François BOHY

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 Bibliographie

À propos de mon deuxième Quatuor à cordes

("Reigen seliger Geister")

(fin)

Le cadre temporel endommagé

"La structure comme polyphonie d'ordonnancements" : ma vieille définition est à tout moment disponible depuis que j'en ai établi la typologie sonore dans les années 60. Le double concept de structure sonore/son structurel permet de faire s'y rencontrer le son et la forme, dans une expérience aussi bien sensible que spirituelle. Cette définition peut s'appliquer sans difficulté à l'analyse du début de Reigen où les mouvements d'archet flautato, la famille des impulsions, les gestes animés (saltando/tremolo) etc., sont agencés en superpositions ce qui leur permet d'agir ensemble. C'est ainsi que l'on peut suivre les données articulées dans le temps par un réseau qui a été généré au préalable pour l'ensemble de la pièce. Ce qui est noté dans la partition au-dessus des portées instrumentales, comme un "rythme sur bande", produit une pulsation extrêmement apériodique qui règle les proportions de l'ensemble tout en demeurant presque souterrain.
(Les hauteurs qui y sont notées n'y jouent aucun rôle musical. Comme il est facile de s'en rendre compte, elles n'apparaissent que comme le résultat de permutations dodécaphoniques et ne sont là que pour vérifier la clarté du principe générateur.)

Les événements sonores à l'oeuvre dans le "réseau" deviennent toutefois "encombrants" dans le déroulement de la pièce, quand leur structure rythmique interne se démasque d'elle-même. C'est ainsi que le réseau n'a plus de fonction réelle, lorsqu'on atteint les "séquences en hoquet". Les rythmes se sont cristallisés et le réseau se contente de marquer les grandes lignes d'un découpage temporel tout en ayant perdu son aspect fonctionnel. C'est pourquoi il disparaît de la portée supérieure, à la mesure 280, et ne reste plus que la somme rythmique des interventions, comme résultat des gestes instrumentaux complémentaires. Ils se cristallisent provisoirement sous l'aspect de "Quasi Walzer" et, dans l'"épilogue" enfin, ces gestes rythmiques construisent ce que l'on pourrait appeler un squelette temporel pour la fin de l'oeuvre. Le "rythme intérieur" y est devenu par lui-même un réseau structurel. C'est une "régression" qui, finalement, va de l'avant…

Une telle simplification de l'assemblage structurel se manifeste directement comme (sous-) produit d'une représentation spatiale du temps, dans laquelle les événements apparaissent successivement et s'associent de manière homogène du point de vue rythmique ou mélodique.
Ils ne s'associent pas l'un après l'autre mais construisent l'un avec l'autre un ensemble élargi où l'on peut déployer de diverses façons un "arpège" au sein d'un champ imaginaire fait de tous les sons et de tous les espaces. (Dans des oeuvres comme Ein Kinderspiel ou Tanzsuite mit Deutschlandlied, et surtout dans son "siciliano", existe un équivalent à ce type structurel, quoique "réduit" dans sa complexité. Mais c'est à travers une telle réduction qu'apparaît dans le jeu un espace pour l'aura des sons, sous la forme très complexe de motifs citationels, par exemple.)

Harmonie/Désaccord et un regard sur l'épilogue

En principe, l'harmonie "contrôle" les endroits où les notes font la musique. En revanche, partout où la note, en tant que particule individuelle, est en relation avec d'autres catégories sonores, elle doit être définie en fonction d'elles. Par la "rigidité" avec laquelle les intervalles sont contrôlés, une harmonie peut aussi déranger, voire saboter une perception rénovée (...un accord de Do majeur est-il plus fort qu'un pizzicato?...).

Au début, l'ordre des hauteurs dans Reigen dépend de la série dodécaphonique mais aussi d'agrandissements ou de rétrécissements continus du champ des intervalles.

Par la suite, ces hauteurs seront progressivement transformées en "sons naturels fabriqués", c'est-à-dire à partir du son propre des "instruments". C'est à cela qu'il faut raccorder le son des cordes à vide, sur le spectre desquelles est basée l'harmonie, le son des cordes derrière le chevalet mais également les bruits et les sons dont les hauteurs "apparaissent" du fait de leur mise en valeur particulière. On y associera également les autres "sons naturels" comme le frottement sans note de l'archet, l'image sonore complexe obtenue par la corde jouée avec beaucoup de pression, d'un côté ou de l'autre du chevalet, le claquement de la corde étouffée, ou le bruit du coup legno battuto dont la note disparaît grâce à la prise étouffoir.

