De l'individuation en
musique (Simondon/Deleuze & Guattari)
André Pietsch Lima
Séminaire Musique et
philosophie
(Ens, 18 mars 2006)
La pensée deleuziènne
sur la problématique de l´individuation fonctionne comme un moteur de fond pour
ma thèse de doctorat intitulée « Du bout de la pensée, sur la langue :
écrits sur la musique, l’individuation et l’éducation » sur laquelle je
travaille à la Faculté d’Éducation de l’Université Fédérale du Rio Grande do
Sul[1], au Brésil.
Je pense qu’il est important de souligner que mon travail
de thèse est relié à mon intérêt pour l’éducation, mes études de la philosophie
de Deleuze et ma vie en tant que musicien. J’ai trouvé le lien entre ces
domaines dans le concept de Ritournelle, développé par Deleuze et Guattari,
surtout dans Mille Plateaux. Dans ce livre comme dans les autres dits et écrits de
ces penseurs, les compositeurs contemporains constituent un repère important
dans le but de développer une pensée sur les notions de création et de devenir.
En tant que violoniste, j’avais déjà la musique comme intérêt. Mes intérêts
pour la musique, l’individuation et l’éducation s’expriment depuis déjà
quelques temps dans mes cours à l’Université et mes expériences de rapprocher
les créations en musique et celles en tant que professeur.
Aujourd’hui, je
vais vous présenter quelques idées qui font partie de mon travail de thèse et
qui, possiblement, nous aideront à penser sur la thématique de ce matin qui est
le croisement des écrits de Gilbert Simondon et Deleuze (avec ou sans Guattari)
et la musique. En fait, ces idées n´épuisent d´aucune façon ce sujet complexe soit avec Simondon,
soit avec Deleuze (et Guattari) soit dans l´intersection de ces constellations
conceptuelles avec la musique.
La question de l´individuation, quand
elle est formulée de façon traditionnelle, se demande ce qui fait qu´une
substance ou nature commune à plusieurs devienne tel ou tel individu. Les réponses
à cette question ont toujours été soumises à une condition paradoxale puisque
la question demande des réponses qui elles mêmes sont soustraites de n’importe
quelle définition. La question, aussi bien que ses réponses sont elles mêmes
les produits d´un processus qu´elles veulent appréhender. Simondon nous invite à
connaître l´individuation dans ces termes : « nous ne pouvons, au sens habituel du terme, connaître l'individuation
; nous pouvons seulement individuer, nous individuer, et individuer en nous
(...) L'individuation du réel extérieur au sujet est saisie par le sujet grâce à
l'individuation analogique de la connaissance dans le sujet (...) ; Les êtres
peuvent être connus par la connaissance du sujet, mais l'individuation des êtres
ne peut être saisie que par l'individuation de la connaissance du sujet ».[2]
Ainsi, parler de la problématique de l´individuation
dans ce milieu conceptuel, c’est avant tout se demander quel est le processus
par lequel une telle problématique se complique dans sa propre composition et
non pas la livrer a la responsabilité de la matière, de la substance, de la
forme, des déterminations identitaires de l´être a partir d´un modèle défini de
réalité.
Pour ce lecteur
de Deleuze / Guattari / Simondon qu´est-ce qui fait de la musique un lieu de
questionnement au sujet de l´individu et de l´individuation ?
Quand je me pose
la question de l´individu et de l´individuation par rapport à la musique, me
situant entre ces complexes conceptuels, je scrute et me sens scruté par une
problématique et je m´expérimente, ainsi, dans une attention qui me fait
frissonner et je suis saisi par de nombreuses solutions qui se multiplient ;
solutions non seulement variées mais en variation : variations des
compositions et variations à l’intérieur des compositions, variations des écoutes
musicales et variations à l’intérieur des écoutes musicales, variations des matériaux
impliquées dans la composition et dans l´écoute, variations des rencontres
entre les interprètes et les partitions de musique, variations qui différencient
les compositeurs et les compositions, variations des appréhensions des
processus de l´individuation musicale, etc.
