Théorie de l’écoute musicale (6) : Comment l’écoute tricote du temps

 (Penser le temps musical avec Lautman)

(ENS, 18 mars 2004)

François Nicolas

 

 

Argumentaire

 

Hypothèse : le moment-faveur retourne la proposition de Gurnemanz et énonce « Maintenant l’espace devient temps ».

Objectif : théoriser comment, à partir du moment-faveur, l’écoute tricote du temps musical.

Méthode : on proposera de penser le temps musical avec Albert Lautman (Le problème du temps, 1943) : s’il est vrai que le temps procède d’opérations sur l’existence, leur formalisation mathématique incite à thématiser le travail de l’écoute comme différenciation du matériau sonore (là où l’audition le somme et l’intègre) produisant ainsi un temps musical à l’œuvre.

 

Moment-faveur examiné : dans Structures II (1962) de Boulez


I. Introduction

La fois précédente : taquin, tourniquet, maille. Cf. circulation d’un vide équivalent au tracé d’une aiguille de tricot.

I.1 L’écoute, travail à l’œuvre…

Deux principes importants :

1) L’écoute travaille. Il y a un travail de l’écoute. Ce n’est pas une simple passivité, moins encore une réception. C’est le travail d’une attention.

2) Ce travail est à l’œuvre : l’auditeur (l’écouteur) peut écouter pour autant que son écoute prend appui, participe d’un travail déjà à l’œuvre, s’incorpore à une attention active que l’œuvre même met en jeu.

La formalisation du tourniquet par un taquin visait à cela.

Il ne peut cependant formaliser le « contenu » du travail : il pointe l’existence d’un maillage sans en donner l’enjeu concret. S’il s’agit de tricotage (adoptons quelque temps cette métaphore), cette formalisation par le taquin met l’accent sur le travail des aiguilles, non sur le tricot lui-même. Ou encore : il exhibe la ronde des aiguilles portant le fil mais il ne délivre pas l’intelligence de ce qui est ainsi tissé. On pourrait dire : il faut s’interroger sur le point du tricot pour comprendre ce qui est ainsi tricoté.

C’est à cela qu’on va s’employer aujourd’hui.

On va pour cela convoquer un tout autre registre de métaphore et de formalisation.

I.2 La pince du mathème et du poème…

Cf. notre propos (théoriser l’écoute musicale) est suffisamment neuf (voir l’évitement complet de cette question dans les deux derniers numéros de la revue Circuit apparemment consacré à ce thème…) qu’il faille pour ce faire bâtir un dispositif singulier de pensée.

Tout autant que le travail philosophique [1], notre travail est pris dans la pince du mathème et du poème.

Au point où nous en sommes rendus de notre entreprise, ceci va se donner dans la pince de la différenciation (mathématique) et de l’intension (poétique).

Nous examinerons aujourd’hui la dimension du mathème, la fois prochaine celle du poème.

I.3 Que produit ce travail ? Une Forme musicale !

Si l’écoute est un travail, c’est donc qu’elle produit quelque chose. Cf. son travail, comme tout travail, a pour caractéristique de transformer la matière ouvragée.

Qu’est-ce donc que produit l’écoute musicale ? On répondra : une Forme, une Forme musicale de l’œuvre écoutée.

Forme musicale va ainsi se dire en différents sens car il y a différentes manières de penser la Forme d’une œuvre : selon la perception et l’audition, selon l’ouïe, selon l’écoute…

Qu’est-ce donc que la Forme musicale produite par l’écoute ? Qu’a-t-elle de propre par rapport aux autres Formes musicales ?

Et si toute écoute est à l’œuvre (s’entend : est endogène au mouvement même de l’œuvre, intrinsèque au travail musical de l’œuvre, non pas exogène et extrinsèque), quelle en est la conséquence sur la Forme écoutée ?

I.4 Quelle est la spécificité de la Forme écoutée ? Le temps musical !

Première réponse pour cette séance : la Forme écoutée a ceci de propre par rapport aux Formes auditionnées, ouïes et comprises qu’elle passe par la production d’un temps singulier, le temps musical. Ou encore : la Forme écoutée est la Forme d’un temps musical à l’œuvre.

Cette thèse ne répond pas intégralement à la question : qu’est-ce que la Forme écoutée ? Elle répond simplement ce premier élément : la Forme écoutée est la Forme d’un temps musical.

Ceci nous délivre donc cette première tâche, à la quelle nous consacrerons tout ce cours : qu’est-ce qu’un temps musical ? En quel sens l’écoute et son opération de maillage peut-elle être pensée comme tricotant du temps ?

I.5 La formalisation du calcul différentiel

Nous prendrons pour cela appui sur la pensée mathématique en explorant la face de son calcul différentiel.

Rappel : j’ai proposé de formaliser l’audition comme un calcul intégral. J’ai abouti sur cette base à distinguer trois formes d’audition, correspondant chacune à un type particulier d’intégrale mathématique.

Je propose d’engager une pensée musicale de l’écoute en prenant appui sur l’autre face mathématique : celle du calcul différentiel.

J’aurais pu le faire en partant directement de ce calcul, ce qui nous aurait conduit à l’examen d’un côté de la théorie des distributions (qui généralise le concept de fonction en sorte de disposer d’entités indéfiniment différentiables), d’un autre côté de la théorie des tenseurs.

Cette voie plus abstraite serait un peu aride, difficile à transmettre et moins stimulante pour le musicien.

I.6 Albert Lautman

J’ai plutôt choisi de partir d’une lecture attentive d’Albert Lautman, dont le travail philosophique a cet avantage pour nous de fournir des formalisations déjà interprétées.

I.6.a. Formalisation et interprétation ?

En quel sens précis entendre ces catégories ?

Voir pour cela la théorie des modèles qui me sert toujours de cadrage pour penser la musique avec d’autres disciplines.

Voir son article Le problème du temps.

I.6.b. Présentation d’Albert Lautman (1908-1944)

I.6.b.1. Biographie

Né le 8 février 1908

ENS : Promotion 1926 [2]

Fait prisonnier le 30 juin 1940

Évasion de Silésie le 14 octobre 1941

Arrestation le 15 mai 1944

Exécuté le 1er août 1944 [3]

I.6.b.2. Témoignage de M. L. Moulinier [4]

C’était une chose presque inexplicable que ce concours de camarades autour d’un homme qui était tout le contraire d’un vulgarisateur et qui se contentait d’exposer ses idées, telles quelles, toutes chaudes de son ardeur intérieure, toutes hautes, toutes hautaines même parfois et pour ainsi dire hermétiquement hautaines. La foule ne comprenait pas, mais elle venait fascinée par le sentiment d’une authentique grandeur. Et justement pour lui, le maître n’avait pas d’autre rôle que de donner au disciple le sentiment d’une grandeur. [5]

De ce philosophe, c’est le courage qui a été la faculté maîtresse. (id.)