Appartiennent à cette catégorie aussi bien la résonance d'une harmonique d'octave en pizzicato, dont la hauteur dépend de l'accord des cordes, que le bruit indifférencié de l'archet sur la tête du violon. Dans un tel contexte découlant d'une harmonisation fixée au préalable, leur "tonalité" est issue en fait de leur simple "état naturel" lequel dépend des conditions extérieures, mécaniques et physiques, par lesquelles la structure instrumentale préexistante acquiert une corporalité sonore. Dans le cas de Reigen, leur "nature" est préalablement manipulée, quasi "préparée" par la scordatura et sa transformation au cours de la pièce. C'est à travers elle que se réalise le son particulier du "super instrument" à seize cordes.

Une telle disposition chromatique autorise toutefois un jeu en qui pro quo entre une harmonie "naturelle" et une autre, "artificielle". Ainsi, la plupart des séquences, et plus particulièrement celles du milieu de Reigen, sont savamment organisées et, au-delà de leur aspect de technique sonore, présentent également un répertoire de hauteurs préétablies.

J'ai déjà parlé, (mes. 96-110), du champ de superposition des glissandos d'harmoniques. Dans celui-ci, il faut produire "artificiellement" des harmoniques naturelles car les cordes à vide n'y donnent pas tous les degrés chromatiques. Il faut donc jouer "à la main" des glissandos factices sur des cordes à vide fictives : ce geste produit des figures qui ne sont pas simplement des imitations mais, en faisant un "pas de côté", mettent en jeu des constellations d'intervalles qui s'éloignent de la "nature" qu'elles veulent imiter.

À la mesure 117, le son de base est de nouveau "manipulé" pour donner, momentanément, une "scordatura artificielle". Les instrumentistes tiennent un accord sur les quatre cordes dont le résultat, comme pour les cordes à vide, s'avère être une complémentarité chromatique. Ils réalisent ainsi un clavier artificiel sur lequel s'inscrit le geste (la "super séquence"...) des actions combinées en flautato.

Jusqu'à la mesure 296, bien que filtrant toujours différemment les sons grattés violemment, la musique ne fait que révéler cette scordatura particulière.

Mais il en est de même pour un piano sur lequel on jouerait des clusters avec le poignet : on ne peut obtenir que des ensembles diatoniques ou pentatoniques. Et si l'on veut souffler furieusement dans un harmonica, il n'en sortira qu'un accord de Do majeur tel qu'il y a été programmé.

C'est à ce moment que se renouvelle une fois de plus, dans Reigen, le registre des hauteurs par l'utilisation de la "scordatura sauvage" dans le cours du jeu. Chaque instrumentiste dispose d'un temps suffisant pour désaccorder "sauvagement" son instrument, c'est-à-dire abaisser les cordes dans un rapport irrationnel afin de faire disparaître la relation de quinte entre les cordes.

"Transfiguré" par le son arco con sordino, l'"épilogue" se déroule ainsi sur un clavier incontrôlable, formé de seize cordes "totalement désaccordées". De tous les souvenirs qui apparaissent dans ces changements (le mouvement en trémolo retardé est un clin d'oeil envoyé à Gran Torso), il faut remarquer que la modification la plus surprenante s'applique au souffle en "flautato" de l'origine. Au début, l'emplacement de l'archet étant indiqué de manière obligatoire entre la touche et le chevalet, la part du bruit conservait toujours un son discret et diaphane, issu des différents éclairages qui lui étaient apportés, alors que maintenant, avec l'archet pressé sur la corde, on perçoit un glissando de notes délicatement explosives, en geste tiré ou poussé selon que la prise étouffoir est appliquée ou non sur les cordes graves les plus sonores.

Constituée d'un glissando, joué de manière décalée par les deux violons, la mesure 374 est reprise ad libitum, c'est-à-dire théoriquement à l'infini. Cet endroit existe, seul ou répété, dans presque toutes mes compositions. C'est à ce moment que la musique se transforme en un "point d'orgue sonore" où elle s'arrête et se perd (ou se trouve) dans la répétition d'un ostinato, avant de "repartir". C'est un instant comparable à celui que connaît un marcheur lorsqu'il s'arrête et regarde autour de lui en respirant profondément, alors qu'il gravit une montagne. L'intensité de ce moment ne peut se comprendre sans la conscience de la fatigue qui précède. Le temps dynamique du "parcours" est autre que le temps statique du paysage parcouru, mais ils s'interpénètrent comme la musique à la recherche de la non-musique. Il ne s'agit pas de trouver une magie qui dirigerait l'écoute mais d'ouvrir un espace dans lequel "saisir" cette écoute afin de lui montrer comment elle s'est libérée et comment elle pourrait encore se libérer.

1994/95

traduit de l'allemand par François BOHY (2000).

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