Éloge de la monographie musicale

 

Colloque « Les disciplines face à leur histoire » (Ens, 9 & 10 octobre 2008)

 

 

François Nicolas

 

Quel rapport la musique entretient-elle avec sa propre histoire ?

La réponse qu’on proposera - un quadruple rapport, que le musicien instruit monographiquement… -  implique d’abord de transformer la question de départ en la suivante : Quel rapport la musique entretient-elle avec sa propre historicité ? On soutiendra en effet qu’on ne remonte guère de l’historique et donc de l’historicité à l’Histoire et que, s’il y a bien une historicité musicale (un aspect historique des phénomènes musicaux), il n’y a pour autant rien qui ressemble à une quelconque « Histoire de la musique », et qu’en particulier raconter une histoire des musiciens ou des supposés « langages musicaux » ne saurait en tenir lieu (pas plus qu’une Histoire de l’État ne saurait tenir lieu d’une Histoire de la politique).

C’est du côté des œuvres musicales qu’il faut chercher un rapport actif à cette historicité musicale, plus exactement à ce qu’on proposera d’appeler les quatre dimensions de l’historicité musicale : les généalogies d’œuvres, l’archéologie des œuvres dans un état donné du monde de la musique, la contemporanéité des œuvres par rapport à un Zeitgeist, et l’historialité propre du monde de la musique.

On montrera comment le musicien entreprend d’exposer dans la langue de tout un chacun cette historicité au moyen de monographies. Pour ce faire, on comparera les deux monographies de Charles Rosen : Le style classique et La génération romantique. On explicitera comment mono-graphier ces deux situations musicales conduit le pianiste à dégager deux figures différentes d’un : d’un côté l’un d’un style, de l’autre l’un d’une génération (on soutiendra au passage qu’il s’agit bien ici d’une génération d’œuvres – celles du fragment musical romantique - bien plus que d’une génération de compositeurs).

L’éloge de ce type musicien de monographie (de nature sensiblement différente de la monographie musicologique) s’accordera à une conception de l’historicité musicale comme succession discontinue de moments intérieurement infinis là où l’historicisme promeut une Histoire continue scandée de découpes finies.

Au total, dans ce rapport monographique que le musicien instaure au propre rapport que l’œuvre entretient à l’historicité musicale, il en va, pour le musicien, ce passeur de musique (l’acteur de musique, c’est l’œuvre), d’une Idée de la musique susceptible d’orienter sa vie de musicien. N’est-ce pas, d’ailleurs, une telle Idée qui oriente le pianiste Rosen dans le CD d’interprétations personnelles qu’il joint à sa seconde monographie ?

 

*

Une question                                                                                                                                 2

Une réponse…                                                                                                                           2

…d’un pas de côté !                                                                                                                  2

Travail de la question                                                                                                                2

En matière d’histoire d’abord…............................................................................................ 3

En matière de musique maintenant….................................................................................... 3

D’où la tâche monographique du musicien                                                                               4

L’exemple d’une monographie : « la génération romantique » de Charles Rosen                     5

Monographie musicienne                                                                                                          5

L’un d’une génération.......................................................................................................... 5

Subjectivité d’interprète........................................................................................................ 5

Un éparpillement bien romantique........................................................................................ 6

Quelle historicité ?                                                                                                                     6

Celle des œuvres, pas des musiciens....................................................................................... 6

Une délimitation chronologique............................................................................................ 7

Les quatre dimensions de l’historicité musicale                                                                          7

Généalogie............................................................................................................................ 7

Archéologie.......................................................................................................................... 9

Contemporanéité................................................................................................................... 9

Historialité........................................................................................................................... 10

Et leur entrelacs                                                                                                                       10

Le fragment romantique...................................................................................................... 11

Mono-graphie : de quel un ?                                                                                                   11

Récapitulation                                                                                                                            11

Échapper à l’étau de l’historicisme et du post-modernisme                                                     11

Une historicité discontinue faite de moments infinis, plutôt qu’une histoire continue scandée d’instants finis..... 12

Une affaire d’œuvres                                                                                                               12

Il en va ici, finalement, d’une Idée de la musique, donc pour le musicien d’une Idéation.      12

 

Une question

Yves André [1] adresse à ce colloque une première [2] question qui peut être formulée ainsi : Quel rapport la musique entretient-elle avec sa propre histoire ?

Une réponse…

Je vais tenter d’attraper cette question en musicien, en musicien pensif s’entend et pas seulement en pratiquant [3] et vous proposer pour cela un Éloge musicien de la monographie musicale.

Je camperai ainsi sur ce qu’à mon sens le musicien fait de mieux en matière d’histoire musicale, c’est-à-dire des monographies, qu’elles soient - pour prendre l’exemple de mon propre travail - monographies d’une œuvre (Parsifal), d’un grand Œuvre (Schoenberg), d’une figure musicale particulière (le thématisme) ou d’une pratique musicale spécifique (le concert), d’un type de musique (le jazz) ou d’un moment singulier (celui où la musique se préfigure pour le cinéma), sans parler de fibrations musicales plus composites (les rapports musique-politique au cours du xx° siècle…), etc.

Et je vous proposerai d’examiner ces monographies en musicien, non en musicologue ou en historien, en précisant l’incidence de cette subjectivité spécifique de musicien sur cette manière de concevoir la monographie musicale.

…d’un pas de côté !

Mais, avant de me lancer dans cette exploration, il me faut mieux dégager pourquoi je propose de répondre ainsi à une question qu’Yves André adresse non seulement aux musiciens, mais également aux musicologues et, plus généralement, à ceux qui traitent d’histoire musicale [4].

Si l’on rapproche la question de ma réponse, on saisit le pas de côté que constitue mon propos :

      Quel rapport la musique entretient-elle avec sa propre histoire ?

      Un rapport que le musicien instruit monographiquement !