I.6.b.3. Citations

·       « Répondre par la colère à l’ordre du monde jugé mauvais » [6]

·       « Il ne faut jamais se résigner à avoir moins que ce que l’on désire. » [7]

·       « Je ne sais rien de plus tragique que cette aube d’avant le duel, lorsque Galois prit conscience qu’il n’avait plus le temps de donner ses démonstrations » [8]

·       « L’essence des mathématiques réside dans sa liberté » aimait-il à rappeler [citant Cantor : « L’essence des mathématiques, c’est la liberté »]

·       « Il y a un réel physique. […] Il y a de même un réel mathématique ». [9]

·       « Il ne suffit pas de poser la dualité du sensible et de l’intelligible ; il faut encore expliquer […] la genèse du sensible à partir de l’intelligible. Or les mathématiques fournissent justement, dans certains cas, des exemples remarquables de détermination de la matière à partir de la forme ». [10]

I.6.c. Présentation de son article sur le temps.

Rédigé en 1943-1944 et publié après sa mort en 1946

 

Plan :

·       [Introduction] — résumé

·       Le temps sensible et la physique mathématique — résumé

·       La théorie des équations aux dérivées partielles — texte intégral

·       La théorie des équations différentielles et la topologie — résumé

Voir le texte en document joint : Le problème du temps

II. Lecture de l’article de Lautman

II.1 Les enjeux pour Lautman

II.1.a. [Introduction]

Problème : existe-t-il une formalisation mathématique du temps ? Existe-t-il une théorie mathématique du temps ?

Bien sûr, il existe déjà une formalisation mathématique du temps physique : cf. forme quadratique avec signe dissymétrique (négatif) pour t. Mais il ne s’agit pas ici de simplement prendre mathématiquement acte d’une dissymétrie ontique (physique) : il s’agit de générer ontologiquement (mathématiquement) une telle dissymétrie en sorte de donner statut ontologique non pas à la dissymétrie (l’existence du signe « — » y suffit) mais à la dissymétrisation. Ou encore : il s’agit non pas seulement de prendre mathématiquement acte d’une réalité ontique (cf. physique mathématisée) mais de formaliser une génération ontologique de cette réalité ontique, d’ancrer donc cette existence ontique dans une opération ontologique.

D’où le projet d’une formalisation que j’appellerai « à rebours » et que Lautman appelle « a priori ». Qu’est-ce à dire ?

On part de l’existence d’une physique mathématisée (depuis Galilée) soit, en l’occurrence, d’une formalisation mathématique de la dissymétrie physique (c’est-à-dire d’équations physiques).

Le vocabulaire se dispose ainsi :

D’ordinaire une telle formalisation se déploie dans un réseau de ses conséquences dont le schéma général est celui-ci :

On associe ainsi des entités mathématiques x aux objets physiques X, et l’on examine ensuite comment on peut ou non déduire mathématiquement de x un y qui renvoie alors à l’être physique Y. L’intérêt de ce périple est soit de dégager Y et de le déceler ainsi comme corrélat « logique » de X dans le modèle, soit de comprendre « logiquement » la coexistence de X et de Y dans le modèle.

Ici, la question posée par Lautman conduit à un autre dispositif qu’on pourrait formaliser ainsi :

Le but ici n’est plus physique, ou ontique : il ne s’agit pas de trouver un équivalent ontique au terme ontologique inconnu, il ne s’agit pas de comprendre la « logique » du temps physico-ontique. Le but est proprement philosophique : il s’agit pour Lautman de comprendre philosophiquement les mathématiques dans leur rapport à la physique, soit de comprendre philosophiquement le rapport de l’intelligible au sensible. Sa question (philosophique) est ainsi : existe-t-il une genèse ontologique du devenir sensible ?

II.1.b. Nos propres enjeux

Il s’agit pour nous de lire ce texte en vue d’autres enjeux : des enjeux proprement musiciens qui concernent la théorie de l’écoute musicale.

Il va s’agir pour cela de bâtir un modèle fictif de cette théorie mathématique dégagée par Lautman (de cette genèse ontologique du temps sensible) en sorte de théoriser l’engendrement possible du temps musical. Ceci peut se schématiser ainsi, si t désigne le temps physique et  si S=>t désigne l’engendrement mathématique d’un « temps » (par l’opération de différenciation d) :

Il s’agit ainsi pour nous de dégager un modèle hérétique (car prélevé dans le monde de la musique et non plus dans le modèle physique originel) qui suggère par quel type d’opérations particulières le temps musical peut être engendré. En effet, si le temps musical n’est pas le temps chronométrique (le temps physique), alors il procède d’opérations musicales particulières que la mathématique peut permettre de dégager, tout du moins de clarifier.

Notre hypothèse de travail est ici que l’écoute musicale a à voir avec la production d’un temps musical. Ceci présuppose que le temps musical n’est pas une donnée mais un résultat. Plus radicalement le temps musical n’existe pas mais il consiste en des opérations sur des existences. Il s’agit donc ici de penser l’écoute musicale comme production d’un temps à partir du monde de la musique en sorte qu’il soit alors légitime de dire, après ce moment-faveur : « Maintenant, l’espace devient temps » [11].

C’est donc en ce sens d’une fiction de modèle qu’il s’agit pour nous de penser l’écoute musicale avec Lautman.

Remarque

Objection d’Olivier Costa de Beauregard en préface à la réédition de ce texte en 1977 dans la collection 10/18 : « La monographie de Lautman est un vrai classique de la philosophie des sciences physiques. Pour brillant qu’il soit, le portrait qu’il trace du problème du temps appartient cependant au passé, à l’extrême fin d’une culture classique, juste précédant les bouleversements de la mise en place d’un nouveau “paradigme” » [12].

À dire vrai cette réserve n’affecte guère notre démarche : pour notre lecture, il ne s’agit pas à proprement parler ici de « philosophie des sciences » (d’ailleurs ce que Lautman pense philosophiquement des mathématiques comme genèse ontologique n’est pas raturé par le fait que sa démonstration se cantonne à une physique datée du temps) mais d’explicitation d’un schème ontologico-mathématique interprétable comme structure ontique-physique du temps sensible. Que ce temps sensible soit « newtonien » plutôt que « minkovskien » ou « feymanien » [13] n’est pas, pour nous musiciens pensifs, une réserve déterminante : elle suggèrerait simplement que le temps musical que nous essayons de penser avec Lautman serait classique plutôt que quantique ou relativiste.

