Quand la police n'assure pas la sécurité «La rue est à nous, pas aux dealers!»
Ni Dupont-Lajoie ni boy-scouts: une ronde de nuit avec les
pères de famille du «collectif anticrack»,
dans le quartier de Stalingrad, à Paris
C'est un étrange équipage qui déambule,
ce soir de mai, avenue de Flandre, dans le 19e arrondissement
de Paris. Il y a François, compositeur, polytechnicien
et diplômé de philosophie; Sekou, ancien ouvrier
de chez Renault, Malien installé en France depuis 1962;
Jamal, cadre commercial et fidèle de la mosquée
voisine; Jean-Luc, aux allures encore adolescentes, mais père
de deux enfants toxicomanes; Daniel, un quinquagénaire
élégant, ex-député communiste Ils
sont huit en tout: «Quatre Français, un Africain
et trois Arabes», précisent-ils. Rien que des hommes,
des «pères de famille» regroupés dans
un «collectif anticrack».
Depuis trois mois, tous les mardis soir, ils sillonnent une dizaine
de rues à la croisée des 18e, 19e et 10e arrondissements,
autour de la place Stalingrad. Un triangle où s'est fixé,
depuis plusieurs années, le trafic de crack, un dérivé
de la cocaïne qui bousille le cerveau. La dope du pauvre.
Vendeurs et acheteurs dealent à ciel ouvert. Et souvent
volent, agressent, menacent pour se payer leurs doses.
Une fois par semaine, François, Sekou et les autres vont
à la rencontre des riverains excédés, des
commerçants en colère et des toxicos zombies. Qui
sont-ils ces randonneurs de la jungle urbaine? Des nouveaux Dupont-Lajoie
shootés au tout-sécuritaire? Des miliciens new-look
qui font la chasse aux camés? Non, rien de tout cela. Lors
de leurs tournées, jamais un mot qui dépasse. Ce
sont des pères «pépères», qui
croient aux vertus du dialogue. Mais pas des boy-scouts pour autant.
Au départ leur mot d'ordre est simple, simpliste diront
certains: ils veulent la tranquillité dans leurs rues!
Que les «autorités» fassent le nécessaire!
Pragmatiques, ils ne s'embarrassent pas de réflexions idéologiques.
Ils laissent cela aux élus, aux médecins, aux représentants
de la force publique. Ceux-là leur font des discours, les
invitent à des réunions «pour replacer le
problème dans son contexte», leur expliquent que
la «situation est plus compliquée qu'ils ne le croient»
Eux refusent d'entrer dans ces débats où s'enlisent
tant de bonnes volontés. Sur leur site internet (1), ils
expliquent qu'ils veulent «se réapproprier l'espace
public, signifier que même la nuit, il appartient aux riverains
et non aux dealers».
Jamal Faouzi, l'un des pères du collectif, tente ce soir-là
de convaincre un jeune incrédule qui passe dans la rue:
«Vous nous dites que si on lutte contre le trafic ici, il
ira s'installer un peu plus loin. Et alors? Il faudrait se résigner?
Si on change les choses ici, d'autres habitants feront peut-être
la même chose à côté.» Au même
moment, une femme rejoint le petit groupe, sa fillette dans les
bras: «Je voulais vous féliciter, lance-t-elle. Avant,
les dealers et les toxicos étaient dans notre cage d'escalier.
Ils sonnaient à 2heures du matin, cassaient les portes,
faisaient peur aux gens. Personne n'osait rien dire. Aujourd'hui,
la police est là plus souvent.» Daniel Dalbera, l'ex-député
communiste, écoute, un peu en retrait. Il montre une barre
de béton: «Voyez, derrière ces fenêtres,
il y a des milliers de gens qui se barricadent et qui ont peut-être
voté Le Pen. Nos tournées sont un rempart contre
l'extrême-droite. Elles ne véhiculent pas la haine.
Mais une image positive du quartier, qui n'est plus seulement
celui de la drogue, mais celui où des habitants se prennent
en main pour agir.»