Je vais vous présenter
succinctement un schéma des raisons qui me guident à vous dire ceci et qui se
rapporte aux lectures que j’ai fait des œuvres de Deleuze et de Simondon. Je
vais donc commencer par exposer un schéma de la méthodologie de Simondon pour
penser la problématique de l´individuation. Ensuite, je vais parler sur la manière dont Deleuze, lecteur de Simondon, a
lui-même conçu cette problématique. A la fin
de mon exposé, j´espère vous dire comment la lecture que Deleuze a faite de
Simondon a influencé sa pensée sur l´individuation et comment cette lecture l´a
guidé dans ses incursions (avec ou sans Guattari) dans la musique. Durant cet
exposé, et dans la mesure de mes possibilités, je vous ferai remarquer certains
cas de musique qui me paraissent intéressants quand ils sont perçus à travers
la problématique de l´individuation selon les paramètres que j’esquisserai
ici.
Deleuze a fait une
recension élogieuse de L'individu et sa genèse physico-biologique en 1966 et signale ce livre
dans de nombreuses parties de son œuvre et de son séminaire. De plus, la pensée
de Simondon a opéré souterrainement dans sa théorisation sur la différence et,
donc, dans sa pensée au sujet de l’individu et de son individuation. L’individu
et sa genèse physico-biologique est la première partie de la thèse principale de
doctorat de Simondon intitulée L'individuation à la lumière des notions de
forme et d'information, présentée en 1964 à la faculté des Lettres et Sciences Humaines de
l'Université de Paris. Cette thèse comporte deux œuvres de Simondon : L'individu
et sa genèse physico-biologique, paru en 1964, aux Presses Universitaires de France, et L'individuation
physique et collective, paru chez Aubier en 1989. C’est la thèse, paru chez Millon (Collection
Krisis) en 2005, que j’utilise comme référence principale dans mon exposé d’aujourd’hui.
Dans ce livre se trouve un texte complémentaire écrit par Simondon pendant la rédaction
de cette thèse. Ce texte est intitulé « Histoire de la notion d’individu »
et c’est une synthèse de l’histoire de la pensée philosophique sur l’individu
et l’individuation. Je vous le conseille si vous souhaitez connaître un peu
plus cette question.
Alors, l´attention
que dédie Deleuze à Simondon se doit surtout au développement par Simondon d´une
philosophie qui d´une nouvelle façon s´est posée la problématique de l’individuation
sur deux aspects principaux. Le premier aspect c’est que Simondon a créé une
voie qui se dévie de deux voies importantes par lesquels ce problème a été pensé
au long de l’histoire de la philosophie : le substancialisme et l’hylémorphisme.
Le deuxième aspect est que Simondon a fait des efforts pour les abandonner en
faveur d’une conception qui subordonnait l’individu et l’individuation à l’immanence
et au devenir.
L’individu et
sa genèse physico-biologique est une méditation sur l´individu et sur sa genèse qui
nous invite à repenser le problème de l’individuation à partir des systèmes métastables,
irréductibles à l´ordre de l’identité et de l’unité sous la coordination d’un
principe de l’individuation capable de « préfigurer l'individualité constituée,
avec les propriétés qu'elle aura quand elle sera constituée »[3]. Simondon nous invite à
penser à l’individu comme étant le
revêtement precaire d’une individuation qui se produit en lui, elle même
cherchant des questions-réponses à l’intérieur de ses propres métamorphoses.
Selon Simondon, l’être
n´est ni stable ni instable mais métastable (puisque la condition d´instabilité
est définie en relation à celle de la stabilité). Cette métastablité définit l´individu
comme milieu d’individuation, comme étant immanent à son individuation.
Simondon s’est retourné contre une certaine tradition qui, en liant l’individu
tout fait au principe d’individuation, a conçu l’être comme consistant en
son unité, donné à lui-même, fondé sur lui-même, inengendré, résistant à ce qui
n’est pas lui même[4] (la voie substancialiste) et l’individu
comme engendré par la rencontre d’une forme et d’une matière[5] (la voie hylémorphique).
Tandis que le schéma
hylémorphique laissait échapper les conditions énergétiques de la prise de
forme, conditions qui résident dans les potentiels énergétiques intrinsèques à
la forme et à la matière[6], le schéma substantialiste était
incapable d´expliquer la genèse de la substance. Les deux perspectives
supposaient d’avance l’existence « d’un principe d’individuation antérieur
à l’individuation elle-même, susceptible de l’expliquer, de la produire, et de
la conduire »[7]. Simondon a critiqué le fait
qu’à travers ces deux manières de poser le problème de l´individuation, on a
pris comme point de départ la constatation de l’existence d’individus constitués,
les emprisonnant dans un principe d’individuation préformé, extérieur et
transcendant à la propre opération d’individuation.
