François BOHY

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À propos de structuralisme (suite)

par Helmut Lachenmann

Ces quatre aspects sont :

a) la tonalité, qui, du fait de ses propriétés intrinsèques, est synonyme de la tradition et de la matérialisation de son appareil esthétique.

b) l'expérience acoustique, comme phénomène physique. Il s'agit du domaine, évoqué plus haut sous la dénomination de typologies sonores, où se donnent libre cours les spéculations compositionnelles immanentes chez les compositeurs structuralistes.

c) la structure, non pas seulement comme ordre ou organisation, mais aussi, et dans le même temps, comme expérience de la désorganisation. Elle est le produit ambivalent d'une construction qui est également une destruction (un meuble en bois est le résultat de l'abattage d'un arbre...), et enfin

d) l'aura, domaine des associations d'idées, des souvenirs, des prédispositions, archétypiques ou magiques.

Où l'aura et la tradition, qui sont, bien sûr, des concepts qui se recoupent, rendent compte ensemble de la qualité d'expérience vécue associée au fait sonore. Pourtant cette qualité n'est plus gérable par la composition de manière simple et mesurable car elle a atteint un degré de complexité imprévisible. Ce fut pour moi le pas le plus long faire, bien que je l'aie accompli secrètement depuis longtemps - comme en témoignent mes fréquentations négligentes, voire insoumises, avec les exercices algorithmiques. L'une des réflexions consécutives à ce changement fut de savoir ce que signifiait le mot "ordonnancement" dans l'expression "une polyphonie d'ordonnancements". J'appelais ces polyphonies, dès le départ, des "familles". Alors que le modèle structurel sériel classique, était formé d'entités acoustiques distinctes et mesurables, ainsi que de leurs gradations quantifiées sous forme d'échelles, ce qui impliquait des programmes de dispositions clairs et des processus de travail compositionnel parfaitement formulés - tout ceci se révéla très utile, plus tard, dans la musique par ordinateur - il m'apparaissait de plus en plus, que ce soit dans l'analyse d'autres oeuvres que dans mes propres essais mettant en oeuvre des principes structurels, que les paramètres mesurables, c'est à dire les gradations quantitativement orientées en fonction de l'oeuvre, ne représentaient tout au plus que les variantes les plus primitives de ce qui, moyennant la coopération de structures envahissantes, se présentait comme des entités sémantiques musicales, comme des grandeurs perceptives, associées à des constellations sonores .

Le concept de "famille" - bien qu'il soit en lui-même un concept "bourgeois"- permet véritablement de réunir (sous un même toit) des moments ou objets sonores à l'évidence dissociés, de les assembler ainsi dans une unité sémantique musicale, c'est-à-dire dans une catégorie expérimentale pré-définie. Ce faisant, il autorise la projection de l'incommensurable sur une même couche temporelle.

Comment qualifier la réunion, dans une famille, du père, de la mère, du fils, de la fille, de la bonne, du chien et du chat, autrement que par le fait qu'ils habitent ensemble sous le même toit et s'organisent en une hiérarchie plus ou moins bien acceptée? Peu de choses peuvent être mesurables, entre les uns et les autres, alors que tant de choses se passent entre eux, qui représentent le plus important : un destin collectif influe directement sur les destins individuels des membres de la famille, alors que ceux-ci demeurent à peine comparables entre eux.

En musique, une telle hiérarchie peut très tôt se révéler être une unité sémantique laquelle pourra, éventuellement, être confrontée à d'autres, mais pourra aussi se révéler sans conséquence et conduire à une dissolution - on pense à ce qui fut appelé la "liquidation" du thème dans le développement de la sonate classique.

Il se peut également que le compositeur agrège des éléments à l'évidence dissociés pour la raison qu'il leur pressent un unité sémantique bien réelle, qu'il la recherche et que ce n'est que dans le cours de son travail, dans l'obéissance à ses réflexes intuitifs, qu'il peut découvrir cette unité.