Peu à peu, au fil de leurs tournées, les pères
ne se contentent plus de leur revendication strictement «catégorielle»
(le quartier aux habitants). Ils disent aussi que «la drogue
n'est pas une fatalité», qu'il ne faut pas se battre
seulement pour permettre aux toxicomanes de se shooter proprement,
mais qu'il faut aussi les «encourager à sortir de
cette autodestruction». En novices (ils n'avaient jamais
réfléchi auparavant à ces questions), ils
interpellent les pouvoirs publics, les professionnels de la toxicomanie,
le toxico lui-même. «Nous ne sommes pas contre toi,
écrivent-ils dans leurs tracts. Nous ne cherchons pas à
ce que tu sois enfermé dans une prison ou un asile. Nous
te demandons simplement de ne pas empoisonner la vie des gens
du quartier sous prétexte de déjà t'empoisonner.
Nous estimons que tu as le droit d'être soigné, d'être
protégé de la menace du sida, d'être socialement
assisté Mais saches que nous sommes résolument contre
la drogue et tenons ta dépendance pour un désastre.»
Candides? Peut-être. «Le crack a séquestré
mon fils», hurle un Antillais titubant à Jean-Luc
qui compatit et veut engager la conversation. «Arrête
tes salades, intervient François. On n'est pas des flics.
Reconnais que c'est toi qui en prend, mon bonhomme. Tu peux réagir.
Tiens je te donne un ticket de métro. Et tu t'éloignes
de cet endroit au moins pendant une heure.» Et les pères
raccompagnent le crackeur à la station de métro
la plus proche.
Aux alentours de 23heures, ils vont se restaurer chez un Turc
du quartier. Autour d'une assiette de frites grasses, séance
de debriefing. Jean-Luc se fait tancer. «Tu es trop fasciné
par les tox, gronde François. Nous ne sommes pas là
pour copiner avec eux. Nous devons leur poser des exigences, mêmes
minimes.» Jean-Luc, forcément, pense à ses
deux fils toxicomanes. L'aîné, 31ans, est en prison
en Marseille. Le second, 24ans, sort le lendemain de sa troisième
postcure. La dernière fois qu'il a replongé, c'était
lors d'un séjour chez son père: il allait s'approvisionner
dans le quartier Stalingrad.
«Ce qui me passionne, dit Daniel, c'est que nous inventons
notre démarche, jour après jour.» Dans le
groupe, Daniel Dalbera, toujours au PC, est le seul à être
engagé politiquement. Les autres n'ont jamais milité
nulle part, même pas dans une association. François
Nicolas, le musicien, le leader implicite aussi, est un cas à
part. «Les trucs associatifs, dit-il, ça me casse
vite les bonbons. Je ne fais ça ni par plaisir ni par conviction.»
Il a été mao dans les années 1960, a fréquenté
la «bande à Althusser», a été
éducateur de rue avec les blousons noirs de la Bastille,
puis il s'est investi dans la musique et a délaissé
la «lutte». Il y revient pour des raisons qui n'ont
rien à voir avec «le Petit Livre rouge». Des
motivations très «petites-bourgeoises». Il
habitait un coin charmant du 4e arrondissement, avec ses deux
enfants. Il a rencontré une femme qui avait trois bambins
d'un précédent mariage. Le nouveau couple a souhaité
«faire un petit dernier». Ils ont eu des triplés!
En 1997, pour loger leurs huit rejetons, ils ont dû émigrer
dans un quartier moins huppé, rue du Faubourg-Saint-Martin,
à quelques pas de Stalingrad.
«Pendant un an, raconte François Nicolas, j'ai passé
mon temps à virer les toxicos installés dans le
passage où nous habitons. Les mémés terrorisées
m'appelaient sans cesse. On a changé les serrures, installé
des digicodes, sécurisé le passage. Mais début
2001, le trafic, qui s'était déplacé dans
le 18e, a repris de plus belle par ici. Dans la rue du Département,
il y avait parfois une centaine de types qui occupaient les trottoirs.
Les gamins devaient les enjamber pour aller à la bibliothèque.»
En juin de cette année-là, une femme a été
agressée devant cette bibliothèque, une autre devant
une crèche. Puis c'est l'épouse de François
Nicolas qui est attaquée au cutter pour un billet de 100francs.
