Nouvel Observateur (Semaine du jeudi 6 juin 2002 - n°1961)

(cliquer pour agrandir)

Photos (© Jean-Manuel Simoes)
1. Le groupe des pères
2. Une mère et son enfant
3. Le Collectif à l'étalage
4. 13 rue Bellot (Paris 19°)


Quand la police n'assure pas la sécurité

«La rue est à nous, pas aux dealers!»

 

Ni Dupont-Lajoie ni boy-scouts: une ronde de nuit avec les pères de famille du «collectif anticrack», dans le quartier de Stalingrad, à Paris

C'est un étrange équipage qui déambule, ce soir de mai, avenue de Flandre, dans le 19e arrondissement de Paris. Il y a François, compositeur, polytechnicien et diplômé de philosophie; Sekou, ancien ouvrier de chez Renault, Malien installé en France depuis 1962; Jamal, cadre commercial et fidèle de la mosquée voisine; Jean-Luc, aux allures encore adolescentes, mais père de deux enfants toxicomanes; Daniel, un quinquagénaire élégant, ex-député communiste Ils sont huit en tout: «Quatre Français, un Africain et trois Arabes», précisent-ils. Rien que des hommes, des «pères de famille» regroupés dans un «collectif anticrack».
Depuis trois mois, tous les mardis soir, ils sillonnent une dizaine de rues à la croisée des 18e, 19e et 10e arrondissements, autour de la place Stalingrad. Un triangle où s'est fixé, depuis plusieurs années, le trafic de crack, un dérivé de la cocaïne qui bousille le cerveau. La dope du pauvre. Vendeurs et acheteurs dealent à ciel ouvert. Et souvent volent, agressent, menacent pour se payer leurs doses.
Une fois par semaine, François, Sekou et les autres vont à la rencontre des riverains excédés, des commerçants en colère et des toxicos zombies. Qui sont-ils ces randonneurs de la jungle urbaine? Des nouveaux Dupont-Lajoie shootés au tout-sécuritaire? Des miliciens new-look qui font la chasse aux camés? Non, rien de tout cela. Lors de leurs tournées, jamais un mot qui dépasse. Ce sont des pères «pépères», qui croient aux vertus du dialogue. Mais pas des boy-scouts pour autant.
Au départ leur mot d'ordre est simple, simpliste diront certains: ils veulent la tranquillité dans leurs rues! Que les «autorités» fassent le nécessaire! Pragmatiques, ils ne s'embarrassent pas de réflexions idéologiques. Ils laissent cela aux élus, aux médecins, aux représentants de la force publique. Ceux-là leur font des discours, les invitent à des réunions «pour replacer le problème dans son contexte», leur expliquent que la «situation est plus compliquée qu'ils ne le croient» Eux refusent d'entrer dans ces débats où s'enlisent tant de bonnes volontés. Sur leur site internet (1), ils expliquent qu'ils veulent «se réapproprier l'espace public, signifier que même la nuit, il appartient aux riverains et non aux dealers».
Jamal Faouzi, l'un des pères du collectif, tente ce soir-là de convaincre un jeune incrédule qui passe dans la rue: «Vous nous dites que si on lutte contre le trafic ici, il ira s'installer un peu plus loin. Et alors? Il faudrait se résigner? Si on change les choses ici, d'autres habitants feront peut-être la même chose à côté.» Au même moment, une femme rejoint le petit groupe, sa fillette dans les bras: «Je voulais vous féliciter, lance-t-elle. Avant, les dealers et les toxicos étaient dans notre cage d'escalier. Ils sonnaient à 2heures du matin, cassaient les portes, faisaient peur aux gens. Personne n'osait rien dire. Aujourd'hui, la police est là plus souvent.» Daniel Dalbera, l'ex-député communiste, écoute, un peu en retrait. Il montre une barre de béton: «Voyez, derrière ces fenêtres, il y a des milliers de gens qui se barricadent et qui ont peut-être voté Le Pen. Nos tournées sont un rempart contre l'extrême-droite. Elles ne véhiculent pas la haine. Mais une image positive du quartier, qui n'est plus seulement celui de la drogue, mais celui où des habitants se prennent en main pour agir.»
