Sur mon quintette Instress
(Samedi 7 juin 2008,
Centre culturel tchèque - Paris)
François Nicolas
Vidéo :
La formation instrumentale d’Instress se partage en trois composantes :
·
la flûte,
·
un trio à cordes (globalement conçu comme un seul
instrument à 12 cordes…),
·
le piano.
En ce sens, le quintette se décompose de la façon
suivante : 5=1+{3}+1
Le matériau musical relève de trois flux musicaux
d’origines indépendantes :
·
le piano reprend le matériau d’un de mes derniers
opus : ma Sonate (2004) ;
1
extrait : mes. 176-181
·
la flûte reprend le matériau d’un de mes tout premiers
opus : Passage II (pour trois
flûtes - 1985)
1
extrait : mes. 176-181
en alternance avec une flûte
« qui parle » (elle phrase la prose d’Hopkins [1]
traduite en français) [2] ;
2
extraits : mes. 1 (« Il y
avait… » [3]), mes.
291-294
·
les cordes réaménagent, pour le besoin de cette cause musicale,
le trio à cordes op.45 de Schoenberg.
1
extrait : mes. 176-181
⇒ 1 extrait : l’ensemble superposé mes. 176-181
Passage II réapparaît
ici en intégralité, mais pas toujours à la flûte – les cordes, en particulier, restituent
l’épisode central de la pièce -.
extrait : mes. 181…
Le trio de Schoenberg réapparaît, aménagé (on verra
comment), environ pour les 3/4 de sa durée.
Ma Sonate, enfin, n’apparaît ici que pour la moitié de sa
durée propre.
Par ailleurs, un matériau plus original intervient à
différentes reprises, en particulier pour les transitions et la coda.
La composition et les enjeux d’Instress relèvent de trois préoccupations.
Il s’agit de faire musicalement coexister des flux musicaux
originellement hétérogènes.
Imaginons un paysage de montagne, avec ses sommets et ses
vallées, ses cols et ses versants, ses bois et ses sols de diverses natures,
etc., dans lequel on détournerait trois rivières en sorte qu’elles s’intègrent
à ce nouveau bassin géographique et géologique : tel est le propos de
cette composition.
La structure de l’unique « bassin » musical
partagé par nos trois flux musicaux est doublement établie :
—
harmoniquement (par les vastes champs harmoniques au principe
de la Sonate ou par les harmonies de Passage II) ; voici, par exemple, le troisième de ces « bassins »
harmoniques :
—
et rythmiquement (selon des principes déduits soit du
trio de Schoenberg, soit de Passage II,
soit de la Sonate) ; voici le plan d’Instress avec l’origine de sa structure en terme de mètres et
de tempi :
Cette double structure constitue une « grille »
qui quadrille le « paysage », tant verticalement (harmonies)
qu’horizontalement (rythmiquement).
Somme toute, c’est le trio de Schoenberg qui doit le mieux
s’ajuster aux replis et détours du nouveau « bassin » harmonico-rythmique
déduits de mes propres œuvres : en un sens, on peut dire que le trio de
Schoenberg irrigue ici ma musique.
La coexistence de ces trois flux relève d’un nouveau mode
d’être ensemble :
·
ni à proprement parler hétérophonie (ce qui supposerait
une indifférence des flux à leur superposition) ;
·
ni non plus polyphonie (l’hétérogénéité des
« voix » musicales l’emporte sur l’homogénéité [4]) ;
·
ni a fortiori monophonie ou homophonie…
En un sens, ce nouveau mode se rapproche de ce que j’ai pu
appeler, à propos de Duelle, une Timée-phonie (qui désignait alors cette manière propre à
la Timée de faire coexister des
discours musicaux hétérogènes). Ce nouveau mode évite à la fois que les
différents discours se marchent sur les pieds et qu’ils s’ignorent. Il s’agit
donc qu’ils entretiennent entre eux de nouveaux rapports, mieux : des
rapports de type nouveau.