Selon lui, l´individuation
serait, au contraire, subordonnée à ce qu´il appelait « ontogénèse », qui désignerait,
à son tour, aussi bien l’individu que le processus duquel il s´origine. C´est-à-dire,
le devenir de l’être. La pensée devrait s’opposer à une tendance de penser l’être
«en passant par l'étape de l'individuation pour aboutir à l'individu après
cette opération»[8] ou de supposer l´existence d´une
succession temporelle qui conçoit le principe d’individuation comme la chose
qui exécute l’individuation même pour aboutir à l’apparition de l’individu
constitué. Il
s´agit de parcourir le chemin inverse mettant le principe d'individuation dans
un domaine de singularités préindividuelles pour le conduire à son ontogenèse. La méthode générale de
Simondon pour penser cette problématique a été formulée par lui de la façon
suivante : « on essayerait de saisir l'ontogenèse dans tout le déroulement
de sa réalité, et de connaître l'individu à travers l'individuation plutôt que
l'individuation à partir de l'individu »[9]. C´est la résonance avec une
telle méthode qui mène le groupe dont je fais parti, à essayer de créer, par l´écriture,
une forme d´expression compatible avec la proposition de Simondon et reprise
par Deleuze dans sa discussion sur le style. C’est pour cette raison aussi que
je vous dis que cette problématique est également un moteur de fond dans mon
travail de thèse et pas simplement un objet de réflexion.
L´individuation
est activée par ce que Simondon appelait une « disparation ». La
disparation est le processus qui établit une communication entre des disparités
de différents ordres de grandeur et donne lieu à une dimension nouvelle et
dissemblable par rapport aux matériaux qui sont entrées en sa composition. C´est
une opération créatrice.
Dans une note à la
page 205 de L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Simondon précise qu’il a
retiré la notion de « disparation »
de la théorie psycho-physiologique de la perception : « il y a disparation
lorsque deux ensembles jumeaux non totalement superposables, tels que l’image rétinienne
gauche et l’image rétinienne droite, sont saisies ensemble comme un système,
pouvant permettre la formation d’un ensemble unique de degré supérieur qui intègre
tous leurs éléments grâce à une dimension nouvelle ». Dans cet exemple donné
par Simondon, la vision en profondeur se doit à une opération qu’implique une
construction inventive quand elle produit une novelle dimension que les images
rétiniennes isolées ne contenaient pas. Cette disparation est la résolution d’un
conflit entre disparités grâce à la construction d´une dimension nouvelle.
Ce qui définit les
conditions d´individuation c’est l’existence d’une disparation entre au moins
deux ordres de réalité. Prenons un individu qui s´individue comme milieu d’action
d’un système, qui, pour ne pas être confondu avec lui est dit système préindividuel.
Ce système est composé de deux ordres de réalité : un ordre de réalité supérieure
et de haute énergie potentielle et un ordre de réalité inférieure fait de matière
plus ou moins actualisée, composé de matières de basse énergie potentiel avec
de basse énergie de transformation. L´individu serait généré par un ensemble de
disparations qui articulent un ordre de réalité (préindividuelle) dans l´autre ;
et dans ce processus, il va se composer comme médiation entre ces ordres qui ne
communiquaient pas avant, en tant que « point singulier d’une infinité ouverte
de relations »11. Quand Simondon nous dit que l’individu se compose
comme « point singulier d’une infinité ouverte de relations », il
nous demande de concevoir ces relations en tant que « non-identité de l’être
par rapport à lui-même »[10] et non pas en tant que des
relations entre des termes conçus comme substance. C’est la relation en tant
que préindividualité (et non en tant que pure virtualité ou pure actualité) qui
fait la réalité du réel.
L’individuation,
située entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore, est ce qui fait qu’un
milieu quelconque peut être défini comme métastable. C’est-à-dire, les opérations
transformatrices (ou les disparations) qui garantissent son ouverture sur le
devenir.
