Autonomie et historicisme : la fausse alternative

(Sur les régimes d’historicité de l’art)

 

(Séminaire « Penser la musique contemporaine avec / sans / contre l’histoire ? » — Ens, 13 décembre 2003)

 

Jacques Rancière

 


                  Je ne suis ni musicien ni historien de la musique. Mon rapport à la musique — contemporaine ou autre — est celui d’un auditeur qui n’a jamais appris comment était fait ce qu’il a plaisir à entendre. Mes réflexions d’aujourd’hui porteront donc non sur un objet particulier de l’« histoire de la musique » mais sur le nœud conceptuel que ce séminaire établit entre la musique comme nom d’un art et l’histoire comme nom d’une forme de rationalité dont il est demandé en quel sens elle est ou non habilitée à penser cet art. Je m’interrogerai sur la constitution de ce nœud et sur ses conditions de possibilité. Je partirai pour cela de la position du problème formulée par François Nicolas lors de la séance inaugurale du séminaire. [Voir Généalogie, archéologie, historicité et historialité musicales]

                  Cette position articule deux rapports essentiels entre musique et histoire : un rapport d’inclusion et un rapport d’exclusion. D’un côté l’histoire y apparaît comme l’établissement d’un rapport entre les dimensions du temps — présent, passé et futur. La musique apparaît alors comme un des objets particuliers qui tombent sous le concept d’histoire en général, la question étant de savoir qui a qualité pour faire cette histoire et à partir de quel rapport entre les dimensions du temps il faut la faire : poids du passé, exigence du présent ou orientation donnée par un futur.

                  Mais d’un autre côté, musique et histoire apparaissent comme deux termes antagoniques. Il y a, dit François Nicolas, un monde de la musique, qui forme une totalité saisissable en intériorité. Mais il n’y a pas de monde de l’histoire. Ce rapport d’exclusion fait alors retour sur le rapport d’inclusion et sert à opposer une bonne et une mauvaise histoire de la musique. La bonne histoire saisit la musique en intériorité, dans son monde. La mauvaise la rapporte à l’extériorité de « l’histoire ». La première explique le musical par le musical. Elle comprend une généalogie qui renvoie les œuvres à d’autres œuvres et une archéologie qui les renvoie au matériau musical. La seconde, l’histoire « historiciste », explique le musical par le non-musical : le matériau non-musical, les circonstances biographiques, les structures sociales etc.

                  Cette position du problème lie donc deux idées d’histoire : l’histoire comme détermination englobante d’un rapport entre les dimensions du temps et l’histoire comme terme d’une opposition de type spatial entre un dedans et un dehors. Elle nous permet déjà de voir que l’histoire n’est jamais simplement le nom d’une orientation du temps. Elle est toujours en même temps le nom d’une distribution des possibles. Mais cette seconde détermination du temps est introduite sans être thématisée. Elle apparaît sous la forme d’une opposition simple : l’histoire y est l’extérieur, l’instance d’hétéronomie, la musique l’intérieur, l’instance d’autonomie. Le problème se pose alors : au sein de quoi cette division est-elle opérée ? On veut bien admettre, au moins en première approche, que l’extérieur s’oppose à l’intérieur. Mais les choses deviennent plus obscures quand il s’agit de savoir dans quel espace est tracée la frontière entre les deux. D’où vient exactement cette détermination de l’histoire comme extériorité ? Et comment se définit une intériorité ? Qu’est-ce qui permet de dire que la musique est un monde ? Qu’est-ce que monde veut dire ? Et quelle est la musique qui fait monde ? Qu’est-ce qui marque la frontière entre œuvres musicales et œuvres non musicales, matériau musical et matériau non-musical ? Si j’ouvre une histoire de la musique contemporaine, je n’y trouverai aucune trace de ces auteurs de chansons qui ont soigneusement appliqué les règles apprises au Conservatoire. J’y trouverai en revanche toutes sortes de compositeurs qui ont introduit dans leurs œuvres un matériau non musical — sirènes de bateau, trompes d’automobile, grincements de portes ou pur souffle. Si j’écoute en revanche une radio appelée France Musiques, il y a fort peu de chances que j’y entende aucune de ces œuvres, beaucoup plus de chances en revanche que j’y entende un interprète de Bach ou de Rameau improviser en compagnie d’un de ces auteurs de chansons.