Deux décalages sautent aux yeux :

1)    Je vais saisir le rapport musical interrogé du point de la subjectivité musicienne. Qu’en est-il alors des œuvres musicales ? N’entretiennent-elles pourtant pas un rapport propre à l’histoire de la musique et à leur propre histoire ?

2)    La question de l’histoire est rabattue par ma réponse à une figure historiale très singulière : celle de la monographie. Ceci veut-il dire qu’il n’y aurait pas d’autre thématisation de l’histoire pour le musicien ou ceci veut-il simplement dire que le musicien privilégie cette figure monographique ?

Travail de la question

Proposer un éloge musicien de la monographie musicale ne saurait me dispenser d’indiquer pourquoi je m’oriente ainsi dans le champ ouvert par la redoutable question d’Yves André qui, je dois l’avouer, m’a donné bien du fil à retordre. Il me faut donc tordre et retordre notre question initiale pour configurer mon propos monographique comme réponse adéquate. Voyons comment ajuster notre question, d’abord en matière d’histoire, puis en matière de musique.

En matière d’histoire d’abord…

Je tiens qu’il n’y a pas, à proprement parler, quelque chose comme une histoire musicale, une Histoire de la musique.

On pourrait déjà dire, comme Leibniz, que pour qu’il y ait une histoire, encore faudrait-il qu’il y ait une histoire, suggérant ainsi que l’histoire fait difficilement un.

Je préfèrerai dire, de manière plus radicale : s’il y a bien une historicité musicale, ce « il y a » ne fait nullement une Histoire car de l’historique à l’Histoire, cela ne transite pas. Concernant la musique, « historique » est une épithète venant contextualiser telle ou telle dimension du phénomène musical (le moment 1750 par exemple clôturant le baroque, l’émergence du sérialisme, etc.) ; en vérité, comme on va le voir, historique se dit en musique au pluriel s’il est vrai qu’il y a plusieurs manières pour les phénomènes musicaux d’être historialement contextualisables (je distinguerai par exemple la manière généalogique de la manière archéologique). Ces différentes facettes « historiques » pointent l’existence d’une historicité propre à la musique mais ne sauraient pour autant être interprétées comme une série de projections variées d’une réalité qui se situerait en amont de l’historique et qui serait précisément l’Histoire, ou une histoire, de la musique.

En résumé, je soutiens que de l’historique, on peut aller en aval vers l’historicité mais on ne saurait remonter en amont vers une histoire.

C’est un peu analogue à ce débat philosophique récurrent sur la volonté : de ce qu’il y a un vouloir du sujet, faut-il nécessairement en déduire que ce vouloir procède d’une volonté comme telle, c’est-à-dire toujours peu ou prou d’une faculté psychologisante ? On voit pourquoi les théories non anthropomorphiques du sujet soutiennent l’existence d’un vouloir qui ne procède nullement d’une volonté plus originaire. De même qu’on peut penser un vouloir sans volonté, de même je propose de penser une historicité musicale sans histoire musicale.

Si les débats sur l’historicité sont bien des débats sur ce qu’historique veut dire, alors il y aurait au moins deux positions différentes :

·       ceux qui soutiennent qu’il n’y a d’historicité que d’Histoire ;

·       ceux qui soutiennent qu’il peut y avoir historicité sans Histoire.

Mieux : si l’on veut penser l’historicité musicale en musicien, comme disait Kierkegaard, « il faut écarter l’histoire. Il faut établir la situation de la contemporanéité. » [5] et ce, entre autres pour une raison essentielle sur laquelle je vais revenir : l’histoire, singulièrement l’histoire des historiens, est l’histoire des hommes ; l’Histoire de la musique est donc toujours, peu ou prou, l’histoire des musiciens alors que l’historicité de la musique sera avant tout celle des œuvres.

Première reformulation…

D’où une première transformation de notre question de départ en celle-ci :

Quel rapport la musique entretient-elle avec sa propre historicité ?

Ceci impliquera une clarification de ce que j’appellerai les quatre dimensions constitutives de l’historicité musicale : une généalogie des œuvres entre elles, une archéologie des œuvres dans le monde-Musique, une contemporanéité des œuvres avec un Zeitgeist, enfin une historialité du monde-Musique dans le contexte plus général du chaosmos [6].

…redéployée

D’où le déploiement de notre question :

Quel rapport la musique entretient-elle avec ses propres généalogies, archéologies, contemporanéités et historialités ?

En matière de musique maintenant…

Parler de « rapport entretenu » (Quel rapport entretient…) suppose implicitement une position subjective : par exemple, il n’y aurait pas lieu d’induire, de ce que la Terre – notre Terre – a bien une historicité propre [7], qu’elle pourrait pour autant entretenir un rapport spécifique à son « historicité naturelle ». Il n’y a donc de rapport à l’historicité que d’un sujet.

Rappelons d’ailleurs que pour le grand historien Mac Bloch, l’histoire naturelle n’appartient pas à l’Histoire des historiens [8], car pour les historiens, pour qu’il y ait Histoire, il faut l’homme non seulement comme sujet la racontant mais avant tout comme objet : « l’objet de l’histoire est, par nature, l’homme. Disons mieux : les hommes. […] Ce sont les hommes que l’histoire veut saisir. » [9], l’Histoire est « la science des hommes dans le temps » [10], « l’étude de l’homme social » (Michelet), « la science des sociétés humaines » (Fustel de Coulanges) [11], et Marc Bloch d’enfoncer le clou : « Le bon historien ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier. » [12]

D’où un second fil à tordre que nous propose la question d’Yves André : qui, du côté de « la musique », va matérialiser la subjectivation possible de ce « rapport entretenu » ?

Œuvre, musicien & musicologue

Les candidats à cette charge sont très aisément décomptables ; il y en a trois, et trois seulement : l’œuvre, le musicien et le musicologue.

Je tiens que l’œuvre musicale est le seul véritable acteur musical. Le musicien, lui, est un passeur plutôt qu’un acteur proprement dit. Et le musicologue, pour sa part, se situe en trop grande extériorité subjective au monde de la musique pour pouvoir parler au nom de la musique [13].