Je pourrais vous
citer quelques exemples parmi les innombrables cas dans la musique qui
pourraient être pensés sous ce prisme :
1- Dans Vortex Temporum (1994 - 1996) (« tourbillon de temps »), Gérard Grisey fait tourbillonner des temps
hétérogènes, comme ceux des hommes (« temps du langage et de la
respiration »), ceux des baleines (« temps
spectral des rythmes du sommeil ») et
ceux des oiseaux (« temps contracté à l’extrême où s’estompent les
contours ») en fonction de la création
de dimensions temporelles nouvelles.[11]
2- Dans la musique de Messiaen
l’individuation d´une composition est en cours lorsqu’il mêle les instruments
musicaux, le chant des oiseaux, des rythmes
venus d'Inde, des rythmes non rétrogradables,
des modes à transposition limités, des énoncés philosophiques, des permutations
symétriques, etc... L’oeuvre devient le produit des processus de disparation
sur le plan des hétérogènes. Le résultat est quelque chose qui ne ressemble pas
aux matériaux qui le composent et qui étaient déjà des milieux en variation ;
c’est-à-dire, des milieux qui portaient une charge préindividuelle. Dans cet
exemple, des disparités philosophiques se mélangent dans un même processus de
composition : la durée de Bergson, et l’éternité de Thomas d’Aquin.
Messiaen devient une composante dans une totalité qui englobe l´interélémentaire
et l’intraélémentaire créant ainsi un ordre nouveau. Le trouble produit par l’écoute
de la musique de Messiaen chez l’auditeur ne viendrait-il pas du fait que dans
cette musique le principe d’individuation comme moyen d’ascension visant la
transcendance cède la place à un « principe diabolique »[12] qui ramène à l’immanence menaçant
de retirer la cadence du métronome de la perception et la perception de la
sensation ?
3- Ligeti dans son œuvre Artikulation (1958) a mélangé des
couleurs, des formes, des textures, des concepts abstraits, des idées musicales
créant ainsi : « des champs sonores et des masses qui fluent
ensemble, s’alternant, s’intercalant (...) avec des matériaux humides, visqueux,
spongieux, fibreux, secs, fragiles, granuleux et compactes (...) des bâtiments
imaginaires, des inscriptions, des textes, des dialogues, des insectes, des
conditions, des occurrences, des transformations, des catastrophes, des décompositions,
des disparitions. »[13] (NDLT)
4- L’œuvre de Varèse Déserts (1950-4) fut composée, avec des éléments du désert ;
« ces déserts qui traversent ou qui peuvent traverser l'homme, les déserts
physiques, ceux de la terre, de la mer et du ciel, du sable, de la neige, d'espaces
interstellaires ou des grandes cités».[14] Ces éléments ont servis de force motrice à Henry
Miller pour rendre hommage à Varèse dans Le cauchemar climatisé. C’est une belle rencontre...
5 - Dans la musique brésilienne
existe un exemple de composition produite dans l’interface de ce système préindividuel,
le chant d’un campagnard et la puissance d’une locomotive.
(Villa-Lobos,
O trenzinho do caipira, 1930)
The London Symphony Orchestra
Alberto Ginastera
Il me semble essentiel chez Simondon,
cet effort à décrire, non pas la matière comme quelque chose de passive et à l’état
brut qui sera, à son tour, substrat du travail de la forme, mais suivre l´individuation
au moyen de l’opération énergétique qui permet la prise de forme. C´est le
travail de la prise de forme qui compte ; c’est-à-dire, le travail de
modulation qui est, à son tour, une prise de forme réciproque entre le moule et
le matériel ; c’est-à-dire, l’échange d´information entre les matériaux
qui prennent part dans cette opération de modulation. Dans la musique, il me semble qu’il existe une résonance avec cette idée.
Varèse
va concevoir la forme en tant que « l’origine de la “structure interne“ où
cette dernière s'accroît et se clive selon plusieurs formes ou groupes sonores
qui se métamorphosent sans cesse, changeant de direction et de vitesse, attirés
ou repoussés par des forces diverses. La forme est le produit de cette interaction. Les formes
musicales possibles sont aussi innombrables que les formes extérieures des
cristaux».[15] Dans cette idée de Varèse, on
trouve impliqué l´activité interne de la matière dans la prise de forme pendant
le processus de composition. Cette conception l’a aidé a construire une
composition comme Ionisation, qui évoque les éléments et les mouvements moléculaires.
