard ? Barraqué faisait-il ainsi l’économie de la transcendance kierkegardienne ou la rabattait-il plutôt sur le thème romantique d’une « religion de la musique » ? Y a-t-il vraiment sens à charger Barraqué de ces questions philosophiques ce qui présuppose qu’il ait eu vraiment rapport à la philosophie comme telle et pas seulement à des textes littéraires ?

Quel rapport particulier Barraqué aurait-il entretenu avec la phénoménologie qui dépasse son statut de philosophie spontanée des musiciens (omniprésente chez tous les musiciens de l’après-guerre — Boris de Schloezer, Schaeffer… —, à l’exception notable de Boulez…) ? La dite phénoménologie (dont il paraît d’ailleurs difficile de récollecter les tours et détours sous un article singulier) a-t-elle pour lui dépassé son statut de pourvoyeuse de formules pathétiques : « l’être-pour-la mort », etc. ? Et finalement quand un musicien fait résonner « l’être jeté au monde », ne fait-il pas avant tout résonner son propre démêlé avec le seul « monde de la musique » sans pour autant s’approprier ce qu’il en est de l’être et « du » monde pour le phénoménologue ? Bref du concept philosophique à l’expression musicienne, n’y a-t-il pas un énorme hiatus qu’il ne convient précisément pas de combler en soutenant que les deux s’équivaudraient ?

Ne se trompe-t-on pas quand on croit que pour Barraqué la philosophie comme telle aurait été un interlocuteur de pensée quand son véritable vis-à-vis aurait plutôt été la littérature ?

 

• Si l’on parle d’éthique, n’y a-t-il pas lieu de clairement distinguer l’éthique de l’œuvre de celle, éventuelle, du musicien ? Ne faudrait-il pas plutôt penser que s’il y a bien une éthique possible de l’œuvre, il ne saurait y avoir qu’une morale du musicien ?

 

• Si l’on rapproche trois intellectualités musicales « sérielles » exactement contemporaines — celles de Barraqué, de Boulez et de Stockhausen —, ne voit-on pas se dessiner un contraste entre Barraqué et Boulez à mesure de ce que chez ce dernier, l’adossement philosophique n’est pas de même nature, que s’y substitue pour bonne part un adossement scientifique (inexistant chez Barraqué), etc. ? Finalement la dualité Barraqué-Boulez ne permet-elle pas de déplier un espace de pensée sur ces années 50, diversifiant les intellectualités musicales selon qu’elles se soucient fortement du musicien (Barraqué) ou s’en préoccupent moins (Boulez), selon qu’elles tentent d’embrasser une œuvre dans sa totalité (analyses de Barraqué) ou seulement dans certaines parties clefs (analyses de Boulez), selon qu’elles refusent de traiter les œuvres qu’on a soi-même composées (Barraqué) ou acceptent de les traiter à l’égal de n’importe quelle autre œuvre (Boulez), etc. ?

 

• Que penser de ce fait étrange : Barraqué n’a semble-t-il jamais transmis d’analyse de Schubert, lors même qu’il fut à l’origine de sa vocation de compositeur ? Quel lien de cause à effet ?

 

• Plus généralement, préserver l’œuvre qu’on a composée du regard de l’intellectualité musicale, préserver de la même manière l’œuvre musicale (Schubert) qui vous a convaincu de l’existence d’un monde de la musique et de sa capacité à instaurer une existence qui vaille, cette sorte de cloisonnement entre le compositeur et l’intellectuel aurait-il quelque résonance avec les troubles schizophréniques qui furent ceux de Jean Barraqué ? Et de même pour sa volonté forcenée de limiter le monde recevable et embrassable à quelques noms, essentiellement à cet « ou bien Beethoven, ou bien Debussy » ? Qu’indique ce parti pris de contenir l’infinité du monde musical en sorte qu’il puisse se présenter à la pensée comme embrassé par cette simple pince ?

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