Une épreuve sans nom pour le couple

 

François NICOLAS

(Août 1998)

 

L'élevage de triplés se présente comme une épreuve sans nom pour le couple

 

Épreuve ? Il n'est pas besoin je crois d'insister pour justifier ce mot, encore que je ne mesurais pas, avant de m'y engager, sa pertinence. D'où, peut-être, cette impression que l'épreuve croît au fur et à mesure du temps quand j'attendais l'inverse, quand je croyais que le plus dur serait les premiers temps (ceux des nourrissons, de biberons la nuit) alors que l'épreuve me semble désormais s'accuser au fur et à mesure que les bébés grandissent, et qu'aussitôt un tunnel franchi (celui des nuits), on s'enfonce dans un autre, comme en ces trains de montagne où l'on ne voit le jour que par intermittence.

Sans doute est-il de l'essence de toute épreuve de ce type, librement acceptée, qu'elle ne soit pas avant clairement évaluée et qu'on ne découvre son importance qu'au fur et à mesure de son déroulement. Sinon comment d'ailleurs pourrions-nous être libres, c'est-à-dire responsables de nos actes, si tout était d'avance clairement détaillé, si l'existence se présentait comme la réalisation d'un contrat d'assurance ?

Bref, c'est une épreuve, et assez terrible.

 

 

Le point est que cette épreuve me semble rester sans nom, ce qui la rend d'autant plus difficile à traverser.

Comment la nommer en effet ? Travail d'élever plusieurs enfants à la fois ? Découverte de la fonction de pater familias ? Ces mots ne conviennent pas : ils ne nomment pas la tension de l'épreuve.

Ma difficulté est que je n'ai toujours pas de mot pour nommer cela. Le plus proche serait pour moi de dire que cela ressemble à une guerre.

Il y a en effet, comme dans une guerre, l'intensification subjective de chaque instant, l'urgence qui fait que chaque moment semble lourd de tensions, ne laissant pas l'esprit libre de préparer d'autres présents. Chaque épisode est grave, d'une gravité pleine de soucis immédiats qu'il faut tout de suite prendre en charge et mener à bien ; chaque moment porte le sentiment qu'il s'y joue une survie.

Il y a les batailles incessantes, et donc la tactique (comment dérouler telle bataille convenue, par exemple celle du sommeil : Endort-on les trois à la fois ? Endort-on Louis dans la poussette ou directement dans son lit), et la stratégie (comment enchaîner les batailles, quelles batailles livrer : Combien de biberons par jour ? Un bain tous les jours ? Que fait-on cette nuit, habitue-t-on les bébés à s'endormir dans leur lit ?). Autant de questions (oh combien passionnantes !) qui tissent journées et nuits.

Il y a la ligne de front (qui s'occupe cette nuit des bébés ?) et il y a l'arrière (qui prépare les biberons à l'avance, qui va faire les courses et commande les couches dont les cartons vont s'empiler jusqu'au plafond ?).

Il y a cette sensation qu'" à la guerre comme à la guerre " : on avait bien avant quelques principes, mais l'urgence de la situation les balaie bien vite. Tant pis pour le joli canapé, tant pis pour l'apparence du salon, tant pis pour l'ordre L'épreuve balaye dans l'urgence les conventions sans importance. Elle décape, et met à nu l'essentiel, qui n'est plus fait que de fonctions vitales à assurer - immédiatement -, à répéter - incessamment - : survivre

Cette épreuve se présente donc comme une guerre. Mais ce n'en est pas réellement une pour autant car contre quoi se battrait-on ici ? Pas contre la Nature exactement, comme on peut le faire à la suite de catastrophes naturelles. La naissance de triplés est peut-être une semblable catastrophe (elle ressemble bien à ces singularités de la théorie des catastrophes : là où une courbe soudain bifurque, ou se replie, ou décroche brusquement - ma vie d'homme connaît une telle " catastrophe " depuis qu'Inès, Louis et Marc sont apparus) mais il ne s'agit pas pour autant de lutter contre la nature, car la nature prend ici la forme de trois chérubins, tout barbouillés de purée, de bave et d'excréments Et l'on n'a pas affaire à des torrents de boue ou de lave comme dans les désastres naturels où la terre et le ciel excèdent les barrages humains mais à une marée de bébés qui se répand au sol, envahit les pièces et s'accroche aux meubles, débordant les interdits des parents.