(Edgar Varèse, Ionisation, 1931)
Ricardo Chailly
Royal Concertgebouw orchestra
ou Asco Ensemble
L´individuation:
Deleuze, lecteur de Simondon
Pour Deleuze, le
moteur de l´individuation est l´intensité. Je vais vous lire l’ appropriation
qui me semble la plus explicite de la théorisation de Simondon par Deleuze. Ce
passage se trouve au chapitre IV de Différence et Répétition (PUF) à la page 317 : «
le processus essentiel des quantités intensives est l’individuation. L’intensité
est individuante, les qualités intensives sont des facteurs individuants. Les
individus sont systèmes signal-signe ».[16] (...) Page 30 se trouve une
bonne explication d’un tel « système signal-signe »: « Nous appelons “signal”
un système doué d’éléments de dissymétrie, pourvu d’ordre de grandeur
disparates ; nous appelons “signe” ce qui se passe dans un tel système, ce qui
fulgure dans l’intervalle, telle une communication qui s’établit entre les
disparates »[17] (champ problématique). L’intégration
de Simondon à la pensée de Deleuze est ainsi formulée à la page 317 de Différence
et répétition : indi-drama-différen(t/c)iation. Dans ce livre Deleuze utilise la distinction graphique entre différentiation et différenciation pour faire une distinction entre ce qui se
passe dans l’Idée (le contenu du virtuel, la différentiation avec « t ») et ce qui arrive dans
le passage du virtuel au actuel (le processus de l’actualisation, la différenciation avec « c »)[18]. La fraction elle-même se compose en tant qu’une
relation différen(t/c)ielle.
Pour Deleuze, l’individuation
est en même temps différenciation et différentiation. C’est-ce qui défini l’individuation en tant
que contraction de singularités dans un système préindividuel. L’individu ne se
dissout pas dans le virtuel et ne se révèle pas comme actualité. L’individuation
est, également, l’action à partir de laquelle la différence se produit dans l’individu.
C’est l’action par laquelle la variation apparaît dans la variété. Le début et
la fin de l’individuation sont le milieu où l’être s´affirme comme différence,
comme variation individuante. L’individuation n’est pas la façon par laquelle
une généralité se convertit en un individu. Différemment, l’individuation est
la façon par laquelle la différence est déclenchée, animée. L’être est répétition
de la différence, à force de se différencier en se répétant et de se répéter en
se différenciant. L’individuation surgit comme l’acte de solution du champ
problématique (qui est le champ de singularités préindividuelles déterminé par
la distance entre les ordres hétérogènes qui la déterminent) ; en même
temps, c’est l’acte qui met les disparates en communication et actualise le
potentiel. C’est-à-dire que l’individu
se trouve accolé à une moitié préindividuelle qui est le réservoir de
singularités.[19]
En résumé, les écrits
de Simondon aident Deleuze en sept points principaux:
1)
La conception de l’individuation chez Simondon relie l´individuation et le
devenir[20] ;
2)
L´individu est contemporain de son individuation et l’individuation est, à son
tour, contemporaine du principe d´individuation ; 22
3)
Le principe de l´individuation est vraiment génétique et pas simple principe de
réflexion[21] ;
4) L’individu est milieu d´individuation
et pas seulement son résultat [22] ;
5) L’individuation se produit
dans un système métastable. Ce qui définit un tel système est l’existence d’une
disparation qui met en rapport, au moins, deux ordres de grandeur qui avant n´avaient
pas de communication interactive entre eux. Ceci présuppose un état de dissymétrie,
une « différence fondamentale », notion qui assimile ce que Simondon
appelle « différence de potentiel » ; la notion de « métastable »
chez Simondon décrit pour Deleuze la condition de déphasage de l´être par
rapport à lui-même ;
6)
L´aspect créatif de l´individuation chez Simondon, est valorisé par Deleuze
puisqu’il présuppose dissimilarité entre le fondement (différence intensive) et
ce qu`il crée (milieu d´individuation) ;
7) Deleuze a lu Simondon de façon
à identifier en lui une ontologie éloignée de l’Un et proche du préindividuel.
Voici une bonne explication du préindividuel : « Singulier sans être
individuel, tel est l'état de l'être préindividuel. Il est différence, disparité,
disparation »[23]. Deleuze a salué Simondon d’avoir
conçu « la disparité » (qui définit le préindividuel) comme le « premier moment
de l'être », « comme moment singulier », la réalité préindividuelle « supposée
par tous les autres états, qu'ils soient d'unification, d'intégration, de
tension, d'opposition, de résolution des oppositions..., etc. »[24].
Il est évident que
c’est à partir de cette conception d’individuation que Deleuze et Guattari ont
pensé la musique à partir de son potentiel créateur, de sa dimension virtuelle,
c´est-à-dire, ce qui fait de la musique la puissance créatrice qu´elle est.
Ceci étant dû à l’attention que Deleuze a donné au champ de singularités préindividuelles.
