Le problème du temps (1943-44)

Albert Lautman (1908-1944)

 

(publication posthume en 1946) [a]

Résumé par F. Nicolas           

(Tous les soulignements sont de mon fait.)

Plan :

·       [Introduction] — résumé

·       Le temps sensible et la physique mathématique — résumé

·       La théorie des équations aux dérivées partielles — texte intégral

·       La théorie des équations différentielles et la topologie — résumé

 


[Introduction]

Le problème est le suivant : est-il possible de décrire au sein des mathématiques une structure qui soit comme un premier dessin de la forme temporelle des phénomènes sensibles ?

Ce problème est difficile car, plus encore que l’espace, le temps semble lié à l’existence sensible de l’Univers.

La tâche ne consiste pas à introduire le changement ou le devenir dans le monde immuable des vérités mathématiques mais à distinguer du temps sensible une forme abstraite de temps.

D’où plusieurs moments d’une analyse régressive :

* décrire les propriétés sensibles du temps qui s’inscrivent dans les équations de la physique mathématique ;

* montrer que la structure mathématique de ces équations leur vient non du domaine physique auquel elles s’appliquent mais du domaine mathématique dont elles procèdent ;

* chercher ensuite la portée dialectique de ces résultats.

Au fur et à mesure de ce parcours, le temps se dépouillera ainsi de son aspect mouvant et vécu et nous arriverons jusqu’à ce germe incréé qui contient en lui les éléments d’une genèse ontologique du devenir sensible. Le temps physique apparaîtra comme étant la réalisation sensible d’une structure qui se manifeste déjà dans le domaine intelligible des mathématiques.

Le temps sensible et la physique mathématique

Par delà la distinction entre mécaniques (classique, relativiste, quantique et ondulatoire), on peut dégager de communes conditions de structure qui opèrent la liaison du sensible et de l’intelligible.

Les faits expérimentaux dont on part sont les trois propriétés sensibles suivantes du temps :

1)     irréversibilité [ou orientation] : le temps s’écoule toujours dans le même sens ; d’où une dissymétrie du temps par rapport à l’espace ;

2)     étalement dans le temps [ou direction] : les objets persistent au cours du temps qui est continu ;

3)     paramétrage d’évolution dynamique : les grandeurs  autres que le temps varient en fonction du temps.

Les propriétés 1 et 2 engendrent la direction orientée [soit la propriété géométrique du temps] qui est dissymétrique par rapport aux dimensions de l’espace.

La troisième propriété désigne la propriété dynamique du temps (facteur d’évolution) qui ne le concerne qu’indirectement et qui n’implique par elle-même aucune direction temporelle, aucune irréversibilité.

Au total, on peut donc distinguer deux sortes de propriétés sensibles du temps :

·       Propriétés géométriques : direction et orientation.

·       Propriétés dynamiques : évolution.

Voyons d’abord l’aspect mathématique que prennent les propriétés sensibles du temps au sein des diverses théories physiques.

Temps comme direction orientée

1) Aspect algébrique

Dans la synthèse spatio-temporelle de la relativité restreinte, le temps joue un rôle équivalent à celui des coordonnées d’espace mais différent par son signe ; cf. la distance de deux points est :

ds2 = dx2 + dy2 + dz2 – c2dt2

2) Aspect géométrique

Interprétation géométrique de cette formule : par un cône à deux nappes, orienté vers l’avenir, en chaque point de l’espace-temps.

D’où une dissymétrie posée de deux façons équivalentes :

·       algébrique : différence de signe dans une forme quadratique (attachée à chaque point) ;

·       géométrique : direction orientée d’un cône (attaché à chaque point).

Ceci illustre les notions solidaires de différence de signe (algèbre) et de direction orientée (géométrie).

Temps comme paramètre dynamique

1) Aspect du paramètre

Soit le cas simple d’un point dans l’espace euclidien dont les trois coordonnées sont paramétrées par le temps t.

Soit

·       T son énergie cinétique [T º  mv2],

·       V son énergie potentielle,

·       L (x, y, z, t) la fonction de Lagrange avec L = T-V.

Principe (dynamique) d’Hamilton : si ce point se déplace de A en B, la courbe C représentant sa trajectoire est telle qu’elle maximise L.dt le long de C, soit :

dL.dt = 0 [Hamilton]

On peut déduire de ce principe d’extremum toutes les lois de la mécanique classique [1].