Que serait-ce à vrai dire qu’un temps musical sensible de type quantique ou relativiste ? S’il est sûr que ceci ne saurait consister en quelque vague « métaphore » bâtie sur quelque « nuage probabiliste », il n’y a nulle raison de penser que la question même de « transposer » en musique les nouvelles théories physiques du temps — de composer un temps musical qui serait un équivalent en musique des nouvelles conceptions physiques — ait quelque pertinence théorique (qu’il en aille différemment pour « l’inspiration » de tel ou tel est un point bien connu : nul besoin d’une théorie embryologique des oiseaux pour s’en inspirer musicalement ; ceci fera simplement qu’on jugera de la musique inspirée par les oiseaux à l’aulne non de sa consistance ornithologique mais de manière purement musicale, en effaçant l’échafaudage fantasmatique du compositeur).

Plus généralement, cette question touche à un point qu’on examinera lors de notre dernière séance : la musique est-elle, comme on le dit souvent, art du temps ou n’est-elle pas plutôt art de l’écoute ? Ou encore : la vérité de la musique (autant dire sa beauté) est-elle celle du temps qu’elle compose ou, plus essentiellement, celle de l’écoute qu’elle organise (ce qui implique alors, si l’on veut rompre le cercle autoréférentiel qui se profile en cet endroit, de penser l’écoute non plus comme réception exogène de l’œuvre par le musicien mais comme travail endogène de l’œuvre auquel le musicien écoutant adhère et s’incorpore).

II.2 Le parcours de Lautman

Lisons donc l’article de Lautman avant d’en mettre à l’œuvre la puissance d’élucidation dans le champ qui est le nôtre.

 

Voir résumé de Le problème du temps

 

II.2.a. Le temps sensible et la physique mathématique

II.2.a.1. Trois propriétés, deux aspects

Albert Lautman distingue trois propriétés du temps sensible qu’il regroupe en deux sous-ensembles :

a) le temps est une direction (2) irréversible (1) ;

b) le temps est le paramètre d’évolution des choses (3).

II.2.a.2. Indépendance des deux aspects

Le point capital est que b peut différer de a.

Ainsi Lautman montre que le dt du principe d’Hamilton peut être remplacé par le ds du principe de Maupertuis c’est-à-dire que la longueur de l’arc de courbe peut ici remplacer le temps comme paramètre.

Il y a donc indépendance relative des propriétés dimensionnelles (géométriques) et des propriétés paramétriques (dynamiques) du temps physique.

Or pour qu’il y ait temps véritable (et non pas « deux temps » séparés), il faut un recouvrement des deux aspects (dimensionnel et paramétrique, ou géométrique et dynamique) c’est-à-dire qu’il faut que la paramétrisation des évolutions se fasse par une dimension orientée.

II.2.a.3. Équivalence ou opposition : une même dualité

Lautman va montrer que cette indépendance devient

·       une équivalence en mécanique classique,

·       une opposition en mécanique ondulatoire.

Équivalence en mécanique classique ?

En effet le principe dynamique d’Hamilton (paramétré par t) peut s’exprimer sous une forme géométrique où t est devenu une coordonnée dissymétrique :

Opposition en mécanique ondulatoire ?

Se reporter à l’article lui-même.

Pour Lautman, cette équivalence ou cette opposition de a et b sont deux modalités d’une même dualité a / b. Ces deux figures distinctes sont en effet compatibles avec le principe du temps comme « l’un-d’un-deux » (c’est le sens du mot « dualité »), que ce deux soit celui d’un accord-recouvrement (cas de la mécanique classique), ou qu’il soit celui d’un discord-opposition (cas de la mécanique ondulatoire).

II.2.a.4. Une différence de signe à engendrer

On a  à faire à deux formalisations différentes de la propriété a (le temps comme direction orientée) :

·       la première géométrique : le temps est une direction dotée d’une flèche irréversible ; d’où l’image d’un cône tourné vers le futur ;

·       la seconde algébrique qui se donne comme une différence de signe dans une synthèse spatio-temporelle :

ds2 = dx2 + dy2 + dz2 – c2dt2

Mais à vrai dire pourquoi l’orientation de la dimension temporelle se traduit-telle en un signe négatif dans la synthèse ?

Jusqu’ici Lautman n’a fait qu’examiner les formalisations de la physique mathématisée (ses équations donc).

Le problème est : comment le paramétrage d’une entité (synthétique) par une de ses dimensions peut-il engendrer une différence de signe qui indexe, algébriquement, la dissymétrie géométrique engendrée pour cette dimension ? Comment ce paramétrage peut-il dissymétriser la dimension retenue, cette dissymétrie se marquant de l’apparition d’une différence de signe ?

 Pour examiner dans quelles conditions une inversion de signe (propriété algébrique) peut découler d’une dissymétrie de dimension (propriété géométrique), Lautman interroge les mathématiques. Objectif : engendrer ontologiquement cette inversion algébrique à partir d’une dissymétrisation.

Il va pour cela examiner deux théories mathématiques :

·       celle des équations aux dérivées partielles,

·       celle des équations différentielles.

II.2.b. La théorie des équations aux dérivées partielles.

Albert Lautman attaque maintenant sa déduction « a priori ».

1) Intégrer une équation aux dérivées partielles (chercher la fonction u de xi définie par l’équation F = 0), c’est définir un cône ou faisceau de directions caractéristiques.

On peut paramétrer les variables xi de la fonction u recherchée au moyen d’une nouvelle variable t et générer ainsi de nouvelles équations différentielles définissant cette fois des courbes caractéristiques :

dxi/dt = ∂F/∂pi   (avec pi = ∂u/∂xi)

dpi/dt = - ∂F/∂xi

Or on retrouve là les équations de la dynamique d’un point dont F est l’énergie et où t est le temps.

Cf. rappel des équations d’Hamilton (où H remplace F et q remplace x) :

dqi/dt = ∂H/∂pi 

dpi/dt = - ∂H/∂qi

Ainsi l’espace purement mathématique des xi se trouve configuré en sorte d’être directement interprétable physiquement comme équation d’énergie paramétrée par le temps.

2) La seconde étape est de générer une dualité dimension / paramètre constitutive du temps.

L’idée va être ici de distinguer une variable pour résoudre l’équation par rapport à la dérivée correspondante.

On distingue donc dans les xi une variable xn+1 des autres x1, …, n. L’équation F initiale se transforme alors en l’équation {pn+1 + H} et en renommant t la variable distinguée xn+1, ceci conduit aux nouvelles équations suivantes des courbes caractéristiques :

dxi/dt = ∂H/∂pi 

dpi/dt = - ∂H/∂xi

Ces équations sont à nouveau identiques aux équations physiques tirées du principe d’Hamilton.

On a donc une équivalence absolue entre le rôle de paramètre et le rôle de coordonnée dimensionnante. En conclusion la dualité des propriétés sensibles a bien une base ontologique.

3) La question est alors : cette dimension participe-t-elle à une synthèse de manière spécifique c’est-à-dire dissymétrique des autres dimensions ?