La liaison entre deux objets sonores sans relation ne peut se cantonner au domaine quantifiable des expériences micro- ou macro-temporelles. La ligne droite acoustique n'est pas, en musique, le plus court chemin entre deux objets sonores ; leur dénominateur commun, le "pont" entre eux, se trouve toujours dans un autre plan, il est souvent inconnu ou inexprimable, mais il n'en est que plus intensément ressenti (on se reportera, à ce sujet, aux remarque faites par Schönberg, dans son traité d'harmonie, à propos des relations sonores dans les pièces pour clarinette de son élève Alban Berg).

Le philosophe français Michel Foucault, dans la préface de son livre "Les Mots et Les Choses", se réfère à un texte de José Luis Borges citant "une certaine encyclopédie chinoise" où il est écrit que "les animaux se divisent en : a) appartenant à l'Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s'agitent comme des fous, [j) innombrables,]* k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches".

Cette échelle incongrue, qui n'en est pas une, indique peu de choses sur la hiérarchie du genre animal, mais elle renseigne beaucoup sur l'espace de l'imaginaire dont relève une telle classification. En tant que compositeur, je me trouve confronté à des situations comparables qui m'obligent à percevoir l'incommensurable comme une unité en m'appuyant sur des bases qui se trouvent dans la structure même de ma recherche, c'est à dire dans ma structure propre. La forme que prend notre recherche n'est qu'une partie de nous même et ne peut sans risque se laisser réglementer de l'extérieur - (pourquoi devrais-je chercher des règles alors que j'ai déjà trouvé le résultat?). La forme de ma recherche est l'expression de mon identité.

Il n'en demeure pas moins vrai que chaque fois que nous utilisons un matériau sonore, nous utilisons et faisons fonctionner, également, les structures inhérentes à ce matériau ou à ce son. Il est sûr que toute relation musicale structurelle qui innove tend à être détruite, dans la mesure où la recherche de structures implique, d'une manière ou d'une autre, la destruction des structures précédemment utilisées. Cela peut se produire, le plus souvent, par hasard, mais sans ce moment de rupture, de négation déterminée, le structuralisme, comme moyen de la rupture, n'est qu'une imposture, un exotisme. L'art ne peut se mettre en conserve.

Cela peut vouloir dire que la clarification structurelle de la musique provient de sa confrontation, consciente ou inconsciente, avec les structures qu'elle instaure, qu'elle affirme et en même temps qu'elle détruit après s'y être frottée. Le compositeur évoque ces structures par le fait même de les cacher, pour y accomplir une sorte d'exorcisme qu'il pense, justement, en termes de "structuralisme dialectique".

Il s'agit bien alors d'une pensée que l'on ne peut pas juger seulement à l'aune des structures musicales qu'elle élabore et qu'elle objective, car ces structures se réalisent, se précisent et s'objectivent comme le résultat d'une confrontation directe, ou indirecte, avec les structures préexistantes, et déjà opérantes, dans le matériau ; structures musicales mais aussi extra-musicales, du domaine de l'expérience et de l'existence, c'est à dire de la réalité. Les structures musicales ne tirent leur force que de cette friction, de cette confrontation, directe ou indirecte, avec les structures fonctionnelles de l'existence et de la conscience. Penser la complexité en ignorant cet aspect n'a pas de sens.

Briser les structures prééminentes dans le matériau que l'on utilise signifie être capable d'arracher chaque élément sonore concret à sa propre cohérence formelle apparente (le dissocier de celle-ci) afin de pouvoir l'intégrer et l'ordonner dans les nouvelles catégories mises en oeuvre par le compositeur. Cela signifie également expérimenter ce qui est familier en le plaçant dans de nouvelles relations et, par là même, mobiliser la perception, la mettre en jeu et la rendre sujet d'expérience. C'est pourquoi l'élément central de ce processus de rupture est une perception libérée, elle en est son produit obligé. Celle-ci n'est pas seulement la conséquence d'une prise de conscience de l'évidence du fait acoustique - bien que cette conscience soit nécessaire-, mais semble plutôt opérer de manière dialectique, pour ce qui est de ses conséquences artistiques : la qualité du fait sonore, c'est à dire sa signification vécue, est modifiée et s'affirme comme rénovée dans un champ de relations structurelles nouvellement défini.