                  Nous avons alors un monde de la musique contre un autre, un rapport de l’intérieur à l’extérieur contre un autre. Cela ne veut pas dire que tout est relatif. Cela veut dire que l’intériorité musicale ne se définit jamais comme la sphère objective d’un « proprement musical », comme la sphère d’idées, de matériaux, et de formes de transformation des idées en matière et des matériaux en idées dont on pourrait établir qu’ils appartiennent à la musique et à elle seule. Elle se définit comme un partage de l’intérieur et de l’extérieur, du possible et de l’impossible qui est toujours singulier et qui déborde la seule musique. Cette intériorité est une idée normative qui n’a pas toujours existé. Que la musique définisse un monde autonome et que ce monde se définisse en opposition à un extérieur ou un hétéronome, cette idée n’a pas plus de deux cents ans d’âge. Pendant des millénaires on a pu composer chansons, hymnes et airs de danse, puis madrigaux, messes, opéras ou symphonies, on a pu aussi écrire des traités déduisant des propriétés du son les lois de la composition musicale sans avoir l’idée d’un monde autonome de la musique. Quand Socrate entend en songe l’injonction « Socrate, fais de la musique ! », il lui donne trois réponses : la première affirme que la philosophie est elle-même une musique, la seconde est de composer un hymne à Apollon, la troisième de mettre en musique les enseignements des fables d’Ésope. Quand Rameau, deux millénaires plus tard, écrit son Traité d’harmonie, il indique clairement que le but de ces harmonies est d’exprimer les passions. La musique apparaît ainsi comme la science et la pratique d’un ensemble de possibles du son qui fournissent à l’art ses moyens. Mais elle n’est pas un monde. L’autonomie de la musique est comme celle de la littérature une idée historiquement déterminée.

                  « Historiquement déterminé » ne veut pas simplement dire apparu à un moment donné, en fonction de circonstances extérieures contingentes. Précisément « histoire » n’est pas le nom indifférent de ce qui se succède dans le temps mais le nom d’une certaine forme de rationalité de l’expérience. « Historiquement déterminé » veut alors dire déterminé par une certaine historicité, par un certain sens d’histoire qui est lui-même un rapport déterminé entre des possibles de la pratique et des possibles de la pesée de cette pratique. François Nicolas se réfère à la notion de régime d’historicité mise en avant par François Hartog. Cette notion est effectivement pertinente. Simplement elle engage plus qu’un rapport entre les dimensions du temps. Un régime d’historicité c’est la combinaison de plusieurs « sens d’histoire ».

                  Dans mon texte « Sens et figures de l’histoire », écrit pour le catalogue de l’exposition Face à l’histoire en 1996 au Centre Pompidou, j’avais, pour déconstruire la massivité de ce « face-à-face », distingué quatre sens d’« histoire » diversement combinables. je les reprends ici sous une forme légèrement modifiée.

                  Il y a d’abord l’histoire comme le récit du mémorable, le recueil des « exemples » conservés par la tradition et proposés à l’imitation. Cette histoire dont Plutarque fournit le prototype est insoucieuse de toute vérification des faits. Elle emploie en revanche toute sa rigueur à séparer les types de temporalité. Il y a un temps du mémorable qui est celui des actions remarquables — celui des hommes qui agissent — et un temps sans mémoire, le temps successif de la vie qui se reproduit, des hommes qui ne font que vivre.

                  Il y a ensuite l’histoire comme assemblage d’éléments unifiés pour faire une représentation ordonnée. Tels sont le muthos, la fable de la tragédie ou l’historia du tableau. Cette histoire est commandée elle aussi par un partage des temps. Le temps de la fable tragique est celui de l’action, de l’enchaînement construit des causes et des effets, opposé au temps de la succession. Et l’historia du tableau est centrée sur le moment de l’acte, opposé à la dispersion des figures et à l’ordinaire de la co-présence aléatoire des êtres et des choses quelconques.

                  Il y a, en troisième lieu, l’histoire comme régime de coexistence. C’est l’espace où la temporalité du mémorable, comme celles de la fable ou du tableau sont rendues commensurables à d’autres temporalités, celles de la succession pure et de la vie sans mémoire des existences ordinaires. C’est le sens d’histoire privilégié par les historiens modernes, la « science des hommes dans le temps » orientée par l’idée, résumée dans un proverbe arabe cité par Marc Bloch, que « les hommes sont fils de leur temps plus que de leurs pères ». C’est cette histoire comme co-présence de temporalités qui est visée principalement par François Nicolas comme temps de l’extériorité. Cela ne doit pas nous empêcher de voir que ce temps définit lui-même une intériorité qui brise l’opposition traditionnelle entre le temps intériorisé des grandes actions et le temps en extériorité de la vie quelconque.

                  Il y a enfin l’histoire comme temps orienté : non pas simplement comme mouvement du passé vers le futur mais comme réalisation d’un certain contenu immanent. Ce peut être la providence, le progrès des lumières, l’émancipation ou la modernité. Mais ce peut-être aussi, moins emphatiquement, le temps où se définissent par exemple des tâches de la littérature ou de la musique, comme cette « prolongation de la courbe » dont parle François Nicolas.