Deleuze/Guattari,
Simondon et la musique
Il y a dans la
musique, plusieurs rapprochements de cette conception de l’individuation qui
affirme la primauté de l’intensité (Deleuze) ou de l’ontogenèse (Simondon) sur
l´individu constitué ou de la forme dans le processus d’individuation avec la matière sonore. Je vous cite
deux cas :
1) Quand Messiaen
affirme dans son Traité de rythme, de couleur et d´ornithologie, une conception du rythme dans laquelle le rythme est
fondateur des autres paramètres musicaux et dans laquelle le rythme est d´abord,
ce qui fait de la musique un art de la pensée et toutes les deux, la pensée et
la musique, un art du temps[25]. Messiaen, dans ces écrits,
en faisant remarquer la proximité étymologique de la musique et de la pensée,
faisait aussi remarquer ce qui était le moteur de la production de la musique,
en prenant la musique et la pensée comme l´art du temps ; le temps
musical, à son tour, comme il l´affirmait, était l´art qui devient rythme, avec
le rythme et du rythme. Et le rythme, à son tour, écrivait Messiaen, est :
« non pas la répétition du même, non pas l'alternance du même et de l'autre:
mais la succession de mêmes qui sont toujours autres, et d'autres qui ont
toujours quelques parentés avec le même :
"c'est la variation perpétuelle” »[26]. Il me semble que, ainsi,
pour lui, c´était à partir du rythme qu´on pourrait concevoir l’individuation
musicale, et avec elle, les œuvres musicales. Si la musique, chez Messiaen, est
un art du temps, c’est parce que,
pour lui, n’est pas seulement le temps qui est intérieur à l’œuvre, c’est l’œuvre
qui est intérieur au temps.
Ce rythme, chez
Messiaen, me mène à ce que Simondon a écrit sur le temps : le temps comme « expression
de la dimensionnalité de l'être s’individuant » [27]. Il n´y aurait pas pour
Simondon, un temps « donné comme cadre dans lequel la genèse se déroule,
le temps lui-même étant solution, dimension de la systématique découverte : le
temps sort du préindividuel comme les autres dimensions selon lesquelles
l'individuation s'effectue ».[28] Ce rythme chez Messiaen m´emmène
aussi au Rythme chez Francis Bacon : logique de la sensation de Deleuze. Le Rythme en tant
que puissance vitale qui déborde
tous les domaines et les traverse,[29]
2) George Antheil,
dans son petit essai Abstraction and Time in Music, a écrit que: «la musique a
toujours été les aventures du Temps avec l´Espace et que dans la mesure
exacte dans laquelle l’espace est
rétréci, la musique est une grande musique»[30]. Dans cet essai, Antheil va défendre la forme comme antérieur à l´harmonie
et à la mélodie en laissant clair que la forme est le voltage conducteur du
voltage, du temps. Et, simultanément, «la forme en musique c´est le temps»[31] (NDLT).
On voit ici
impliqué le courant intensif comme facteur individuant qui parcourt la musique,
qui la lie à un corps intensif, corps sans organes. C´est ce qui la rend, à son
tour, un art de produire et de proposer des rencontres ou de les propager
partout. Ces rencontres sont des singularités produites par chaque nouvelle expérimentation
musicale selon des potentiels qu’elle répartit et du voltage que cette nouvelle
expérimentation produit en tant que transduction dans un milieu qui ne cesse de
se différer. Quand je vous dis que l’œuvre transduit, je veux dire que l’œuvre ne
se résout pas en conservant ce qui il y a de commun entre les termes qu’elle
mobilise (il ne s’agit pas de synthèse par induction). Antheil dit que « l’art
est déterminé par le voltage de sa synthèse »[32] (NDLT). Cette synthèse est une synthèse
transductive puisqu’elle va se produire, dans les termes de Deleuze en tant que
relation différen(t/c)ielle, en se révélant
dans sa différen(t/c)iation au
milieu des potentiels avec lesquels elle se produit en tant que coupure.
Les compositeurs
aussi bien que les œuvres musicales sont des réceptacles résultants de ces forces subtiles,
forces de l´individuation ; ils sont eux-mêmes des milieux d´individuation,
milieux à travers lesquels ces forces travaillent résolvant des problèmes
vitaux.