On peut ne pas être insensible au fait que ce problème
musical s’apparente au problème politique de ce qu’on nomme démocratie s’il est vrai que démocratie ne se réduit nullement à démocratie d’opinion, démocratie
représentative ou démocratie parlementaire…
Pour rapporter ces trois flux de manière singulière, l’idée
a été ici de les nouer de manière borroméenne c’est-à-dire de telle manière que
le nœud tienne à trois sans jamais tenir à deux : A & B tiennent par C
comme B & C tiennent par A, et C & A tiennent par B.
L’intérêt d’un tel nouage est que cela tienne à trois sans
jamais ni attacher deux à deux, ni coller.
Tel est par exemple le cas dans le film Muriel d’Alain Resnais qui noue lui-même trois flux :
·
le flux des images, dû à Resnais,
·
le flux du texte, dû à Jean Cayrol,
·
le flux de la musique, dû à Hans Werner Henze
grâce à un type subtil d’alternance des flux 2 à 2 où le
troisième, tantôt absent, tantôt en retrait, sert de charnière entre les deux
autres.
Nouer ainsi le flux de la flûte, celui des cordes et celui
du piano implique, a minima, de préserver la spécificité instrumentale de
chacun d’eux, non pas de la dissoudre ou de l’effacer. On n’aura donc pas ici
d’indifférence instrumentale : la flûte sera d’écriture
« flutistique »,
3
extraits : mes. 197…
les cordes seront rehaussées comme telles (cf. usage de
modes de jeux spécifiques, abondants chez Schoenberg),
3
extrait : mes. 181
et le piano répondra à un type d’écriture aussi pianistique
que possible :
3
extraits : mes. 30-35
Le flux global ainsi engendré peut parfois apparaître comme
nourri de sources étranges, souterraines (donc non immédiatement référables à
l’un des trois flux de base), un peu comme un fleuve qui révèlerait, à quelque
détour de son cours et en quelque zone de son flux, une couleur plus foncée,
traduisant ainsi qu’une rivière souterraine issue d’un sol argileux s’est
déversée en lui…
Parfois aussi le flot peu charrier des objets étranges –
fragments mélodiques ou rythmiques – d’origines indéterminées quoique
souterrainement corrélés à la nature même du « bassin » dans lequel
circulent nos trois sources.
L’intérêt de ce type de nouage est d’aboutir à une nouvelle
figure de l’unité des flux : non pas
bien sûr une fusion (en un Timbre, par exemple…) mais un multiple d’un type
jusque-là inédit dans l’œuvre.
J’entends ici par multiple quelque chose d’autre que le simple pluriel :
·
la pluralité est une prolifération d’éléments atomiques,
d’uns élémentaires [5] ;
·
le multiple est une composition sans éléments de base
identifiables, tel un brouillard (où la goutte d’eau élémentaire n’est guère
repérable) [6].
D’où les dernières pages d’Instress faisant émerger un bruissement instrumental d’un
type jusque-là nouveau.
4
extraits : mes. 234-236,
282-288,
On peut donc dire que le parcours général de l’œuvre va d’un
pluriel borroméen à un multiple bruissant.
Il s’agit d’abord d’accueillir la musique de Schoenberg -
singulièrement celle de son Trio, un de ses chefs d’œuvre - dans ma musique.
L’enjeu, selon moi, est ici d’ordre généalogique : une
œuvre ne saurait exister comme œuvre sans antécédents, sans généalogie
ascendante. Aucune œuvre ne saurait procéder d’une table rase, pas plus celle
d’un Boulez ou d’un Stockhausen que celle d’un Schoenberg ou d’un Nicolas – les
éventuelles déclarations contraires de Boulez ou de Stockhausen ne valent
nullement parole d’évangile ! -.
Une généalogie musicale passant par Schoenberg est pour moi
d’une grande importance – je m’en suis longuement expliqué dans un livre (La
singularité Schoenberg), je n’y reviens pas
ici -.
Plus largement, il est pour moi essentiel d’inscrire ma
musique dans une vaste généalogie compositionnelle.