Si une particule a pour coordonnées qi avec qi = dqi/dt. Soit les quantités pi = ∂L/∂qi. Alors l’énergie H de la particule est donnée par la formule

H(qi, pi, t) = ∑piqi - L(qi, qi, t)

et on peut déduire du principe d’Hamilton les équations canoniques :

dqi/dt = ∂H/∂pi et dpi/dt = - ∂H/∂qi

Lorsqu’il y a conservation de l’énergie, on peut déduire du principe dynamique d’Hamilton le principe de moindre action de Maupertuis :

d.ds = 0 [Maupertuis]

 représente le vecteur quantité de mouvement et ds l’élément d’arc de courbe parcouru.

Or si le temps figure comme paramètre d’évolution (dt) dans le principe d’Hamilton, ce rôle est joué dans le principe de Maupertuis par l’élément d’arc de courbe (ds).

Ainsi le fait pour le temps d’être le paramètre d’évolution est indépendant de ses propriétés géométriques.

2) Aspect géométrique de dimension

Cette indépendance [formelle] des propriétés dynamiques et géométriques correspond cependant à une équivalence rigoureuse dans le cadre de la mécanique classique. On peut en effet exprimer le principe dynamique d’Hamilton sous une forme géométrique où le temps figure comme coordonnée affectée d’un signe différent.

Passons pour cela dans un espace à n+1 dimensions : n coordonnées spatiales qi et le temps t.

Soit L la fonction de Lagrange généralisée : L = T – V

et soit E l’énergie du système : E = T + V.

Soit pi = ∂L/∂qi.

On a vu alors que E = ∑ piqi – L.

On en déduit :

avec P0(q0i, t0) et P1(q1i, t1)

L’expression ∑ piqi – E.dt dont l’intégrale est ici minimale peut être regardée comme le travail d’un vecteur qui aurait

·       pour composantes spatiales les n composantes ordinaires (de la quantité de mouvement),

·       pour composante temporelle l’énergie changée de signe.

On retrouve bien ainsi une synthèse spatio-temporelle analogue à celle de la relativité restreinte où le temps impose une différence de signe par rapport à l’espace.

*

L’équivalence entre propriétés géométriques et propriétés dynamiques que l’on vient de trouver dans la mécanique classique va devenir une opposition dans le cadre de la mécanique ondulatoire.

Cf. principe fondamental de cette étude : lorsqu’il s’agit de deux notions distinctes, leur équivalence ou leur opposition apparaissent sur le même plan comme postérieures au fait de leur simple dualité.

Nous appellerons Idée le problème de la détermination de liaison à opérer entre notions distinctes. C’est dans ces conditions que nous concevons l’existence d’une théorie des Idées, d’une dialectique, commune à la mécanique ondulatoire et à la mécanique classique, alors même que la première précipite en opposition des notions dont l’accord est évident en mécanique classique.

Mécanique ondulatoire.

Il y a désormais deux aspects non unifiés du temps :

1) Aspect dynamique

Le temps intervient comme paramètre d’évolution dans l’étude des probabilités attachées à n’importe quelle grandeur physique, non comme coordonnée. Cf. ces probabilités sont fonction du temps et c’est pour cela que le système évolue.

2) Aspect géométrique

La 4° relation d’Heisenberg reliant énergie et temps (∆E.∆t ≥ h) est très différente des trois relations d’incertitude qui relient coordonnées d’espace q et quantités de mouvement p (∆q.∆p ≥ h) car elle définit non une erreur commise sur la mesure de E mais la durée minima de l’expérience permettant d’attribuer à l’énergie E du corpuscule une valeur à ∆E près. D’où une différence de nature entre temps et espace : les lignes de l’univers sont bien orientées dans le sens du temps.

Au total on semble bien avoir ici deux temps distincts !

*

On peut dégager une source mathématique à cette dualité du temps dans la mécanique ondulatoire.

[…]

La théorie des équations aux dérivées partielles.