                  J’appellerai donc pour mon compte régime d’historicité une certaine combinaison de ces sens d’histoire qui sont eux-mêmes des rapports entre un partage des temps et une distribution du possible et de l’impossible, de l’intérieur et de l’extérieur. C’est à partir de là que je voudrais réexaminer le nœud entre histoire et musique proposé par ce séminaire. J’essaierai de montrer que celui-ci se tient en fait à cheval entre deux régimes d’historicité différents. Ces deux régimes je chercherai à les caractériser à partir de deux textes exemplaires articulant une idée du temps à une idée des possibles — et des impossibles — d’une pratique artistique. En combinant différemment les sens d’histoire que j’ai dégagés, ces deux textes nous fournissent comme deux protocoles exemplaires de deux régimes d’identification des arts, ceux que j’ai appelés le régime représentatif et le régime esthétique. Ces deux textes sont empruntés l’un à l’Avis au lecteur qui accompagne l’édition de l’Œdipe de Corneille, l’autre à la Philosophie de la nouvelle musique d’Adorno.

                  L’avis au lecteur d’Œdipe, écrit en 1659, met en scène un rapport entre le passé et le présent qui est aussi un rapport entre plusieurs « histoires ». Le poète a reçu de Fouquet commande d’une pièce pour les fêtes du Carnaval. Sur les trois sujets proposés par le surintendant il a choisi celui d’Œdipe parce que l’antiquité fournissait sur ce sujet un modèle mémorable à imiter, qu’il n’y avait qu’à « traduire » pour la scène française moderne. Or cette traduction apparaît très vite poser un problème. Ce n’est pas un problème linguistique. Corneille n’est pas helléniste. Il est étranger à tout problème d’authenticité d’œuvre ou de travail sur la langue. Ce qui est « intraduisible », c’est le modèle de schéma tragique, le modèle d’histoire proposé par Sophocle. Les « incomparables originaux » fournis par les Anciens n’offrent pas en fait une histoire appropriée au goût des contemporains de Corneille. Le « miraculeux » y devient « horrible ». L’« éloquent spectacle » des yeux crevés du malheureux prince devient un spectacle « dégoûtant ». La tâche du « traducteur » est alors de combler le fossé entre le génie de l’incomparable original et le goût des contemporains. Pour cela, il ne suffit pas de supprimer le spectacle qui heurte la sensibilité des dames. Il faut entièrement transformer l’histoire — c’est-à-dire l’agencement des actions qui amène à la découverte de la culpabilité d’Œdipe. La multiplication des oracles chez Sophocle donne trop clairement à pressentir la culpabilité d’Œdipe. Corneille s’emploie donc à les réduire et à multiplier en revanche les coupables possibles. Il ne s’agit pas d’une adaptation circonstancielle de l’art au public. Ce public est en effet inclus dans le sensorium qui définit l’art dramatique comme art. Il s’agit de mettre en accord deux natures : la simple nature, la nature originale qui est à l’œuvre dans l’invention de Sophocle et la nature évoluée de ce public du 17° siècle qui ne veut pas de sang sur la scène, qui veut des émotions sensorielles moins fortes et des histoires mieux construites, des jouissances intellectuelles plus raffinées.

                  Or le rapport de l’une à l’autre ne relève pas d’une histoire de la transformation des formes poétiques. Pour Corneille, aucune histoire des formes, aucun continuum ne relient les formes de la tragédie grecque à celles du spectacle dramatique contemporain. Cela veut dire qu’il n’y a pas de monde autonome de la poésie, non plus que d’aucun autre art. Le rapport est entre une nature originale et une nature devenue socialisée. C’est cette nature socialisée qui détermine les occurrences et les normes de l’art poétique. Elle définit les lieux et les temps de ses performances, les règles de construction des histoires et d’emploi des formes d’expression appropriées et surtout la relation d’adresse au sein de laquelle une sensibilité vérifie que les règles sont les bonnes règles et qu’elles sont bien employées. C’est cela que résume le mot de représentation : cette relation normée entre un faire et un sentir qui le vérifie.

                  Or cette relation exclut deux choses. Elle exclut d’abord tout concept fort d’histoire comme continuum en transformation qui lierait l’exemplarité du passé à la tâche présente de faire des histoires. La relation de l’« original » à sa « traduction » est tout entière définie dans le rapport disjoint entre les deux premiers sens d’histoire : l’histoire/exemple et l’histoire/agencement d’actions. Aucun concept d’histoire ne contient ensemble l’Œdipe de Sophocle et celui de Corneille. Le premier s’étudie, mais il ne se joue pas. Il est impensable pour les contemporains de Corneille de présenter à leur public des tragédies qui n’ont pas été faites pour lui.

