Quelle musique est à l’œuvre dans mon quintette  Instress ?

Séminaire Entretemps, Ircam, 29 novembre 2008

 

François Nicolas

 

 

J’ai déjà eu l’occasion d’exposer les fins et motifs musicaux de mon quintette Instress (flûte, violon, alto, violoncelle et piano ; 20’) lors de sa création le 7 juin 2008 par l’ensemble Calliopée sous la direction d’Hacène Larbi. [1]

Sans répéter cet exposé, je voudrais, dans le cadre d’un séminaire qui se veut compositionnel, aborder une nouvelle dimension de mon travail pour composer Instress, une dimension plus en amont que je propose d’appeler celle de ses mobiles. J’emprunte ce faisant au Jean-Paul Sartre de L’Être et le Néant – spécifiquement à son fameux développement sur la délibération [2] - la trilogie mobiles-motifs-fins et proposerai donc d’examiner, dans l’après-coup, de quelle mobilisation musicienne a procédé la motivation musicale à l’œuvre dans Instress.

 

Remonter des motifs et fins constatés aux mobiles constituants, Sartre appelle cela une « délibération », l’enjeu d’une telle « délibération » rétrospective étant de prendre exacte mesure des conséquences auxquelles nos décisions déjà prises subconsciemment vont nous mener.

Dans le cas particulier de la musique, une telle délibération concerne le musicien plutôt que l’œuvre, non parce qu’une telle délibération mettrait au travail une conscience mais parce qu’elle convoque spécifiquement l’instance du langage (que l’œuvre musicale ignore).

Je renommerai « enquête musicienne » un tel type de délibération sur une œuvre déjà là par qui l’a composée - en la distinguant soigneusement de toute approche « poïétique » ou « génétique » de l’œuvre en question [3] - et je poserai qu’il s’agit là, pour le compositeur, de dégager une Idée proprement musicienne de la musique à l’œuvre (ici dans Instress) en sorte d’en tirer toute conséquence pour la suite de son projet compositionnel.

 

On commencera la séance en présentant l’objet même de cette enquête : on fera pour cela écouter un enregistrement d’Instress (20’) accompagné de la projection d’une vidéo analysant graphiquement la partition.

On poursuivra l’enquête sur les mobiles de cette composition (« pourquoi mobiliser ainsi le trio de Schoenberg, des poèmes de Hopkins et deux de mes opus antérieurs ? ») de la manière suivante :

·          on projettera le début du film Muriel (1963) qui noue (de manière borroméenne) les images de Resnais, les paroles de Cayrol et la musique d’Henze [4] ;

·          on présentera la composition architecturale des parcours dans la Casa da musica (Porto) à laquelle Rem Koolhaas a procédé [5] ;

·          on donnera de petits exemples mathématiques très simples de ce que nouer sans lier ni coller peut vouloir dire [6].

 

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Introduction

« Délibérer » ? Cf. partir des motifs à l’œuvre dans Instress pour dégager ses mobiles, en sorte de tirer toute conséquence de la mobilisation au principe de cette composition, en vue de la réactiver pour d’autres tâches compositionnelles.

 

La mobilisation – plutôt que les mobiles – enveloppe globalement le projet. Elle n’est pas tant une origine, une cause première qu’une constitution générale : elle touche autant aux conséquences qu’aux déterminations premières.

 

Rappel (cf. L’Être et le Néant) : la délibération remonte des motifs (objectifs) d’une action orientée vers une fin à ses mobiles (subjectifs). La délibération présuppose en vérité que la décision a déjà été prise (« La délibération volontaire est toujours truquée. Quand je délibère, les jeux sont faits. Quand la volonté intervient, la décision est prise et elle n’a d’autre valeur que celle d’une annonciatrice. » p. 527) : elle ne vise nullement à décider une action (« le faire ou pas le faire ? ») mais à comprendre les conséquences subjectives à venir d’une décision déjà prise subconsciemment.

Il faut sans doute parler de motivation et de mobilisation plutôt que de simples motifs et mobiles (il s’agit de processus plutôt que données statiques). La délibération vise alors à dégager la mobilisation subjective qui se trouve au principe d’une motivation constatée : j’ai été motivé pour ceci ou cela (pour cette « fin »), mais de quelle mobilisation réelle cette motivation a-t-elle relevé ?

