Les triplés, notre destin

 

(Interview par Cyrille Cahouzard : http://www.jumeaux-infos.com/m2/entretien/pere6.html)

François Nicolas

(28 janvier 1999)

À la première échographie (vers un mois et demi).

Nous y allions, ma femme et moi, sans nous douter un seul instant de ce qui nous y attendait. Nous n'avions pas fait de traitement particulier et nos triplés sont donc " spontanés " (par ailleurs, ils proviennent de trois ovules différents et sont donc très différents : ce sont, comme on dit, de " faux " triplés...).

Donc on arrivait un peu innocents chez l'échographiste.

Notre première réaction ? Un grand éclat de rire ! Cette première réaction a donné le ton pour tout ce qui suivra : prendre la chose du bon côté en en tirant parti et se disant que la vie est bien curieuse, longue et pleine de surprises.

En fait, il n'y a pas beaucoup de choix, en ce type de circonstances : soit on pleure, soit on rit ; et ceci est décisif pour la suite.

Voilà comment cela s'est passé : ma femme a tout de suite repéré qu'il y avait quelque chose de particulier. Elle a pensé que les trois taches sur l'écran indiquaient que l'appareil était mal réglé. L'échographiste a dit : " Tiens, c'est curieux !  ". Geneviève a répondu : "  J'espère que ce ne sont pas des jumeaux !  " : elle ne souhaitait pas en effet avoir de jumeaux car elle ne souhaitait pas avoir à faire face à un couple d'enfants.

L'échographiste a dit : " Non, ce sont des triplés !  " Stupéfaction générale, et éclats de rire !

Ma première crainte a été d'en perdre un des trois. Et cette crainte continue de me poursuivre. En avoir trois d'un seul coup multiplie les risques qu'il arrive quelque chose de grave pour l'un d'eux. Je n'ai pas très envie de développer ce point pour ne pas aviver mes angoisses...

Oui, surtout ma mère.

Le point remarquable est que cela a partagé notre entourage. Quand je dis " cela ", c'est à la fois le fait objectif d'avoir des triplés et notre attitude subjective : refus d'amniocentèse (d'autant que le risque était désormais trois fois plus fort : apparemment, à l'âge de Geneviève, le risque était au total de 3 % ce qui n'est pas négligeable ; nous ne l'avons d'ailleurs pas négligé : nous avons seulement décidé de l'ignorer, ce qui est tout autre chose...), refus bien sûr de toute " réduction " embryonnaire...

Bref, notre position a choqué certains dans notre entourage, réveillant chez certain(e)s leur propre angoisse, sollicitant implicitement chacun(e) de réfléchir et peut-être de se prononcer dans son for intérieur sur ce qu'il (elle) ferait en de semblables circonstances... Nous exposions notre position, sa logique, sans militer pour autant pour une quelconque " cause " (l'essentiel, en cette affaire comme en bien d'autres du même type, est la question logique : dans quelle logique telle décision nous engage-t-elle, et quelle importance a alors le fait de s'y tenir, d'assumer les conséquences de ses choix, faute de quoi on se détruit soi-même, on n'est plus libre s'il est vrai qu'être libre, c'est être responsable de ses actes...).

Le point frappant est que ce qui nous arrivait là tendait à être interprété par chacun(e), comme si pour chacun(e), ce qui nous arrivait devait être pris comme un signe de quelque chose (de quelqu'un ?), ou du moins rendu signifiant. Pour les croyants, c'était un signe de Dieu ; pour les non-croyants, cela devait avoir un sens. Nous sommes athées, ma femme et moi, et nous nous trouvions curieusement investis des différents sens que chacun pouvait trouver à cet événement inattendu. On se trouvait ainsi comme encombrés des significations plaquées par notre entourage, les unes étant positives et les poussant à nous soutenir, les autres étant négatives et les poussant à nous dénigrer.