                  Mais une seconde chose se trouve exclue en même temps : l’autonomie d’un monde de la poésie, soit l’autonomie des arts en général. L’Avis au lecteur d’Œdipe — que Corneille, au surplus, a dû refaire après la disgrâce de Fouquet — en présente un exemple extrême. Mais cette circonstance extrême est elle-même comprise dans l’ordinaire du rapport à soi de l’art qui est un rapport à sa destination. Poésie, peinture et musique sont conçues pour des destinations sociales. Elles sont des moyens au service de fins. Elles sont des moyens de représentation : des moyens d’illustrer des pensées et de peindre des actions ou des passions. Et elles sont des arts seulement si elles sont des moyens de représentation. « Toute musique qui ne peint ni ne parle est mauvaise » résume Diderot. Toutes les discussions sur la musique et la danse au 18° siècle portent sur ce point : la musique et la danse entrent dans les beaux-arts à une condition : qu’elles racontent des histoires, qu’elles expriment des passions. Elles sont des arts en bref pour autant qu’elles ne sont pas autonomes, qu’elles ne constituent pas des mondes propres mais des moyens d’expression. Le régime représentatif des arts est ainsi un régime d’historicité où aucun art ne constitue un monde, où aucun n’est autonome parce que aucun n’a d’histoire, c’est-à-dire de régime de coexistence et d’orientation temporelle qui unifie ses productions.

                  Le texte d’Adorno dans la Philosophie de la nouvelle musique présente à première vue un problème du même ordre que celui de Corneille : une impossibilité liée à une différence des temps. Il y a, disait Corneille, une manière de présenter des histoires qui n’est plus possible. Il y a, dit en écho Adorno, des accords qui ne sont plus possibles. Ce que Beethoven pouvait faire — un usage artistiquement intéressant de l’accord de septième diminuée —, nous ne pouvons plus le faire. Et le propre de l’art présent est de tirer les conséquences de cette impossibilité.

                  L’analogie s’arrête là. Cette impossibilité est en effet la conséquence d’un tout autre régime d’historicité. Si la reprise de ses accords n’est plus possible, ce n’est pas parce que Beethoven appartient à un autre temps, parce qu’il est grossier et que nous sommes raffinés. Nous ne sommes ni plus ni moins raffinés que lui. Mais surtout le problème — inverse de celui de Corneille — est que nous appartenons au même temps que Beethoven. Ce qui caractérise ce temps est justement la coexistence. Il n’y a plus d’anciens et de modernes. Il y a des classiques et des modernes. Et le classique lui-même est un terme défini par les modernes. Œdipe-roi n’est plus un modèle réservé à l’étude. C’est une pièce de théâtre. On la traduit du grec ancien en allemand moderne pour la faire jouer en public. Bach n’est plus un savant dont on étudie les partitions pour se perfectionner dans la fugue et le contrepoint. C’est un compositeur dont on joue les œuvres, mêlées à des compositions d’autres époques, dans des salles de concert où la musique est proposée simplement comme musique à un public indéterminé. Quant aux peintures, leur lieu normal de présentation est maintenant le musée — réel ou imaginaire — où elles sont séparées de leur fonction d’illustration d’une religion ou d’une grandeur sociale, où les histoires qu’elles racontent et les sentiments qu’elles expriment sont de moins en moins intelligibles, où elles sont donc de plus en plus vues comme des œuvres appartenant à la catégorie générique de l’art. À cette visibilité comme art pur s’ajoute cependant une condition à peu près universellement respectée : que les œuvres soient présentées selon un scénario de succession et de continuité dans le temps.

                  Deux choses sont ainsi données en même temps : l’autonomisation des arts par rapport à la fonction représentative et une nouvelle forme d’historicisation. Cette forme renvoie au second plan le binôme de l’histoire/exemple et de l’histoire/agencement qui gouvernait le régime représentatif au profit d’un régime d’historicité massivement dominé par le troisième sens d’histoire : l’histoire comme coexistence. C’est la coexistence des œuvres dans un même type d’espace selon un scénario de continuité qui les fait co-appartenir à un art. Que Guido Reni, dans un musée, vienne quatre ou cinq salles après Fra Angelico, séparé de lui par Botticelli, Titien et Véronèse, n’implique pas que Fra Angelico soit l’original qui serve de norme au second ni que ce dernier soit plus raffiné que son ancêtre. Mais cela implique la possibilité qu’on apprécie la peinture de Fra Angelico sans bien connaître les miracles de saint Nicolas de Bari et celle de Guido Reni, sans trop savoir qui sont Atalante, Hippomène et Méléagre. La fonction représentative perdue est suppléée par une fonction globale d’expression d’un temps et d’une civilisation. L’autonomie des arts veut dire que ceux-ci ne sont plus définis par un régime de contraintes ordonnées à une finalité expressive mais par un régime de coexistence.