Il s’agit aussi pour moi d’occuper un territoire selon des
principes musicaux conséquents plutôt que d’en conquérir de nouveaux.
On peut opposer en effet deux grandes manières de
composer :
·
la première vise à conquérir au monde-Musique de nouveaux territoires sonores : il s’agit
dans ce cas de musicaliser de nouvelles sonorités offertes à la musique par les
nouveaux temps (bruits des nouvelles guerres, des villes, sonorités
électroniques, etc.) ; l’enjeu est alors d’arriver à faire de la musique à
partir de ces nouvelles sonorités en sorte d’étendre le territoire de la
musique [7] ; cette
voie est celle d’un Varèse, ou d’un Lachenmann.
·
la seconde vise à occuper musicalement les territoires
existants, y compris les nouveaux territoires gagnés par d’autres sur les
nouvelles sonorités ; l’enjeu est alors de mettre ces nouveaux territoires
à l’épreuve de principes musicaux établis ad hoc ; ce fut par exemple la
voie d’un Jean-Sébastien Bach.
Vous aurez deviné ma prédilection pour la seconde manière de
procéder.
D’où le titre Instress
de mon quintette, emprunté à Hopkins qui a formé ce néologisme (intension) pour désigner la tension intérieure qui donne forme
instrospective (inspect) à une
chose vivante : l’instress
d’une œuvre musicale, c’est l’énergie de son projet, la tension qui l’anime
intérieurement, la visée qui lui est propre et la soutend.
Parler d’instress-intension, c’est privilégier le projet, la prescription, le principe, le
forçage, les décisions, etc., sur l’épanchement naturel, le déploiement
spontané, le développement continu… C’est mettre l’accent sur la vigueur des
principes aptes à orienter et occuper les nouvelles régions conquises par le
monde-Musique.
Sans trop m’étendre ici sur la chose, je voudrais indiquer
que ces principes peuvent être vus comme configurant de nouveaux types de
synthèse musicale (et pas sonore !) – où l’on retrouve les points précédemment
évoqués puisqu’il y a trois principes de base pour faire co-apparaître des
phénomènes a priori sans rapports :
·
par le timbre et l’harmonie : ici constituer un
site harmonique commun (le plus souvent celui du flux-piano) ;
·
par le rythme et le phrasé : ici le mètre et le
tempo emprunté successivement à chacun des trois flux ;
·
par le silence (minimalisation) : ici chacun se
tait à tour de rôle, éclairant ainsi le rapport des deux autres.
extraits : alternance flûte-cordes, mes. 1-44
silence de la flûte,
mes. 157-159 / des cordes, mes. 248-253 / du piano,
mes. 143-144…
Il s’agit enfin d’intégrer cet opus à mon Œuvre globalement
conçu.
L’enjeu est que ce morceau de musique devienne bien une
œuvre et ne se contente pas d’être une simple pièce de musique, fut-elle très
belle (c’est précisément en ce point que la généalogie-Schoenberg est décisive,
lui qui sut, plus que tout autre, renoncer parfois à la beauté de ses pièces
pour mieux rester fidèle à leur instress
musical).
Une pièce de musique peut être comparée à un animal sonore,
doté donc d’une consistance propre.
L’enjeu est : une pièce de musique peut-elle être aussi plus que cela, peut-elle aussi dépasser cette condition d’animal sonore ? Une
pièce qui y parvient, c’est précisément une œuvre de musique – qui n’est pas
forcément un chef d’œuvre -.
Point remarquable : pour y parvenir, il faut une
certaine dose – une dose certaine – de violence immanente à l’œuvre [8],
une violence musicale faite à la dimension d’animal sonore de la pièce en sorte
de l’arracher à son cours naturel,
trop naturel.
Cette « violence », je l’entends ici, entre
autres, dans un certain type de silences qui viennent interrompre et suspendre
le discours musical.
extraits : mes. 163, 169
Cette capacité à surmonter l’animal qu’on est par ailleurs
(non pas à le nier ou à l’effacer mais à le dépasser, à l’excéder par le haut,
capacité qui ne saurait faire l’économie d’un certain type de violence contre
le destin naturel de l’animal), nous la connaissons bien, nous humains, s’il
est vrai que nous sommes tous aussi des animaux, des animaux humains parlants
et acculturés, sociaux et sexués.