Le point essentiel, pour moi qui étais déjà père, a consisté à devenir père de famille (pater familias). Je me suis déjà expliqué sur ce point, et sur la différence que je fais entre papa, père et pater (familias) ; je vous renvoie à la présentation faite sur votre site de " la famille Nicolas-Lloret " ou à l'adresse suivante : http://www.entretemps.asso.fr/ADPNMP/Nicolas/famille.html

Il n'y a pas ici d'idéal (de modèle) à mes yeux : ces fonctions de père et de pater familias ne constituent pour moi aucun idéal. Il s'agit simplement de fonctions concrètes à occuper et tenir. Ces fonctions découlent de circonstances de mon existence auxquelles j'ai choisi de faire face, et nullement d'un idéal de vie... Pour moi, le difficile est d'assumer (le mieux possible) ces fonctions de père de famille, lors même qu'on ne " croit " personnellement ni au père, ni à la famille (" ne pas y croire " veut dire : ne pas en faire des " valeurs ")...

 

Non, bien sûr. La vie domestique a été bouleversée. J'ai tenu la maison (avec 4 enfants entre 7 et 16 ans) pour ainsi dire seul pendant près d'un trimestre (quand Geneviève était alitée). Ensuite, comme je travaillais à la maison (ou plutôt comme j'étais censé pouvoir y travailler), j'ai été plongé dans la nouvelle vie domestique, sans pouvoir y échapper (ce qui aurait été bien sûr mon souhait, n'aimant ni faire la cuisine, ni torcher les bébés, mais je ne pouvais pas " décemment " y échapper et laisser ma femme au milieu de cette tornade en restant à siroter des bières dans la cuisine...).

Aujourd'hui, j'envisage de pouvoir reprendre mon travail de compositeur, après un déménagement et une réorganisation générale de notre vie pratique. Mais cela nous aura pris plus de deux ans ! À mon âge (51 ans), ce genre de coupure n'est pas sans conséquences...

Le problème pour moi n'est pas celui d'une carrière. J'ai une place à temps partiel dans une administration qui m'assure ma subsistance, moyennant des contraintes minimales. De ce côté, je n'ai aucune carrière.

Quant à ce qui importe pour moi (la musique et la composition), mon problème est surtout de pouvoir travailler, ce qui veut dire en l'occurrence créer : créer des oeuvres mais aussi ce qu'on pourrait appeler une théorie musicale (j'écris des livres sur la musique...). Créer, et non pas procréer (comme disait Federico Garcia Lorca...), ne peut se faire que dans des conditions de tranquillité que je n'ai plus. L'interruption de près de deux ans que m'impose cette arrivée de triplés est une coupure essentielle dans ma vie musicale et je ne sais toujours pas comment je vais en émerger. Le danger est certain, non pas tant en termes de carrière (encore qu'à 50 ans, il soit très handicapant de disparaître de la scène musicale pendant si longtemps...) mais en termes subjectifs : je ne sais pas comment je retrouverai le goût de composer.

Je tiens que la vie d'un homme est un mille-feuille : il mène plusieurs " activités " de pair, sans que ces différents domaines communiquent entre eux. Par exemple l'amour (avec Geneviève) et la musique n'ont pas pour moi d'éléments communs et je mène les deux de front, sans qu'il y ait une manière pour moi de les penser ensemble. Ma musique sortira-t-elle transformée de cette aventure ? Je ne le sais et, a priori, je ne mise nullement sur cette éventualité. La musique que je compose n'est pas destinée à raconter ma vie. Elle tente de prendre position dans le champ des questions et pratiques musicales constituées, champ qui existe en soi et pour soi et non pas comme reflet de la vie sociale ou sentimentale des uns et des autres. Donc il y a des champs distincts d'un point de vue pratique et du point de la pensée qu'on en a, et je ne vois pas ce que cette épreuve pourrait m'apporter dans le champ de la composition musicale.

Pour le moment, je n'ai guère le choix. Il me faut tenir, le temps de remettre un peu d'ordre dans ma vie pratique pour ensuite tenter de reprendre pied dans la composition. Il sera alors temps de voir comment je me retrouverai subjectivement comme compositeur.