[Reproduction du texte même de l’article]

Nous avons vu les équations de la mécanique mettre en évidence deux aspects du temps, parfois équivalents, parfois distincts, mais l’un et l’autre adaptés par leurs caractères intrinsèques aux dissymétries sensibles de l’expérience. Le résultat fondamental de la déduction  a priori que nous allons exposer est alors le suivant : cette dualité des aspects du temps, doués chacun de ces dissymétries propres, n’apparaît pas seulement dans l’application des mathématiques à l’univers physique, c’est-à-dire en mécanique, mais existe déjà au niveau des mathématiques pures, indépendamment de tout souci d’application à l’univers. Quelle que soit l’origine dialectique de cette dualité des temps que nous trouverons inhérente à la théorie des équations différentielles et des équations aux dérivées partielles, la mécanique n’apporte, en ce qui concerne le problème du temps, aucun arrangement dont le schéma ne se laisse apercevoir dans les abstractions pures dont elle est l’application. Le temps physique sous toutes ses formes n’est que la réalisation sensible d’une structure qui se manifeste déjà dans le domaine intelligible des mathématiques.

La méthode que nous allons suivre dans cette démonstration est une méthode d’analyse régressive. Nous procèderons du concret à l’abstrait, du composé au simple, pour reporter toujours le nœud du problème à un niveau plus élevé dans la hiérarchie des Idées ; et c’est ce rattachement de données empiriques à une structure idéale qui constitue pour nous la déduction a priori des dissymétries sensibles relatives aux temps. Cette méthode présente sur les synthèses déductives du temps qu’ont essayées les philosophies idéalistes du XIXe et du XXe siècle un avantage, à nos yeux considérable : nous n’opérons pas arbitrairement une déduction a priori du temps, nous observons, dans l’ordre de l’univers, les étapes constituées de cette déduction.

Une pareille exigence d’analyse explique les raisons pour lesquelles nous envisagerons la théorie des équations aux dérivées partielles avant la théorie des équations différentielles. Les équations de la physique mathématique sont en effet généralement des équations aux dérivées partielles de sorte que la théorie générale de celles-ci constitue comme le premier domaine où retrouver le jeu pur des relations que soutiennent entre eux les différents aspects du temps physique.

Considérons ([2]) l’équation aux dérivées partielles du premier ordre, à deux variables indépendantes, F(x1, x2, u, p1, p2) = 0, où u est une fonction inconnue des deux variables x1 et x2 et où p1 = ∂u/∂x1, p2 = ∂u/∂x2.

On suppose (∂F/∂p1)2 + (∂F/∂p2)2 ≠ 0.

En chaque point de l’espace à trois dimensions x1, x2, u, cette équation définit une famille de plans tangents possibles à une surface intégrale u(x1, x2) passant par ce point. Cette famille de plans enveloppe un cône, défini en chaque point de l’espace envisagé, le cône de Monge attaché à ce point, de sorte que l’équation F = 0 peut être considérée comme associant à tous les points de l’espace un cône ou encore un faisceau de directions caractéristiques, les génératrices du cône de Monge de ce point. Intégrer l’équation proposée consiste à trouver une surface tangente en chaque point à une direction caractéristique passant par ce point, et cette intégration se fait par la considération des courbes caractéristiques de l’équation. Voici ce qu’il faut entendre par là : une courbe caractéristique de l’équation F = 0 est tangente en chacun de ses points à une direction caractéristique passant par ce point. On démontre qu’une surface intégrable u(x1, x2) de l’équation F = 0 est engendrée par une famille de courbes caractéristiques, de sorte que le problème de l’intégration de l’équation aux dérivées partielles proposée est ramené au problème de l’intégration des équations différentielles qui définissent les courbes caractéristiques de cette équation. Il est très important pour nous de considérer les équations différentielles de ces caractéristiques. On considère pour cela en général les coordonnées x1, x2, u des points d’une courbe de l’espace envisagé, comme des fonctions x1(t), x2(t), u(t) d’un paramètre t. Les courbes caractéristiques de l’équation F(x1, x2, u, p1, p2) = 0 satisfont alors à un ensemble de trois équations différentielles dont nous ne retenons ici que les suivantes ([3]) :

(I)      dx1/dt = ∂F/∂p1   ,   dx2/dt = ∂F/∂p2 .

Une surface intégrale est engendrée avons-nous dit par des courbes caractéristiques, de sorte qu’étant donnée une courbe caractéristique définie par les équations différentielles (I), cette courbe peut être assujettie à la condition supplémentaire d’être située sur une surface intégrale de l’équation F = 0. Cette condition donne naissance à deux nouvelles équations que nous écrirons sous la forme simplifiée qu’elles prennent lorsque la fonction F ne contient pas la variable :

(II)     dp1/dt = - ∂F/∂x1   ,   dp2/dt = - ∂F/∂x2 .