Si musique et musicologie font radicalement deux, si musicien et musicologue sont subjectivement fort différents (le premier est en intériorité subjectivante à la musique quand le second se dispose en extériorité objectivante à cette même musique), si le musicien est un passeur qui ne cesse d’entrer et sortir du monde-Musique [14], alors c’est bien l’œuvre musicale seule qui, au nom de la musique qu’elle agit, va agir ce rapport à l’historicité musicale.

Une seconde reformulation

D’où une seconde transformation de notre question de départ – vous voyez comment il me faut la tordre dans tous les sens pour arriver à lui faire rendre son suc propre - :

Quel rapport l’œuvre de musique entretient-elle avec l’historicité musicale ?

question qui peut alors se monnayer ainsi :

Quel rapport l’œuvre de musique entretient-elle avec l’entrelacs des généalogies, archéologies, contemporanéités et historialités musicales ?

D’où la tâche monographique du musicien

Une fois ainsi reformulée, notre question ouvre naturellement [15] à la réponse que je vous proposerai : c’est le musicien qui va dégager ce rapport des œuvres à l’historicité musicale en déployant des monographies, c’est-à-dire en formulant dans la langue des hommes les rapports musicaux à l’œuvre dans le monde des sons, plus spécifiquement ici les rapports que les œuvres entretiennent avec l’historicité musicale.

Je rejette donc implicitement de mes monographies celles, éventuelles, qui  porteraient non sur la musique et ses œuvres mais sur les musiciens comme tels. Je n’inclus pas, par exemple, une biographie de Bach ou de Webern comme relevant des monographies susceptibles de rendre compte de la manière dont la musique se rapporte à son historicité propre : une biographie rendra seulement compte de la manière dont tel musicien a incessamment circulé entre les mondes (le monde-Musique bien sûr, mais aussi son monde amoureux propre, le monde socio-politique de son temps…). Ceci n’est pas sans intérêt mais n’embraye pas directement sur notre question.

L’exemple d’une monographie : « la génération romantique » de Charles Rosen

Venons-en donc à ces monographies, par lesquelles le musicien fait passer le travail musical des œuvres du monde-Musique vers le monde du langage, par projection de ce travail dans la langue vernaculaire commune, celle que le musicien partage avec tout un chacun.

Je proposerai de le faire en examinant une monographie particulière : celle que le pianiste Charles Rosen a consacré à un certain nombre de romantiques (Chopin, Schumann, Liszt « et leurs contemporains ») en entreprenant de donner à cet ensemble une figure très particulière d’un : la figure d’une génération. D’où le titre de son ouvrage : La génération romantique (Chopin, Schumann, Liszt et leurs contemporains).

Monographie musicienne

Cette monographie est très clairement celle d’un musicien, non seulement parce qu’on sait que son auteur est lui-même pianiste (ceci n’interdirait nullement qu’il soit également par ailleurs un musicologue) mais parce que lui-même nous le rappelle en annexant à son ouvrage un CD où il joue pour son lecteur les œuvres telles qu’elles peuvent être interprétées à la lumière de sa monographie. Cette monographie est ainsi explicitement sous-tendue, de part en part, par une intention spécifiquement musicienne.

*

Donnons les grands traits de cette monographie.

L’un d’une génération

Elle entreprend d’abord d’édifier une figure musicale spécifique de l’un : ici l’un d’une génération.

Qui dit mono-graphie dit en effet graphie d’un : l’enjeu est bien le dégagement d’une unité dans le champ infiniment vaste et divers de la musique.

Ici Charles Rosen annonce son « un » sous le chef, non du style comme il l’avait fait dans son ouvrage monographique précédent sur le classicisme (Le style classique [16]) - pour lui « le romantisme n’est pas un style » [17], il s’agit donc d’en saisir l’unité sous une autre catégorie - mais de génération.

Subjectivité d’interprète

Ensuite cette monographie est de part en part sous-tendue par une subjectivité d’interprète.

Ceci se traduit par un fourmillement de notations, de caractérisations.

 

Quelques exemples, éparpillés tout au long du livre

Questions de tempo :

Par exemple la nécessité de jouer a tempo la cadence du lied « Aus meinen Tränen » [18].

Questions de pédale pianistique :

·       l’absence de pédale au début et à la fin d’« Eusébius » du Carnaval [19],

·       l’absence de pédale quand on joue Haydn [20],

·       l’allègement de la pédale dans le rondo-final de la Waldstein [21],

·       l’usage de la pédale [22] — en particulier de la semi-pédale [23] —  pour faire vibrer le piano dans le 3° Concerto de Beethoven.

Questions d’ordre agogique :

·       la courte pause à observer dans l’enchaînement des deux premiers numéros des Dichterliebe [24],

·       la nécessité d’interpréter musicalement le point d’interrogation de « Papillon ? » dans le « Florestan » du Carnaval [25],

·       l’importance de jouer librement le rubato indiqué au début de la mazurka opus 24, n° 1 (Chopin) [26],

·       l’importance de respecter les indications rythmiques inattendues dans l’opus 17 de Schumann [27]

·       l’importance pour le pianiste de donner le sentiment de l’effort dans la coda de Frauenliebe und Leben [28].

Questions de Forme :

·       la nécessité de faire la reprise de la Sonate en si bémol mineur de Chopin à partir de la première note [29],

·       la nécessité de répéter la première mélodie de la quatrième mazurka de l’opus 24 (Chopin) [30]

·       l’inconvénient de faire chanter le Voyage d’hiver par un baryton car on y perd l’architecture des rapports entre registres [31],

·       les réflexions sur la légitimité ou non de jouer séparément tel ou tel lied d’un cycle de Schumann [32], tel ou tel prélude de Chopin [33].