Finalement, c'est là pour moi une ressource subjective essentielle en toute cette affaire (comme en d'autres) : avoir le sentiment que je n'ai guère le choix, qu'il me faut simplement me tenir dans les conséquences (imprévues) de mes actes. C'est ce que j'appelais plus haut " être logique ". Car, finalement, la chose se résume simplement ainsi : j'ai fait l'amour avec ma femme en voulant avoir un enfant, et les conséquences assumées de ce simple acte continuent de m'emmener bien loin du point que j'attendais. Mais au bout du compte, exister et non pas subsister, n'est-ce pas précisément cela : avoir la chance qu'il vous arrive quelque chose et non pas suivre un plan de carrière programmant, dès 20 ans, une retraite confortable (ce qui serait une manière d'" être-pour-la-mort ") ? Beurk !

 

Ni perdu, ni gagné, à proprement parler. Je dirai plutôt ceci : cette naissance a, de manière irrémédiable (c'est-à-dire sans retour possible) cassé ma vie en deux : il y a un avant, et il y a un après. . Est-ce positif ou négatif ? Je le saurai peut-être plus tard, trop tard de toute façon pour que j'ai à m'en soucier aujourd'hui.

Les triplés, c'est pour moi une figure du destin, au sens où Rilke parlait du destin (schicksal en allemand) dans la 8° Élégie de Duino : " Cela s'appelle destin : être en face / et rien d'autre que cela, être en face ". Un destin, c'est la chance d'avoir à se tenir en face de quelque chose, d'avoir à faire face à quelque chose. Je dis " chance " car il vaut mieux avoir un destin (en ce sens du mot qui n'implique nulle prédestination) c'est-à-dire quelque chose à quoi faire face que de ne pas en avoir. Un animal n'a pas de destin !

Ce qu'il y a de propre, c'est que le destin ait pris pour moi figure de trois bébés (le destin de Geneviève, lui, a pris plutôt figure de Simon, son fil aîné autiste...).

Les détails et photos afférentes sont disponibles à l'adresse suivante : http://www.entretemps.asso.fr/ADPNMP/Nicolas

 

? ? ?

Je ne crois guère aux conseils, en cette affaire. Les situations sont trop singulières.

Ceci dit, quelque chose me rapproche des autres parents de triplés.

Ce qui me rapproche, je disais, des autres parents de triplés, c'est qu'on partage cette même conviction qu'il nous est arrivé quelque chose, qui casse notre vie en deux, qui nous ouvre un destin en nous donnant l'occasion de faire face à un imprévu radical. Tout ceci ouvre un champ de questions subjectives qui sont très singulières (je ne parle pas des questions objectives : argent, logement, sommeil...) et que je ne retrouve pas en commun avec des parents de jumeaux. J'ai l'impression que ces derniers sont occupés par d'autres questions (celles de la gémellité, du double, du clone, du couple d'enfants...) qui ne sont pas exactement les nôtres, par exemple celles-ci : comment faire face comme adulte à une bande d'enfants comme telle ? Comment éduquer une bande d'enfants, ce qui implique non plus l'addition de directives en direction de chacun(e) mais l'invention de directives génériques, collectives, adressées non plus à tel ou tel mais à l'un quelconque de la bande, à une sorte d'enfant générique, à moins que ce ne soit une directive vers la bande comme telle (vue non plus comme collection d'individus mais comme "troupe " d'enfants). Qu'est-ce qu'une éducation d'un tel multiple ? Cela est très singulier pour des parents, et cela ne ressemble pas aux problèmes d'éducation d'une succession d'enfants, séparés par l'âge (j'en sais quelque chose, vue la composition de notre "smala").

Un point essentiel est aussi que le mot "parent" tend à mon sens à être un mot creux car le plus important, c'est que l'adulte-homme et l'adulte-femme ne pensent pas, ici comme ailleurs, les choses de la même façon. Donc il ne faut pas, à mon sens, réfléchir en terme indifférencié de "parents" mais, séparément, d'un côté en termes de "père" et d'un autre côté en termes de "mère".

Sur ce plan l'événement-Triplés est une épreuve considérable. Je me suis déjà expliqué sur ce point (voir sur votre site dans le forum, ou à l'adresse suivante : http://www.entretemps.asso.fr/ADPNMP/Nicolas/epreuve.html ) et je n'y reviens pas en détail.