Ce que Deleuze a
affirmé en relation à ce que la musique fait, rendant sensibles les forces du
Temps, la musique le fait en rendant sensibles les forces préindividuelles dans
l’individuation de l’œuvre. Elle le fait par des opérations d´intégration de
différents ordres de grandeur à travers des disparations successives qui
agissent sur le compositeur quand celui-ci canalise des flux intensifs (des potentiels) dans telle ou telle
direction, les engageant dans tel ou tel modus d´expression musicale. Ce que le
compositeur fait, n´est pas tellement
imposer une forme (ou une forme subjective) à une matière passive, mais
suivre la matière, donnant de la consistance aux forces expressives du matériel,
intensifiant les affections produites dans ce processus.[33] La musique rend sonores les
forces sur le plan des singularités préindividuelles, ou la modulation des
forces à travers de disparations sur le plan de ces forces. En d´autres termes,
elle trace une ligne dans et avec la matière-mouvement et rend sonores des
forces qui ne le sont pas par elles-mêmes. Comme produit de ce processus nous
avons, par exemple, non pas une matière formée mais un milieu d´individuation.
Si je peux essayer une approximation de ce que je viens de vous dire avec les écrits
que je connais de François Nicolas, je dirai que c’est à travers ce milieu qu’un
“individu” est détourné, séparé de ses “particularités individuelles” et intégré
à une écoute qui le bouleverse et le dépasse.[34]
Dans ce processus
conceptuel, on pourrait dire que la composition musicale propose la métastabilité
comme une condition qui la propulse a se modifier par l´invention de structures
qui résolvent leurs propres problématiques en créant des solutions aux problèmes
qu’elle même se pose.
Si l’individu est
une contraction singulière de l’actuel et du virtuel, l’individu en musique est
cette contraction en tant que sonorisée. C’est grâce au contenu de cette
contraction qu’on peut dire que chaque composition musicale est une inflexion
des paramètres avec lesquelles elle est construite ; c´est par là que ces
paramètres fuient et se différentient.
(György
Ligeti, Artikulation, 1958)
Elektronisches Studio des
Westdeutschen Rundfunk, Köln
Pour terminer, je
voudrais souligner les moyens par lesquels Deleuze et Guattari nous éclairent
sur le problème de l’individuation dans le Traité de Nomadologie dans Mille Plateaux. Il me semble que c´est dans
ce plateau que les écrits de Simondon sont décisifs quant à la pensée de
Deleuze et Guattari sur l´insertion de l´art dans la problématique de l’individuation.
Dans ce texte, ils
trouvent dans la métallurgie un modèle intéressant pour penser des
individuations entre la musique, la pensée et la technique. Il y a dans la métallurgie
toute une dynamique des flux qui mettent la matière en variation et les formes
en développement, l’ensemble étant vivifié au moyen de transformations créatrices.
La métallurgie fonctionne comme un modèle que Deleuze et Guattari utilisent
pour exprimer la force productive interne du phylum machinique qui est le flux de matière-mouvement,
en variation continue, porteur de facteurs individuants plastiques et
anarchiques, la matière-flux porteuse de singularités et de traits
d'expression[35]. Dans ce texte, il me semble
que la matière-mouvement correspond au principe de toute individuation. Cette
matière mouvement est ce qui rend possible les opérations de modulation44
, dans le sens que Simondon attribue à ce terme, quand il distingue l´opération
de modulation de celle de mouler : « Mouler est moduler de manière définitive;
moduler est mouler de manière continue et perpétuellement variable »[36]. L´opération de modulation,
ainsi conçue, est l´opération qui lie la musique à la métallurgie.[37] C´est en ce lieu changeant,
que se trouve la différence. C´est dans cette continuité idéele de la matière-mouvement[38] que les agencements musicaux
produisent des sélections, des organisations, des stratifications. Le phylum
machinique, à
son tour, fait basculer les agencements. C´est la matérialité énergétique de la
matière-mouvement qui serait la force motrice de la Ritournelle qui à son tour exprime toute
une théorie de l´individuation. L´attention de Deleuze et Guatarri donnée à
cette matérialité intensive est ce qui les mène à chercher dans la musique ce
qui fait d’elle le n-l. Dans la musique, le style se met en évidence comme
variation de la matière-mouvement, ce qui fait que, avec elle, l’individu ne se
montre pas comme intériorité et clôture. La musique, au contraire, le surprend
dans sa condition variationelle, préindividuelle.
Je termine ici mon exposé en vous
remerciant de m´avoir écouté et je remercie en particulier le professeur François
Nicolas qui m´a gentiment accueilli dans ses séminaires et qui m´a permis de préparer
ce travail et ainsi de exposer le sujet de ma thèse.
Abréviations
A - Wehinger, Rainer. György Ligeti's Artikulation (partition) Mainz: Schott, 1970.