Questions de doigtés :

·       l’importance des doigtés (en particulier cinquième doigt et pouces) dans tel opus de Chopin [34],

Et diverses autres questions interprétatives :

·       la nécessité de faire ressortir l’aspect fantomatique à la fin de l’Humoresque de Schumann [35],

·       l’intérêt musical, dans la troisième mazurka de l’opus 17 de Chopin, de jouer de la couleur sonore pour tirer parti de l’harmonie [36]

Un éparpillement bien romantique

Cet éparpillement met l’accent sur un fourmillement de détails, l’interprétation devant ainsi s’attacher à autant de réalisations locales. Ce faisant, Charles Rosen ajuste la forme de son attention musicienne à une caractéristique essentielle des œuvres musicales concernées : elles relèvent d’un esprit romantique qui se distingue à bien des égards de l’esprit classique (celui de la trinité viennoise Haydn, Mozart, Beethoven) monographiée dans son précédent maître-ouvrage.

Cet esprit romantique, Charles Rosen l’attache à au moins deux caractéristiques :

·       Les romantiques « ont modifié le rapport entre le plaisir du son et le plaisir de la structure » [37] : la prééminence musicale du plaisir sonore dans le répertoire romantique attribue ainsi à l’interprète une responsabilité particulière en matière de couleurs locales, responsabilité qui rendent précieuses les innombrables indications de jeu instrumental avancées par Rosen dans ce livre.

·       Les romantiques, comme l’on sait, ont privilégié le fragment sur la vaste Forme en sorte de livrer un espace localement défini plutôt que globalement architecturé ; l’interprétation doit restituer cette variété spatiale par une attention aux détails qui vont caractériser chaque voisinage.

On pourrait dire que l’espace musical romantique ressemble ainsi à une variété riemanienne [38] progressant de proche en proche et que l’interprète doit s’attacher à restituer la diversité sonore de cet espace dépourvu de structure globale a priori.

Quelle historicité ?

Quel rapport à l’historicité cette monographie dégage-t-elle ?

Celle des œuvres, pas des musiciens

Il y a d’abord une très ferme déclaration de l’auteur qu’il s’agit de tenir à l’écart de cette monographie les musiciens concernés par toutes ces œuvres :

« On ne facilite pas la compréhension d’une œuvre en assimilant trop précisément un de ses éléments à un détail de la biographie de l’auteur, on ne fait que l’entraver. L’œuvre n’est pas censée transporter l’expérience personnelle de l’artiste comme un télégramme ni substituer ses souvenirs aux nôtres » [39]

Une monographie n’est pas une biographie, fut-ce la monographie d’une génération : il s’agira ici essentiellement d’une génération d’œuvres.

Une délimitation chronologique

Il y a ensuite une délimitation chronologique de son corpus d’œuvres : 1827-1850.

Chaque œuvre porte bien une date de naissance – la date d’achèvement de sa partition plutôt que celle de sa première exécution -, cette date indexant l’œuvre sur le compositeur qui l’a écrite (Rosen précise ainsi que toutes ces œuvres ont été écrites par des compositeurs « nés aux alentours de 1810 » [40]). Mais la vie d’une œuvre musicale n’est nullement celle du compositeur qui l’a écrite ; elle est celle de ses interprétations successives en particulier en ce que ces interprétations successives vont la faire entrer en rapport avec de nouvelles œuvres en les faisant se côtoyer dans les mêmes programmes de concert en sorte qu’elles s’éclairent mutuellement.

Les quatre dimensions de l’historicité musicale

Cette monographie va s’attacher à dégager successivement les généalogies ici à l’œuvre, l’archéologie de cette constitution générale en génération, la contemporanéité de ces œuvres avec un Zeitgeist romantique, l’historialité des situations musicales ainsi traversées et enrichies par ces œuvres.

Voyons cela rapidement : il ne s’agit pas ici de discuter des thèses musicales du livre [41] mais de dégager une méthode susceptible de nous éclairer sur les enjeux proprement musiciens d’un rapport monographique à l’historicité musicale.

Généalogie

Rosen dégage les généalogies à l’œuvre dans cette « génération romantique » de trois manières : les généalogies ascendantes, les généalogies descendantes, les ruptures généalogiques.

Rappelons : une généalogie n’est nullement calée sur la chronologie. Une généalogie relève du facteur subjectif, en l’occurrence de la subjectivité musicale de l’œuvre, à l’œuvre. Une généalogie, comme on va le voir, n’a pas peur de l’anachronisme, ce péché mortel de l’historien ! La généalogie d’une œuvre musicale n’est nullement son passé. Il faut tout au contraire la concevoir comme une extension de son présent. En ce sens, en matière de généalogie, « l’héritage n’est précédé d’aucun testament. » (René Char).

Généalogies ascendantes.

Il s’agit ici de dégager la manière dont telle ou telle idée musicale, constitutive de telle œuvre romantique, trouve dans des œuvres passées des antécédents, repris, réactivés, altérés, et ce explicitement ou non.

Pour ne prendre que cinq exemples prélevés dans les seuls opus de Schumann, Charles Rosen relève ainsi :

·       la systématisation par Schumann de la mise à mal pratiquée par Schubert du rapport traditionnel entre voix et instrument [42],

·       l’explicitation par Schumann d’un nouveau rapport entre musique et langage qui restait implicite chez Schubert [43],

·       les antécédents baroques de la technique schumannienne de motifs récurrents tout au long d’une œuvre [44],

·       les contrastes de tempo et de caractère à l’intérieur d’un même mouvement qu’on trouve chez Schumann et qui ont des antécédents dans l’opus 109 de Beethoven [45],

·       enfin - et il s’agit cette fois d’une ascendance explicitée par l’œuvre -, tout un jeu de « citations et souvenirs » [46], y compris « clandestines » telle celle de la VII° de Beethoven à la fin de l’opus 17 de Schumann [47].