 

Musicalement : si Instress constitue une fin patente de mon travail compositionnel, il m’est assez facile de motiver Instress – je l’ai déjà fait [7] : voir mes notes de programme, ma conférence introductive à la création, mon analyse de la partition… -, mais de quelle mobilisation subjective procède cette configuration des motifs, cette motivation ? Les motifs sont les choix faits - par exemple celui du Trio de Schoenberg, celui d’une flûte parlant la prose d’Hopkins, celui d’une réactivation de ma Sonate et de Passage II au sein même d’Instress – en vue du quintette ; mais pourquoi de tels motifs musicaux (évidents) d’Instress ?

Soit l’hypothèse suivante : comme les fins, les motifs sont musicaux, mais les mobiles sont ici proprement musiciens (il relève d’un travail explicite dans la langue du musicien ; et l’on tient ici que la pensée musicale est sans langage). La délibération sera donc proprement musicienne ; elle consistera à se demander de quelle mobilisation musicienne procède la configuration des motifs musicaux – la motivation- en vue de cette fin musicale qu’est Instress.

 

Même si cette délibération concerne spécifiquement le compositeur (et non pas l’œuvre), il ne s’agit cependant nullement ici de poïétique ou de génétique : ni sociologie, ni psychologie, ni cognitivisme… Il ne s’agit pas ici de s’engager dans une description objectivante, en extériorité rétroactive, du processus de composition.

Il s’agit de mobilisation subjective, en intériorité au processus de composition conçu comme une torsion intérieure entre un processus-travail du compositeur (la composition comme processus du « composer ») et un résultat détachable (la composition comme opus, en l’occurrence intitulé Instress).

L’enjeu de cette mobilisation subjective n’est pas un enjeu de savoir. Il ne s’agira donc pas ici de produire une analyse d’Instress. Il est de dégager une Idée musicienne. Mais Idée musicienne de quoi ? Pas vraiment de l’œuvre, mais plutôt de la musique à l’œuvre dans la composition examinée, ici de la musique à l’œuvre dans Instress.

Disons qu’il s’agit d’une Idéation musicienne de la musique – ce qui indique bien l’abyme qui sépare ce travail de toute exégèse poïétique ou toute herméneutique génétique… - : il ne s’agit pas de dégager le sens musical ou musicien du travail qui a conduit à écrire Instress. Il ne s’agit tout simplement pas de sens mais bien d’Idée !

 

D’où une tâche pour moi très nouvelle. C’est la première fois que je m’y attaque.

J’ai déjà proposé des analyses de mes œuvres.

J’en ai déjà proposé des guides d’écoute.

J’ai souvent rédigé des notes de programme qui contextualisent musicalement l’œuvre qui va être interprétée.

Je n’ai jamais procédé aussi explicitement à une telle délibération.

 

S’en suit cette question cruciale : quelle méthode alors adopter ? Mieux : quelle méthode inventer pour cette tâche nouvelle ? Comment m’acquitter de cette tâche ?

Cf. difficulté propre de mon intellectualité musicale : il n’y en a guère de précédent qui me soit intellectuellement contemporain et qui me fournirait un modèle. Il me faut donc à chaque fois tout inventer : inventer la problématisation conduisant à la constitution des problèmes qui seront tenus pour pertinents, inventer la méthode à mettre en œuvre pour tenter de traiter ces problèmes, etc.

Il me faut donc bâtir une méthode pour avancer dans cette Idéation d’Instress.

 

Ne l’occurrence ne sachant aller droit au but, je vais procéder par encerclement, par spirale centripète. Je vais tenter d’encadrer un lieu possible pour une telle Idée musicienne puis, progressivement, de le resserrer.

 

D’où mon plan : après vous avoir présenté l’œuvre,

1) je contextualiserai Instress dans mon Œuvre,

2) puis j’explorerai ce que j’appellerai l’environnement idéologique ou idéel d’Instress et qui sera composé de quatre thèmes.

J’essaierai alors de dégager l’Idée musicienne de la musique ici à l’œuvre susceptible de porter à conséquence pour la suite de mon travail de compositeur.

Présentation d’Instress

Commençons donc par présenter a minima l’objet de cette délibération.

1.        Sonate : début…

2.        Passage II : partie centrale (ruban de Möbius)

3.        Le Trio de Schoenberg : début…

Le trio m’intéressait particulièrement comme composant un seul instrument à cordes (à 12 cordes !).

