La famille Nicolas-Lloret
et leurs 8 enfants dont des triplés (Paris, France)



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Ma femme a trois enfants d'un premier mariage (Simon, 16 ans ; Paul, 14 ans ; Andréa, 8 ans) et moi deux, également d'un premier mariage (Guillaume, 17 ans ; Bruno, 12 ans). Nous avions décidé de compléter la collection d'un dernier bébé, une fille de préférence. Et nous voilà avec des triplés (spontanés) : deux garçons (Louis et Marc) et la petite fille escomptée (Inès). D'où d'innombrables problèmes matériels, à un âge (j'ai 50 ans et ma femme 37) où habituellement on se met à profiter d'un temps libre et d'une plus grande aisance financière. Sans doute l'habitude de nous situer à contre-courant et l'effet d'un vieux penchant non-conformiste...

Nous avons reçu la nouvelle de la future naissance des triplés dans un éclat de rire. Nous avons ensuite refusé toute "réduction" du nombre des foetus mais également toute amnio-synthèse. Les principes auxquels nous nous tenons sont simples : on peut refuser que quelque chose vous arrive (et donc une femme peut avorter si elle ne se sent pas apte à ce que quelqu'enfant lui arrive), mais si on décide d'accepter que quelque chose vous arrive, on ne se met pas à trier dans ce quelque chose qui vous arrive, en disant par exemple : je veux bien un ou deux enfants mais pas trois (et donc, couic pour le troisième), ou encore : d'accord pour un beau brun mais pas pour un mongolien, ou pas de bec de lièvre, ou pas de fille...

Il est vrai que ma femme a déjà l'habitude de faire dans l'exceptionnel : on dit qu'il y a une chance sur 10 000 pour faire des triplés de manière spontanée. Il y a également une chance sur 10 000 d'avoir un enfant autiste, et l'aîné de ma femme (Simon) est précisément autiste (il vit avec nous). Donc ma femme aura toujours, en début comme en fin de son activité gestationnelle, visé en plein dans le mille. Les triplés, nés le 19 octobre dernier, sont superbes et leur santé excellente.

Les problèmes sont surtout pour les parents. Il y a bien sûr les problèmes matériels divers (nuits blanches, problèmes de place, coûts supplémentaires...) mais il y a surtout une recomposition générale de la famille et de chacun(e) qui la peuple, et c'est cela qui est le plus exigeant, car il faut presque tout repenser. Mais avoir à tout repenser est au bout du compte une chance pour nous (le père et la mère) car cela évite la répétition : il ne s'agit pas simplement de rajouter "notre" enfant à une collection de cinq autres.

Finalement il y a le sentiment qu'avec cette naissance de triplés il nous est vraiment arrivé quelque chose, et je crois avoir perçu que cette impression est partagée par les autres parents de triplés que j'ai pu rencontrer. Toute la difficulté est alors que chacun arrive à nommer, donc à penser, ce qui lui est exactement arrivé en cette affaire, par-delà le seul constat empirique (et véridique !) de trois bébés d'un coup.