Où l’on voit que l’ascendance généalogique des œuvres schumaniennes est déjà, par elle-même, un entrelacs d’influences baroques et classiques…

Généalogies descendantes

Une telle monographie est forcément plus parcimonieuse en matière de descendance s’il est vrai que l’exploration d’une telle descendance généalogique ne peut être que l’affaire d’autres monographies.

Rosen relève cependant une situation originale en matière de généalogie descendante qui est la suivante :

la citation de la mélodie de Beethoven dans la Fantaisie opus 17 de Schumann se fait seulement in fine et de telle manière qu’elle apparaît moins comme une source extérieure à l’œuvre [48] que comme si elle émanait de l’œuvre elle-même, « comme si la musique de Schumann pouvait […] engendrer une bribe de celle de Beethoven » [49] : bref Schumann semble ici engendrer Beethoven plutôt qu’il ne paraît en procéder. On a donc affaire ici à une intéressante torsion de l’ordre chronologique qui fait partie intégrante des généalogies : la monographie dégage les généalogies à l’œuvre, lesquelles ne sont nullement un décalque de l’ordre chronologique mais bien plutôt le plisse, le replisse et parfois même le distord…

Ruptures généalogiques

L’intérêt des généalogies d’œuvres est enfin de rehausser les ruptures dans une continuité chronologique. Donnons-en cinq exemples, toujours prélevés dans les œuvres de Schumann :

·       l’existence de « changements de tonalité radicaux » là où Beethoven « ne s’est jamais autorisé aucun flou chromatique » [50] ;

·       l’idée de présenter dans l’œuvre musicale un absolument inaudible apparaît chez Schumann alors qu’elle était radicalement « banni[e] dans le classicisme viennois » [51] ;

·       d’importantes différences entre Bach et Schumann dans le rapport entre écriture et perception en particulier en jeu dans l’inaudible :

« chez Bach, la notation implique quelque chose au-delà de toute réalisation possible ; chez Schumann, en revanche, la musique est une réalisation qui suggère quelque chose au-delà d’elle-même. » [52]

·       le retournement par Schumann de certaines fonctions tonales : la sous-dominante, de détente, devient tension ; l’apogée de la tension n’est plus à la fin de l’exposition de la « grande sonate » (opus 17 de Schumann) mais à son début [53] ;

·       la différence entre Schumann, Chopin et Liszt d’un côté et Beethoven de l’autre dans le rôle musical de la sonorité (la sonorité devient un matériau et quitte sa position plus neutre au service de la musique) [54].

Enjeux

L’enjeu de telles généalogies est de dégager les intensions communes, précisément susceptibles de constituer une génération d’œuvres. D’où une série de caractérisations musicales de cette génération d’œuvres, qui autorisent de parler, en un premier sens, purement généalogique, de « génération romantique » :

·       Nouveaux rapports voix/instrument et langage/musique

·       Nouvelle logique cyclique

·       Nouvelle logique du souvenir

·       Nouvelle logique des contrastes

·       Tonalité de grotesque romantique,

·       Transformation de l’opposition (tonale) en glissement [55] ou simple coloration [56] ; substitution du continuum chromatique à la stricte hiérarchie des relations diatoniques [57],

·       « Fusion du narratif et du lyrique » dans un programme suggéré [58],

·       etc.

Archéologie

La monographie de Charles Rosen dégage ensuite [59] les principaux traits du second volet de l’historicité musicale : l’archéologie de cette constitution généalogique en génération, c’est-à-dire la manière dont les intensions musicales précédentes circulant entre différentes œuvres prennent en fait racine dans une situation donnée du monde de la musique (dans un état particulier de la logique tonale, dans une constitution particulière de tel ou tel instrument de musique, etc.).

Attention : « L’archéologie ne renvoie pas nécessairement au passé. Il y a une archéologie du présent. » Deleuze [60]. L’archéologie, ici, renvoie aux conditions de possibilité de l’œuvre dans un état donné du monde de la musique.

Voici quelques exemples de rapports entre les œuvres et leurs conditions proprement musicales d’émergence.

On peut distinguer trois types de conditionnements archéologiques.

Monde→œuvre

Dans un premier type de conditionnement, un état donné du monde-Musique agit de manière spécifique sur une propriété significative de telle œuvre : voir par exemple l’examen de la transformation des pianos entre l’époque de Beethoven et la nôtre [61] et le rôle de cette transformation dans les modifications de l’écriture pianistique.

Œuve→monde

Dans une second type de conditionnement, c’est, à l’inverse, une nouveauté à l’œuvre qui va affecter durablement le monde-Musique dans lequel les œuvres en question s’enracinent : ainsi, par exemple, « le mode mineur, étroitement lié aux troisième et sixième degrés, sera à l’origine de la plupart des transformations harmoniques du XIX° siècle. » [62] - il faut entendre que cette action harmonique du mode mineur s’effectue via telles et telles œuvres et non bien sûr via les manuels d’harmonie.

Interactions

Enfin il y a des interactions œuvre/monde-Musique où origine et cible sont plus indiscernables : ainsi, par exemple, les œuvres romantiques matérialisent « un nouveau chromatisme, résultant pour l’essentiel des relations par tierces » [63], sans qu’on puisse clairement démêler ici la part de cette chromatisation qui revient à un choix délibéré des œuvres et la part qui procède d’une logique harmonique plus structurale.

Contemporanéité

Le troisième volet de la compréhension musicienne de l’historicité musicale porte sur la contemporanéité [64] entretenue par les œuvres musicales avec un certain Zeitgeist, en l’occurrence avec l’esprit romantique du temps.

En l’occurrence, la tâche est plus banale : il s’agit de faire ressortir en quoi cette musique, cette génération d’œuvres, peut légitimement être dite « romantique ».

Quelques exemples de la manière dont cette monographie s’acquitte de cette tâche.