D'où ce sentiment, si pénible, si étrange, de mener une guerre contre on ne sait quoi. De mener ? Plutôt d'être pris dans une guerre, car on ne mène pas grand-chose. Et les stratégies sont élémentaires. On ne vise qu'à se sortir de cette passe (de cette nuit, de ce jour, de cette semaine, de ce mois, de cette année) et c'est pour entrer aussitôt dans une autre, inconnue, où les obstacles semblent encore plus hauts d'avoir été précédemment négligés ou sous-estimés. Et heureusement qu'ils l'ont été car sinon on n'aurait jamais tenu, cette nuit, ce jour, cette semaine, ce mois, cette année, comme un soldat du front n'aurait jamais tenu s'il avait su, au départ, pour quelle épreuve interminable il partait.

Une guerre sans adversaire. Des combats incessants, avec leur même intensité (quelle tension lorsqu'on se réveille, pour la nième fois, et qu'on essaye d'endormir à nouveau le deuxième, avant qu'il ne remette le feu à la chambrée en réveillant les deux autres !).

Il y a bien sûr la tentation de considérer le bébé qu'on a dans les bras et qu'on essaye d'endormir comme son adversaire, la tentation de le jeter par la fenêtre, ou de l'assommer - comme cela, il nous laisserait enfin dormir -. Mais bon, on se retient.

Il y a surtout la tentation, plus grave, plus insidieuse, de retourner cela en une guerre contre son conjoint. Car, s'il n'est pas usuel de considérer que se mène une guerre des parents contre les bébés, il est par contre convenu, et cela depuis que l'humanité existe, qu'il existe une guerre des sexes, une guerre entre hommes et femmes. La tentation est immédiate dans notre situation : se retourner contre sa femme, ou contre son homme, et transformer sournoisement cette apparence de guerre (contre une Nature déguisée en enfants) en un conflit entre les deux sexes.

 

 

C'est à ce titre que l'épreuve sans nom dont je parle ici est avant tout une épreuve pour le couple.

Et d'être épreuve pour le couple ne permet pas plus de la nommer. Car cette épreuve n'en devient pas pour autant nommable comme épreuve de l'amour. Sans doute devient-elle une épreuve aussi pour l'amour, mais enfin, son noyau n'est pas l'amour. Disons que l'amour que se portent l'homme et la femme composant le couple doit lui aussi traverser cette épreuve sans nom, cette apparence de guerre où l'adversaire reste sans nom et sans visage.

Cette épreuve accuse la différence des sexes. Et loin de les rapprocher, comme une certaine confusion apparente des tâches pourrait le laisser attendre (car chacun doit bien se mettre à donner le biberon, à changer les bébés, à se lever la nuit), en fait la différence s'accuse d'autant plus qu'elle ne s'accroche plus explicitement à telle ou telle tâche mais se joue en des rapports subjectifs différents à une même tache. Je parle ici de mon expérience, forcément particulière, en tentant d'y penser quelque chose, par-delà l'ensevelissement sous les particularités sans intérêt.

Il ne s'agit pas à proprement parler de témoignage (témoigner pour qui, et pour quoi faire ?). Il s'agit d'arriver à penser quelque point de cette épreuve sans nom, en sorte de mieux la traverser c'est-à-dire de lui donner, malgré tout - malgré ses particularités si massives et encombrantes (je suis un compositeur français de 51 ans, remarié, père de 5 enfants, papa de 8, et pater de 7) - quelque portée plus universelle. Il me faut arriver à penser cette épreuve non pas exactement pour lui donner un sens (quel autre sens pourrait-elle avoir que celui de porter jusqu'à l'âge adulte ces trois petits ?) mais un nom qui épingle sa singularité et me permette par là d'espérer en son universalité possible, c'est-à-dire sa valeur pour tous les temps et non plus seulement pour ce moment immédiat de l'épreuve.

 

Prenons de ce point de vue les choses telles qu'elles se donnent empiriquement. Comment cette épreuve accuse-t-elle la différence des sexes ?