Lautman montre que oui puisqu’on démontre qu’on peut associer à toute équation de ce type une forme quadratique de type hyperbolique c’est-à-dire comportant un changement de signe pour l’une de ses dimensions, soit une forme du type :

X12 + … + Xn-12 - Xn2

*

Au total, Lautman a montré ceci : on peut résoudre une équation aux dérivées partielles — c’est-à-dire trouver la fonction à plusieurs variables u(xi) définie par l’équation F = 0 — en singularisant l’une de ces variables (xn+1) et résolvant alors l’équation par rapport à la dérivée de cette variable. Ceci revient en fait à paramétrer toutes les variables xi composant u au moyen de l’une d’entre elles : xn+1. On démontre alors qu’existe une forme quadratique (hyperbolique) associable à la fonction u définie par l’équation F telle que la variable particularisée xn+1 y intervienne avec la dissymétrie algébrique d’un signe inverse. Or toutes ces propriétés sont directement interprétables dans le modèle physique initial comme propriété du temps sensible.

Ceci montre que les opérations mathématiques ici rappelées formalisent adéquatement le temps physique.

Avant de bâtir sur cette base une fiction de modèle musical, examinons un dernier point tout à fait intéressant pour nous du parcours de Lautman.

II.2.c. La Théorie des équations différentielles et la topologie

Dans une dernière partie, Lautman va dégager la propriété suivante : l’existence d’une direction orientée (indexée par le défaut de signe relevé plus haut dans une forme quadratique de type hyperbolique) suppose mathématiquement une compacité globale de l’univers ce qui veut dire que le temps ainsi conceptualisé a un caractère cosmogonique.

Ce point intéresse directement le musicien pensif : il suggère que la capacité des œuvres à composer un temps musical a à voir avec la capacité de la musique de former à soi seule un monde à part entière. Il y aurait donc un lien intrinsèque entre la capacité des œuvres musicales à penser un temps musical spécifique et la capacité de la musique d’organiser un monde autonome [14].

On dira alors que ce lien est de type archéologique [15] puisqu’il enracine les œuvres dans le monde de la musique.

Laissons ici les dernières remarques de Lautman concernant la dynamique : elles seraient certes très intéressantes à examiner pour distinguer différents types de temps musical puisqu’elles suggèrent trois modalités de déploiement temporel :

·       Un déploiement déterministe qu’on pourrait musicalement nommer développement ;

·       Un déploiement finaliste qu’on pourrait musicalement nommer anti-développement ou développement téléologique ;

·       Un déploiement réitéré qu’on pourrait musicalement nommer réexposition.

Mais concentrons-nous ici sur ce que ce texte philosophique suggère quant aux opérations musicales susceptibles de composer un temps à l’œuvre.

II.3 Les enjeux pour nous : penser le temps musical avec Lautman

Quels enseignements tirer pour nous de ce travail de Lautman ? Comme indiqué, il s’agit là de penser le temps musical avec Lautman. La méthode proposée pour déployer un tel « avec » sera celle de la fiction de modèle. Elle consistera à glisser sous la théorie de Lautman un modèle fictif : celui de la musique (voir schéma plus haut en II.1.b).

Reprenons, étape par étape, le parcours de Lautman en nous demandant comment il peut nous aider à penser le temps musical et l’écoute.

 

Intermède : présentation du moment-faveur dans Structures II

 

II.3.a. Première étape (cf. II.2.a.1)

Les trois propriétés sensibles du temps (1. irréversibilité ; 2dimension ; 3paramétrage) sont interprétables en musique selon ce que j’appellerai les triangles duaux de la temporalité musicale (où les sommets de l’un sont les côtés de l’autre).


Les triangles duaux de la temporalité musicale

 


Trois figures de la temporalité musicale (triangle I) :

·       L’instant désigne un point présent sans épaisseur susceptible d’orienter une chronologie par un partage entre l’avant et l’après (entre passé et futur) ;

·       Le moment désigne le présent comme durée propre ;

·       Le sens désigne l’orientation de la durée, que cet écoulement temporel soit celui microscopique du son (avec sa tête — attaque — distinguable de sa queue — extinction) ou celui macroscopique du développement.

Trois dimensions de la temporalité musicale (triangle II) :

·       Le présent qui peut être le présent sans épaisseur de l’instant ou le présent du moment qui dure.

Il matérialise musicalement la propriété 3 de Lautman : le paramétrage.

·       La durée qui peut être extatique (durée du moment) ou dynamique (durée d’un sens d’évolution : développement, déploiement, exposition…).

Elle matérialise musicalement la propriété 2 de Lautman : la direction.

·       L’orientation qui peut être l’effet d’une coupure par l’instant mobile ou relever d’un sens d’évolution.

Elle matérialise musicalement la propriété 1 de Lautman : l’irréversibilité.

II.3.b. Deuxième étape

Lautman partage ces trois propriétés du temps en deux sous-ensembles : 3 face à 1+2, soit le paramétrage face à la direction orientée.

Dans notre interprétation, ceci constitue l’instant présent face à la durée orientée d’un flux.

II.3.b.1. Remarques

Première remarque.

On pourrait travailler musicalement sur d’autres subdivisions des trois propriétés en deux sous-ensembles :

— sur la flèche d’un sens face à la durée du présent (1 face à 2+3) ;

— sur la durée du présent face à la coupure sans durée d’un passé et d’un futur (2 face à 1+3).

Deuxième remarque

La manière de partager de Lautman (3 face à 1+2) peut conduire à une interprétation musicalement dégradée : en un partage de l’hors-temps et de l’en-temps — c’est ainsi que Xenakis propose de concevoir le temps musical —. Ici le temps concentrerait sa modalité propre d’existence en sa capacité de paramétrer ce qui est hors de lui (une dimension ordonnée).

Il s’agit là à mon sens d’une vision technicienne et inframusicale du temps musical. Il est clair que le temps musical, comme le temps physique pour Lautman, est l’articulation des trois propriétés sensibles et ne se réduit pas à son opération de paramétrage des évolutions [16].

Troisième remarque

Musicalement, il n’y a pas vraiment de raison de privilégier le regroupement 1+2|3 prôné par Lautman par rapport aux deux autres : son mode de regroupement tient à l’enjeu de son modèle propre : le temps chronométrique de la physique. Notre modèle est tout autre et notre interprétation du travail de Lautman vise à penser un temps musical qui précisément n’est pas isomorphe au temps chronométrique. Il n’y a donc pas de raison musicale intrinsèque d’organiser le temps musical sur le modèle de l’organisation du temps physique.

Cependant il nous faut suivre le parcours de la pensée de Lautman pour voir comment il élabore sa théorie sur la base de son modèle physique en sorte de glisser notre propre interprétation selon les besoin d’un autre type de temps que le temps chronométrique.