C'est pourquoi il n'existe pas de perception libre de tout présupposé. Mais dans le passage de l'écoute habituelle à une perception structurellement renouvelée, jaillit le moment, fondamentalement inaccessible, d'une écoute "libérée", laquelle nous renvoie soudain à notre servitude inconsciente, reflet de déterminismes qui nous sont extérieurs, et, dans le même temps, nous rappelle notre vocation à surmonter cet esclavage, en invoquant notre capacité à penser.

Une perception libérée, des procédés dialectiquement mis en lumière lors de leur rupture et une nouvelle définition du sonore forment un ensemble de règles au sein desquelles se trouve la composition, qui doit toujours les considérer comme un tout.

Dans la première scène du deuxième acte du "Wozzeck" d'Alban Berg ("Da ist wieder Geld, Marie"), l'accord parfait de Do majeur est une forme atonale, dans ce contexte, mais il porte en même temps son origine tonale sous-jacente bien que sans effet et, finalement, déniée. Nous n'écoutons pas seulement ce qu'il représente, à savoir une qualité d'intervalles, dans un contexte donné, mais plutôt ce qu'il était et n'est plus. C'est pourquoi, au vu de cette identité tonale dont le souvenir reste très présent bien qu'elle n'existe plus ici, il ne peut être simplement, mécaniquement, intégré comme élément d'un événement atonal.

Dans l'oeuvre de Luigi Nono "Canti di vita e d'amore", la partie de cloches tubulaires prend la forme de ce que l'on appelle négligemment des "clusters", mais se manifeste également comme le tintement de barres de métal, affirmant tout à la fois leur caractère festif et, dans leur étrangeté, leur caractère de reliques d'un cérémonial déjà dépassé. Le fonctionnement magique qu'elles pouvaient avoir cède le pas à une nouvelle expérience de leur place dans l'orchestre, issue de leur caractère de particule structurelle dans un univers de bruits formé par les cymbales, les tams-tams et des agrégats de douze sons. Ces cloches fonctionnent ainsi à l'intérieur d'une structure globale qui utilise leur emphase, précédemment réifiée, dans des conditions modifiées structurellement, et donc esthétiquement, et lui donne un caractère résolument nouveau.

L'art est mort s'il ne peut se colleter avec l'incommensurable, acquérant ainsi la marque du non-quantifiable. Lorsque l'on se risque à ce jeu, il n'est plus possible, alors, de programmer des procédés compositionnels, à peine peut-on les formaliser, tout au plus peut-on, dans une telle situation, quantifier, par une technique compositionnelle, des qualités directrices, pour ainsi dire laisser la main graduer le régulateur.

Et ce n'est qu'en devenant une structure dont l'expérience est dialectique que la musique pourra redevenir cette provocation de l'esprit sans laquelle elle sera absorbée dans la grande jungle indifférenciée de la culture, de la civilisation et des médias.

L'instant où ce qui est familier est brisé par la mise à jour de sa structure crée à lui seul une situation qui n'est pas seulement caractérisée par de l'insécurité mais plutôt par l'instauration d'une non-musique dans l'oeuvre même. Voilà pourquoi il s'agit d'un moment existentiel pour l'écoute car c'est au moment où l'on admet en soi cette expérience de "non-musique" que l'oreille commence à entendre autre chose, alors on se souvient que l'écoute peut changer (c'est-à-dire son contenu esthétique), que sa structure également peut changer, tout comme on se souvient de cet invariant humain qui se manifeste dans tout ce qui pense : la force de l'esprit. C'est donc bien en dérangeant, en érodant ou en démolissant les tabous esthétiques et sociaux que l'expérience musicale devient celle d'un conflit d'où émergent des idées nouvelles. À une époque où la culture est devenue une drogue, un sédatif, le moyen de masquer la réalité au lieu de l'éclairer, il ne peut y avoir d'art responsable qu'à travers cette situation conflictuelle qui, bien qu'elle soit toujours potentielle, n'en demeure pas moins difficile à mettre en oeuvre.