Un homme peut, aussi bien qu'une femme, donner le biberon à un enfant. Un homme, aussi bien qu'une femme, peut changer un bébé. Mais un homme - soyons plus précis : l'homme que je suis - ne le fait pas exactement comme le fait une femme - soyons également précis : comme le fait ma femme -. Il est difficile d'expliciter ce qui se présente non pas exactement comme des gestes différents mais plutôt comme des intentions contrastées pour des mêmes gestes.

Par exemple, le rapport entre moment présent et moment à venir n'est pas le même. J'aime à savoir ce qui m'attend. J'aime à avoir préparé ce qui peut l'être du moment à venir. J'aime que les biberons du matin soient prêts avant de m'endormir pour ne pas avoir, le lendemain, à les faire sous la pression des cris. Ma femme supporte plus facilement de faire face aux choses comme elles viennent.

Autre exemple : J'aime à comprendre pourquoi un bébé pleure non pas parce que l'affect du bébé m'intéresse (en fait je m'en fiche complètement) mais parce qu'il me dérange, et me convoque en pleine nuit et que mon but est simplement de faire disparaître ce symptôme d'un mal être (ses cris). Mais pour y arriver, il me faut bien en passer par comprendre pourquoi il crie. Or, je ne comprends pas grand-chose aux bébés là où ma femme me semble les comprendre beaucoup mieux. J'aime les enfants et les comprends assez facilement. Mais un bébé, a fortiori un nourrisson, n'est pas à proprement parler un enfant. J'ai tendance à penser que ma femme comprend mieux les bébés (et surtout les siens) que je ne les comprends (et l'homme que je suis dit volontiers " mon fils " ou " ma fille " mais guère " mon bébé "). Donc quand l'un pleure et que je n'arrive pas à comprendre pourquoi, après avoir essayé de le changer, de le faire boire, de le distraire, je me tourne vers elle pour lui demander : " Mais qu'a-t-il donc et que faut-il faire ? " Elle ne fait jamais l'inverse et ne me demande jamais conseil (tant mieux !). Ceci est un fait d'expérience.

L'idée qu'il y a quelque chose à faire pour le calmer et que je ne connais pas mais qu'elle peut connaître (que la mère du bébé connaît " instinctivement ") est, je crois, une idée d'homme. Une femme ne tiendra pas forcément cette idée pour vraie. Elle fera ce qu'elle estime devoir faire sans avoir à en passer par la formulation de cette idée, ou d'une semblable. Autant dire que pour l'homme que je suis, beaucoup d'initiatives à prendre n'ont rien de spontané et voient s'intercaler entre leur but (ici : faire cesser les cris) et leur moyen (que faire ?) l'opaque d'une compréhension qui manque et dont je présuppose qu'il y en a un savoir féminin.

Une intuition, c'est un savoir sans connaissance. L'homme (que je suis) tient que sa femme a une intuition des bébés qu'il n'a pas (et qui, d'ailleurs, ne l'intéresserait guère).

Car il y a bien sûr, en amont, ce point qui nous différencie : je m'intéresse aux enfants, guère aux bébés, et pas du tout aux nourrissons. Ma femme est chaleureuse et maternelle avec les nourrissons et les bébés, plus froide et distante avec les enfants (plus âgés). La différence est patente. Et une différence d'intérêt subjectif se joue là, par-delà la simple différence objective des comportements.

 

Ce qu'il y a de difficile à penser en cette différence, c'est qu'il ne s'agit pas à proprement parler de symétrie. Cette différence n'est pas registrable comme un renversement, comme une inversion, comme le remplacement d'un signe " + " par un signe " - ", ou d'un signe " * " par un signe " / ".

Par exemple mon désintérêt pour les nourrissons n'a pas pour symétrique un intérêt affiché de ma femme pour ceux-ci. Ou mon penchant à m'engager dans une tache en m'assurant au préalable que l'intendance est prête (s'il s'agit du moment de donner les biberons, je m'arrange pour qu'ils soient d'abord préparés) n'a pas pour corollaire une absolue négligence de ma femme en cette matière.