II.3.c. Troisième étape (cf. II.2.a.2)

Dans les trois propriétés du temps, Lautman distingue le paramétrage (3) de la dimension orientée (1+2) pour une raison précise — qui, comme on va le voir, intéresse directement la musique — : il s’agit pour lui d’exhausser l’indépendance possible de la propriété paramétrage par rapport aux deux autres propriétés.

Musicalement, ceci met l’accent sur le fait qu’il serait tout à fait possible de paramétrer le discours musical selon d’autres dimensions que celle dessinée par l’instant présent mobile, disons l’instant t. Donnons-en plusieurs exemples.

II.3.c.1. Exemple 1 : la seconde audition comme intégrale de Lebesgue

La totalisation à laquelle procède la seconde audition peut être formalisée comme une intégrale de Lebesgue c’est-à-dire comme une sommation à partir des valeurs de f(t) – des ordonnées donc — et non plus à partir de t — de l’abscisse —. Prenons le cas simple d’une mélodie :

Auditionner cette mélodie selon la seconde modalité va consister à sommer son parcours non plus selon son parcours temporel mais en examinant

1) sa tessiture totale (ses minimum et maximum) : ici do et la ;

2) l’ensemble des hauteurs énoncées au moins une fois dans cette tessiture : ici {do, ré, mi, fa, sol, la} ;

3) la fréquence de chacune des hauteurs en sorte de discerner les éventuels points d’accumulation signant l’existence de notes-pivots, de toniques, de polarités modales, etc.

La

2

Sol

3

Fa

2

Mi

2

2

Do

3

6 hauteurs

= 14

On discerne ici le poids singulier de deux hauteurs : do et sol, soient bien sûr la tonique et la dominante.

Or cette manière de procéder peut servir de fondement à un paramétrage de la dite mélodie en transformant chacun des nombres cardinaux obtenus pour chaque hauteur en nombre ordinal. L’exemple suivant figure cette opération.

 

Ordre du paramétrage :

C1-C2-C3-D1-D2-E1-E2-F1-F2-G1-G2-G3-A1-A2

 

Correspondance avec ordre chronologique :

La

 

 

 

 

A1

A2

 

 

 

 

 

 

 

 

Sol

 

 

G1

G2

 

 

G3

 

 

 

 

 

 

 

Fa

 

 

 

 

 

 

 

F1

F2

 

 

 

 

 

Mi

 

 

 

 

 

 

 

 

 

E1

E2

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D1

D2

 

Do

C1

C2

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C3

 

Bien sûr, ce paramétrage de la mélodie par les hauteurs (par les « ordonnées » de l’intégrale de Lebesgue) ne respecte plus l’ordre chronologique (c’est-à-dire celui des « abscisses ») mais on a bien cependant un paramétrage intégral puisque chaque « événement » de la mélodie est indexé sous un seul nom-numéro et que tous ces noms-numéros sont ordonnés (il y a bien le premier, le second, le troisième, etc.).

II.3.c.2. Exemple 2 : un paramétrage chronologique mais non chronométrique

On peut paramétrer une pièce de musique par un ordre qui respecte la continuité chronologique (ce que ne faisait pas notre exemple précédent) mais qui ne soit cependant pas conforme au paramétrage chronométrique. Il suffit pour cela de paramétrer cette pièce par sa partition en adoptant pour mesure linéaire horizontale les dimensions spatiales du papier : on paramétrera par exemple la pièce par les numéros de page, ou par les numéros de mesures, sans tenir compte ici des tempi, du rubato, des accelerandos, etc. C’est somme toute ce que fait tout un chacun quand il dit : « prenons cette œuvre telle page de telle édition, et/ou au troisième temps de la mesure 256… ».

On peut bien sûr en théorie passer de manière biunivoque d’un tel paramétrage à un paramétrage strictement chronométrique d’une interprétation donnée et ainsi indexer un enregistrement en faisant correspondre le temps « réel » écoulé à tel ou tel instant remarquable de l’œuvre. Mais musicalement, le paramétrage non chronométrique quoique chronologique de la partition n’équivaut nullement à un paramétrage chronométrique. Ce qui peut aussi se dire, contre l’axiome de Gérard Grisey : la partition musicale n’est nullement une carte ! Et l’écriture musicale n’est nullement une notation, en particulier proportionnelle.

L’image d’un câble torsadé…

Sans trop m’étendre ici sur ce point, que je voudrais développer lors d’un cours annuel complet — en sorte d’accorder la même attention musicienne à l’écriture que celle accordée cette année à l’écoute —, donnons simplement une image : pensons à un câble torsadé constitué de nombreux brins entortillés les uns sur les autres. On peut distinguer deux manières de métrer un tel câble tendu en ligne droite : soit en mesurant de l’extérieur la longueur du cylindre obtenu entre deux de ses sections, soit en mesurant la longueur d’un des brins entre ces deux sections. On configure ainsi deux modes de parcours — de paramétrage — sensiblement différents (même si théoriquement il est toujours possible de passer biunivoquement de l’un à l’autre) : l’un paramètre le câble de l’extérieur de lui-même selon une longueur résultante, l’autre le parcourt de l’intérieur de son déroulement en sélectionnant l’un des brins torsadés pour repérer les différentes positions.

II.3.c.3. Exemple 3 : paramétrage iso-chronologique

Pour figure un autre paramétrage possible qui ne se fasse pas selon l’instant t, imaginons une pièce de musique pour petite formation instrumentale dans laquelle l’un des instruments — mettons le violoncelle — aurait pour seule contribution d’exécuter un vaste glissando allant par exemple du grave vers l’aigu. On pourrait alors paramétrer cette pièce par la hauteur atteinte par le violoncelle en sorte que cette fois — différence avec notre premier exemple de l’intégrale de Lebesgue — l’évolution des hauteurs soit isomorphe à celle de la chronologie. On a une iso-chronologie même si l’on n’a pas nécessairement une iso-chronométrie (il suffit pour cela d’imaginer que ce glissando ascendant se fasse selon des vitesses variables en cours de pièce).

 

Lautman attire donc notre attention sur le fait que le paramétrage peut très bien se concevoir indépendamment de la dimension orientée du temps. Mieux, il insiste sur le fait qu’il y a vraiment temps lorsque le paramétrage se fait selon celle des dimensions du phénomène qui est orientée et non pas selon une autre. Et Lautman attire notre attention sur le fait que cette correspondance ne va nullement de soi.

II.3.d. Quatrième étape (cf. II.2.a.4)

L’étape suivante de la démonstration de Lautman va être de montrer que sélectionner une dimension pour s’en servir comme paramètre conduit à la dissymétriser par rapport aux autres dimensions (non paramétrantes).