                  Mais cette coexistence ne définit une intériorité de l’art qu’au prix d’effacer toute frontière qui la cernerait. La coexistence, cela veut dire : il n’y a plus de critères objectifs séparant ce qui appartient à l’art de ce qui n’y appartient pas. Les tragédies de Sophocle y appartiennent comme celles de Corneille, les divertissements sans règles du roman comme les poèmes dramatiques composés selon les règles, les adultères des filles d’agriculteurs comme ceux des dieux et des rois. Tout peut entrer dans l’art autonome, tout peut aussi en sortir. C’est ce qui sous-tend l’affirmation d’Adorno. Dès lors que la musique n’est plus au service d’une expression définie en dehors d’elle-même, tous les accords sont possibles, toutes les transformations d’une tonalité à une autre. Les inventions de l’art musical deviennent alors à une vitesse accélérée des divertissements de salons, en attendant de devenir des bandes-sons de films ou des ambiances sonores de supermarchés. Le régime d’historicité qui autonomise les arts est un régime de compossibilité généralisée qui supprime toute frontière. Il y a autonomie des arts parce que tout est possible. Mais si tout est possible, la frontière entre l’autonomie artistique et l’hétéronomie extérieure s’évanouit. Il n’y a plus d’art. Il n’y a plus, redoute Adorno, que la duperie universelle [1].

                  Il faut donc que tout ne soit pas possible. Et pour cela, il faut une autre idée de l’histoire, une idée de l’histoire qui trace une ligne de séparation nouvelle entre le possible et l’impossible. Hegel déjà avait opposé cette frontière à la « poésie progressive universelle » de Friedrich Schlegel. Pour qu’il y ait de l’art dans les conditions de la coexistence généralisée propre au régime esthétique, il faut que tout ne soit pas possible, que l’artiste ne fasse pas ce qu’il veut, que le matériau et sa propre idée lui résistent et que cette résistance définisse la temporalité de son art et les tâches qu’il peut se proposer. « En aucun cas, martèle Adorno, l’artiste ne dispose aujourd’hui indifféremment de toutes les combinaisons sonores qui ont été utilisées jusqu’à présent ». Le compositeur ne dispose pas de ce dont il dispose. Bien sûr cette indisponibilité n’est pas factuelle. En fait il n’en dispose que trop. C’est même cela qui définit l’autonomie de la musique : la libre disposition de tous ces moyens qui ne sont plus soumis à une fin expressive extérieure. Pour briser ce lien entre autonomie et disponibilité illimitée, il faut alors dédoubler les termes. Tout ce qui est disponible pour les musiciens n’est pas disponible pour la musique. L’autonomie de la musique n’est pas la liberté des musiciens mais la loi de développement propre de la musique. Le musicien se dédouble en un technicien qui peut faire tout ce qu’il veut et un artiste qui, lui, doit faire seulement ce que veut la musique.

                  Mais comment entendre cette volonté ? La musique n’est pas une personne. Sa « volonté » ne peut être qu’une chose : la relation entre la musique comme ensemble des opérations pratiquées et praticables par les compositeurs et la musique comme monde ressenti. Dans le régime représentatif, ce que l’artiste pouvait faire était normé par ce que le spectateur incarnant la nature raffinée pouvait voir ou entendre avec plaisir. Dans le régime esthétique, il n’y a plus d’instance extérieure apportant le témoignage de la nature sur cette adaptation des moyens aux fins. La solution du problème est que la musique occupe les deux places, qu’elle norme comme corps sensible ce qu’elle peut comme corps opératoire — ce qu’elle peut et surtout ce qu’elle ne peut pas.

                  Pour soustraire l’autonomie à la disponibilité illimitée qui la menace, il faut que tout ne soit pas possible. Mais comment penser cette impossibilité quand tout est, en fait, possible ? Le seul non-possible qui reste est alors le « plus-possible ». Il faut donc que la musique soit pensée comme un corps historique en devenir. Il faut penser un temps propre de la musique orienté par le développement de son concept ou la réalisation de son essence. C’est alors la quatrième histoire qui vient au premier plan : l’histoire comme temps orienté tendu vers un futur qui est la réalisation de son principe immanent. Ce surcroît d’historicisation remédie aux risques de l’histoire-coexistence en réintroduisant un principe d’exclusion.