Pour moi, la transformation la plus radicale se présente ainsi : je suis devenu un père de famille alors même que j'étais déjà, et depuis longtemps, un père et un papa.
1) Être un père revient essentiellement à donner son nom, à porter si je puis dire le chapeau, le chapeau du nom-du-père. Beaucoup d'hommes de ma génération s'y sont défilés, car porter ce chapeau totémique n'est pas une tâche bien intéressante pour un homme (elle le désigne pour cible et le destine à la mort) mais notre courage d'homme est aussi d'assumer cela.
2) Ayant accepté d'assumer la position de père, je trouvais plus intéressant d'être aussi, et en plus, un papa c'est-à-dire un homme adulte aimant et éduquant ses enfants (tout en refusant la logique du grand frère). Donc j'étais déjà père et papa depuis près de vingt ans et il est déjà difficile et singulier de ne pas rabattre cette dualité père/papa sur le vieux dilemme de la brute ou du grand gosse, équivalent pour les hommes de ce qu'est pour les femmes l'alternative de la maman et de la putain...
3) Je me retrouve en plus père de famille, et je n'avais a priori pas envie de le devenir. Je le suis devenu avec cette nouvelle naissance en raison d'abord d'un effet de nombre : avec deux enfants, un père et une mère ne forment pas vraiment une famille (une petite société) mais plutôt une collection de quatre personnes. Avec trois enfants, il y a un effet de seuil, et, dans notre cas, trois d'un coup additionnés à cinq autres créent d'un seul geste une grande famille. Je me suis trouvé aussitôt pris dans la position de clef de voûte de ce nouvel ensemble familial, position de pater familias, de chef de famille, bref de celui qui doit assurer l'équilibre général des forces et des énergies qui sillonnent cet ensemble complexe de dix personnes, de celui qui doit prendre en compte les problèmes et soucis de chacun(e) pour tenter de lui trouver une solution dans le cadre d'une petite société devenue instable (par la promiscuité, par le nombre...).
L'inconvénient majeur est de m'encombrer de cette nouvelle fonction, qui ressemble à une fonction étatique (celle qu'assume un État vis-à-vis d'une société) qui a priori n'est pas ma tasse de thé. J'aime être papa.
J'endosse la position totémique (creuse) de père.
Il me faut en plus assumer la fonction de patriarche. Cela fait beaucoup quand on a bien d'autres choses à faire dans la vie (je suis compositeur et j'ai une oeuvre musicale à déployer et créer). Et en même temps je n'ai guère le choix, sauf à démissionner lâchement face à ce qui arrive.

Cette naissance et la nouvelle situation familiale renouvellent également &laqno; cette profonde et mystérieuse nuance de la différence des sexes » dont parlait l'écrivain Theodor Fontane. Ceci ouvre de nouveaux espaces à traiter, à observer, à penser, entre ma femme et moi, car on y redécouvre l'importance de cette différence insondable qui fait tout le sel propre de l'amour. Notre amour doit traverser, passer au feu, de cette nouvelle situation dont nous nous tenons bien sûr pour responsables. La traverser veut dire : comprendre comment elle nous partage, nous différencie, elle qui est ma femme, et moi qui suis son homme (et sans que ceci pour autant nous oppose). Ainsi par exemple ma trilogie (père ; papa ; pater familias ou patriarche ou chef de foyer) n'a nul équivalent pour ma femme car les différents aspects de son travail de mère sont bien plus étroitement intriqués entre eux, et ma femme ne cherche pas à les séparer comme je tente de le faire pour moi-même.

S'il n'y avait que les triplés, la situation ne serait pas trop difficile. Ce qui complique vraiment le pilotage de cette société familiale tient à la différence des rythmes : après une nuit blanche, il faut aussi préparer Andréa pour aller à l'école, habiller Simon pour partir à son hôpital de jour, s'assurer que les plus grands ne manquent de rien, vérifier le soir les devoirs, et répondre aux innombrables sollicitations des un(e) s et des autres qui tentent ainsi de soutenir leur existence propre et singulière. C'est comme s'il fallait jouer simultanément du piano avec dix doigts mais sur dix claviers différents. L'avantage, ceci dit, de cette famille recomposée est son hétérogénéité, sa diversité intérieure qui en fait non pas une totalité unie par le sang, mais un ensemble ouvert, créé au fil des rencontres, riche de personnalités diverses et de relations choisies plutôt qu'héritées, ensemble qui, finalement, pourrait encore s'agrandir d'enfants adoptés venant des quatre autres continents.
Pour que j'accepte positivement la charge nouvelle de cette famille, il faut que cette famille ne se définisse pas négativement par ses frontières, par une délimitation stricte et prétendument fondée par le sang de ceux qui y appartiendraient, par une distinction légaliste ou juridique d'un en-dedans et d'un en-dehors. Je ne m'intéresse pas plus à l'idée d'une communauté ou d'une tribu (un particularisme de plus !) mais plutôt à la pratique d'un lieu temporaire, d'un foyer ouvert et peuplé d'une diversité de gens de tous âges. Et il y a plus de vérité dans les charges paternelles (en leur diversité) quand vous les assumez aussi vis-à-vis d'enfants que vous n'avez pas engendrés, et qui ne sauraient être &laqno; les vôtres » au titre d'un prétendu sang partagé.


François Nicolas

(janvier 1998)