Pour moi, ce Trio n’est pas l’addition de trois cordes (1+1+1) mais est compté comme « un » (un gros instrument à 12 cordes).

Point frappant : le trio de Schoenberg constitue pour moi une énigme musicale. Je l’aime sans trop savoir pourquoi.

Créé à peu près au même moment (à deux mois près) où je naissais !

J’en ai tenté analyse (cf. le 28 mai 1999 au CNSM). Moment-faveur errant ! L’œuvre me résiste, ou du moins résiste aux catégories de mon intellectualité musicale…

Composer Instress a été ma manière de me l’approprier !

4.        Instress : ∑

Plan…

Place d’Instress dans mon Œuvre

Cf. le 5° et dernier « formant » : Sonate → Instress

Cf. le jeu d’un flux musical préexistant et prélevé chez un autre compositeur qui compose un fil traversant toute l’œuvre.

Ici le Trio de Schoenberg. Attention !: ce ne sont pas simplement des citations. Cela pourrait ressembler à ce que Berio a fait avec le Scherzo de la II° de Mahler dans la troisième partie de Sinfonia mais c’est finalement très différent d’esprit : le Scherzo ossature la musique de Berio, ce qui n’est pas exactement le cas du Trio…

 

Fil conducteur (Leitfaden), fil rouge, fil d’Ariane ? Pas tout à fait.

Le Trio est explicite – n’importe qui peut reconnaître sa présence et son jeu, même s’il ne sait pas le nommer avec exactitude -. Il n’est pas dissimulé, caché, sous-jacent : il intervient comme tel.

Il reste cependant subordonné à une logique musicale autonome de l’œuvre : ici clairement donnée par la Sonate qui fixe, d’un bout à l’autre du quintette, la logique harmonique globale, qui fixe au départ le tempo et le mètre, qui enveloppe l’alternance initiale du trio et de la flûte « parlant » Hopkins…

 

Importante modification par rapport à la Sonate : celle-ci alterne un matériau propre et Scriabine (intégré aux champs harmoniques successifs de l’œuvre). Instress superpose Schoenberg au matériau propre du quintette (lui-même venu de ma Sonate, expurgée de Scriabine).

 

D’où la question : de quels mobiles (musiciens) relève ce motif (musical) d’une œuvre d’un autre compositeur venant agir au cœur de ma musique ?

Environnement idéel d’Instress

Quatre thèmes idéels (pour ne pas dire idéologiques)…

Premier thème : une « familière étrangeté »

Thématisation

Une « familière étrangeté » plutôt qu’une Unheimliche (« étrange familiarité ») – non pas une familiarité teintée d’étrangeté, mais une étrangeté colorée de familiarité (cf. non pas la reprise kierkegardienne - une seconde fois qui s’avère être une première -, mais plutôt la reconnaissance – cette première fois qui, dans l’après-coup, s’avère une seconde occurrence… -) :

·          La Casa da Musica

·          Porto vu du rio Douro

·          Muriel

·          les poésies d’Hopkins

·          le phrasé d’Éric Dolphy…

Il s’agit plus pour moi de familiariser l’étrange que d’étranger le familier : logique de l’humour plutôt que de l’ironie…

Dans Instress

Partir d’un matériau déjà existant, et ce de deux types :

1) interne à mon Œuvre :

·          Sonate (expurgée de Scriabine…)

·          Passage II

2) exogène :

·          le trio de Schoenberg

·          le flux sonore généré par la prose d’Hopkins

Il n’y a, pour ainsi dire [8], pas de matériau neuf dans Instress. Par exemple l’harmonie – cf. importance pour moi du « souci harmonique » - est contrôlée par les champs harmoniques de ma Sonate (et, régionalement, par l’harmonie de Passage II).

Second thème : l’hétérogénéité du matériau

Les « mélodies parlées » tirées d’Hopkins me fournissent un matériau hétérogène : il n’est pas lié harmoniquement ou rythmiquement aux deux autres flux.

Cf. cela vient de Duelle. Utilisation du petit logiciel Yin d’Éric Daubresse…

Exemples élémentaires chez Steve Reich [9]

Comment la musique peut-elle accueillir en son sein des temporalités sonores hétérogènes ? Noter : cette temporalité est musicalisée car elle est solfégiée, et restituée sur une flûte (différent de Duelle : fichier son d’une voix parlée).

Troisième thème : un nouage borroméen

Logique : nouer (cela tient) sans lier ni coller

Thématisation

Cf.