Le chemin est donc maintenant un peu différent : on n’examine pas l’autonomie relative de 1 par rapport à 2+3 mais on va voir de quelle manière le fait d’associer 3 à 2 va générer 1 :

2+3Þ1

En quel sens dissymétrise-t-on la dimension que l’on sélectionne pour paramétrer les autres ? Lautman va montrer qu’on l’affecte ainsi d’un signe inverse (signe « - » à la place de signe « + ») de celui des autres dimensions dans une synthèse générale (de toutes les dimensions). Or il y a équivalence entre dissymétrie algébrique (entre signes « moins » et « plus ») et dissymétrie géométrique (entre directions fléchée et non fléchées). Donc, dans certaines conditions bien sûr, sélectionner une dimension parmi d’autres pour paramétrer l’ensemble lui fait jouer une rôle synthétique de temps et pas seulement une rôle paramétrique de temps.

Lautman recourt pour cela à la théorie des équations différentielles.

Rappelons de quoi il s’agit.

Il s’agit de trouver une fonction inconnue u à partir de conditions portant sur ses dérivées (l’équation F=0 matérialise le système de ces conditions). Trouver la fonction u inconnue mais prescrite par le conditionnement que lui impose l’équation F se dit : intégrer l’équation différentielle en question.

II.3.d.1. Il y a deux sens différents du mot « intégrer »

On a déjà utilisé ce mot d’intégration à propos de l’audition. J’ai même proposé de faire de ce mot l’emblème mathématique de l’audition. Comment alors comprendre qu’on le retrouve au lieu même où nous tentons de saisir le propre du travail de l’écoute ? Ceci voudrait-il dire qu’écouter, somme toute, équivaut à auditionner ?

L’intégration pour l’audition : une sommation vers l’aval (par totalisation d’un mapping)

Il y a ici deux distinctions importantes.

1) Une intégrale définie

Dans le cas de l’audition, l’intégrale mobilisée est une intégrale mathématiquement dite « définie » : elle « définit » la valeur de l’intégration de ƒ sur un intervalle donné [a, b]º[début, fin] :

Dans le cas de l’écoute on raisonne sur une intégrale dite « indéfinie » c’est-à-dire sur l’expression algébrique caractérisant une fonction (en vérité un ensemble de fonctions équivalentes à une constante près) :

2) Un positivisme du mapping

Ceci touche au point suivant : pour l’écoute, il s’agit de trouver une fonction en général, pas sa valeur concrète intégrale sur un intervalle donné. À l’inverse, pour l’audition, l’inconnue n’est pas la fonction intégrale comme telle mais la valeur concrète qu’elle prend sur tel intervalle concret. En un certain sens dans l’audition la fonction à intégrer n’est pas donnée par son expression algébrique mais par l’ensemble des valeurs qu’elle prend en chacun des points de l’intervalle (par son « mapping »)  et l’objectif de l’audition est de sommer ces valeurs : l’audition calcule à partir du résultat sonore offert par la pièce de musique examinée. Elle a rapport « positiviste » à cette pièce dans la mesure où elle objective la matière sonore présentée, la découpe en entités manipulables et entreprend de les totaliser.

2) Une indifférence à l’amont

Le clivage avec l’écoute se donne en ce point précis : l’audition ne s’interroge nullement sur d’où viennent les valeurs résultantes qu’elle constate. L’audition ne tente pas de remonter en amont du donné pour se demander : que traduit-il ? Qu’exprime-t-il ? D’où provient-il ? L’audition traite les résultats sonores comme pures données à partir desquels elle calcule en aval (combien de notes par exemples, combien d’instruments, combien de hauteurs-pivots, quelles tonalités, etc.) là où l’écoute va se spécifier d’interroger l’amont : d’où procède ce qui est présenté à l’oreille ? De quelles intentions à l’œuvre découle ce donné ? Ces intentions qui sont à l’œuvre et nullement au compositeur, je propose de les nommer intension de l’œuvre — je m’en expliquerai plus longuement  dans le prochain cours, plus centré sur le poème après celui-ci consacré au mathème.

« Intégrer » pour l’écoute : une résolution vers l’amont

On voit donc qu’intégrer n’a pas le même sens pour l’écoute : outre le fait technique que Lautman nous suggère — l’intégration, pour l’écoute, est celle indéfinie d’une équation différentielle, non celle définie d’une fonction présentée par sa table des valeurs, par son mapping —, le point est que l’écoute vise à connaître la fonction u qui est au principe de ce qui musicalement apparaît et dont l’interrogation prend la forme de système conditionnant ses dérivées, soit l’équation que Lautman écrit :

F(xi, u’xi)=0

II.3.d.2. Interprétation musicale

Mon hypothèse interprétative va consister ici à poser que le moment-faveur est le moment où cette équation F est donnée, c’est-à-dire le moment où quelque condition s’exerçant moins sur u que sur ses dérivées u’xi (= qi) va être donnée.

Prenons l’exemple de notre moment-faveur du jour : celui discerné dans Structures II.

On dira que la violence y apparaît comme dimension fondamentale de toute l’œuvre ; mieux : que la question « brider ou libérer la violence contenue » apparaît comme une préoccupation subjective globalement à l’œuvre. Or cette question « brider | débrider la violence ? » porte bien sur une dérivée par rapport à la dimension « violence » : il ne s’agit pas en effet pour qui écoute (après le moment-faveur) de se demander s’il y a beaucoup ou peu de violence dans tel ou tel passage mais bien plutôt d’écouter le travail fait par l’œuvre sur la violence, l’opération à l’œuvre pour contenir ou libérer la violence latente, bref de suivre le traitement différentiel auquel l’œuvre procède vis-à-vis de cette dimension (ou énergie) fondamentale dont le moment-faveur vient de nous révéler l’existence. Le moment-faveur ainsi nous révèle qu’il y a une violence fondamentale à l’œuvre dans cette œuvre par le biais singulier d’une différentielle de cette violence : son débridage complet. Si l’on peut donc parler d’une fonction V(t) (la violence active à l’instant t), le moment-faveur nous révèle son existence opératoire au moyen d’un ∆V qui est tout aussi bien un ∂V/∂t.

Ou encore : le moment-faveur est ce moment où une différenciation de la violence apparaît comme question pertinente pour toute l’œuvre, comme question susceptible d’identifier l’œuvre en sa globalité, non pas en vue de sa sommation intégrale (audition) mais en vue de son intelligence globale.

II.3.e. Cinquième étape (cf. II.2.b)

Cette équation différentielle livrée par le moment-faveur, il va s’agir ensuite de l’intégrer, c’est-à-dire de la résoudre, c’est-à-dire de dégager la fonction u, c’est-à-dire d’expliciter sa formule algébrique (et non pas de sommer ses résultats sur tel intervalle défini : problématique de l’audition).