La détermination des surfaces intégrales est donc ramenée à l’intégration d’un système d’équations différentielles où nous ne retiendrons que les équations (I) et (II) écrites sous la forme :

(III)         dxi/dt = ∂F/∂pi   ;   dpi/dt = - ∂F/∂xi .

Les équations (III) ont exactement la forme des équations canoniques de la dynamique du point matériel lorsque F représente l’énergie de la particule, et t le temps. C’est là dans la déduction a priori des lois de l’univers sensible un résultat d’une importance considérable que de voir les équations des trajectoires de la dynamique résulter a priori, sans hypothèse physique spéciale, du problème de l’intégration des équations aux dérivées partielles. L’espace géométrique x1, x2, u contient ainsi comme à l’état de possibles, avec ses directions et ses courbes caractéristiques de l’équation F = 0, la forme de trajectoires et la loi dynamique de mouvements qu’y prendront des particules matérielles lorsqu’une interprétation physique, transmuant la fonction F en énergie et le paramètre t en variable temporelle, projettera ainsi tout armé dans l’existence sensible un univers mathématique déjà muni de toute la richesse d’organisation nécessaire.

Nous n’avons jusqu’à présent montré que la possibilité de déduction a priori des lois de la mécanique où le temps intervient comme paramètre d’évolution ; nous arrivons maintenant au point central de la démonstration annoncée plus haut en montrant au sein de la même théorie des équations aux dérivées partielles la genèse d’une conception dimensionnelle du temps physique distincte en son principe de la conception paramétrique mais servant à résoudre les mêmes problèmes. Plaçons-nous dans le cas général d’un espace à n+1 dimensions et envisageons l’équation aux dérivées partielles suivante, où la fonction F ne contient pas explicitement la fonction u(x1…xn, xn+1,) cherchée ([4]) :

F(x1…xn+1, p1…pn+1) = 0.

Nous allons, suivant en cela l’exposé de M. Courant dans le tome II des Methoden der Mathemastischen Physik de Hilbert et Courant, distinguer une variable, par exemple xn+1 et résoudre l’équation proposée par rapport à la dérivée correspondante pn+1.

Nous obtenons l’équation :

pn+1 + H(x1…xn, xn+1, p1… pn) = 0

(pn+1 = ∂u/∂xn+1 ; pi = ∂u/∂xi ; i = 1…n).

L’expression pn+1 + H remplace donc l’expression F de l’équation donnée. Le premier groupe d’équations des courbes caractéristiques, dxi/dt = ∂F/∂pi avec i = 1…n+1, donne pour i = n+1, dxn+1/dt = 1.

La variable xn+1 est donc constamment égale, à une constante additive près, au paramètre t et on peut remplacer ce paramètre t de la théorie précédente par la variable indépendante distinguée dans la nouvelle. Les équations caractéristiques s’écrivent alors dxi/dxn+1 = ∂H/∂pi ; dpi/ dxn+1 = - ∂H/∂xi ; i = 1…n, et l’on retrouve bien la forme abstraite des équations canoniques d’Hamilton. Dans l’espace à n+1 dimensions défini par les variables x1…xn+1 le fait de résoudre l’équation proposée par rapport à une dérivée partielle concernant l’une de ces variables fait jouer à cette variable le rôle de variable temporelle. Il y a dans ce cas équivalence absolue entre le rôle de paramètre et le rôle de coordonnée dimensionnelle d’une même variable distinguée, mais il n’en subsiste pas moins le fait que la théorie purement mathématique des équations aux dérivées partielles permet ainsi la naissance de deux conceptions différentes d’une même variable qui sont à l’origine de la dualité des propriétés sensibles du temps.

 

[…]

 

Il nous reste encore un point à envisager. Nous venons de retrouver a priori dans la théorie des équations aux dérivées partielles la distinction du temps paramètre et du temps coordonnée ; il nous faut maintenant montrer a priori comment le temps coordonnée intervient dans une synthèse spatio-temporelle affectée de cette dissymétrie spéciale par rapport à l’espace qui se manifeste par une différence de signe. Le même problème nous permettra à la fois de retrouver la distinction des deux conceptions du temps et la dissymétrie spéciale du temps dimensionnel. Nous envisagerons pour cela la théorie des équations aux dérivées partielles du second ordre, et nous nous restreindrons au cas où ces équations sont linéaires, c’est-à-dire de la forme

(V)     ∑aikuik + ∑biui + cu + d = 0

avec uik = ∂2u/∂xi∂xk ; ui = ∂u/∂xi, u étant la fonction inconnue cherchée.