La société dans laquelle nous vivons n'est pas seulement marquée par les menaces auxquelles elle se sait exposée mais, bien plus, par le refoulement de ces menaces, ce qui se traduit, dans le domaine esthétique, par l'utilisation d'une magie disponible et à bon marché, avec l'emphase d'un caractère exotique presse-bouton, par l'illusion anxieusement affirmée d'être à l'abri dans un monde qui évite tout ce qui est irritant, c'est à dire "dissonant". Avec cette protection dérisoire, la dissonance s'apprécie alors comme une tension excitante préparée d'avance dans une expérience musicale qui, par son orientation consonante, montre qu'elle se situe dans les parenthèses de l'échelle des valeurs bourgeoises. L'art doit rompre avec ce monde faussement intact - ce qu'il a toujours fait - et pour cela il faut une sensibilité capable de dépasser largement les enjeux d'une expression spéculative ou d'un structuralisme complexe et prétentieux, chargé de symboles.

La question du rôle du compositeur aujourd'hui se résume à celle concernant sa responsabilité qui se manifeste dans l'épreuve que subit le concept emphatique d'art face à sa commercialisation et, partant, face à son insignifiance. Une épreuve dans et face à une société qui, avec un point de vue complètement réifié du fait d'une incompréhension et d'un mauvais usage de la tradition, parle du "plaisir de l'art" en y associant une magie "presse-bouton" prête à l'emploi, donnant ainsi l'illusion d'être protégé, ce qui ne fait qu'aller dans le sens du refoulement. Épreuve, enfin, face à une société marquée par une facilité d'élocution à bon marché, ayant appris à travers celle-ci à maquiller son mutisme bien réel.

Alors que chaque jour apporte une profusion de musique qui paraît exiger beaucoup, mais demande bien peu, en définitive, l'écoute doit se libérer en investissant la structure même de son audition, permettant une perception provocatrice, libre, et adaptée à l'oeuvre elle-même. Voilà où réside, pour moi, la vraie tradition de notre art occidental.

Le concept de perception est plus aventureux, plus existentiel que celui de l'écoute : il remet en jeu toutes les prédispositions, toutes les assurances et implique une haute sensibilité tant intuitive qu'intellectuelle et, par là même, une activité concomitante de l'esprit, pour qui rien n'est évident. Ce qui ressort de la perception détaillée d'un objet n'est pas seulement l'expérience de sa structure avec ses éléments constitutifs, sa loi et l'esprit qui s'y manifeste, mais également l'expérience que cette perception s'exerce en même temps sur sa propre structure perceptive, qu'elle remet en cause en la portant à la conscience.

Produire des états où la perception soit individualisée, transformée et, ainsi, libérée, ne peut se faire ni en spéculant sur de vieilles catégories de l'écoute auxquelles on ferait confiance, ni en se projetant dans je ne sais quelle extra-territorialité de l'écoute et du matériau, ni même en s'installant dans un monde de sonorités vierges et inexplorées. Il s'agit plutôt d'être, à chaque fois, un nouveau Robinson Crusoë pour jouer sur notre île déserte culturelle et s'engager dans l'aventure de la reconnaissance d'un moi bourgeois fait d'anciennes sujétions et de reliques.

Grâce au fait que la perception se perçoit elle-même et perçoit la force de l'irruption dans la réalité ainsi que, simultanément, dans sa propre structure, à travers la connaissance et la conscience qu'elle procure elle renvoie également à ses possibilités de surmonter la contrainte et, ce faisant, à expérimenter la liberté. Ainsi l'expérience individuelle associée à la création, à ses ruptures et à ses déchaînements, peut être transformée en une expérience de l'esprit, c'est-à-dire en une expérience artistique.

"L'emphase" qui s'établit dans le jeu est non seulement nettoyée mais elle est aussi, à nouveau, chargée de sens, et peut revenir car elle est "sauvée". La musique "n'a de sens que dans la mesure où, par delà sa propre structure, elle renvoie à des structures, à des réseaux - autrement dit à des réalités et des potentialités présentes autour de nous et en nous-mêmes".

traduit de l'allemand par François BOHY

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