Dégager cette formule algébrique est musicalement interprétable ainsi : il s’agit de dégager l’intension globale et synthétique à l’œuvre. On posera ainsi l’interprétation suivante de la formalisation construite par Lautman : le moment-faveur est la donation d’une équation différentielle portant sur l’intension, équation que l’écoute va ensuite entreprendre — après le moment-faveur en question — d’intégrer c’est-à-dire de résoudre.

Comment l’écoute va procéder pour ce faire ? Revenons pour cela à la démarche de Lautman.

II.3.e.1. Premier aspect

La résolution de l’équation va passer par le paramétrage de toutes les variables (ou dimensions) par l’une d’entre elles. On obtient ainsi une nouvelle équation H qui sera intégrable par rapport à la variable paramétrante sélectionnée.

Distinguer deux opérations

On peut et doit distinguer en fait deux « temps » dans cette opération :

— Il s’agit de paramétrer toutes les variables entrant dans la composition de la fonction inconnue u par un unique paramètre t. Ceci permet de transformer l’équation initiale F=0 en un nouveau système de plusieurs équations uniquement en t. On est ainsi passé d’une seule équation synthétique F à plusieurs variables à plusieurs équations mais à une seule variable t. L’avantage pour la pensée est d’avoir ainsi déployé une analytique diversifiée du conditionnement synthétique F. On est passé d’une massivité concentrée (en F) à une série de conditionnements parcellaires tous décrits par une même variable ou dimension.

— En même « temps » ( !), cette unique variable paramétrante est choisie parmi les variables concernées (de u) et non pas apportée de l’extérieur. Ainsi l’analytique de F ouverte par la paramétrisation va se faire selon une des variables entrant dans la composition générale (de u comme de F).

Interprétation musicale ?

Qu’est-ce que cette formalisation peut vouloir dire pour nous, c’est-à-dire en suivant le fil de notre interprétation ?

Ceci : il s’agit désormais (après le moment-faveur) de dégager l’intension à l’œuvre par un travail qui opère principalement sur la base de la dimension paramétrante suggérée par le moment-faveur lui-même. Non pas que l’écoute va ne suivre que le travail de cette dimension mais plutôt qu’il va « mesurer » le travail de chacune des autres dimensions à l’aune du travail de cette dimension paramétrante (c’est exactement cela qu’inscrit la formule ∂xi/∂xn+1).

Dans notre exemple du jour, Structures II, cela veut dire que l’écoute va travailler après le moment-faveur non pas seulement en épousant les variations de la violence mais surtout en utilisant ce « fil d’écoute » (des variations de la violence) comme mesure générale de ce qui se passe — ce fil d’écoute est somme toute l’interprétation dans notre modèle musical de la courbe caractéristique dégagée par la formalisation mathématique —. L’écoute va ainsi référer les différentes composantes du « ce qui se passe » musicalement (les modifications de registres, d’intensités, de densités, etc.) à la modification de cette « violence » qui lui est apparue comme une dimension centrale de l’intension à l’œuvre.

 C’est en tricotant avec chacune de ces composantes — et le tricot est rendu possible parce qu’il n’y a ici qu’une dimension paramétrante (commune à toutes les équations déduites de F) qui noue en faisceau la pluralité des investigations analytiques — que l’écoute va résoudre l’intension c’est-à-dire qu’elle va, en épousant le travail synthétique de l’intension à l’œuvre, dégager cette intension.

II.3.e.2. Second aspect

En quoi tout ceci a-t-il à voir avec le temps, et singulièrement pour nous avec le temps musical ?

La réponse de Lautman est que cette dimension paramétrante (propriétés 2 & 3) va être ipso facto dotée de la première propriété c’est-à-dire d’une dissymétrie par rapport aux autres dimensions non paramétrantes ; très exactement, cette dimension va être dotée d’une dissymétrie algébrique interprétable comme dissymétrie géométrique.

Il faut ici encore distinguer deux aspects dans la démonstration de Lautman :

— D’abord on retrouve la forme même des équations d’Hamilton où c’est bien le temps qui occupe la place de la dimension paramétrante.

— Mais surtout « on démontre » qu’on peut associer à ces équations une forme quadratique de type hyperbolique c’est-à-dire comportant une variable et une seule de signe opposée à celui des autres. C’est donc au titre de sa participation à cette forme hyperbolique que la dimension paramétrante s’avère avoir été dissymétrisée.

Interprétation musicale ?

Quelle est cette nouvelle forme quadratique dans l’interprétation musicale qui est la nôtre, c’est-à-dire à quoi notre dimension paramétrante peut-elle bien contribuer de manière dissymétrique ?

Mon hypothèse interprétative est qu’il s’agit là d’une synthèse musicale particulière, qui porte un nom bien connu : celui de rythme. Ceci veut dire que l’écoute va tricoter une synthèse rythmique où la dimension apparue dans le moment-faveur comme paramétrante (la dimension violence dans notre exemple du jour) supporte une charge particulière, centrale, qui la dissymétrise par rapport aux autres et lui confère un rôle de vertébration du temps musical.

Ainsi dans le Rythme comme synthèse, le rythme propre à la dimension paramétrante joue un rôle dissymétrique par rapport aux rythmes analytiques des autres dimensions et ce jeu est l’opération même qui mérite d’être nommée « temps musical », opération dont le résultat est proprement la production d’un Rythme synthétique — qu’on proposera de renommer poétiquement la fois prochaine inspect… —.

 

Détaillons tout cela.

 

— Il faut d’abord distinguer rythme analytique et Rythme synthétique.

• Le rythme analytique est celui d’une dimension musicale particulière en tant qu’elle est différenciée selon le temps. Il désigne communément la durée d’un phénomène, plus analytiquement la durée d’une dimension particulière d’un phénomène : on parlera d’un rythme des hauteurs d’une mélodie pour indiquer la succession des durées de chaque hauteur énoncée. De même on parlera d’un rythme d’intensités basé sur les durées où telle intensité est maintenue, d’un rythme de tonalités ou de fonctions harmoniques, ou d’un rythme instrumental, etc.

• Le Rythme synthétique est l’interaction de ces différents rythmes analytiques, leur « somme synthétisante ».

 

—  Dans cette synthèse, le rythme analytique de la dimension particularisée (la dimension qui est devenue paramétrante) va jouer un rôle spécifique (dissymétrique). Dans notre exemple, il va y avoir génération d’un rythme analytique tenant aux variations d’intensités de la violence mais ce rythme analytique lui-même va jouer un rôle singulier par rapport aux autres rythmes analytiques (des hauteurs, des registres, des intensités, de l’usage de l’un ou l’autre des deux pianos, etc.).