On démontre qu’on peut associer à toute équation de ce genre une forme caractéristiqueaiXi2 (i = 1…n) avec ai = ±1. La forme caractéristique associée aux équations qui décrivent une propagation est dite de type hyperbolique ; elle est composée de n-1 carrés positifs et d’un carré négatif : X12 + … + Xn-12 - Xn2.  Nous ne nous occupons ici que du cas hyperbolique. Comme dans le cas des équations aux dérivées partielles du premier ordre, une surface intégrale de l’équation (V) est engendrée par des variétés caractéristiques j = 0 qui satisfont ici à l’équation ∑aikjijk = 0, et ces variétés caractéristiques sont à leur tour engendrées par des rayons caractéristiques que définissent dans l’espace à n dimensions les équations différentielles dxi/dt = ∑aikjk (pour k = 1…n). On peut à nouveau distinguer une variable xn et résoudre l’équation j = 0 par rapport à xn pour obtenir xn = y(x1…xn-1). Dans ces conditions l’équation des rayons donne : dxn/dt = 1 et l’on peut à nouveau identifier la variable dimensionnelle avec le paramètre d’évolution. Un exemple concret montrera néanmoins le caractère propre de chacun de ces deux aspects du temps. Considérons l’équation d’onde classique u44 – u11 – u22 – u33 = 0. Dans l’espace-temps à quatre dimensions on peut définir une distance de deux points ds2 = dx42 – dx12 – dx22 – dx32. Les droites de longueur nulle (ds = 0) issues d’un point quelconque définissent le cône caractéristique attaché à ce point et toute direction située à l’intérieur du cône satisfait à l’inégalité ds2 > 0. En particulier, pour l’axe des temps x4 défini par les relations dx1 = dx2 = dx3 = 0, on a bien dx42 > 0, et ceci montre le caractère « orienté » de la variable x4 dans son rôle de temps dimensionnel. Plaçons-nous maintenant dans l’espace à trois dimensions. La distance de deux points est donnée par la formule dr2 = dx12 + dx22 + dx32. Si t désigne dans ce cas la longueur comptée sur un rayon à partir de l’origine, la vitesse de propagation étant prise pour unité, les surfaces t = constante définissent les surfaces d’onde qui représentent le front de l’onde à chaque instant. Il y a bien équivalence dans les résultats obtenus entre le temps, dimension de l’espace à quatre dimensions, et le temps longueur dans l’espace à trois dimensions, mais chacune de ces deux conceptions du temps apporte avec elle un élément propre : la conception du temps dimension orientée est liée à l’existence d’une différence de signe dans les termes d’une somme de carrés ; la conception paramétrique est liée aux notions cinématiques de vitesse et de déplacement.

La Théorie des équations différentielles et la topologie

Les relations que soutiennent entre elles les différentes notions enlacées dans la théorie des équations aux dérivées partielles, deviennent beaucoup plus intuitives dans la théorie des équations différentielles. Le sens géométrique des équations aux dérivées partielles que nous avons envisagées était en effet le suivant : l’équation donnée définit en chaque point d’un espace un cône caractéristique de ce point et l’intégration de l’équation consiste à trouver des courbes et des surfaces tangentes en chaque point au cône caractéristique de ce point. La distinction du temps dimension et du temps paramètre se rattache dans une certaine mesure à la dualité suivante : le sens d’ouverture du cône caractéristique assigne en chaque point de l’espace un rôle privilégié à une direction qu’on peut considérer comme une direction temporelle, et d’autre part les courbes et surfaces tangentes à ce champ de cônes sont fonction d’un paramètre que l’on peut considérer également, mais en un autre sens, comme une variable temporelle.

Dans la théorie des équations différentielles, la situation est encore plus simple.

Soit l’équation dy/dx = f(x,y).

Cette équation définit dans le plan (x,y) un champ de directions (une direction est attachée à chaque point) et les solutions de cette équation sont les courbes tangentes en chaque point à la direction qui passe par ce point.

L’interprétation géométrique de la théorie des équations différentielles met donc bien en évidence deux réalités distinctes : le champ de directions et les courbes intégrales.