·          bouts de ficelle

·          somme de trois nombres

·          produit de trois vecteurs

Dans Instress

Jeu sur trois flux :

·          flûte (Hopkins / Passage II)

·          trio à cordes (Schoenberg)

·          piano (Sonate)

La Sonate configure le paysage harmonique global dans lequel les trois flux circulent et se nouent… Elle compose une sorte de bassin géologique commun à la rivière de la flûte et aux deux fleuves des cordes et du piano…

On peut parler, au total, de synthèse conjonctive [10] (Deleuze)…

 

Rappel : la flûte fait souvent exception et majore son étrangeté :

·          le flux Hopkins n’est pas harmoniquement intégré aux champs harmoniques ;

·          Passage II impose son propre champ harmonique…

 

Je ne veux pas rentrer ici dans le détail analytique : la délibération que je propose n’est pas une objectivation de ce type (voir détails analytiques sur le web)…

Quatrième thème : la dramatisation musicale

Le travail de composition a nécessité, d’une manière pour moi très neuve, la définition de gestes dramatiques décidés sur le tas : suspensions, ruptures, silences, contrastes, homophonies, changements de couleurs instrumentales (modes de jeux), …

Ma méthode de composition la plus fréquente opère jusque-là à l’opposé : à partir d’un plan très précis prévoyant à l’avance les contrastes de structures (ex. pour ma Sonate où, par exemple, l’alternance des matériaux et des irruptions de Scriabine est structurellement constituée).

Ici, le nouage s’est fait sans plan préétabli, au fur et à mesure, à partir du flux-Sonate.

D’où des gestes pour moi inhabituels de « théâtralisation ».

Dramatisation : quand des événements sont représentés comme tels dans l’œuvre, comme ce qui en modifie le cours. Cf. des surprises, des impasses, des tournants, etc.

Le tragique, lui, est sans événement : il est l’expérience d’écartèlements originaires et sans solution…

Le tragique de la vie, c’est qu’elle conduise à la mort. Le dramatique d’une vie, c’est l’accident qui survient.

La question opéra/cinéma

S’affronter aujourd’hui à la question d’une dramatisation de la musique, c’est rencontrer la question de l’opéra et du cinéma.

J’ai un vaste projet d’opéra sur mai 68.

Pas de grand opéra qui ne vise à déployer la musique à l’ombre d’une figure contemporaine de la politique et d’une conception contemporaine de la différence des sexes : cf. parti qu’on pourrait dire érotique de la différence musicale entre voix de femmes et d’hommes ; cf. parti politique de la différence musicale entre voix solistes et chœurs…

La dramatisation musicale au principe du genre opéra tient au fait de donner une portée extra-musicale à des différenciations intra-musicales ordinaires (soliste/collectif, soprano-alto/tenor-basse…).

 

Mais aujourd’hui, le modèle du dramatique est surtout fourni par le cinéma.

D’où la question de mon propre rapport à cet art…

Idée musicienne de la musique à l’œuvre dans Instress

Un flux exogène et hétérogène

Le point principal que dégage rétroactivement cette délibération est le suivant : le motif du trio dans Instress s’apparente, de manière pour moi inattendue, au motif de la voix parlée dans Duelle. Dans les deux cas, ma musique accueille en son cœur – et non pas en ses marges – une flux sonore venu d’ailleurs : flux sonore non musical dans Duelle (une voix parlée qui va générer un matériau musical grâce à l’extraction de sa mélodie – voir Yin -), flux sonore musical dans Instress.

Soit l’idée de tricoter un temps musical propre à partir d’un flux exogène et en partie hétérogène, autour d’une hétérogénité interne, accueillie et respecté comme hétérogénéité.

L’autonomie logique n’est pas une homogénéisation

Second apport : l’autonomie de la musique est compatible avec l’accueil d’une autre logique. La musique éprouve d’autant mieux son autonomie qu’elle est à même de supporter – d’encourager ! – la présence en son sein d’une autre logique. L’autonomie n’est pas une homogénéisation, une réduction à l’unique ; ou encore : l’unification musicale (par exemple dans  Instress par l’harmonie) n’est pas une uniformisation.

Une modulation de fréquence

Point essentiel : cette exogénéité et cette hétérogénéité doivent être à la fois présentes, présentées et même représentées (voir la fonction proprement dramatique dont elles sont porteuses).