·       La problématique du fragment et des ruines comme celle du paysage [65] associée au « nouveau sentiment pour la nature » [66] constitue des chapitres à part entière de cet ouvrage :

« Le goût de l’époque romantique pour les ruines a eu une influence évidente sur le développement du fragment. » [67]

·       Le nouveau rapport entre musique et langage que les lieds de Schumann mettent en œuvre s’articule à l’évolution de la linguistique de cette époque [68].

·       La naissance, à la toute fin du XVIII° siècle, de l’idéologie d’avant-garde, favorise l’idéal d’une œuvre inventant son public et non pas s’y soumettant[69].

·       Le thème musical du souvenir provient de la poésie lyrique du début du XIX° siècle [70], et le compositeur de mélodies vient nécessairement après le poète [71].

·       Voir aussi les résonances littéraires du grotesque romantique [72] dont on a vu plus haut qu’il constituait une caractéristique musicale à part entière de cette génération d’œuvres.

Ainsi cette génération d’œuvres partage avec le mouvement romantique plus général une problématique du fragment, une passion pour les ruines, un goût du grotesque, une thématisation du souvenir, une nouvelle figure du rapport entre l’œuvre et son public, ad libitum

Historialité

Le dernier volet vise à dégager l’historialité des situations musicales dans lesquelles les œuvres examinées s’enracinent et qu’elles contribuent à enrichir.

La monographie de Charles Rosen est forcément ici plus elliptique : il s’agit pour lui de monographier une génération d’œuvres musicales, non un état du monde-Musique. Or cette historialité du monde-Musique n’affecte les œuvres qu’indirectement, via un état donné du monde-Musique qui constitue pour les œuvres leur terrain d’épreuve. Il est donc naturel qu’on ait ici affaire à des allusions plutôt qu’à un examen systématique en bonne et due forme.

Donnons deux exemples de ce qu’historialité veut ici dire :

·       L’usage désormais continu de la pédale à partir des années 1820 s’explique par l’importance grandissante des concerts publics [73].

·       Le développement du concert public, affranchissant la musique de sa dépendance envers la Cour ou l’Église, promeut le genre instrumental [74].

Dans le premier cas, la transformation de l’écriture pianistique de la pédale (généalogie) prend appui sur une transformation de la lutherie pianistique (archéologie) laquelle prend elle-même appui (historialité) sur une transformation socio-institutionnelle (le développement du concert public). Dans le second, la même transformation socio-institutionnelle (développement du concert public) oriente le monde-Musique vers un genre particulier (instrumental) qui va renforcer les généalogies propres aux œuvres privilégiant l’écriture pour instrument solo…

Et leur entrelacs

Tout en démêlant l’écheveau des quatre composantes de l’historicité musicale, la monographie va s’attacher à restituer l’entrelacs qui fait l’historicité même des œuvres monographiées et qui ultimement légitime, à un titre plus général que simplement généalogique, de parler d’une génération romantique d’œuvres musicales.

·       Si Schumann retravaille, à la suite de Schubert, le rapport entre voix et instrument (généalogie), c’est aussi parce que la linguistique a pensé autrement la question du langage (contemporanéité du Zeitgeist).

·       Si Schumann et Chopin développent la composition de miniatures (généalogie), c’est aussi bien sûr parce que le romantisme philosophique et littéraire a exalté la problématique du fragment (contemporanéité du Zeitgeist).

·       Si la transformation des pianos joue un rôle dans l’interprétation souhaitable de ce répertoire (archéologie), cette transformation a été rendue possible par les modifications concomitantes du concert (historialité).

·       Etc.

Finalement, cette monographie va bâtir l’un d’une génération romantique d’œuvres sur l’un du fragment romantique : c’est bien par l’entrelacs de nos quatre dimensions d’historicité que le propre du fragment romantique se dégage en musique et que ce propre ouvre à une nouvelle génération d’œuvres.

Le fragment romantique

Ramassons ce qu’établit la monographie de Charles Rosen en matière de fragment romantique.

Le romantisme, en particulier musical, n’a pas l’exclusivité du fragment. Ce qui singularise le fragment romantique, c’est :

      un début qui ne commence pas [75],

      une fin qui ne s’achève pas [76],

      une ouverture au sens topologique du terme : les frontières chronologiques du fragment romantique ne lui appartiennent pas ;

      une disposition centrifuge (là où le fragment classique était centripète),

      la capacité d’un ensemble de tels fragments (par exemple le recueil des 24 préludes de Chopin) de rester lui-même un fragment, d’échelle supérieure,

      le fait que son caractère fragmentaire ne soit pas affaire de taille : il y a des fragments romantiques aussi bien longs que courts,

      plus essentiellement encore : le fragment romantique est fragment de rien plutôt que de quelque chose [77] ; il est ruine d’un monument qui n’a jamais existé comme tel ; il est une blessure qui s’écoule, il est fragment à tout instant de son existence. [78]

Mono-graphie : de quel un ?

L’un dégagé par cette monographie n’est pas l’un d’un style mais l’un d’une génération, on l’a vu.

Et je soutiens, en forçant quelque peu il est vrai l’ouvrage de Rosen, qu’il est pour nous plus intéressant d’essayer de comprendre cette génération romantique comme génération d’œuvres musicales plutôt que comme simple génération de musiciens (ceux qui sont « nés aux alentours de 1810 »…).

Il faudrait alors se demander : l’un d’un style et l’un d’une génération (d’œuvres) relèvent-ils d’un même enchevêtrement d’historicité ? Un style et une génération tricotent-ils de la même manière généalogies, archéologies, contemporanéités et historialités en sorte de produire de l’un ?

Ceci engagerait une relecture de Rosen plus directement attentive au matériau musical convoqué. Notre lieu ne s’y prête guère puisque nous discutons ici d’historicité générale, non spécifiquement de telle ou telle figure délimitée de l’historicité musicale. Y a-t-il lieu ou non de parler en musique d’un style romantique comme il y a manifestement lieu par ailleurs de parler d’un style classique ? Je ne vais pas me lancer devant vous dans une telle discussion : clarifier la manière dont un style musical fait un des quatre dimensions de l’historicité musicale en sorte de différencier la nature de son entrelacs de celui qui procède d’une génération impliquerait une lecture comparée des deux maître-ouvrages de Charles Rosen, Le style classique et La génération romantique. Le projet déborderait le cadre de ce colloque.