Quelques mots cependant.

* Une telle naissance est une épreuve considérable pour le couple. J'ai constaté que la majorité des hommes, des pères donc, y répondent en fuyant le foyer domestique dans leur vie professionnelle, cette fuite étant d'autant plus justifiée qu'il faut alors gagner plus d'argent pour faire tourner la maison. La réponse usuelle est donc une répartition accentuée des territoires : la maison à la mère, l'extérieur au père.

Cette réponse des pères me paraît sage, et nullement méprisable. Disons que je n'ai pas eu la chance de pouvoir y recourir puisque mon vrai lieu de travail est une pièce de mon domicile. D'abord j'ai perdu cette pièce, réorganisation générale oblige, et ensuite je n'avais plus de tranquillité... J'aurais pu partir travailler dehors, mais j'ai pris l'habitude (à plus de 50 ans, on a quelque habitudes, et il ne convient pas de tout mettre par terre, sauf à détruire tout soubassement pour la puissance précieusement conquise de pensée et de travail) de travailler chez moi. Il m'a donc fallu chercher un nouveau domicile pour notre smala, déménager, je ne raconte pas tout le détail... Le résultat, c'est que pendant près de deux ans, je me suis trouvé coincé à la maison et qu'il nous a fallu, Geneviève et moi, gérer cela ensemble. Donc pas de possibilité d'échappatoires dans le couple.

Le mérite de cela a été de nous forcer à penser certaines choses, sans les botter en touche : de les voir, de les traiter, d'inventer une position, bref de tracer un amour là-dedans. Je crois qu'on y arrive cahin-caha, mais quelle épreuve !

* En fait, et ce sera ma conclusion, les triplés sont un destin, pas seulement pour moi mais aussi pour notre couple comme tel. Donc aussi une chance puisque notre couple trouve ainsi l'occasion d'exister comme tel, face à quelque difficulté et quelque réquisition imprévues. Convoqué à quelque épreuve, le couple a l'opportunité de s'affirmer comme tel (et non pas comme simple appariement de deux individus pour des raisons de commodité, de reproduction, de confort sexuel...). Dit plus simplement, il est arraché à la routine et exposé aux risques de l'existence, donc aussi à ceux d'une non-existence (il paraît que beaucoup de couples se séparent en de telles circonstances : comment ne pas le comprendre ?).

En tous ces sens, et en utilisant cette fois un tout autre vocabulaire, les triplés sont pour nous une grâce. J'écris ici grâce sans majuscule, car je ne crois pas qu'il soit besoin de postuler l'existence d'une transcendance pour admettre qu'une situation puisse dispenser de manière immanente les grâces de l'inattendu et de l'immérité. Mais, dès qu'on parle de grâce, il convient de ne jamais oublier ce qu'en disait Bernanos : "La Grâce frappe toujours dans le dos ! ". La grâce frappe, et ne cajole pas ; et elle frappe dans le dos, là où l'on ne s'y attendait pas. Elle désarçonne, met à terre, blesse. Libre ensuite à chacun(e), et en l'occurrence à chaque couple, de décider face à ce coup imprévu, puis de se tenir à cette décision.

Si j'avais su ce qui m'attendait en faisant ce jour de mars 1997 l'amour avec ma femme, j'aurais sans doute " reculé ". Mais bien sûr, on ne peut savoir les conséquences de vos actes, et c'est heureux : si l'on savait l'inconnu, il n'y aurait sans doute plus lieu d'exister.

Les triplés sont une chance d'existence, pour notre couple sans doute plus que pour moi (et que pour ma femme). Mais l'amour c'est aussi cela : participer d'une existence (celle du couple) par-delà la sienne.

Que l'expérience de triplés soit une "chance", même dirais-je pour un homme, n'enlève rien aux expériences des autres, qui ne sont pas confrontés au même problème. Et que cette "chance" soit source de difficultés convient bien à l'idée qu'une chance est en fait une occasion.

Comme l'écrivait Spinoza à la fin de son Éthique : "Tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare ". Mes triplés me sont précieux, mais, bien plus encore, nos triplés nous sont précieux.