Il s’agit en quelque sorte d’un élargissement du vieux travail musical sur les paroles (chantées ou parlées) : à rebours de cette manière pour moi assez inintéressante de convoquer un texte littéraire pour le dénaturer, le charcuter, effacer sa spécificité de texte non musical, il s’agit de donner toute sa chance au flux de paroles (voir exemplairement Wagner).

D’où un élargissement de ce que j’ai déjà nommé dans le cas de Wagner une modulation de fréquence où le flux des paroles est la porteuse, l’orchestre la modulante et la mélodie infinie la modulée…

Le point intéressant dans ce type de modulation de fréquence tient au fait qu’on perçoit toujours la porteuse comme telle (chez Wagner : on comprend le texte, et on suit son sens) – ce qui n’est bien sûr nullement le cas dans la modulation de fréquence purement sonore.

 

Première apport de cette modulation : il s’agit ici de modulation de fréquence tout autant que de nouage borroméen. Cf. différence entre travail purement musical et travail cinématographique qui opère dans l’hétérogène des mediums. Le nouage borroméen suppose sans doute, en musique, qu’il y ait aussi représentation scénique, et texte – cf. opéra… -.

Je dirai : il s’agit de composer un flux torsadé : où la modulante s’enroule autour de la porteuse…

Le Trio comme Cantus firmus

Troisième apport : l’idée d’une musique non construite ex nihilo mais qui procède d’un appui, d’un commentaire d’une œuvre référentielle.

En un certain sens le Trio occupe la place qu’occupait dans les œuvres de Jean-Sébastien Bach le cantus firmus. De même que Bach torsade sa musique autour d’un CF gregorien, de même je torsade ici la mienne autour d’un CF schoenbergien.

Logique/stratégie

D’où la réactivation en ce point du couple logique/stratégie que l’on peut associer au couple « devoir dire » / « vouloir dire » : la logique, c’est un devoir dire ; la stratégie, c’est un vouloir dire [11].

Composer, c’est enrouler une stratégie autour d’une logique. La logique musicale est ce qui enchaîne par consécution, ce qui tire des conséquences nécessaires, ce qui astreint. C’est le déploiement d’un « dire » sous la loi du « devoir ». Ici, cette logique est portée non pas par le Trio lui-même mais par le rapport au Trio.

Par contre une stratégie musicale à l’œuvre, c’est un projet de nature plus subjective, toujours spécifié à un opus, à une situation particulière, c’est un fil qu’on trace. La stratégie opère sur la base d’une logique. La stratégie s’enroule autour de la logique, le vouloir-dire se love autour du devoir-dire pour l’infléchir, le tordre, le réorienter, le canaliser…

Dans Instress

Dans Instress, la dimension logique se trouve présentée (pas seulement présente) sous forme du flux temporel orienté que porte le Trio de Schoenberg au cœur même du quintette. Il y a une logique harmonique portée par la Sonate mais celle-ci est présente sans être présentée comme telle.

Le Trio est ce qui présente la dimension logique du discours musical. Mieux : le Trio la représente (cf. sa fonction dramaturgique : apparition-suspension-disparition…). Le Trio me sert à représenter un « devoir dire » comme tel – cf. la fonction du cantus firmus dans un choral de Bach… -.

Le « vouloir dire » de la stratégie musicale à l’œuvre se joue dans les rapports entre le Trio (transformé : réharmonisé, remétré, fragmenté…) et le reste, dans ce que j’appelle nouage ou modulation, ou torsade…

La stratégie se (re)présente comme rapport à une logique musicale elle-même (re)présentée comme Cantus Firmus : le vouloir-dire se (re)présente comme rapport singulier à un devoir-dire.

Idée musicienne de la musique mienne…

Ce qui débouche, je crois, sur cette Idée musicienne de la musique qui m’est chère, cette Idée musicienne de « ma » musique – en entendant par le syntagme « ma musique » la musique qui est mienne : composer, pour moi, c’est une manière de m’approprier la musique, d’ajouter à ce temps une musique à la fois qui en relève et qui puisse être mienne (il est clair que si ce temps me fournissait une telle musique, je ne composerai pas !) - :

·          « ma » musique procède d’une musicalisation ; attention !: non pas édifier une musique à partir du sonore – je tiens à ce que la mu soit toujours déjà là dès la première attaque (la musique est constituante et pas constituée) – mais musicaliser au sens où une composition se poursuit au fil constant d’un péril de non-musique, au sens où la musique toujours déjà donnée n’est pour autant nullement garantie au fil de l’œuvre ; la stratégie du vouloir-dire s’enroulant autour de la logique du devoir-dire, c’est cela que j’appelle « musicaliser » le discours musical ;