Récapitulation

Récapitulons donc les enjeux de la monographie musicale.

Échapper à l’étau de l’historicisme et du post-modernisme

Il y a d’abord que ces monographies donnent place et consistance à une conscience historique du musicien qui échappe à l’étau calamiteux d’un côté de l’historicisme (« l’Histoire » dicterait ses tâches au présent) et d’un autre côté du postmodernisme (il n’y aurait pas de conscience historique qui tienne, en vérité il n’y aurait pas de conscience d’une situation contextualisante qui tienne). Les monographies donnent place et consistance à une historicité musicale spécifiquement musicienne.

Une historicité discontinue faite de moments infinis, plutôt qu’une histoire continue scandée d’instants finis

La conscience historique du musicien telle qu’engagée dans ces monographies expose une historicité conçue comme succession discontinue de moments intérieurement infinis, à l’opposé de l’Histoire de l’historicisme conçue comme flux continu scandé de découpes finies.

Notre historicité musicale monographiée est ainsi formellement duale d’une histoire musicale (supposée) :

·       La disposition monographique part de situations distinctes, infiniment variées intérieurement [79], et une fois ces situations monographiées, se pose la question de leur rapport extérieur avec d’autres situations de même type (par exemple la question du rapport entre « la génération romantique » et « le style classique ») en sorte non pas de boucher les trous de la chronologie entre ces moments mais de les franchir en les surplombant.

·       Une Histoire de la musique, au contraire, dispose un flux continu premier (le fameux « cours de l’Histoire ») – en général celui, supposé, de quelque disposition structurale stable [80] (« le langage musical » [81], par exemple [82], ou l’instrument de musique, etc.) sur lequel vont s’inscrire des marques finies déposées par telle ou telle pièce de musique…

D’un côté des constellations stellaires et galactiques, mobiles et dispersées, une historicité sans Histoire, discontinue et aux moments infinis ; de l’autre un flux sans fin et sans trou, strié de marques ponctuelles, un cours de l’Histoire infini aux découpes finies……

Une affaire d’œuvres

Ensuite, si l’Histoire, on l’a vue, est toujours doublement affaire d’hommes – ils en sont à la fois l’objet et le sujet -, l’historicité musicale est par contre affaire d’œuvres – elles en sont également à la fois l’objet et le sujet – mais l’exposition dans la langue de cette historicité musicale est affaire spécifique du musicien sans que pour autant celui-ci en devienne l’objet [83]. Ainsi la monographie musicienne réinstalle les œuvres musicales au cœur de la musique. Elle restitue les œuvres comme acteurs de la musique, et dispose les musiciens comme passeurs, comme exécutants et comme monographeurs.

Il en va ici, finalement, d’une Idée de la musique, donc pour le musicien d’une Idéation.

Finalement, l’enjeu monographique se concentre sur le rapport du musicien à la musique.

Certes l’objet de la monographie est le rapport de l’œuvre à l’historicité musicale, mais son enjeu subjectif véritable est le rapport du musicien à ce rapport musical à mesure du point suivant : une monographie est l’exposition dans la langue d’un rapport musical (à l’œuvre) qui ne relève pas de cette langue. En tant qu’exposé, la monographie vise le rapport musical de l’œuvre à l’historicité ; mais en tant qu’exposition, la monographie touche au rapport du musicien à ce rapport musical.

On dira alors la chose suivante : dans la monographie, il en va, pour le musicien, de la production d’une Idée de la musique (qui n’est pas l’idée musicale à l’œuvre, laquelle ignore la langue). Par là, il en va pour le musicien de la capacité de vivre sa vie de musicien sous le signe d’une Idée de la musique et de ses œuvres : dans notre exemple, une Idée du fragment musical romantique faisant œuvre, Idée que le musicien formule dans la langue de tout un chacun et qui lui suggère des interprétations spécifiées (en l’occurrence celles que Charles Rosen présente en annexe dans son CD) et des programmes de concert appropriés. S’il est vrai qu’il n’y a pas d’historicité musicale des œuvres qui ne passe par des musiciens, alors les monographies que rédigent ces musiciens explicitent pour eux l’Idée même au principe du travail musical auquel ils s’incorporent.

Pour le dire alors selon les termes du philosophe [84], la monographie constitue pour le musicien une Idéation entendue comme indistinction entre sa vie et l’Idée [85] de la musique qu’il sert.

C’est au musicien plus qu’à tout autre individu de défendre une conception non anthropologique de la musique, une intelligence non anthropomorphique de l’œuvre musicale, une acception non biographique de la monographie musicale. Et ceci se déploie sous le signe d’une Idée de la musique qu’il met en œuvre dans son travail musical ordinaire (interprétation et composition) comme dans son intellectualité propre.

 

Au total, il est donc légitime de répondre ainsi à la question, tordue et retordue d’Yves André :

Quel rapport l’œuvre de musique entretient-elle avec l’historicité musicale ?

 

Un rapport entrelaçant généalogies, archéologies, contemporanéités et historialités,

rapport que le musicien pensif expose dans la langue des monographies

en sorte ainsi d’arrimer plus étroitement sa vie de musicien à une Idée de la musique à l’œuvre !

 

*



[1] Je convoque ici son nom propre à la fois pour le remercier d’avoir pris l’initiative de ce colloque mais également comme emblème générique du questionnement qui nous est adressé aujourd’hui (auquel j’ai d’ailleurs moi-même collaboré…).

[2] première dans l’ordre retenu pour nos rencontres…

[3] Il n’est de musicien que pratiquant - c’est au passage ce qui distingue clairement le musicien du croyant qui, lui, peut ne pas être pratiquant… -, mais il peut se faire, surtout depuis Rameau, que ce musicien soit également pensif.