                   Non seulement l’autonomie des arts ne s’oppose pas à l’historicisme, mais elle ne s’est jamais soutenue que par l’affirmation d’une téléologie historique définissant un temps propre de l’affranchissement des arts. La musique, la littérature ou la peinture sont autonomes pour autant qu’elles sont posées comme des corps définis par une histoire orientée — une histoire principe d’impossibilité — contrecarrant une histoire-coexistence. L’autonomie des arts repose en fait sur la conjonction de ces deux sens d’histoire, selon une logique de la double négation. Il y a de l’autonomie parce que tout est possible. Et il y a de l’autonomie parce que tout n’est pas possible. C’est ce qu’exemplifie l’argumentation adornienne. L’impossible y est vérifié par la musique elle-même en tant que corps sensible. La disponibilité extensive des moyens de l’art produit son contraire, la banalisation généralisée qui rend toute trouvaille tonale nouvelle promptement inaudible.

                  Mais ce devenir-inaudible conjoint en fait une idée empirique et une idée normative de l’inaudibilité. Il y a, dit Adorno, des accords qui ne sont plus supportables pour l’oreille. Les accords de septième diminuée sonnent faux. Ils sont faux. Mais cela ne veut pas dire qu’ils le soient en général. Dans la musique de Beethoven, ils sonnent vrai, parce qu’ils sont la résolution de problèmes posés par l’état du rapport entre corps sensible et corps opératoire qui fixait à Beethoven ses exigences [2]. On peut dire alors que les mêmes raisons qui exigeaient de lui ces accords exigent aujourd’hui qu’on y renonce.

                  Mais le problème se pose alors : quel est au juste le statut de cette exigence temporelle ? Si le corps de la musique l’impose à Schönberg, pourquoi ne l’impose-t-il pas à Sibelius ? On peut répondre que c’est précisément cette non-reconnaisance de l’exigence qui fait reconnaître le non-musicien. Si le corps musical ne l’impose pas à Sibelius, c’est que celui-ci n’est pas un musicien et que ce qu’il fait n’est pas audible comme musique. Mais la question rebondit aussitôt. Si quelqu’un — et éventuellement beaucoup de monde — entend comme musique ce que fait Sibelius, on peut dire que c’est faute d’oreille musicale. Reste la question la plus embarrassante, celle qui concerne Beethoven lui-même. Que nous puissions justifier ses accords de septième diminuée n’est pas un problème. Le problème est que nous puissions les entendre. Si l’état du corps sensible de la musique rend ces accords aujourd’hui inaudibles, il le fait quelles que soient les bonnes raisons tirées du rapport de Beethoven à la technique et à l’oreille de son temps.

                  Il faudrait donc apparemment choisir : ou bien l’autonomie de la musique est la libre disponibilité de tous les matériaux et de tous les moyens. En ce cas, Sibelius est audible aussi bien que Schönberg ou Beethoven. Ou bien elle est le processus d’autonomisation par lequel l’art se sépare des anciennes formules artistiques devenues des formules mixtes, communes à l’art et au non-art. En ce cas, nous ne pouvons plus entendre Sibelius. Mais aussi nous ne pouvons plus entendre Beethoven. L’autonomie de l’art se trouve alors normée par une fin qui est l’épuisement de toutes ses formules, qui est, en bref, l’auto-suppression de l’art.

                  Cette autonomie se trouve ainsi suspendue entre deux historicités : celle du musée imaginaire où tout peut entrer et celle de l’auto-suppression tendancielle de l’art. Il est parfaitement possible de vivre entre deux historicités. Mais en général on n’aime pas cela. On cherche des compromis. La formule générale du compromis a un nom. Elle s’appelle modernisme. Le modernisme est le montage conceptuel qui tente de concilier les historicités opposées. Il veut l’autonomie de l’art, mais il la veut sans les conditions qui la rendent pensable. Il veut cette séparation entre les arts et leurs fonctions expressives et sociales traditionnelles qui appartient au régime esthétique de l’art. Mais il la veut sans la disponibilité généralisée et le brouillage des frontières qui lient cette séparation aux conditions de l’histoire-coexistence. Il veut une rupture simple entre hétéronomie et autonomie, sans changement de régime d’historicité. Les régimes d’historicité complexes doivent alors disparaître au profit d’une coupure simple entre l’ancien et le nouveau, où ceux-ci soient à la fois radicalement opposés mais aussi contenus dans le même concept d’art et la même histoire.