·          une musicalisation est une continuation plutôt qu’une conquête : cf. l’occupation de la tonalité par Bach ; d’où la primauté de cette figure du Cantus Firmus : ma musique peut prendre appui sur une musique déjà là ; on ne commence jamais rien ex nihilo, et une œuvre qui mérite ce nom dialogue avec d’autres œuvres antérieures ;

·          une musicalisation est la familiarisation d’une étrangeté ; elle gagne à accueillir en elle l’hétérogène comme tel ; musicaliser, c’est forger une autonomie qui ne soit pas une autarcie : accueillir le visiteur comme tel (le visiteur non musical : la voix qui parle et signifie) est le meilleur moyen de soutenir son autonomie de pensée, contre l’uniformisation…

·          « ma » musique est sans doute celle d’un crépuscule, plutôt que d’une aurore : composer tant qu’il fait encore jour, disait Schumann, composer avant que la nuit n’engloutisse ce monde en train d’imploser, composer ce qui de ce jour finissant mérite de rester, parachever ce qui de ce jour aura été sa meilleure part. Le crépuscule est le temps de l’espérance – pas de l’espoir ! -, de la prophétie entendue non comme divination de l’avenir mais comme déclaration matérialiste sur le présent (sur ce qui, du présent, restera au-delà de la nuit qui vient, ce qui du présent est susceptible de n’être pas englouti par la nuit qui vient). Prophétiser au crépuscule, c’est résister à la nuit qui vient – la nuit du nihilisme, de ce que Badiou appelle « le matérialisme démocratique »… -. Cf. déjà la musique de Bach résistait à l’air de son temps et parachevait un contrepoint et une polyphonie déjà « dépassés »…

Conséquences ?

Prolonger cette logique du Cantus Firmus pour mon projet de tétralogie sur 68.

Quelles œuvres musicales sont susceptibles de constituer – pour la musique mienne – un tel cantus firmus ?

·          Eliott Carter ? Night Fantasies ? Difficulté : il faut que cela reste hétérogène, reconnaissable…

·          Bernd Alois Zimmermann ? Requiem ? Cf. mon projet de tétralogie sur Mai 68 qui commencera par la fin de ce Requiem…

 

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[1] Voir les notes de programme : http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/OeuvresNic/Instress.htm

On pourra prendre connaissance du détail de mon exposé du 7 juin 2008 au Centre culturel tchèque aux adresses suivantes :

texte - http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/OeuvresNic/Instress.conf.htm

vidéo - http://www.dailymotion.com/Fanclois/video/x5pcy1_instress-f-nicolas-presentation-12

[2] « La délibération volontaire est toujours truquée. Quand je délibère, les jeux sont faits. Quand la volonté intervient, la décision est prise et elle n’a d’autre valeur que celle d’une annonciatrice. » (p. 527)

[3] tout autant, somme toute, qu’il importe de distinguer l’écoute musicale d’une œuvre de toute « esthésique » ou « réception »…

[4] L’étrangeté familière de Muriel (Revue L’art du cinéma, n°57-60 ; 2008) : http://www.artcinema.org

[5] Penser comme un pied… (ou la question des parcours dans la Casa da Musica de Rem Koolhaas), avec Guillaume Nicolas, architecte ; Cahiers thématiques n°7 : Contemporanéités et temporalités (2007), revue de l'École nationale supérieure d'architecture et de paysage de Lille (éd. jean-michel place).

[6] http://www.entretemps.asso.fr/Muriel

[7] Voir les notes de programme : http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/OeuvresNic/Instress.htm

Voir mon exposé du 7 juin 2008 au Centre culturel tchèque :

texte - http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/OeuvresNic/Instress.conf.htm

vidéo - http://www.dailymotion.com/Fanclois/video/x5pcy1_instress-f-nicolas-presentation-12

[8] Exceptions locales et temporaires (cf. Coda par exemple…).

[9] Different Trains (1988), son opéra The Cave (1990-1993)…

[10] plutôt que connective ou disjonctive…

[11] Rappelons : ce vouloir ne présuppose nulle volonté constituante, nulle capacité préalable de type peu ou prou psychologique…