François BOHY

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À propos de mon deuxième Quatuor à cordes

("Reigen seliger Geister")

(suite)

La construction de séquences en hoquet appartient également au fonctionnement particulier de ce "super instrument". Elle consiste à réunir les entrées individuelles de tout ou partie des instruments. On trouve dans ce geste quasi-motivique, presque dépersonnalisé, la transformation des "variantes de trille" développées au début.

L'idée d'une "super séquence" est le moteur essentiel d'un processus de transformations caractéristiques, qui crée une relation entre les structures flautato du début et l'envahissement par les pizzicatto de la fin. Participe également à ce "super instrument" la construction d'une sorte d'"arpeggio" de grande dimension. Les entrées successives de sources sonores homogènes, sans "pédale" et avec des intervalles irréguliers dans l'arrivée de leurs différents éléments, participent à un ensemble cohérent et permettent de construire cette unité sonore virtuelle. Celle-ci s'inscrit sur notre "écran intérieur" et y sollicite notre perception

(voir à cet effet les exemples 7,8,10,14).

Il faudrait parler également de la "prise étouffoir". En posant légèrement la main gauche sur les cordes, on empêche celles-ci de vibrer et, de ce fait, on intensifie la perception des "bruits étrangers", alors que, si oon la retire, les cordes à vide sont libres. Lorsque cette prise étouffoir est appliquée, il s'ensuit un fonctionnement "haletant" de la corde, comme si on lui "clouait le bec" subitement, en bloquant par surprise un mouvement d'archet large et généreux : l'impression "implosive" de cette courbe dynamique croissante et tout à-coup interrompue, semble contredite par le caractère "explosif" de l'impulsion. Voilà pourquoi cette "prise étouffoir" représente un "Pizzicato inverse".

(En 1958, alors que j'étais dans la maison de mon professeur, Luigi Nono, j'enregistrais quelques bandes et je tombais sur une musique originale d'Arnold Schoenberg. Comme je travaillais avec une bande stéréo, à deux pistes, je copiais la musique à l'endroit et à l'envers. Alors que j'écoutais avec respect et insouciance, cette musique qui sonnait à l'envers me surprit car elle donnait de la musique de Schoenberg l'impression d'une "langue étrangère", alors que, normalement, elle apparaissait comme une histoire, parfois limpide ou parfois trouble. L'"émotion fanatique" qui s'empara de moi était liée à cette rupture provoquée par la lecture inverse de la bande...)

Le "moment clef" fugitif de cette pièce, là où se rencontrent les deux formes de jeu opposées, apparaît dans les mesures 183/184. Le crescendo en coup d'archet n'y est plus du tout caché et, plus encore, il s'est libéré, sous la forme d'un "lasciar vibrare" qui fait sonner un intervalle de seconde avec le pizzicatto sur les cordes à vide.

Voilà où pourrait se trouver le milieu musical de l'oeuvre, son "pôle nord magnétique", là où l'aspect flautato est transféré vers son opposé, l'aspect pizzicatto, tous deux appartenant à un même univers sonore.

En revanche, le véritable "centre formel" de l'oeuvre - son pôle "géographique" - se trouve là où les projections en séquences, telles que décrites précédemment, forment un "arpeggio" très étendu qui imposent un accord de sixte sur Sol majeur. Mais une telle étendue dans le temps et dans l'espace (les notes sont éclatées dans le registre) lui ôte son caractère tonal. "Séquence", "arpeggio" et profil énergétique forment alors une seule structure.

Le paysage en pizzicato qui s'ouvre alors peu à peu s'appuie sur un grand nombre de variantes. (Les signes avant-coureurs de l'évolution d'une forme de jeu en flautato s'imposent dès la première mesure. La présence constante d'impulsions en tamponnements legno battuto, de coup d'archet extrêmement courts, d'attaques très courtes d'archet frappé ou pressé, qui se manifestent parfois dans un rythme maladroit et pointilliste, en sont autant de manifestations car elles ne sont jamais isolées. L'accumulation de saltantdo qui se transforment en ébauches de tremolo médiatisent encore une fois ces gestes flautato et leur hiérarchie concomitante, tout en annonçant déjà le geste du jeu pizzicatto qui deviendra dominant à la fin.)

Quant aux variantes du pizzicato, leur diversité et les formes de leurs actions combinées s'illustrent suffisamment sans qu'il soit même besoin de recourir à la partition. Les harmoniques d'octave ou de tierce qui sonnent à découvert (exemple 11a) sont en relation directe avec les coups d'archet en harmoniques résonnantes. Le jeu legno battuto (11b) et les accents appuyés (NDT : jeu avec la vis) (11c) en sont tous deux des formes marginales. Des sons doubles se créent par couplage des cordes de part et d'autre du chevalet (11d), ou bien par des doubles octaves sur la première et la quatrième corde, et même en posant l'écrou ppp sur la corde à vide - ce qui fait résonner les deux parties de la corde (11f) - ou simplement en pinçant des intervalles de seconde mineure maintenus étouffés (11g). Les actions de l'archet deviennent de plus en plus étrangères ou ne représentent plus qu'une prolongation artificielle des actions résonantes.

À partir de la mesure 280, l'archet est posé et le quatuor se transforme en une "guitare" imaginaire avec beaucoup de cordes. C'est l'occasion d'un clin d'oeil à Salut für Caudwell. Les sons multiples joués avec un plectre, par leur organisation en hoquet, construisent un geste global. Les huit doigtés et l'écriture de leur combinaison rythmique donnent un relief structurel à cette "super séquence".

Exemple 12
a) Doigté à distance de sixte mineure, ou doigté consonant.
b) Harmonique naturelle (2e ou 3e harmonique).
c) Harmonique "aléatoire" dont la résonance est possible en posant les doigts ad libitum ("au petit bonheur la chance") tout en libérant la corde au-dessus du quatrième harmonique.
d) Pizzicato "arraché" directement sur le chevalet, dont les hauteurs ne sont pas en rapport avec un doigté.
e) Doigté réel, aussi haut que possible
f) Jeu sur les cordes derrière le chevalet
g) Cordes à vide

(Les parenthèses en pointillés sur la clef de sol se rapportent au "désaccord sauvage" : bien que les doigtés y soient notés précisément, le résultat sonore n'est pas donné par cette notation.)

Plus tard, lorsqu' apparaissent les sons des quatre cordes à vide et, plus généralement, lorsqu'ils sont doublés ou même quadruplés, se forment alors des "sons de soustraction". Partant du sons des cordes mélangées, jusqu'à six, certaines sont ensuite étouffées ce qui produit un effet de filtrage.

À la fin de la pièce, les cordes en tutti, qui ont été déformées entre temps par le "désaccord sauvage", produisent un "chant" à seize voix qui semble occuper tout l'espace, avant de se transformer en une ample répétition rythmée et se terminer sous forme méconnaissable. Ce chant est obtenu en laissant résonner l'une des cordes à chaque attaque. Il représente la dernière manifestation de cette catégorie de "meta mélodie" dont il était question dans cette pièce sous la forme de "séquences organisées en hoquet".

1994/95

traduit de l'allemand par François BOHY (2000).
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