Pour analyser cela, il faut prendre mesure du fait qu’en musique les durées jouent un rôle tout à fait singulier. On a pris l’habitude, depuis le sérialisme généralisé, de distinguer quatre dimensions de l’espace musical : les durées, les hauteurs, les intensités et les timbres. Messiaen, comme l’on sait, a le premier proposé d’étendre aux trois autres dimensions les opérations combinatoires inventées par le premier sérialisme (dodécaphonique) pour les seules hauteurs. Mais ces pratiques ont buté compositionnellement — ce n’est pas le lieu de le démontrer ici quoique la chose ait une considérable importance — sur le fait qu’on ne compose pas avec les durées comme on peut le faire avec les hauteurs (la chose pourrait également être dite pour les intensités et les timbres mais pour d’autres raisons musicales que celles qui concernent les durées).

Qu’est-ce que les durées ont de propre ? Elles ont ceci de propre — qui concerne au premier chef toutes nos réflexions du jour — qu’une durée est un intervalle de temps quand les hauteurs, les intensités et les timbres ne sont pas des intervalles mais des points de leurs espaces respectifs. Une durée est une différentielle de l’instant t et, de ce point de vue, une durée serait plus homogène à un intervalle de hauteurs ou à un crescendo qu’à un « la bémol » ou qu’à un « mezzo-forte ».

Si l’on voulait ainsi préciser la fonction u que notre équation F cherche à connaître, il faudrait l’écrire : u(h, i, q, t) et non pas u(h, i, q, d). Le point précis est que différencier une dimension selon le paramètre t, c’est précisément produire des durées, donc du rythme.

Ainsi différencier h(t), c’est calculer ∂h/∂tº∆h/∆t où ∆t=durée !

On a confirmation intuitive de ce point par le fait qu’une durée musicale est précisément définie comme l’intervalle ∆t tel que ∆h=0 (la durée d’une hauteur est l’intervalle de temps pendant lequel cette hauteur ne change pas).


III. En résumé

 

L’interprétation musicale proposée de la formalisation mathématique bâtie par Lautman se ramasse ainsi :

 

Théorie mathématique (genèse du temps par une série d’opérations différentielles et intégratrices)

& modèle fictif musical (l’écoute comme tricotage d’un temps musical à partir des différentes dimensions)

 

Formalisation mathématique

Équation

F(xi, u’xi)=0

Variable

xn+1

Différentiel

∂xn+1

Courbe caractéristique

et ses équations

∂xi/∂xn+1

Forme hyperbolique

X12 + … + Xn2 - Xn+12

Fonction inconnue

u(xi)

––––––––––

¯

¯

¯

¯

¯

¯

¯

Interprétation musicale

(modèle fictif)

Système d’interrogations en aval (sur l’intension)

noué par le moment-faveur

Variable ou dimension privilégiée

par le moment-faveur

Striage de l’œuvre

(par les différences intrinsèques de la dimension privilégiée)

Ligne d’écoute directrice

(procédant de la dimension privilégiée)

Le striage de la dimension privilégiée paramètre les différences dans toutes les dimensions

Synthèse rythmique

(fondée sur ce qui se passe dans la dimension privilégiée)

Intension

à l’œuvre

 

Moment-faveur

Travail de l’écoute

Réponse

 

Au total…

Le moment-faveur livre d’un même geste une dimension privilégiée et une équation sur l’intension où la différentielle de cette dimension (disons ses fluctuations intrinsèques) joue un rôle central : la question léguée par le moment-faveur (ce qu’on appelle ici équation) porte précisément sur la manière dont la dimension ainsi apparue comme centrale peut permettre de dégager l’intension à l’œuvre, de remonter de ses effets différentiels à sa puissance propre.

Résoudre l’équation différentielle sur l’intension selon la dimension dégagée par le moment-faveur passe alors par le fait de paramétrer les autres dimensions selon cette dimension particulière.

Cette dimension particulière établit ainsi un fil d’écoute qui est le sillage même des variations de cette dimension, sillage écouté comme apte à paramétrer globalement le travail à l’œuvre sur toutes les dimensions du discours musical.

Ce faisant, cette dimension paramétrisante se met à jouer un rôle particulier — dissymétrique — dans la synthèse rythmique produite sur la base de ce fil d’écoute dans la mesure où les durées produites par les variations de cette dimension vont étalonner les autres durées (c’est-à-dire les différentielles des autres dimensions) : les différences dans ces autres dimensions vont en effet être désormais « mesurées » par comparaison avec les différences intérieures à la dimension paramétrante (on étalonne les différentes durées par rapport aux durées de la dimension paramétrante). On pourrait alors dire que cette dimension procurée par le moment-faveur instaure un cantus firmus rythmique pour les durées.

Le temps musical apparaît alors comme une opération produisant du Rythme, opération à la fois différenciante (donc productrice de durées), sur cette base synthétisante (synthèse des différenciations c’est-à-dire des durées organisées en faisceau de rythmes analytiques) et au total intégratrice c’est-à-dire remontant à l’intension dont les différentielles précédents dérivent.

–––



[1] Cf. Alain Badiou

[2] Cavaillès : 1923

[3] Cavaillès : janvier 1944. Arrêté par les Allemands en août 1943.

[4] Allocution prononcée à l’Oflag IV D (Postface au fascicule Hermann de 1946)

[5] id. p. 47

[6] Lettre à Suzanne Lautman (Introduction au fascicule Hermann de 1946)

[7] 4 novembre 1930 (Introduction au fascicule Hermann de 1946)

[8] à Suzanne Lautman en 1928 (10/18 p. 7)

[9] 10/18 p. 281

[10] Séance du 4 février 1939 (Œuvres complètes de Cavaillès, p. 607)

[11] À l’inverse de Gurnemanz dans Parsifal (acte I) : Zum Raum wird hier die Zeit (« Ici le temps devient espace »). Soit ici : Zum Zeit wird jetzt der Raum.

[12] 10/18 p. 238

[13] 10/18 p. 235

[14] Voir en ce point ma conférence EHESS sur l’existence d’un monde de la musique. Voir également ma prochaine conférence Cdmc sur l’autonomie de ce monde de la musique.

[15] Voir, pour cette catégorie, mon intervention en ouverture du séminaire Ens « Penser la musique contemporaine avec / sans / contre l’histoire ? ».

[16] On sait que la platitude de cette problématique xenakienne du en-temps/hors-temps était motivée par le projet musicalement insensé de réaliser de la musique par simple paramétrisation temporelle… d’une figure géométrique que Xenakis espérait rentabiliser en l’utilisant également… comme représentation d’un espace architectural ! Où il s’avère qu’il passe à côté de l’échelle architecturale tout autant qu’il le fait pour le tempo musical : à prétendre tenir musique et architecture en un seul geste géométrique, on n’est ni musicien ni architecte, et guère mathématicien non plus…