Les habitants du quartier constituent alors un collectif et organisent
des manifestations communes avec d'autres associations du 18e.
On les entend: des cars de CRS stationnent désormais dans
les coins investis par les crackeurs. «On a inversé
le rapport de force, dit François Nicolas. Aujourd'hui,
ce sont les bandes qui sont sur la défensive. Pourtant,
tout n'est pas réglé»
Ainsi au 13, rue Bellot, au 9 et au 13, rue d'Aubervilliers, trois
immeubles en ruine, trois bidonvilles, sans eau ni électricité,
où s'entassent des familles africaines. Dans les cages
d'escalier crasseuses, dans les cours couvertes de détritus,
sur les trottoirs, des dizaines de dealers et de crackeurs. «Ils
se battent toute la nuit, dit une femme africaine qui vit là.
Ils pissent devant chez nous, fument devant nos portes et nous
font respirer leur saloperie.» Le «collectif anticrack»
a proposé à ces familles démunies de le rejoindre
pour réclamer la destruction de ces «repaires du
crack» et le relogement des habitants.
Du côté des autorités, ces pères atypiques
suscitent un mélange de sympathie et d'agacement. Roger
Madec, maire (PS) du 19e arrondissement, promet que fin 2002 les
premiers chantiers de rénovation débuteront rue
d'Aubervilliers. Mais on le sent un peu énervé par
le zèle de ces pères en tournée: «Ils
m'ont aidé l'été dernier à obtenir
des renforts policiers, reconnaît-il. Depuis, le trafic
n'a pas disparu, certes, mais il est résiduel. Et je suis
étonné qu'ils refassent surface en pleine campagne
électorale!» Le commissaire Roland Maucourant, lui,
défend ses troupes: «Nous arrêtons plus de
700 dealers par an sur cette zone, dit-il. Mais ce collectif,
c'est très bien. Il crée une dynamique qui remue
tout le monde. La sécurité, c'est l'affaire de tous.
C'est une co-production!»
Anne Coppel, directrice d'un centre de méthadone, et qui
s'est battue pour que la France lance une politique de réduction
des risques en faveur des toxicomanes (produit de substitution,
échange de seringues, etc.), admet elle aussi les limites
des programmes mis en place: «Ces pères sont des
néophytes sur les questions de toxicomanie, mais ils mettent
le doigt sur des vrais problèmes. Depuis 1995, nous avons
apporté des réponses sanitaires et jugulé
l'épidémie de sida. Rien n'a été fait
dans le domaine social. Il n'y a pas assez de lieux d'accueil,
pas assez de places dans les postcures, pas assez de concertation
avec les habitants. Heureusement que ce collectif est là,
sinon les élus ne bougeraient pas.» Bertrand Delanoë
vient de nommer une chargée de mission pour réfléchir
à une «politique globale» contre la toxicomanie
à Paris.
Avec leur mot d'ordre basique, les pères ont peut-être
réveillé les politiques. François Nicolas
jure que quand ils auront atteint leur objectif, il retournera
à sa chère musique. En même temps, il repense
à ses utopies de soixante-huitard et mesure les mille et
un bouleversements de leur microscopique bataille. Ils se sont
mobilisés sur des thèmes sécuritaires et
se retrouvent aujourd'hui dans des réunions enfiévrées
à réfléchir sur la toxicomanie, travaillent
avec la mosquée et le Centre culturel chinois qui relaient
leurs actions, organisent des couscous avec les habitants. Ils
voulaient «nettoyer leur paillasson» et se battent
aujourd'hui pour le relogement de familles africaines, se réunissent
dans les squats avec des mères en boubou. Lors de leur
dernière tournée, attendris, ils se passaient de
mains en mains deux petits jumeaux noirs qui s'agrippaient à
eux. «C'est dingue, disait Jamal. Ils ne veulent plus me
quitter. Comme s'ils nous disaient: ne nous abandonnez pas, sauvez-nous!»
MARIE-FRANCE ETCHEGOIN
mfetchegoin@nouvelobs.com