Chacun de nous, dans le même temps, est en capacité d’être
plus que cela. Pour les uns – les croyants -, cela se dira : chacun est
susceptible de devenir fidèle, chrétien ou musulman par exemple. Pour les
autres (qui peuvent être aussi les mêmes…), cela se dira : chacun peut
devenir militant, ou amant, ou chercheur scientifique…
Philosophiquement, cela se dira : chaque animal humain
individuel peut devenir sujet, se dépasser soi-même en s’incorporant à un
sujet.
En musique, cela se dira ainsi : chaque pièce de musique, animal sonore dotée de son charme propre, peut s’excéder pour devenir œuvre. Il lui faut pour cela s’incorporer à un grand Œuvre, d’où mon dernier point.
Il en va, en ce point, de l’Esprit (ou de l’Idée) en musique s’il est vrai que le sensible ne se réduit nullement au sensuel (ce qui relève d’un plaisir des sens), moins encore au sensitif (ce qui relève physiologiquement des sens) : il y a des idées sensibles, il n’y en a pas sensuelles (le poncif de la gastronomie et de l’œnologie pour cadres en quête de délassement).
Il en va donc de l’écoute musicale – de ce qui mérite de s’appeler
écoute et qui n’est pas l’audition ni la simple perception : une œuvre s’écoute
à mesure précisément du fait qu’une œuvre musicale n’est pas communication, n’est
pas message adressé. Il n’y a pas de réception d’une œuvre (il n’y a de
réception que d’un message…) : écouter une œuvre, c’est s’incorporer à la
pensée sensible en acte qu’elle est.
Le point essentiel est que pour devenir une œuvre, un opus
doit lui-même s’incorporer à un projet musical plus vaste.
D’où le rapport de ce quintette tant à l’Œuvre de Schoenberg
qu’au mien – ce qui s’indexe ici symboliquement au fait qu’Instress associe mon premier et mon dernier opus.
Tout ceci préfigure un très vaste projet compositionnel (qui
va orienter le travail de mes dix prochaines années) sur mai 68 : une
tétralogie, culminant en un opéra, qui s’intitulera Égalité ’68.
Instress est donc
aussi traversé par une intension
musicale et compositionnelle plus vaste qui passe par Schoenberg et qui devrait
avoir, je l’espère, une portée stratégique de plus grande ampleur.
*
Et maintenant, bonne écoute !
–––––
[1] Extraits de
son journal…
[2] selon une
technique testée dans Duelle : on
extrait d’une voix qui parle la mélodie qui l’ossature.
[3] 13 juillet 1866 : « Il y avait des chênes
et d’autres arbres. J’ai remarqué un hêtre qui s’épanouissait tout particulièrement
dans l’espace depuis la brune cohorte de ses points de ramifications. Mais les
caractères grandioses, on les trouve dans les marronniers d’Espagne, leurs
nœuds ronds huppés de fleurs en touffes, couleur farine panachée de miel :
ce type de végétation confère une splendeur aux arbres et les différencie des
autres. À présent je sais aussi comment un ruisseau tinte. »
[4] Les douze
cordes, d’ailleurs, ne sauraient compter pour une voix (musicale) au même sens
où la flûte compte elle-même pour une telle voix…
[5] C’est
fondamentalement analogue à un nombre entier (appartenant à ℕ).
[6] C’est en un
sens analogue à un nombre transcendant écrit avec ses décimales, tel (1,414…) ou π (3,416…).
[7] Dans le même
temps, d’anciens territoires musicaux tombent en jachère avant d’être purement
et simplement abandonnés (songeons par exemple aujourd’hui au destin de la
musique pour orgue).
[8] et la
violence, ici comme ailleurs, n’est pas la brutalité – voir sur ce point
l’éclairage vivifiant d’un Jean Genet -.