                  Dans le paradigme moderniste, il faut qu’il y ait de la coupure pour qu’il y ait de l’art. C’est pourquoi notamment les arts jeunes comme le cinéma s’empressent de se trouver leur coupure. Mais ce doit être une coupure au sein d’un continuum homogène. Le moyen pour cela, c’est de faire porter la coupure sur une seule dimension des régimes d’historicité, un seul sens d’histoire : l’histoire comme arrangement d’actions. On construit ainsi un modèle simple : il y a un art ancien, l’art représentatif et hétéronome qui racontait des histoires et exprimait des sentiments codifiés. Et il y a un art nouveau qui ne raconte plus d’histoires mais déploie ses propres formes. Mais en même temps cet art nouveau autonome doit n’être que l’accomplissement des virtualités déjà immanentes à l’art hétéronome.

                  C’est le sens des phrases célèbres de Maurice Denis sur le tableau qui est un assemblage de plages colorées arrangées en un certain ordre avant d’être une représentation de femmes nues ou de chevaux de batailles. La coupure anti-représentative qui remplace les figures par des plages colorées suppose que les figures elles-mêmes n’étaient déjà en leur essence que des plages colorées et que la rupture moderne ne fait ainsi que libérer l’essence éternelle de l’art.

                  L’opération est possible à s’en tenir à ce schéma linéaire dégageant une histoire continue des formes derrière la rupture qui sépare les formes des histoires. À ce prix on peut opposer un art moderne non-représentatif à un art ancien représentatif à l’intérieur d’un concept univoque d’art. Et c’est là proprement ce que moderne veut dire. Moderne ne qualifie en fait aucune époque spécifique, aucun type spécifique de formes ou d’opérations. Moderne désigne cette opération de rabattement des régimes d’identification et d’historicité de l’art sur un plan simple où l’autonomie des arts se définit par l’opération simple d’une coupure historique au sein de l’éternité de l’art.

                  Mais le texte d’Adorno et toute son entreprise nous laissent voir que le problème ne se laisse pas résoudre si facilement. On ne peut installer aussi simplement les arts dans le temps de leur autonomie. Un art autonome est un art qui poursuit ses fins propres. Mais quelles sont au juste les fins propres de la musique, de la peinture ou de la littérature ? Ce propre n’existe en fait que dans un processus de différenciation. La révolution moderne doit ainsi être une révolution permanente qui se sépare sans cesse des formes autonomes devenues hétéronomes. Comment peut-elle alors conserver ce qu’elle supprime ? Et n’est-elle pas conduite, pour maintenir la frontière assurant un propre de l’art, à un processus d’auto-suppression ? La formule du modernisme entraîne en fait une dialectique infinie où l’histoire-coexistence et l’histoire-exclusion ne cessent de remettre en question l’historicité simple dans laquelle on voulait les concilier. Si l’adjectif postmoderne a un sens, ce ne peut être que celui de constater cette dialectique. Post-moderne, tout comme moderne, ne désigne aucune époque historique ni aucune forme d’art. Il n’y a pas eu un temps de la modernité qui se serait arrêté à cause des nouvelles techniques de reproduction, des médias, de l’esthétisation de la vie, etc. Le prétendu temps du grand art, de l’art unique séparé du commerce, des reproductions ou de la vie esthétisée n’a jamais existé comme époque. Il n’a jamais existé que comme idée. Et l’idée d’un âge postmoderne, comme temps désorienté où tout serait possible et où rien ne se distinguerait plus n’a pas plus d’existence comme époque. Ce n’est que l’envers de l’idée moderniste, une autre version du schéma qui rabat les sens d’histoire et les régimes d’historicité sur une seule ligne de temps. C’est le même récit, en termes d’histoire unilinéaire et de coupure simple, qui fonde l’affirmation moderniste de la mission historique de l’art autonome et l’affirmation postmoderne de la péremption de cette mission.

                  Pour sortir du renvoi entre ces deux versions d’un même récit, il faut défaire à la fois la conception simple de l’histoire et la conception simple de l’autonomie. Quand François Nicolas oppose à l’histoire historiciste de la musique une histoire de « la musique seule face à son destin en toute autonomie », cette autonomie elle-même est déjà deux fois historicisée : dans l’idée d’un destin à assumer et dans l’idée d’une « solitude » propre à la musique comme art. Pour qu’il y ait cette solitude et ce destin d’un art, deux conditions sont nécessaires. Premièrement il faut que la musique existe comme lieu commun où Palestrina et l’Ars Nova entrent aussi bien que Lachenmann ou Sciarrino. Il faut que les uns et les autres appartiennent à un même temps. Deuxièmement il faut qu’existe l’idée de l’histoire comme accomplissement d’un destin propre des êtres historiques. Il faut, d’un côté, une co-appartenance qui défasse les hiérarchies entre les temps, de l’autre, une destination qui fasse du temps un principe de sélection, instituant des impossibilités.