Donc nos manières de faire les mêmes choses sont différentes sans être pour autant inverses. Il y a en fait un décalage dans nos manières de faire les mêmes choses.

La difficulté pour moi est alors de trier dans ce décalage entre ce qui à mes yeux relève d'une différence des sexes et ce qui relève plutôt d'une simple différence de nos caractères.

 

Pourquoi me fatiguer à ce tri me direz-vous ? Parce qu'il en va, pour moi, en cette affaire, de l'amour.

Si j'inscrivais toute différence entre ma femme et moi à la seule différence des personnalités, ce serait, à mes yeux, que ma femme serait en fait pour moi comme une sur. Il n'y a qu'entre frère et sur qu'on attribue les différences aux seules personnalités sans rien indexer à la différence des sexes, s'il est vrai qu'une relation frère - sur est une relation où la différence des sexes est dissoute dans le rapport semblable /dissemblable.

Donc s'il s'agit bien entre ma femme et moi d'amour (au seul sens véritable que je lui connaisse c'est-à-dire d'amour sexué), c'est que se joue là une différence des sexes qui ne relève pas seulement d'une différence, par ailleurs évidente dans notre cas, entre deux personnalités et qui, bien sûr, dépasse la guerre traditionnelle que se font l'un à l'autre les deux sexes.

Or la naissance d'Inès, Louis et Marc relève à mes yeux de notre amour. Il en est le produit, non seulement physique, mais aussi subjectif : nous avons voulu cette naissance, nous avons décidé ensemble d'assumer cette triple naissance totalement imprévue, nous avons décidé suite à cela de nous marier

L'existence d'un amour, son travail, ne suffit pas à nous préserver du risque de guerre entre nous, de la tendance à se retourner contre l'autre au moment de plus grande tension avec les bébés puisqu'atmosphère de guerre il y a bien, lors même qu'aucun ennemi n'y est clairement défini.

Par exemple : si cette épreuve est " comme une guerre ", si comme une guerre elle comporte son front et ses arrières, j'ai tendance à penser que c'est plutôt à la mère de se porter à ce front et au père de se charger de ces arrières (pour donner un exemple extrême : c'est à la mère de répondre en priorité aux appels des bébés, c'est au père de s'occuper de trouver un logement plus grand pour la famille). Le point est que, dans notre cas (différence de personnalités), les choses ne se répartissent pas " harmonieusement " (à mes yeux, en tous les cas !) ainsi. Je travaille à la maison et me trouve ainsi pris, trop souvent à mon gré, dans les taches domestiques sans pouvoir continuer de travailler mon oeuvre musicale. D'où l'impression pour moi que cette sorte de guerre contre un ennemi inconnu se mène parfois à rebours de ce qui devrait être, que c'est un homme qui doit souvent monter au front quand la femme assure des taches d'arrière qui devraient plutôt rester l'apanage du père.

D'où l'impression que cette pseudo-guerre est quelque fois mal menée, et le risque de considérer qu'il y aurait une sorte d'ennemi intérieur qui la minerait. D'où la tendance à ce que cette " drôle de guerre " devienne une guerre intestine, où la ligne de front (c'est-à-dire les bébés) et les arrières (c'est-à-dire la vie amoureuse et le reste de la vie familiale) deviennent indémêlables (comme en une situation de résistance où la distinction front /arrières ne vaut plus, où les femmes se retrouvent indistinguées des hommes dans le maniement des armes).

Et je ne crois pas qu'il convienne de mieux nommer cette épreuve en l'apparentant à une résistance Et je vois bien que ma femme, qui n'aime pas à se penser, en cette drôle de guerre, comme un soldat (qui dort deux heures par-ci par-là au gré des circonstances) n'aime pas plus à se penser ici comme résistante.

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Épreuve sans nom pour le couple donc, où la qualification commune de " parent " est inadéquate. Car il s'agit précisément pour moi de penser et de nommer ce qui nous distingue comme homme et femme dans cette épreuve, non pas ce qui nous confond comme " parent ".

À cette question des noms, je n'ai pas de réponse.

Mais ma conviction est qu'il n'est pas de courage inutile, ni d'amour sans issue.


La seconde partie de ce texte est publiée dans le bulletin n°26 de l'ADPNMP