Peu à peu, au fil de leurs tournées, les pères ne se contentent plus de leur revendication strictement «catégorielle» (le quartier aux habitants). Ils disent aussi que «la drogue n'est pas une fatalité», qu'il ne faut pas se battre seulement pour permettre aux toxicomanes de se shooter proprement, mais qu'il faut aussi les «encourager à sortir de cette autodestruction». En novices (ils n'avaient jamais réfléchi auparavant à ces questions), ils interpellent les pouvoirs publics, les professionnels de la toxicomanie, le toxico lui-même. «Nous ne sommes pas contre toi, écrivent-ils dans leurs tracts. Nous ne cherchons pas à ce que tu sois enfermé dans une prison ou un asile. Nous te demandons simplement de ne pas empoisonner la vie des gens du quartier sous prétexte de déjà t'empoisonner. Nous estimons que tu as le droit d'être soigné, d'être protégé de la menace du sida, d'être socialement assisté Mais saches que nous sommes résolument contre la drogue et tenons ta dépendance pour un désastre.» Candides? Peut-être. «Le crack a séquestré mon fils», hurle un Antillais titubant à Jean-Luc qui compatit et veut engager la conversation. «Arrête tes salades, intervient François. On n'est pas des flics. Reconnais que c'est toi qui en prend, mon bonhomme. Tu peux réagir. Tiens je te donne un ticket de métro. Et tu t'éloignes de cet endroit au moins pendant une heure.» Et les pères raccompagnent le crackeur à la station de métro la plus proche.
Aux alentours de 23heures, ils vont se restaurer chez un Turc du quartier. Autour d'une assiette de frites grasses, séance de debriefing. Jean-Luc se fait tancer. «Tu es trop fasciné par les tox, gronde François. Nous ne sommes pas là pour copiner avec eux. Nous devons leur poser des exigences, mêmes minimes.» Jean-Luc, forcément, pense à ses deux fils toxicomanes. L'aîné, 31ans, est en prison en Marseille. Le second, 24ans, sort le lendemain de sa troisième postcure. La dernière fois qu'il a replongé, c'était lors d'un séjour chez son père: il allait s'approvisionner dans le quartier Stalingrad.
«Ce qui me passionne, dit Daniel, c'est que nous inventons notre démarche, jour après jour.» Dans le groupe, Daniel Dalbera, toujours au PC, est le seul à être engagé politiquement. Les autres n'ont jamais milité nulle part, même pas dans une association. François Nicolas, le musicien, le leader implicite aussi, est un cas à part. «Les trucs associatifs, dit-il, ça me casse vite les bonbons. Je ne fais ça ni par plaisir ni par conviction.» Il a été mao dans les années 1960, a fréquenté la «bande à Althusser», a été éducateur de rue avec les blousons noirs de la Bastille, puis il s'est investi dans la musique et a délaissé la «lutte». Il y revient pour des raisons qui n'ont rien à voir avec «le Petit Livre rouge». Des motivations très «petites-bourgeoises». Il habitait un coin charmant du 4e arrondissement, avec ses deux enfants. Il a rencontré une femme qui avait trois bambins d'un précédent mariage. Le nouveau couple a souhaité «faire un petit dernier». Ils ont eu des triplés! En 1997, pour loger leurs huit rejetons, ils ont dû émigrer dans un quartier moins huppé, rue du Faubourg-Saint-Martin, à quelques pas de Stalingrad.
«Pendant un an, raconte François Nicolas, j'ai passé mon temps à virer les toxicos installés dans le passage où nous habitons. Les mémés terrorisées m'appelaient sans cesse. On a changé les serrures, installé des digicodes, sécurisé le passage. Mais début 2001, le trafic, qui s'était déplacé dans le 18e, a repris de plus belle par ici. Dans la rue du Département, il y avait parfois une centaine de types qui occupaient les trottoirs. Les gamins devaient les enjamber pour aller à la bibliothèque.» En juin de cette année-là, une femme a été agressée devant cette bibliothèque, une autre devant une crèche. Puis c'est l'épouse de François Nicolas qui est attaquée au cutter pour un billet de 100francs. Les habitants du quartier constituent alors un collectif et organisent des manifestations communes avec d'autres associations du 18e. On les entend: des cars de CRS stationnent désormais dans les coins investis par les crackeurs. «On a inversé le rapport de force, dit François Nicolas. Aujourd'hui, ce sont les bandes qui sont sur la défensive. Pourtant, tout n'est pas réglé»