 

                  Ce séminaire nous invite à nous demander s’il faut penser la musique avec, sans ou contre l’histoire. Je vois, pour ma part, deux réponses possibles, à la fois opposées et compossibles. La première est que la question ne se pose pas. L’histoire en effet n’existe pas mais seulement des histoires, des combinaisons entre plusieurs sens d’histoire. La question se ramène alors à savoir selon quelle combinaison, quel régime d’historicité nous pouvons élaborer telle ou telle pensée de la musique. La seconde est que l’autonomie de la musique n’est pas pensable sans un concept fort d’histoire comme destin, promesse et exigence, sans une certaine foi historique. Prenons l’épisode sérialiste qui fait référence chez François Nicolas comme épisode exemplaire d’un temps propre où la musique a eu un présent bien à elle. Qu’est-ce donc qui rendait possible l’identification du sérialisme à un temps fort de l’autonomie musicale, sinon l’identification de la nouveauté musicale et du propre de la musique qu’il déclarait à un mouvement de l’histoire dont le marxisme donnait la théorie ? Si la nouveauté sérielle a choisi de se mettre sous l’égide de Webern, donc de celui qui, dans l’École de Vienne, ne s’était jamais occupé d’histoire, ni de Moïse ou de Napoléon comme Schönberg, ni des histoires racontées par Büchner ou Wedekind, comme Berg, c’était parce que le pur rapport de la matière musicale à la forme musicale qu’il proposait était par là-même identifiable à un mouvement de l’histoire mettant à nu, sous les histoires des politiques ou des écrivains, le pur rapport des forces productives aux rapports de production. C’était aussi parce que les combats anti-impérialistes et les luttes de libération des peuples, d’un côté, le structuralisme, de l’autre, encadraient la nouveauté sérielle dans la trame d’une histoire à la fois continue et tout entière ordonnée par le sens d’une rupture immanente à sa continuité.

 

                  À la fin d’avril 1968, je me suis rendu avec des amis à la Faculté de Nanterre pour y assister à un concert de Stockhausen. Nanterre, c’était alors la jeune université au bord du bidonville, le jeune savoir gagé par la proximité du témoignage de la lutte des classes. La jeune musique de Stockhausen trouvait tout naturellement sa place dans le cadre défini par la proximité de la vieille misère et de la jeunesse, de la force de rupture que représentait leur conjonction inscrite dans la nécessité de l’histoire. Mais, pour parvenir à l’auditorium, il fallait contourner un bâtiment sur le mur neuf duquel était bombé en lettres énormes « Professeurs, vous êtes vieux ! ». Cette déclaration ne pouvait qu’être mal ressentie par les jeunes agrégés althussériens que nous étions, convaincus de porter le savoir vrai du rapport entre la vieillesse du mouvement de l’histoire et la nouveauté dont elle était porteuse. Quelques jours plus tard allaient éclater les « événements » que l’on sait, la déclaration de la jeunesse qui s’opposait à cette vieillesse comme à ce savoir. Sans doute cette opposition simple du jeune et du vieux était-elle naïve. Mais elle témoignait de quelque chose de plus profond : la scission du paradigme d’accord entre le jeune et le vieux, c’est-à-dire du paradigme d’une histoire portant sa rupture dans sa continuité. Mai 68 a été à la fois la dernière représentation de ce schéma historique et sa dissolution, la mise en scène exemplaire de la nécessité historique marxiste et la mise en scène de sa radicale contingence dans une rupture sans passé ni avenir. Cela a été l’accomplissement d’une idée de l’histoire et sa liquidation. `

                  Après cela, pendant vingt ans, je n’ai plus assisté à aucun concert de musique contemporaine. Au lieu de suivre l’art contemporain, je me suis, pendant ces vingt ans, occupé à réfléchir sur ce qui était arrivé à l’histoire qui en soutenait la contemporanéité, c’est-à-dire à la forme de rationalité qui liait les nouveautés entre elles en liant la nouveauté à un destin. Quant à la musique elle-même, il semble bien que l’exigence et la difficulté de la penser aujourd’hui soient liées à cette dissociation. Le problème n’est pas que la musique ait à protéger sa pensée des empiétements de l’histoire. Il est plutôt, à l’inverse, que l’histoire — c’est-à-dire une certaine histoire — ne soit plus là pour lier sa nouveauté à une continuité et à d’autres nouveautés. L’« anti-historicisme » lui-même pourrait bien être la forme la plus subtile du ressentiment contre une histoire qui ne répond plus à l’appel et sans laquelle, de fait, il faut penser. On pense toujours avec des histoires, des sens d’histoire diversement combinés. Mais il faut assurément penser aujourd’hui sans cette forme unificatrice que l’on appelait simplement l’histoire.

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[1]Philosophie de la nouvelle musique, Gallimard, 1962, p. 45.

[2] Ibid, p. 46-47.