[4] N’oublions pas aussi les sociologues qui retracent la construction sociale de tel goût musical, de telle pratique musicienne, mais également les économistes qui étudient le concert non comme pratique musicale endogène mais comme activité socio-institutionnelle, les psychologues, etc..

Traiter ainsi la musique en « objet » pour une discipline préalablement constituée en totale extériorité au domaine musical conduit cette discipline à ne rien pouvoir entendre de la musique et à rabattre la supposée « sociologie/économie/psychologie… de la musique » en une pure et simple sociologie/économie/psychologie des musiciens.

[5] Journal, Paris, Gallimard, Tome II, p. 261

[6] puisque la récollection de ce qui est hors musique ne saurait faire un Tout, constituer un cosmos…

[7] Un certain nombre d’exposés lors d’un récent colloque sur « Le Temps long » (Ens, septembre 2008) nous ont restitué l’incroyable ampleur de cette « histoire naturelle »…

[8] Apologie pour l’histoire ou le Métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1993-2002, p. 50

[9] Ibid., p. 51

[10] Ibid., p. 52

[11] Cité par Marc Bloch (ibid., p. 51)

[12] Ibid., p. 51

[13] L’invention de la musicologie en pleine époque positiviste tient précisément, comme pour les autres sciences humaines, à une distance prise en extériorité en sorte d’assurer une « objectivation » minimale.

[14] Il y entre pour prêter temporairement son corps à l’œuvre, le temps d’une interprétation singulière, et il en sort, en bonne part rejeté, « déchetté », « quand la musique s’arrête… » (Theodor Reik).

[15] au sens où les mathématiciens parlent de « transformation naturelle »…

[16] suivi de La Forme Sonate

[17] Plaisir de jouer, plaisir de penser – page 44

[18] p. 87

[19] p. 35

[20] p. 39

[21] p. 40

[22] p. 43

[23] p. 44

[24] p. 87

[25] p. 146

[26] p. 524

[27] p. 842

[28] p. 104

[29] p. 355

[30] note 1 p. 536

[31] p. 170

[32] p. 90

[33] p. 130

[34] p. 465

[35] p. 31

[36] p. 536

[37] p. 71

[38] au sens du mathématicien Bernhard Riemann (1826-1866) - non du musicologue homonyme Hugo Riemann (1849-1919) ! -, au demeurant exact contemporain de cette « génération romantique »…

[39] p. 148

[40] p. 10

[41] Ceci fut fait lors d’un Samedi d’Entretemps (Ircam, 11 octobre 2003) : http://www.entretemps.asso.fr/Samedis

J’y ai donné mon propre avis sous le titre suivant : Y a-t-il eu, en musique, un « style » romantique ?

http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/Rosen.html

[42] p. 97

[43] p. 105

[44] p. 125

[45] p. 146

[46] p. 144…

[47] p. 149

[48] p. 151

[49] p. 161

[50] p. 316

[51] p. 28

[52] p. 31

[53] Au passage, ceci fait renouer avec une courbe de tension déjà connue par la fugue dont les intensités maximales se concentraient en son début (exposition) et en sa fin (strette), nullement au milieu (divertissements).

[54] p. 58

[55] p. 313

[56] p.319

[57] p. 328

[58] p. 407

[59] Un « ensuite » ici d’exposition didactique : il va de soi que Charles Rosen tresse constamment ensemble les dimensions que je sépare ici.

[60] Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 58

[61] p. 22

[62] p. 309

[63] p. 306

[64] Dans des écrits antérieurs, je nommai « historicité » cette troisième dimension. Je crois préférable de la renommer « contemporanéité » en sorte de pouvoir soutenir l’équation suivante : historicité = généalogie ⊗ archéologie ⊗ contemporanéité ⊗ historialité.

[65] p. 175

[66] p. 11

[67] p. 137

[68] p. 105

[69] p. 111

[70] p. 172

[71] p. 183

[72] p. 538

[73] p. 45

[74] p. 109

[75] Exemple (p. 529) : la mazurka opus 33, n° 1 de Chopin « commence au beau milieu, avec une cadence finale ».

[76] Exemples : la mazurka opus 41, n°3 (Chopin) s'arrête au milieu d'une phrase (p. 529) ; la mazurka opus 24, n°4 (Chopin) se poursuit mélodiquement après la fin harmonique du morceau (p. 539).

[77] Voir cette remarque de Rosen sur le prélude de Chopin comme ne préludant plus à rien…

[78] Il y aurait sans doute lieu d’associer ces traits distinctifs du fragment romantique à cette caractéristique plus générale : si le romantisme excelle dans la subjectivation, le premier romantisme semble plus réfractaire à l’élaboration d’un véritable procès subjectif.

[79] Une œuvre musicale est le faisceau infini des interprétations musicales de sa partition.

[80] On sait ainsi que toute histoire politique n’est essentiellement que l’histoire de l’État.

[81] Faut-il le redire : « langage » musical est une simple métaphore ; la musique n’est pas un langage, n’a pas de langage. Il est de meilleure intelligibilité de remplacer autant qu’il est possible l’expression « langage musical » par celle de « logique musicale ».

[82] dont l’histoire va jouer en musique le même rôle que joue l’histoire de l’État en matière d’historicité politique.

[83] Je rappelle la thèse : l’historicité des musiciens, comme leur éventuelle histoire, n’est nullement affaire de musique ; le musicien en tant que telle n’appartient pas au monde-Musique, il ne fait que la visiter, qu’y passer…

[84] Voir Le Second Manifeste de la philosophie d’Alain Badiou (à paraître)

[85] L’Idée ici entendue comme « ce qui fait que la vie d’un individu, d’un animal humain, s’oriente selon le Vrai », comme « la médiation entre l’individu et le Sujet d’une vérité », comme « exposition de l’individu à son devenir-Sujet »…