Ainsi au 13, rue Bellot, au 9 et au 13, rue d'Aubervilliers, trois immeubles en ruine, trois bidonvilles, sans eau ni électricité, où s'entassent des familles africaines. Dans les cages d'escalier crasseuses, dans les cours couvertes de détritus, sur les trottoirs, des dizaines de dealers et de crackeurs. «Ils se battent toute la nuit, dit une femme africaine qui vit là. Ils pissent devant chez nous, fument devant nos portes et nous font respirer leur saloperie.» Le «collectif anticrack» a proposé à ces familles démunies de le rejoindre pour réclamer la destruction de ces «repaires du crack» et le relogement des habitants.
Du côté des autorités, ces pères atypiques suscitent un mélange de sympathie et d'agacement. Roger Madec, maire (PS) du 19e arrondissement, promet que fin 2002 les premiers chantiers de rénovation débuteront rue d'Aubervilliers. Mais on le sent un peu énervé par le zèle de ces pères en tournée: «Ils m'ont aidé l'été dernier à obtenir des renforts policiers, reconnaît-il. Depuis, le trafic n'a pas disparu, certes, mais il est résiduel. Et je suis étonné qu'ils refassent surface en pleine campagne électorale!» Le commissaire Roland Maucourant, lui, défend ses troupes: «Nous arrêtons plus de 700 dealers par an sur cette zone, dit-il. Mais ce collectif, c'est très bien. Il crée une dynamique qui remue tout le monde. La sécurité, c'est l'affaire de tous. C'est une co-production!»
Anne Coppel, directrice d'un centre de méthadone, et qui s'est battue pour que la France lance une politique de réduction des risques en faveur des toxicomanes (produit de substitution, échange de seringues, etc.), admet elle aussi les limites des programmes mis en place: «Ces pères sont des néophytes sur les questions de toxicomanie, mais ils mettent le doigt sur des vrais problèmes. Depuis 1995, nous avons apporté des réponses sanitaires et jugulé l'épidémie de sida. Rien n'a été fait dans le domaine social. Il n'y a pas assez de lieux d'accueil, pas assez de places dans les postcures, pas assez de concertation avec les habitants. Heureusement que ce collectif est là, sinon les élus ne bougeraient pas.» Bertrand Delanoë vient de nommer une chargée de mission pour réfléchir à une «politique globale» contre la toxicomanie à Paris.
Avec leur mot d'ordre basique, les pères ont peut-être réveillé les politiques. François Nicolas jure que quand ils auront atteint leur objectif, il retournera à sa chère musique. En même temps, il repense à ses utopies de soixante-huitard et mesure les mille et un bouleversements de leur microscopique bataille. Ils se sont mobilisés sur des thèmes sécuritaires et se retrouvent aujourd'hui dans des réunions enfiévrées à réfléchir sur la toxicomanie, travaillent avec la mosquée et le Centre culturel chinois qui relaient leurs actions, organisent des couscous avec les habitants. Ils voulaient «nettoyer leur paillasson» et se battent aujourd'hui pour le relogement de familles africaines, se réunissent dans les squats avec des mères en boubou. Lors de leur dernière tournée, attendris, ils se passaient de mains en mains deux petits jumeaux noirs qui s'agrippaient à eux. «C'est dingue, disait Jamal. Ils ne veulent plus me quitter. Comme s'ils nous disaient: ne nous abandonnez pas, sauvez-nous!»

MARIE-FRANCE ETCHEGOIN
mfetchegoin@nouvelobs.com

 
(1) http://www.entretemps.asso.fr/Stalingrad