ATM – ANTHEIL, George. Abstraction and Time in
music. In: CAWS,
Mary Ann (Ed.). Manifesto: a century of isms. Lincoln: University of Nebraska
Press (Bison Books), 2001.
DR – Deleuze, Gilles. Différence et répétition.
Paris : Puf, 2005.
EEV - CHARBONNIER, Georges. Entretiens avec Edgar
Varèse. Paris:
Éditions Pierre Belfond, 1970.
EO – NICOLAS, François. Une écoute à l’œuvre : d’un moment favori dans la
Chute d’Icare.
In : Brian Ferneyhough. (textes réunis par Peter Szendy). Paris :
L’Harmattan, Ircam / Centre Georges-Pompidou, 1999.
FB – Deleuze,
Gilles. Francis Bacon : logique de la sensation. Paris : Seuil, 2002.
G. S. - Deleuze,
Gilles. Gilbert Simondon, l'individu et sa genèse physico-biologique. In: Deleuze, Gilles. L'Île
Déserte: textes et entretiens. 1953-1974.
ILNFI - Simondon,
Gilbert. L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information. Grenoble: Millon (collection
Krisis), 1995.
LS – Deleuze,
Gilles. Logique du Sens. Paris : Minuit, 1969.
MP – Deleuze,
Gilles ; Guattari, Félix. Mille Plateaux : capitalisme et
schizophrénie. Paris : Minuit, 1980.
TRCO - Messiaen, Olivier. Traité de Rythme, de couleur et
d’ornithologie. Paris: Leduc, 1994-1996. v.1.
V - VIVIER, Odile. Varèse. Paris:
Seuil, 1973.
–––––
On
trouvera un prolongement de ce texte - De la création en musique
(Simondon / Deleuze & Guattari), Ens, 7 juin 2006 – à l’adresse
suivante :
www.entretemps.asso.fr/philo/Pietsch-Lima.2.htm
–––––
[1] Sous l’orientation du professeur Tomaz Tadeu da
Silva.
[2] ILNFI, p. 36.
[3] ILNFI, p. 23.
[4] ILNFI, p. 23.
[5] ILNFI, p. 23.
[6] Cf. “Introduction
à la problématique de Gilbert Simondon” par Jacques Garelli in ILNFI, p. 12.
[7] ILNFI, p. 23.
[8] ILNFI, p. 24.
[9]ILNFI, p. 24.
[10]ILNFI, p. 32.
[11] Cf. texte de Gérard Grisey (pages 4, 5 et 6) dans
le cahier de la programmation du concert de 5 mars, 2006 (Centre Pompidou,
Paris).
[12] LS, p. 206.
[13] A, p. ix : « I constantly
combine colour, form, texture and abstract concepts with musical ideas. This
explains the presence of so many non-musical elements in my compositions.
Sound-fields and masses that flow together, alternate with, or penetrate, one
another; suspended nets that tear or become knotted; damp, viscous, spongy,
fibrous, dry, brittle, granulous and compact materials; threads, short
flourishes, splinters and traces of all kinds, imaginary edifices, (…),
inscriptions, texts, dialogues, insects, conditions, occurrences, coalescence,
transformation, catastrophe, decay, disappearance; all are elements of this non
puristic music ».
[14] EEV, p. 156.
[15] V, p. 50.
[16] DR, p. 317.
[17] DR, p. 31.
[18] DR, p. 267 : « Nous appelons différentiation la détermination du contenu virtuel de
l’Idée ; nous appelons différenciation l’actualisation de cette virtualité dans des espèces et des parties
distinguées ».
[19] DR, p. 317.
[20] Cf. G.S., p. 123.
[21] Cf. G.S., p. 121.
[22] G. S., p. 120 -
121.
[23] G.S., p. 121.
[24] G.S., p. 121 -
122.
[25] TRCO, v. 1, p.39.
[26] Ibid.
[27] ILNFI, p. 34.
[28] ILNFI, p. 34.
[29] FB, p. 46.
[30] ATM, p. 650.
[31] Ibid.
[32] Ibid.
[33] Cf. MP, p. 406.
[34] Cf. EO, p. 30.
[35] MP, p. 506.
[36] ILNFI, p. 47.
[37]
MP, p. 511 : « si la métallurgie est dans un rapport essentiel
avec la musique c’est par la tendance qui traverse les deux arts, à faire
valoir au-delà des formes séparées un développement continu de la forme,
au-delà des matières variables une variation continue de la matière. »
[38] MP, p. 506.