Si maintenant les variables x et y sont rapportées à un même paramètre t, on n’a plus seulement une direction en chaque point (x, y) mais aussi un sens c’est-à-dire un vecteur (une direction orientée).

Soit par exemple l’équation (I) dy/dx= Q(x,y)/P(x,y). À certaines conditions sur P et Q, elle définit un champ de directions.

Si on paramètre x et y par t, on a au lieu de (I) le système suivant :

(II) dx/dt = P(x,y) et dy/dt = Q(x,y)

Ce système définit non plus seulement une direction en chaque point mais un sens, c’est-à-dire un vecteur qui lui est attaché.

Les points d’indétermination où P = Q = 0 constituent alors les singularités du champ de vecteurs (que Poincaré classe en cols, nœuds, foyers, centres).

On a donc à nouveau deux réalités mathématiques essentiellement distinctes (champs de vecteurs — cf. l’aspect dimensionnelle du temps — et courbes intégrales — cf. sa paramétrisation des évolutions) même si elles sont complémentaires puisque définie par la forme des courbes dans leur voisinage.

 

On peut montrer que les propriétés paramétriques du temps peuvent ne se rapporter qu’à une évolution limitée dans un intervalle bien défini du temps sans référence à aucune structure d’ensemble alors que les propriétés dimensionnelles (géométriques) ont un sens cosmogonique et reflètent la forme générale de l’Univers.

En effet on démontre que l’existence d’un invariant d’univers (en l’occurrence une forme quadratique du type de celle qui définit la distance dans notre espace-temps à quatre dimensions) est équivalente à l’existence de champs sans singularités. Or si un univers à quatre dimensions est compact et tel que l’on puisse y définir une distinction entre passé et avenir en chaque point, alors on est assuré qu’un tel champ continu de vecteurs sans singularité y existe. La détermination du sens du temps dans l’univers est bien solidaire de la structure d’ensemble de l’univers.

*

On a donc les résultats suivants :

1. En matière de temps géométrique (champs de vecteurs)

* il y a une liaison nécessaire entre l’existence d’une direction privilégiée en chaque point d’un univers géométrique et le défaut d’une forme quadratique (la « différence de signes ») ;

* la distinction en chaque point d’une direction privilégiée n’est possible que si l’Univers satisfait à certaines conditions globales, en particulier de compacité : il ne doit pas y avoir de trou dans la durée des choses et dans l’ouverture du temps vers l’avenir.

Ainsi l’aspect géométrique du temps est lié à la forme générale de tout l’univers, c’est un temps cosmogonique.

2. En matière de temps dynamique (courbes intégrales paramétrables), on peut interpréter différents problèmes en terme de temps :

·       le problème du déterminisme : c’est le cas des équations où la connaissance des données initiales suffit à connaître l’évolution ultérieure ; c’est une sorte de déterminisme local, de proche en proche ;

·       le problème de la finalité : ici la connaissance des données initiales ne suffit plus ; il faut y ajouter la connaissance des conditions finales ;

·       le problème du retour des choses : c’est le cas des trajectoires fermées.

Au total la distinction mathématique du temps cosmogonique et du temps dynamique est donc l’expression d’une dualité correspondant à une structure intime des choses qui a sa source dans la structure des Idées.

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[1] Si une particule a pour coordonnées qi avec qi = dqi/dt, soit les quantités pi = ∂L/∂qi.

Alors l’énergie H de la particule est donnée par la formule

H(qi, pi, t) = ∑piqi - L(qi, qi, t)

et on peut déduire du principe d’Hamilton les équations canoniques :

dqi/dt = ∂H/∂pi et dpi/dt = - ∂H/∂qi

[2] Résumé d’après Hilbert et Courant, Methoden der Mathemastischen Physik, t. II, éd. Springer. Berlin.

[3] La troisième équation en question est

du/dt = p1 ∂F/∂p1 + p2 ∂F/∂p2

et, jointe aux équations (I) et (II), définit une bande caractéristique c’est-à-dire une courbe caractéristique et un plan tangent à la courbe en chacun des points de la courbe.

[4] On démontre qu’on peut toujours se ramener à ce cas, en introduisant une variable indépendante supplémentaire.



[a] Réédition en 1977 dans le volume Essai sur l’unité des mathématiques publié dans la collection 10/18 (n°1100) qui rassemble tous les écrits d’Albert Lautman.